- 1 Ces observations ont commencé il y a trente ans, quand j’ai commencé à fréquenter les Manouches de (...)
1Lorsque des Manouches sont amenés à devoir se définir, plutôt que d’évoquer leur mode de vie et d’habitat, lequel repose sur le fait de vivre en caravane, ils insistent sur le fait que, contrairement aux non-manouches (les gadjé), eux « respectent » leurs morts. Une telle attitude consiste à taire les noms des défunts dans la sphère publique tout en les évoquant abondamment au sein de l’intimité familiale. Les lieux où ont vécu ces morts – « places libres », aires d’accueil, terrains vagues improbables - sont alors chargés d’une discrète mais intense mémoire familiale. Depuis la loi du 5 juillet 2000, les municipalités sont amenées à proposer aux Gens du voyage de nouvelles aires plus accueillantes et mieux équipées mais ces déménagements peuvent être vécus de manière très douloureuse par les intéressés, ceux-ci ayant l’impression d’abandonner leurs morts. Pourtant, alors qu’on pourrait s’attendre à ce que ces familles réagissent vivement face aux autorités qui mettent en place de telles expulsions, j’ai pu observer1 d’une part qu’elles obtempèrent sans difficulté et que, d’autre part, le lien intense que ces mémoires familiales entretiennent avec ces lieux va dès lors de pair avec une grande discrétion.
2Comme je vais tenter de le montrer à partir de quelques exemples, il apparaît donc que l’apparente pression des outsiders, l’abandon « forcé » de ces anciens lieux de vie, est en fait un élément du système culturel manouche dans lequel l’intensité de la mémoire doit faire place à un oubli définitif.
3À la fin des années 1990, j’avais produit un petit documentaire pédagogique avec une douzaine de jeunes Manouches qui portait sur les liens qu’ils entretenaient avec l’environnement social, à savoir, selon leur dénomination, celui des « Gadjé ». Il s’inscrivait dans une démarche de projet, c’est-à-dire que ce film était entièrement conçu et réalisé par eux-mêmes, avec néanmoins les conseils d’un réalisateur professionnel. De nombreuses scènes furent alors tournées dont l’une d’entre elles leur tenait particulièrement à cœur : il s’agissait de la visite de leur ancien « camp », l’aire d’accueil dite du « Salié ».
4La séquence s’ouvre ainsi sur l’arrivée du groupe de ces jeunes, garçons et filles qui, une fois leurs voitures garées, sont amenés à devoir sauter un fossé creusé par les services municipaux afin d’empêcher ces familles de revenir et d’occuper, de manière « sauvage », ce terrain délaissé. Face à un espace d’un demi-hectare, dont il ne reste plus qu’un sol bitumé très fatigué et quelques débris de bornes en ciment, Love, un jeune homme d’une vingtaine d’années, s’adressant à une formatrice qui les accompagne, décrit, le bras tendu, la configuration de ce lieu :
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Tu vois, là, il y avait la rentrée, là, dans le coin là-bas, il y avait la chapelle, là-bas il y avait la salle des fêtes, il y avait des W.-C. au milieu, des caravanes là, des caravanes là, moi j’avais la mienne en face…
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Moi j’habitais à côté là, on s’était fait une petite cabane à côté dit alors Rocky, du même âge
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Moi j’étais au milieu… ajoute Fenky
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C’était un petit quartier, reprend Love alors que le groupe parcourt l’ancien terrain, un petit quartier un peu serré mais un quartier quand même. Je préfère là que où on est maintenant ! Je suis né là, j’ai vécu là, je me suis marié là, j’ai eu un gosse là…
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Ça fait bizarre, je ne suis pas vieux, mais j’ai vécu dix-sept ans de ma vie ici, tous mes souvenirs sont là !
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On se sentait mieux ici, on se sentait protégé !
5Et la visite continue ainsi dans cet espace dévasté où chacun, cependant, est en capacité d’identifier très précisément l’emplacement de tel ou tel souvenir qui lui est cher.
- 2 in Loi du 16 juillet 1912, article 3
- 3 Très actif également durant l’Affaire Dreyfus, il apparaît sous les traits de Mathieu Almaric dans (...)
- 4 Il faudra attendre le 29 octobre 2016, pour que la France, en la personne du président de la Républ (...)
6À l’époque du tournage de ce documentaire, ces jeunes gens relevaient de la catégorie administrative de « nomades », créée en 1912 et décrivant le nomade comme étant « … celui qui n’a point d’habitudes régulières, vit au jour le jour, sans profession bien définie et avec des moyens d’existence toujours équivoques. Il n’a jamais de domicile fixe »2. Une telle définition, qui définissait ainsi curieusement une classe de citoyens français selon des critères reposant sur l’absence – d’habitudes, de profession, de domicile fixe – était initialement assortie de l’obligation de détenir, dès l’âge de six ans, un carnet anthropométrique, document que venait d’inventer le criminologue Alphonse Bertillon3. Cette pièce devait être montrée à la gendarmerie dès que l’on entrait dans une commune ou qu’on la quittait. Il apparaît donc que la République française avait créé une classe de citoyens de seconde zone puisque le reste des Français n’était nullement soumis à une telle obligation [Piazza 2004]. De plus, les nomades pouvaient être désormais considérés comme potentiellement dangereux car contraints à se soumettre aux autorités, contrairement, là encore, à leurs compatriotes sédentaires. C’est également en tant que nomades qu’ils furent assignés à résidence dès le 6 avril 1940, puis internés, le gouvernement d’Albert Lebrun estimant que, de par leur itinérance, ils étaient susceptibles de communiquer des informations à l’ennemi4. Par la suite, la loi de 1912 fut modifiée en 1969 et le carnet anthropométrique fut remplacé par le « carnet de circulation » que tout nomade de plus de 16 ans devait présenter tous les six mois au commissariat ou bien à la gendarmerie. Enfin, l’appellation « nomade » laissa place en juillet 2000, dans la loi sur l’habitat dite « loi Besson », à celle de « Gens du voyage », définie ainsi dans l’article 1 : « Les communes participent à l’accueil des personnes dites gens du voyage et dont l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles ». Probablement sans penser à mal, le législateur imposait à travers cette nouvelle définition une conception très communautaire des gens du voyage. Tout d’abord, le terme gens n’accepte grammaticalement pas de singulier et renvoie automatiquement à l’appartenance à « la communauté des gens du voyage ». D’autre part le mot tradition signifie une transmission d’ordre culturel interne à certains groupes humains, et s’oppose donc à la loi, laquelle s’adresse à tous. Enfin, et paradoxalement, une telle description ne repose pas sur le voyage, mais bien sur une forme d’habitat [Bordigoni 2008]. Et de fait, la plupart des gens du voyage que je connais, s’ils voyagent maintenant fort peu, continuent à vivre en caravane, mode d’existence qui convient le mieux à leur conception de la famille. Celle-ci peut, selon les circonstances, s’étendre de la famille nucléaire, soit les parents et leurs enfants à un groupement beaucoup plus large reposant pour l’essentiel sur des liens de cousinage, comme lorsque qu’un malade est en fin de vie et que de nombreux parents viennent quelquefois de très loin pour être près de lui dans ses derniers instants.
- 5 Le terme « Tsiganes » tendant lui-même à laisser la place à celui de « Roms » tel que le définit le (...)
7Au-delà d’une telle désignation d’ordre administrative, les jeunes gens ici concernés se présentent la plupart du temps comme étant des Manouches. En ethnologie, les Manouches sont considérés habituellement comme formant un sous-groupe d’une entité plus large, celle des Tsiganes5, laquelle comprend également les sous-groupes Roms et Gitans. Pourtant, les Manouches que je connais ne prétendent nullement appartenir à un peuple plus large, qu’il soit Rom ou Tsigane puisque, bien au contraire, tout comme les familles gitanes d’Espagne ou Roms des pays de l’Est, ils ne cessent de rappeler leur différence et il n’y a, de fait, que très peu de mariages entre ces différents groupes familiaux sur la région paloise [Gay y Blasco 1999, Olivera 2009, Poueyto 2011]. Par ailleurs, les questions d’habitat jouent également dans de telles distinctions puisque la plupart des Manouches en province vivent en caravane alors que les autres groupes ne sont nullement « nomades ». Les familles manouches ici concernées sont par contre liées entre elles depuis des décennies, étant pour la plupart issues de l’Est de la France, région qu’elles ont quittée il y a un peu plus de cent cinquante ans pour descendre lentement vers le Sud. À partir du début du vingtième siècle, bon nombre d’entre elles ont alors séjourné ensemble en Espagne, se quittant pour mieux se retrouver, que ce soit en parcourant les terres austères et désertiques d’Aragon ou de Castille ou, pour d’autre familles, en vivant aux périphéries de grandes villes telles que Barcelone. Selon l’ouvrage autobiographique de Coucou Doerr, il semble cependant que la ville de Lourdes, proche de Pau, était un lieu qui restait fréquenté par ces familles, lesquelles faisaient des allers-retours entre l’Espagne et le Sud-Ouest [Doerr 1982, Poueyto 2011]. La guerre d’Espagne a ensuite provoqué le retour en France de certaines familles qui ont alors traversé les Pyrénées, pour s’installer dans le piémont, restant ainsi près de la frontière espagnole pour pouvoir y retourner en cas de danger. D’autres groupes avaient choisi de rester dans la péninsule ibérique afin d’échapper aux mesures d’internement qui les concernaient durant la seconde guerre mondiale et retournèrent en France dans les années 1950 par voie maritime, de Barcelone à Marseille, ville où ils séjournèrent au début des années 1960. Des regroupements, souvent liés à des mariages de jeunes gens nés en Espagne mais séjournant désormais en France se sont alors effectués et des migrations de petits groupes familiaux eurent lieu tout le long des Pyrénées depuis Perpignan jusqu’à Bayonne, que ce soit dans les campagnes ou aux abords des agglomérations. Leurs revenus relevaient, et relèvent toujours, d’une économie de subsistance, les hommes faisant le plus souvent de la récupération de ferraille alors que les femmes allaient « chiner », soit vendre au porte-à-porte, des mouchoirs et autres coupons de tissu. À la fin des années 1960, et ceci à l’instar de bien d’autres villes, la municipalité de Pau décida de rassembler toutes ces familles qui étaient dispersées dans les alentours, soit des centaines de personnes, en un même lieu situé à la limite nord de la ville, le long d’une très ancienne voie nommée Cami Salié ; le terrain fut dès lors nommé « Le Salié ».
- 6 Cette demande avait été motivée par la publication de Latcho Rhaben, cuisine tsigane, ouvrage que j (...)
8Un nouveau mode de vie leur fut imposé, obligeant des petits groupes familiaux qui s’installaient jusque là dans ce qu’ils nommaient des « places libres », soit des emplacements sauvages plus ou moins tolérés par les autorités, à devoir se regrouper en dépit de leurs affinités en un lieu qu’ils n’avaient pas choisi. Ce « camp », ainsi désigné par les Manouches en référence aux camps d’internement de la guerre, se présentait sous la forme d’un rectangle de près de deux hectares traversés par une allée centrale et comprenait quelques sobres aménagements tels que des robinets d’eau, des toilettes, un petit bâtiment destiné aux services sociaux et à la scolarisation des enfants. Les caravanes y étaient regroupées par familles, lesquelles étaient amenées parfois à devoir se côtoyer de force alors qu’elles s’étaient toujours tenues à distance les unes des autres auparavant. Pourtant, le temps passant, les enfants jouant ensemble, les jeunes hommes et jeunes filles se fréquentant et souvent se mariant entre eux, de nouvelles alliances virent le jour, donnant ainsi lieu à des fêtes, du travail partagé, d’innombrables discussions et à un sentiment d’identité communautaire : « être du Salié ». C’est ainsi que, en 1994, comme j’avais été contacté par FR3 qui voulait faire un reportage sur des jeunes Manouches en ce lieu6, je m’étais tout d’abord rendu sur le terrain, devenu très vétuste et délabré, afin de demander aux adultes leur accord. Le lendemain, à l’arrivée de l’équipe de tournage, le terrain avait été nettoyé, des musiciens - un violoniste et son fils, guitariste, qui ne vivaient pourtant pas là - jouaient des valses ou des bossas-novas, une vieille femme se mit à danser autour de son balai, un homme qui sortait de la douche interpréta spontanément de sa voix puissante une version de Just a gigolo le tout devant les caméras. La misère semblait avoir soudainement disparu, laissant place à l’image d’une vie aussi joyeuse qu’exotique.
9Vingt-cinq ans plus tard et afin de pouvoir développer une zone artisanale, la ville de Pau aménagea une nouvelle aire d’accueil, située environ deux kilomètres plus à l’Est, le long de l’avenue Nobel afin d’y transférer les habitants du Salié. Le terrain prit alors le nom de Nobel, même si bon nombre de ses nouveaux habitants persistèrent pendant longtemps à le désigner comme étant « le nouveau Salié », voire « le Salié », marquant ainsi le lien qui les unissaient non seulement à leur ancien lieu d’habitat, mais également entre eux, puisque tous venaient en effet du Salié.
10Ce déménagement fut dans un premier temps d’autant plus mal vécu par les gens du voyage concernés que, outre le fait qu’il leur avait été imposé, cette nouvelle aire d’accueil comprenait d’importants défauts de conception et de gestion qui ne la rendaient pas plus confortable que la précédente. Mais ce passage marqua surtout le fait que l’ancrage du souvenir des grands-parents ou arrière-grands-parents décédés des jeunes auteurs de ce documentaire, soit de nombreux « anciens » ayant connu le « temps des chevaux » et la vie itinérante en Espagne, était désormais relégué dans l’ancienne place. Le terrain délaissé du Salié devint alors une « mulengri plaça », soit une place des morts, devant laquelle on se signe à chaque fois qu’on la longe en voiture.
- 7 Le terme « mulo » (ou « moulo », l’accent tonique étant porté sur la première syllabe) signifie, se (...)
11Une telle attitude ne peut dès lors se comprendre qu’en examinant plus avant la place qu’occupent les défunts dans l’existence manouche. Ainsi que l’a montré Patrick Williams, les Manouches se rassemblent autour du respect qu’ils doivent à leurs morts et tout ce qui est mulo doit être « respecté »7. Ainsi, c’est avec beaucoup d’émotion qu’on regarde la photo d’un cher disparu, que l’on chante la chanson qu’un défunt affectait particulièrement ou qu’on s’abstient de manger de la viande le jour où « Il » ou « Elle » est décédé [Williams 1994]. Comme seuls les parents proches peuvent savoir que tel objet est (ou n’est pas) « mulo » cette attribution reste donc confinée au domaine de l’intimité et échappe à tout compte rendu public. Dès lors, comme je vais l’exemplifier à travers le récit de trois événements se référant à ce terrain, si l’abandon d’un tel lieu avait de quoi bouleverser les familles, il permettait, en revanche, de se rassembler autour de la mémoire des « chers disparus ».
12Un matin de mars 1995, comme je venais y travailler, tous les Manouches que je rencontrai me racontèrent, très émus, et avec beaucoup de détails que le terrain avait été agité toute la nuit par des jets de pierres nocturnes sur les caravanes, qui provenaient du champ contigu, sur lequel des travaux destinés à ériger un bâtiment industriel venaient de commencer. Rapidement, me dit-on, des hommes étaient sortis et avaient tiré avec leurs fusils de chasse vers le lieu d’origine de ces projectiles mais tout de suite après, les lancers provenaient de derrière le terrain, puis encore d’un autre endroit. Et il me fut précisé et répété que même les clisté (les gendarmes) étaient venus et qu’ils avaient pu constater cet incroyable phénomène. « Ce doit être un mulo… Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? » me demanda-t-on à plusieurs reprises. On évoqua aussi d’autres histoires concernant des tirs au fusil sur des caravanes autour de Tarbes. L’affaire dura une semaine ; puis plus personne n’en parla quand je les interrogeais. J’appris par la suite que ce type d’événement était fréquent sur les lieux où résident les communautés manouches, un peu partout en France. Je crois maintenant qu’il n’y a jamais eu jets de pierre. Évoquer pour autant des phénomènes d’hallucination collective, de mythomanie, ou encore de moquerie à mon égard serait faux. Il s’agit de quelque chose d’autre, qui nous échappe, à nous, Gadjé… Quelque chose qui ressemble à une rumeur, une histoire manouche, dont la fonction pourrait bien être de réunir les Manouches menacés de dispersion, l’abandon du terrain étant programmé pour les mois à venir.
13Un an après la réalisation de ce documentaire, un homme est décédé à l’hôpital de Pau. C’était le chef d’une famille qui avait longtemps vécu sur le terrain du Cami Salié. Comme toujours, outre les parents qui étaient venus de partout, toute la communauté locale était présente et, lorsqu’ils ont récupéré le corps, au lieu de l’amener sur le nouveau camp, il a été décidé qu’il serait veillé sur l’ancien terrain. Les rochers mis en place par la municipalité et empêchant l’entrée ont été déplacés et plus d’une centaine de caravanes se sont installées sur le site pour veiller le mort pendant trois jours. Comme je m’y étais rendu pour le saluer une dernière fois, j’avais été frappé par l’atmosphère à la fois triste, due à la mort de quelqu’un qui avait été aimé par tous, mais aussi mêlée discrètement de joie qui régnait sur le terrain : de grands feux flambaient, alimentés par des palettes, les gens allaient de caravane en caravane, une certaine excitation animait les visages. « C’est curieux … » m’avait alors dit K., une jeune femme, « … depuis deux ans (date à laquelle ce terrain avait été fermé) je ne dormais plus la nuit. Tout le temps, je me réveillais, j’avais peur ! Et là, depuis deux jours qu’on est tous là, ensemble pour lui, je dors très bien ! », et les autres d’approuver de la tête. En se retrouvant, autour d’un de leurs morts, en cet endroit où il avait vécu une partie de sa vie, la plénitude manouche se reconstituait pour quelques jours. Pourtant, lorsque par la suite d’autres personnes de la même génération vinrent à disparaître, ce phénomène ne se reproduisit pas, comme si l’intensité de la mémoire risquait de se perdre dans toute forme de rituel amené à se répéter et que seul un événement inattendu et momentané pouvait réactiver l’émotion nécessaire à un tel deuil. « L’image vraie du passé passe en un éclair » écrivait ainsi Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire ajoutant « On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. » [Benjamin 2000, p. 430]
Longtemps après le déménagement, alors que l’ensemble des familles s’était installé sur ce nouveau terrain dit du « Nobel », mais que certains nommaient également « le nouveau Salié », je fus interpellé par un petit groupe de jeunes d’une quinzaine d’années qui, sachant que je m’intéressais grandement aux graffitis de leurs noms, m’amenèrent devant des inscriptions et me mirent au défi de les interpréter ce que, bien penaud, je ne sus faire. J’avais en effet beaucoup travaillé sur l’interprétation des écritures par des adolescents manouches de leurs noms intimes, noms qu’ils appellent le « lap » et qui se distingue de celui de leur identité administrative, observant que ces noms étaient presque toujours des créations uniques car, sinon, ils risquaient de s’appeler comme un de leurs défunts. En effet, le respect dû aux « mulé », leurs morts, impose de ne prononcer le nom de ces derniers qu’à voix basse et au sein de l’intimité familiale. Dès lors, toute homonymie entre deux Manouches est amenée à disparaître en même temps qu’un des protagonistes décède, l’autre changeant de nom dans les minutes qui suivent. J’interprétais l’écriture de ces graffiti comme la marque particulièrement personnelle de la présence de ces jeunes en un lieu qui leur était cher, celui dans lequel ils vivaient avec leur famille et qui était en l’occurrence désormais le terrain du Nobel [Poueyto 1997, 2012, 2018]. Pourtant les inscriptions que ces jeunes me montrèrent ce jour là ne relevaient nullement de graffiti de leurs noms mais se présentaient sous la forme d’un acronyme qui était : S.C.N. Comme je « séchais », ils m’expliquèrent alors qu’il s’agissait des initiales de « Salié Camp du Nobel ». L’un d’entre eux précisait même : « La deuxième génération du S. C. N ». Ce que signifiait donc ce dernier graffiti était que ces jeunes, nés à peu près lors du déménagement du Salié vers le Nobel, tenaient à marquer, par l’écriture et pour eux-mêmes et leurs proches, la filiation qui les liait à leurs aïeux disparus.
14Nous avons vu que la mémoire manouche peut s’ancrer très fortement en certains lieux, tels que les terrains que les anciens ont pu occuper. Il est cependant d’autres lieux de mémoire, cette fois-ci institutionnalisés, qui se prêtent à des degrés divers à une remémoration du passé. Il serait en effet fallacieux de déduire des observations faites plus haut qu’il n’y aurait comme lieux de mémoire que des espaces informels et dans lesquels ces familles auraient séjourné.
15La visite des cimetières, espaces de mémoire très strictement gérés par les municipalités revêt une grande importance dans la vie des Manouches que je connais. Ces personnes ont leurs morts dans des cimetières situés tout au long des Pyrénées et si possible dans des caveaux de famille. Je n’ai pas connaissance que des Manouches soient enterrés à Pau, ville dans laquelle ils sont pourtant majoritairement installés depuis plus d’une cinquantaine d’années, mais de nombreuses tombes sont réparties dans quelques villages qui séparent cette préfecture de Lourdes, située à une quarantaine de kilomètres. Il y en a également à Tarbes, tout près de Lourdes ou encore à Saint-Girons en Ariège. Il semble donc que ces emplacements soient très anciens puisque chaque personne qui disparaît est ensevelie auprès des siens, ses parents, ses grands-parents et l’on comprend alors mieux la présence de ces familles autour de Lourdes au début du vingtième siècle, présence qu’évoque, discrètement, Coucou Doerr dans son livre. Ces cimetières sont très rituellement visités à chaque Toussaint, des couples devant parfois parcourir des centaines de kilomètres dans la même journée pour se rendre d’un bout à l’autre de la chaîne des Pyrénées et ceci en fonction du lieu où sont respectivement les caveaux de la famille de la femme et de celle de l’homme. Les enterrements réunissent des centaines de personnes, et parfois plus de mille comme j’ai pu le constater à la mort d’un homme qui était très populaire ou encore après la disparition accidentelle d’une jeune mère de famille. À la différence de certains autres cimetières en France, ces tombes restent très sobres, si ce n’est qu’elles sont couvertes de nombreuses plaques funéraires qui ont la particularité de ne pas mentionner le nom manouche, le « Lap », du ou de la défunt(e) et seuls son prénom et son patronyme sont ici gravés. Lieux de mémoire et de recueillements, ces cimetières sont donc également des lieux d’effacement et d’oubli, puisque l’intimité et l’unicité du « Lap » laisse désormais place au commun des prénoms occidentaux.
16Les prisons sont malheureusement des lieux que bon nombre de Manouches sont amenés à rencontrer, la plupart du temps pour des séjours courts liés à de petits larcins. Bien que souvent placés ensemble dans une même cellule par l’administration pénitentiaire, ces détenus se gardent bien d’y inscrire leur nom sous forme de graffiti. La visite de l’ancienne prison Sainte Anne à Avignon dans laquelle bien des Tsiganes ont pu être internés, comme en témoigne l’ouvrage Hautes surveillances du photographe Mathieu Pernot [Pernot 1994], nous permet d’observer de nombreux graffiti qui sont la plupart du temps douloureux mais aussi parfois humoristiques, ainsi que des décomptes de jours à tenir, mais on ne constate aucune écriture de nom propre pas plus que de signature : « En prison tu n’écriras pas ton nom ! », tel est l’adage partagé par tous les détenus que m’avait ainsi rapporté un manouche ayant été plusieurs fois incarcéré. Il s’avère donc que l’entretien de la mémoire ou de l’oubli passe ici par un acte d’écriture de type performatif, celui qui consiste à inscrire son nom lorsqu’on veut laisser un signe d’appropriation du lieu ou bien, tout au contraire, de ne surtout rien laisser de tel lorsqu’on tient à oublier au plus vite des souvenirs douloureux.
17En 2002, et à la demande d’une jeune fille manouche qui s’étonnait de ne rien savoir de « ce qui s’est passé durant la guerre », j’avais produit un petit documentaire qui portait sur l’internement des Nomades en France et intitulé Trapas Men Lé, Ils nous ont attrapés – mémoire de l’internement des Tsiganes d’Aquitaine 1940-1946 La jeune fille, Dulcia, menait la plupart des interviews et son cousin Rocky tenait la caméra et s’occupait du son. Nous avions alors rencontré des historiennes et des anciens internés dont l’un d’entre eux, Louis Elfrick, avait été déporté à Orianienburg-Sachsenhausen, internement dont il nous fit un récit terrifiant mais auquel il tenait, car âgé et malade, il voulait laisser un témoignage de ce drame. Une fois réalisé, ce documentaire fut tout d’abord projeté à Pau dans une salle louée pour l’occasion à l’intention des familles manouches de Pau, d’une part afin de leur montrer le travail de ces jeunes mais aussi parce que beaucoup de leurs anciens avaient ainsi été internés durant la guerre dans un des trente-quatre camps pour nomades répartis sur l’ensemble du territoire français. À la fin de la projection, la réaction de ces familles fut gênée et il y eut peu de commentaires. Quelque temps après, comme nous avions montré ce film à Tarbes, des élus ayant assisté à la projection se montrèrent très sensibles au fait qu’un camp pour nomades ait été dressé durant la guerre à Lannemezan, commune située à une trentaine de kilomètres de Tarbes. Je connaissais déjà l’existence de ce camp d’internement par une amie rom de Paris qui y était née alors que toute sa famille était internée. En visite chez moi, dans les Pyrénées, elle n’avait cependant pas tenue à se rendre à cet endroit où, pourtant, était enterrée sa grand-mère qui était décédée durant la détention. Quelques années plus tard, en juillet 2007, je fus invité à l’inauguration d’une plaque commémorative sur le site de cet ancien camp. Il y avait là des élus, des membres d’associations d’aide aux gens du voyage et une jeune femme travailleuse sociale accompagnée par son père, un rom qui avait séjourné, enfant, dans ce camp. Gêné, il se tint coi durant toute la cérémonie. Quelques centaines de mètres plus loin, au milieu d’un rassemblement de caravanes, des familles manouches, indifférentes, vaquaient à leurs occupations, comme si, à l’inverse de leur constante mais discrète activité mémorielle, celle qui consiste en des commémorations publiques restait une affaire de gadjé.
- 8 Le terme « Sinti » correspond à celui de « Manouche » en Italie et en Allemagne.
18J’ai eu depuis l’occasion de souvent constater cet apparent détachement de la part des Tsiganes en général, Manouches français, mais aussi Sinti8 italiens, Roms roumains ou bien tchèques vis à vis de ces lieux de commémoration des camps durant la guerre. La réalisation, récente, de tels mémoriaux sous forme de stèles, de plaques commémoratives ou encore de musées-mémoriaux est presque toujours due aux actions conjointes d’associations d’aide aux Tsiganes ou aux Gens du voyage, de présidents tsiganes d’associations qui, souvent, ne représentent cependant pas grand monde si ce n’est des membres de leurs familles et enfin d’élus sensibilisés à ces questions.
19C’est ainsi que le mémorial du camp de Léty, dans le sud de la Tchéquie, bien que très bien entretenu par une association responsable d’activités mémorielles, semble étrangement vide, comme perdu au milieu d’une forêt de bouleaux. Les seules traces de passages sont celles de couronnes de fleurs fanées déposées par diverses ambassades au pied d’un petit monument lors des cérémonies annuelles de commémoration du génocide des sinti et des roms de Bohème et de Moravie, soit près de 95 % de la population tsigane de Tchéquie.
20À Tarnow, dans le sud de la Pologne, l’ancien directeur du musée ethnographique de la ville organise depuis des années une longue marche commémorative qui va en roulotte sur les différents lieux de massacres de Tsiganes qui eurent lieu dans cette région durant la guerre. Habitués à cette cérémonie, les Roms des alentours participent volontiers à ce petit pèlerinage, même si, de l’aveu même de l’organisateur, c’est beaucoup plus pour l’aspect festif de cet événement que pour célébrer la mémoire des victimes. Pour cela, ils n’ont besoin de personne.
21Toujours en Pologne, situé au sein d’Auschwitz I, le pavillon rom a été réalisé, là encore, au début des années 2000 à l’initiative d’une association de sinté allemands dont le président est très actif. C’est un musée-mémorial très bien conçu qui, outre son caractère informatif, évoque à travers de nombreuses photos de famille la vie que pouvaient mener ces personnes avant la guerre, avant leur extermination. En parcourant l’interminable liste des noms des Tsiganes gazés à Birkenau, j’y vois des prénoms français suivis de patronymes qui me sont familiers, tels que ceux de Weiss ou encore d’Adèle, soit ceux de familles manouches de la région paloise. Mais là encore, le pavillon est terriblement vide de visiteurs. N’étant pas inscrit dans le circuit des tours opérateurs, il reste ignoré par l’ensemble des deux millions annuels de visiteurs du camp. Mais les personnes apparemment concernées, soit les descendants Roms ou Manouches des victimes ne se rendent pas plus en ce lieu et rares sont les initiatives qui visent à organiser de tels voyages [Pologne aller-retour 2012].
22Enfin, une jeune artiste, Laure Boyer, m’avait contacté il y a quelques années car elle était chargée de développer un projet au sein du tout nouveau Mémorial de Rivesaltes, camp où furent internés, entre autres, de nombreux espagnols, mais aussi beaucoup de juifs et des familles manouches d’Alsace. Un livret a été réalisé par le musée recensant tous les noms des Tsiganes qui y avaient été détenus et cette artiste, qui souhaitait recueillir des réactions de descendants de ces victimes, m’avait alors demandé si je pouvais la mettre en rapport avec des Manouches de ma connaissance. Il y eut alors une rencontre avec un ami manouche, T., qui se montra très intéressé à la lecture de la liste de noms et pu identifier, très troublé, des grands-tantes et autres parents de sa connaissance. Mais, au grand regret de son interlocutrice, T. ne donna pas suite à sa demande de rencontrer ces personnes et l’affaire en resta là.
23La manière dont les Manouches considèrent donc leur passé pourrait relever de ce que Halbwachs a désigné par « mémoire collective », phénomène qu’il définit comme étant « … un courant de pensée continu, d’une continuité qui n’a rien d’artificiel, puisqu’elle ne retient du passé que ce qui en est encore vivant ou capable de vivre dans la conscience du groupe qui l’entretient. Par définition, elle ne dépasse pas les limites de ce groupe » [Halbwachs, 1997, 1950, p. 131]. Il reste cependant à pouvoir définir les contours du groupe en question. Or, les Manouches, tout comme les Gitans ou les Roms ne constituent pas des entités définies – ce qui serait bien pratique à penser – mais, comme évoqué supra, se démultiplient constamment dans un émiettement infini et dynamique de distinctions et d’individualisations qui fait obstacle à toute tentative externe d’unification, ce phénomène ayant déjà été identifié concernant d’autres types de sociétés dans le monde [Viveiros de Castro 2019, p. 57 note 9]. Dès lors, il n’existe pas une mémoire collective globale des Manouches de Pau puisque chacun est amené à respecter ses propres morts, à savoir en priorité les aïeux qu’il a en ligne directe jusqu’à la troisième ou quatrième génération – les autres tombant dans l’oubli – mais un ensemble de mémoires individuelles qui tendent, selon les circonstances, à se recouper à des degrés divers.
24Du fait que l’on se refuse dans ces sociétés à accumuler les biens matériels et à les transmettre aux générations suivantes – la caravane d’un défunt finissant par exemple, quelque soit son état, soit à la casse soit brûlée dans un terrain vague –, les supports de mémoire s’avèrent alors rares et restent confinés dans l’intimité de chaque famille, voire de chaque individu. Seuls les espaces partagés de manière heureuse deviennent alors de véritables lieux de mémoire collectifs, ce qui élimine de fait toutes les références à des passés douloureux ou même dramatiques, comme le sont les prisons, les camps d’internement, les camps de la mort. Mais ces territoires ne sont pas plus aisés à définir que les groupes, puisqu’il s’agit la plupart du temps d’espaces abandonnés, transformés par de nouvelles constructions ou laissés à l’état de terrains vagues. Enfin, contrairement à la culture dominant dans l’environnement gadjo (i.e non-manouche) et pas plus que les oiseaux étudiés par Vinciane Despret, l’appropriation de ces territoires ne relève pas d’un désir de propriété mais plutôt du partage complexe d’innombrables indices faisant sens [Despret 2019, p. 24].
25On peut alors faire l’hypothèse que l’ancienne itinérance de ces familles tout comme ici l’abandon d’aires d’accueil condamnées à disparaître ont pour effet d’ancrer dans un premier temps le souvenir des défunts en un lieu regretté mais qui, désormais rendu inhabitable va permettre à ces familles de s’en détacher progressivement, les morts devant sombrer dans l’oubli afin de permettre à leurs descendants de mieux se régénérer.