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L’exploitation familiale au regard de l’histoire longue du développement rural en France (19e – 20e siècles)

Family farming in France: an historical perspective of its contribution to rural development (19th – 20th centuries)
Pierre Cornu
p. 288-305

Résumés

Dans un contexte actuel d’interrogation inquiète sur la durabilité et la résilience des systèmes de production agricole, l’exploitation familiale territorialisée resurgit comme objet d’étude, non plus interrogé dans le seul rapport au marché, mais dans une conception écosystémique du développement. Quelles ressources peut-on attendre de cette forme d’agriculture ? Jusqu’où peut-on espérer la réinventer ? La question, prospective dans sa formulation, contient cependant une interrogation profonde de nature historique. Quels héritages, quelles continuités solliciter ? Afin de restituer toute sa place à la perspective historique dans le débat interdisciplinaire sur l’exploitation familiale, notre article propose une mise à plat méthodique du grand récit du développement agricole et rural, en commençant par remettre en question l’idée d’une équivalence entre famille et exploitation dans la France du 19e siècle, puis en montrant que l’exploitation familiale eut d’autres avatars économiques que l’agriculture stricto sensu dans la première moitié du 20e siècle, pour enfin questionner l’idée d’un épuisement du « modèle familial » à l’aube de la « révolution silencieuse » des années 1950-1960.

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Texte intégral

1« Il est facile de définir lexploitation agricole familiale », croit pouvoir dire le géographe et économiste Pierre Coutin en 1946 [Coutin 1946]. « Cest celle quune famille peut cultiver en employant les techniques rationnelles pratiquées de son temps, et en adoptant le système de culture le mieux adapté au sol et au climat. Il est facile aussi dajouter quelle doit être suffisamment étendue pour occuper et faire vivre la famille - mais pas trop, sinon elle exigerait de nombreux salariés et perdrait son caractère familial ».

2Toute la subtilité de cette définition se cache toutefois dans l’idée des « techniques rationnelles » propres à un stade historique donné, c’est-à-dire vouées à l’obsolescence. Or, dans ces années d’après-guerre, Pierre Coutin se fait le propagandiste d’une modernisation à marche forcée de l’agriculture, en pleine conscience de son impact sur l’univers social de l’exploitation familiale. « À longue échéance, la modernisation de lagriculture entraînera une légère diminution de la population agricole nécessaire. On peut sy refuser et dire : il faut maintenir la population agricole. Mais alors, il ne faut pas moderniser, il faut renoncer à la mécanisation, au remembrement. Dans ce cas, il ne faut pas se dissimuler que ce sera aux dépens du niveau de vie des Français », prévient-il dans une note du Commissariat général au Plan de 1949 [Coutin 1949].

3De fait, c’est aux marges de l’univers académique de la géographie, auprès d’une génération en voie de détachement de l’héritage vidalien, que les interrogations sur le devenir de l’exploitation familiale sont les plus précoces. On peut en voir l’illustration dans le congrès de la vie rurale en montagne qui se tient à Paris en mars 1952. L’Institut de géographie alpine, lieu de presque un demi-siècle d’observation et de réflexion sur l’équilibre agro-sylvo-pastoral dans le massif alpin, est évidemment présent en force. Pourtant, ce n’est pas un géographe, mais un agronome, René Dumont, qui tient la vedette lors de ce congrès. Germaine Veyret-Verner, de retour à Grenoble, rend ainsi compte dans les colonnes de la Revue de géographie alpine du trouble profond que le discours de ce dernier provoque chez les disciples de Paul Vidal de La Blache [Veyret-Verner 1953]. « Tous les lecteurs de cette Revue ont pu apprécier les idées judicieuses, souvent hardies, de M. Dumont ; on ne sétonnera donc pas de lui voir exécuter le système agricole actuel, peu rentable, et de proposer dautres solutions. (…) Théoriquement, les idées de M. Dumont, soucieux avant tout du rendement, nous paraissent tout à fait saines ; le système agricole quil préconise, orienté vers lélevage plus que vers les cultures, nous semble dautre part beaucoup mieux adapté aux conditions naturelles de la montagne que la vieille agriculture vivrière sur des pentes morcelées. Mais on peut lui objecter que sa réforme suppose un changement radical de la mentalité paysanne et montagnarde ; or, pour avoir vécu en montagne, je crains quil ne faille dabord procéder à une révolution psychologique et que ce premier stade ne soit pas le plus facile. Cela ne veut pas dire quil faille renoncer à cette tentative, mais il faut admettre au départ que lon ne pourra pas procéder comme dans des pays neufs ».

4Pourtant, en ce début des années 1950, chacun comprend bien que le « Cela ne se peut pas ! » de la géographe est déjà en train de devenir un « Comment cela a-t-il pu arriver ? » ; et que la problématique de cette période, dans les régions de montagne comme dans les autres, c’est bien de tourner la page d’une certaine agriculture, voire même d’en effacer les pages anciennes. De fait, la « révolution psychologique » évoquée par G. Veyret-Verner est double : affectant les exploitants ruraux, bien sûr, mais également les études rurales, confrontées à un désencastrement brutal du spatial, du social et de l’économique, sous l’impulsion irrésistible du troisième. À quoi bon faire encore de la géographie régionale quand le blé, le lait et le vin ne sont plus affaires de terroirs et de savoir-faire, mais de marchés et de techniques ; et quand le développement ne se comprend plus comme une relation totale entre une société et un milieu, mais comme l’effet d’interactions instables mesurables en flux monétaires ? On sait quels changements majeurs résultèrent de ce basculement général, produisant non pas une, mais des révolutions, dans une relation dialectique ambivalente entre le monde agricole et ses observateurs, sans cesse contraints de réviser leurs jugements sur la nature du processus historique qui les affectait, dans une interrogation lancinante sur le degré de dissolution des logiques familiales et communautaires qu’il faudrait atteindre pour satisfaire enfin la rationalité économique.

1. Entre prospective et histoire

5En ce début de 21e siècle, depuis longtemps désillusionné sur les vertus du « progrès » et rendu sceptique sur le « sens de l’histoire » du développement agricole et rural, des questions étonnamment proches de celles de l’après-guerre continuent pourtant de travailler le champ des études rurales. En effet, dans un contexte d’interrogations anxieuses sur la durabilité et la résilience des systèmes de production, l’exploitation familiale territorialisée resurgit comme objet d’étude, non plus interrogé dans le seul rapport au marché, mais dans une conception écosystémique du développement. Quelles ressources nouvelles ou requalifiées peut-on attendre de cette forme d’agriculture ? Jusqu’où peut-on espérer la réinventer ? La question, prospective dans sa formulation, contient bien entendu une interrogation de nature historique. Quels héritages, quelles continuités solliciter ? Avec le risque évident de réveiller les représentations dormantes de l’agrarisme, et de se retrouver face aux mêmes apories que dans l’après-guerre.

6De fait, l’histoire rurale française a beau être l’une des plus travaillées par la recherche scientifique, elle est aussi l’une des plus encombrées de mythes, parmi lesquels l’exploitation familiale comme fondement de la nation et gardienne de ses valeurs occupe une place de choix. Un demi-siècle d’exploration rétrospective et critique des dynamiques du développement agricole au sein des études rurales n’a pas réussi à effacer la représentation construite dans le cadre de l’agrarisme dominant des années 1880-1945, celle d’une matrice paysanne archaïque de la nation, que la semence de la modernité aurait fécondée pour faire advenir, au terme d’une lente et laborieuse gestation, une agriculture enfin capable de parler la langue de la rationalité économique. Avec deux variantes : l’une positive, insistant sur la sortie de la misère et de la routine par l’adhésion à une modernité conquérante, grâce à la protection bienveillante de l’État pour les républicains, des élites de la terre pour les conservateurs ; et l’autre, pessimiste, mettant en avant la perte du sens et la fuite en avant de la logique marchande ; mais toutes deux s’accommodant d’un évolutionnisme ouvertement déterministe, et refusant de voir autre chose dans la permanence des logiques « pré-modernes » que retard ou inertie.

7Or, dans ce schème narratif dual, qui s’est toujours accommodé des monographies les plus détaillées comme des controverses les plus aiguisées, c’est l’exploitation familiale qui joue le rôle principal, et néanmoins passif : celui du modèle, ou plus justement de la matrice, sans cesse appelée à dépasser son archaïsme initial pour contrecarrer la menace que fait peser sur elle le processus même de modernisation économique. De fait, un certain nombre d’idées reçues sur l’entité « exploitation familiale », sa logique de reproduction sociale et symbolique comme sa rationalité économique intrinsèque, font que sa généalogie réelle, pourtant établie par des preuves documentaires solides, est demeurée assez largement illisible dans le débat sur le développement agricole et rural, y laissant libre cours à des représentations mémorielles empruntant de manière alternée à la « légende rose » ou à la « légende noire » de la paysannerie pour construire des perspectives tantôt héroïques et tantôt désespérantes de l’évolution de l’agriculture nationale, mais toujours accrochées au présupposé d’une transmission patrilinéaire du legs ancestral de la « paysannité », et, en fait, rarement fondées sur une véritable historicité. Ce que l’on peut exprimer d’une manière plus abrupte, en constatant que les analystes successifs du changement social dans les mondes agricoles et ruraux n’ont pas réussi à se débarrasser des catégories de l’« avant » et du « jadis » pour penser la nouveauté supposée de ce qu’ils observaient, et ont ainsi validé involontairement, dans un passé hors du temps, les schémas qu’ils s’efforçaient d’invalider dans leur présent.

8Pour restituer toute sa place à la perspective historique dans le débat interdisciplinaire sur l’exploitation familiale, il nous semble donc pertinent de procéder à une remise à plat méthodique du grand récit du développement agricole et rural, en commençant par remettre en question tout d’abord l’idée d’une équivalence entre famille et exploitation dans la France du 19e siècle, puis en montrant que l’exploitation familiale eut d’autres avatars économiques que l’agriculture stricto sensu dans la première moitié du 20e siècle, pour enfin questionner l’idée d’un épuisement du « modèle familial » à l’aube de la « révolution silencieuse » des années 1950-1960.

9La méthode de l’histoire sociale, qui consiste à suivre de manière longitudinale les acteurs sociaux dans les vicissitudes de leurs trajectoires individuelles et collectives, permet en effet de repérer une mobilité et une adaptabilité bien plus grandes que supposées des acteurs de l’univers social de l’exploitation rurale [Mayaud 1999], et de limiter à une courte parenthèse historique, variable selon les régions, le moment où, effectivement, l’exploitation familiale constitue à la fois le modèle dominant de production de biens agricoles et la seule instance de reproduction des unités de production de ces mêmes biens. Le pari d’une telle démarche est double : en dégageant l’analyse du rôle économique de la famille du référent « paysan » [Hubscher 1997], on se donne les moyens de suivre et de comprendre les fluctuations du point de rencontre réel entre structures anthropologiques et productions agricoles ; et en restituant à ces structures leurs interfaces sociales, notamment via les migrations, la formation et les variations d’activités professionnelles, on sort de l’illusion que l’exploitation familiale fonctionnerait comme un système simple recevant des « messages modernisateurs » et expulsant des individus surnuméraires, pour mettre en lumière la façon dont elle diffuse ses propres messages et joue avec ses propres ressources humaines dans la durée, contribuant de manière inventive à la construction globale de la modernité socio-économique.

10Dans l’histoire rurale européenne, la France constitue tout à la fois un cas à part, du fait des bouleversements socio-économiques fondamentaux ayant accompagné les soubresauts politiques des 18e et 19e siècles ; une matrice pour le reste de l’Europe, en raison de ces mêmes anticipations révolutionnaires (que ce soit au titre de modèle à imiter ou de contre-modèle à conjurer) ; et enfin, le lieu le plus propice à une histoire sociale fine de l’agriculture de peuplement, du fait même de l’attention obsessionnelle de l’appareil d’État français pour la question sociale aux champs et la question des subsistances associées [Mayaud & Raphael 2006]. Et même si l’historiographie française a davantage mis l’accent sur les enjeux sociopolitiques que sur le modèle de développement à l’œuvre dans les décennies qui séparent la Révolution du triomphe de la 3e République [Pécout 1994], on dispose malgré tout d’un matériau documentaire d’une grande richesse pour comprendre les réalités anthropologiques, techniques, économiques et symboliques de cette période, que ce soit dans les régions pionnières de l’ouverture aux nouveaux marchés urbains ou dans les espaces moins favorisés par les possibilités des milieux ou par les communications. Après un demi-siècle d’effort de recherche, initié par des analyses macro-économiques et politiques dans les années 1950, poursuivi par toute une génération de chercheurs investis à l’échelle départementale dans les années 1960-1970, et enfin prolongé par l’application des méthodes de la micro-histoire sociale à l’observation des acteurs du développement rural à partir des années 1980 [Mayaud 2004], on peut prétendre s’appuyer sur un acquis historiographique solide pour avancer quelques réflexions de synthèse.

2. L’exploitation rurale dans le long 19e siècle : ni famille ni entreprise

11Pour commencer, « petite tenure », « paysannat » et « petite exploitation rurale à base familiale » ne s’appliquent pas aux mêmes périodisations, le dernier terme étant sans doute le plus restrictif. S’il est pertinent d’évoquer la très longue durée, du Moyen Âge au 19e siècle, d’un modèle d’agriculture peuplante en Europe occidentale, c’est-à-dire d’un système global fondé prioritairement sur une paysannerie sédentaire reproduisant techniquement les paysages de ses activités de culture, d’élevage, de collecte, de transformation et d’échanges, on ne saurait en revanche compter pour rien les évolutions profondes du régime seigneurial, la montée en puissance de l’État dans ses fonctions fiscales et de gestion des subsistances, non plus que l’intrusion de logiques capitalistes dans certains systèmes agraires, via l’investissement, l’allocation de la main d’œuvre ou la captation des productions proto-industrielles, à partir du 18e siècle pour l’essentiel.

12Tant que dure la seigneurie foncière, on observe certes une exploitation des ressources rurales réalisée par une société structurée selon des principes que l’on peut grossièrement qualifier de « familiaux » dans un sens élargi, mais ce serait un anachronisme que d’évoquer l’existence d’« exploitations familiales » au sens moderne du terme, c’est-à-dire agissant en tant qu’acteurs socio-économiques au moins partiellement autonomes dans leur rapport au marché. Paradoxalement, le capitalisme agraire, en tout cas dans les grands bassins céréaliers, a plus d’antiquité que le système exploitation-famille. Les grands fermiers d’île-de-France au tournant des 18e et 19e siècles sont déjà très proches d’un modèle entrepreneurial [Moriceau 1994]. Et si la formation de leur groupe social passe par des stratégies matrimoniales serrées, on ne saurait parler d’exploitation familiale, et encore moins de communauté agraire.

13Avec le basculement dans le siècle des révolutions, en revanche, il devient possible de traquer les indices de l’émergence de telles entités socio-économiques. L’abolition des privilèges et des droits seigneuriaux, la création d’un marché de la terre avec la vente des biens nationaux, le principe du contrat comme pierre d’angle des rapports sociaux et la production administrative et fiscale d’un espace isonormé par les différentes administrations révolutionnaires, puis par l’Empire napoléonien, initiateur du cadastre, rendent possible l’action autonome non pas d’individus, mais d’entités associant tous les membres d’un même « feu » pour un projet partagé de renforcement et de pérennisation de ce même référent matériel et symbolique. Ces actions communes et coordonnées ne sont d’ailleurs nullement indifférenciées, mais au contraire finement ajustées, selon une logique interne inégalitaire fondée sur le genre, le statut matrimonial, la relation d’aînesse et le capital symbolique, avec toutes les variations locales et régionales imaginables. Dans les pays « à maison », comme le Pays basque [Bacqué 2012], les stratégies familiales dépassent largement le rapport du couple parental à ses enfants et incluent un rapport à la migration (y compris en Amérique latine) et aux solidarités qui ne peuvent se comprendre dans la stricte logique de production agricole, mais qui construisent une remarquable continuité lignagère des exploitations. Dans les Cévennes, à l’inverse, les familles sont de taille réduite, mais les activités très diversifiées font que la production agricole est loin d’expliquer le revenu de la famille, largement monétarisé par la pratique de la sériciculture, le recours à la migration saisonnière ou les activités temporaires non agricoles, avec de fréquentes mutations opérées sur le marché foncier et une logique généalogique très affaiblie [Cornu 1993].

14La micro-histoire sociale a certes trop peu étudié le premier 19e siècle encore, handicapée par l’absence de sources nominatives fiables et par la confection tardive du cadastre, achevé sous la Monarchie de Juillet seulement. Les approches par l’État-civil et le cadastre ont longtemps masqué les fluctuations des groupes domestiques, où il apparaît que les servantes et les bergers, employés temporaires et hôtes de toutes sortes ne sont nullement exceptionnels, invitant à tempérer le primat du modèle familial dans la « petite culture ». De même, il apparaît que les activités textiles, métallurgiques ou d’usages non alimentaires des ressources du finage sont loin d’être marginales dans l’équilibre précaire des groupes ainsi constitués. Une précarité qui ne doit pas être analysée comme un signe d’échec économique. En effet, les approches générales disponibles à l’échelle des départements montrent une redistribution du foncier qui, certes, fait la part belle aux capitaux urbains dans les bassins de grande culture et les meilleurs vignobles, et qui voit un maintien plus que symbolique de la propriété aristocratique jusqu’aux débuts de la Troisième République, mais qui n’enregistre pas moins la victoire à long terme de la paysannerie petite et moyenne dans la consolidation de sa propre emprise sur l’espace productif.

15De fait, entre la proclamation des principes issus des Lumières et leur application, entre les décrets de confiscation des biens de l’Église et leur intégration légale à la propriété bourgeoise ou au faire-valoir direct paysan, il s’écoule évidemment un temps considérable, et ce n’est guère avant les années 1830 que la France rurale prend son visage d’agriculture de peuplement fondée sur une démocratie de chefs de famille ruraux, garantis dans leurs droits par le code de la propriété et liés entre eux par des degrés de parenté, des solidarités liées aux soins des cultures et du bétail et à la gestion des communaux, et des sujétions fondées sur la dette, le besoin de médiation ou l’appartenance à des clans ou factions – eux-mêmes liés à des enjeux de pouvoir local dans des rapports ambivalents avec le « château » ou avec le presbytère. Les réformes du droit de vote introduites par le régime de Louis-Philippe en 1831, avec l’application d’un suffrage censitaire largement ouvert aux « coqs de village » pour les élections municipales, permettent un enracinement progressif de la pratique politique par fusion complexe et progressive des formes pré-démocratiques endogènes du politique et du système de normes descendantes proposées par les élites dirigeantes, ouvrant un espace de la négociation très rapidement et fortement investi par le monde social de la petite et moyenne exploitation rurale, notamment pour l’accès au marché des productions issues de l’élevage [Vigier 1963, Agulhon 1970]. Osera-t-on dire que c’est la reconnaissance civique du « chef de famille » qui construit la famille comme entité ? En tout cas, cette dimension instituante du politique ne saurait être négligée.

16La révolution de 1848 et ses suites permettent en effet de vérifier la solidité de ce monde social, en relation certes indirecte avec les jeux parlementaires et l’espace de la décision politique, par la médiation indispensable encore des notables anciens ou nouveaux [Brelot 1992], mais qui obtient in fine un compromis relativement avantageux, au moment où l’économie française dans son ensemble bascule dans la croissance moderne. De fait, le torpillage de la République par le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 n’affecte qu’à la marge les institutions sociales, électives et étatiques qui régulent et relient le monde rural à l’englobant. Paradoxalement, les régions qui résistent au coup d’État tout comme celles qui s’en accommodent, disent par des biais très différents leur attachement prioritaire à un ordre assez semblable, qui est celui d’une agriculture de peuplement fondée sur la propriété et le contrôle collectif des pratiques de l’espace et de l’accès au marché. Un ordre que l’on aurait bien tort, cependant, de prendre pour un conservatisme : dès les années 1850-1860, en effet, avec l’impulsion majeure représentée par la révolution ferroviaire, les régions rurales les plus dynamiques développent des innovations en grappes, tout à fait conformes à la théorie schumpeterienne, qui leur permettent de faire la conquête des marchés les plus porteurs, notamment dans l’approvisionnement urbain en produits alimentaires à forte valeur ajoutée, comme dans le modèle du comté [Mayaud 1999]. Cette dynamique n’est bien évidemment nullement distincte de celle de la « révolution industrielle », dont on oublie trop qu’elle fut, dans sa dimension manufacturière, autant urbaine que rurale, et que ses innovateurs et entrepreneurs furent longtemps d’extraction modeste, mobilisant un capital qui, avant l’avènement de la houille blanche et des industries mécaniques ou chimiques, doit davantage à des affaires de parenté qu’au grand capitalisme [Verley 1999].

17Même là où le fermage l’emporte sur le faire-valoir direct, comme dans tout le nord et le nord-ouest du pays, le tissu des exploitations acquiert une remarquable solidité dans la France de ces décennies cruciales. Éprouvée par des crises à répétition, contrainte à des efforts de productivité épuisants pour défendre son rôle dans la production textile et métallurgique, et en tension permanente sur les ressources vivrières, l’agriculture de peuplement résiste, et fait même mieux que résister, profitant des difficultés de la période pour commencer à se délester vers les villes d’un prolétariat rural en sous-emploi chronique et pour initier des spéculations marchandes nouvelles, en lien notamment avec l’élevage. Le tout dans une stabilité toute relative de l’ordre social au village, qui est encore loin de ressembler au village « patrimonial » bâti en pierre à la génération suivante, avec les profits de la croissance de la seconde moitié du siècle.

3. Croissance économique et moyennisation de l’exploitation rurale

18Ainsi peut-on situer dans les années 1850-1960 le moment où l’exploitation rurale, structure élémentaire majeure de la société française, certes infiniment variée dans ses contours anthropologiques, ses pratiques collectives, ses choix dans le répertoire général de la pluriactivité [ARF 1984, Garrier & Hubscher 1988], ses spéculations culturales et pastorales, et enfin ses rapports au marché et à l’État, se trouve en position de défendre ses chances dans le basculement en cours du pays dans la croissance et le développement. Avec des fragilités, des handicaps, des adversaires aussi, mais des opportunités bien réelles, et surtout, un atout qui ne se rencontre nulle part ailleurs en Europe : une assise foncière, économique, politique qui lui assure une position centrale dans le contrat social et symbolique en cours de renégociation douloureuse dans le pays depuis la Révolution. Loin de se prolétariser à la manière des économies rurales italienne ou espagnole ou de fonctionner par éviction massive des yeomen comme Outre-Manche, l’économie rurale française se sépare à la fois de son prolétariat le plus précaire, par l’émigration, et de ses élites oisives, par abandon progressif de la rente foncière au profit de supports financiers ou industriels. Et là où cette transformation s’opère de la manière la plus nette, on voit effectivement le groupe domestique se résumer de plus en plus nettement à un groupe familial, avec une division simple des tâches entre l’homme chef d’exploitation, l’épouse et les enfants.

19Or, c’est justement cette solidité de la position de l’exploitation rurale qui contraint les élites intermédiaires, noblesses réinventées après le traumatisme de la Révolution ou bourgeoisies rurales héritières de cette même Révolution, à « jouer » une domination qui est en fait une représentation sans cesse renégociée, comme l’illustre l’histoire du syndicalisme agricole après la loi de 1884, porté par les élites de la terre, mais au vrai très largement instrumentalisé par ses plus humbles adhérents, dans des jeux de double-langage complexes avec les dirigeants de ces structures, tant républicaines que conservatrices [Barral 1968, Mayaud 2004].

20L’obsession des études rurales françaises pour la question de la rationalité de l’exploitation familiale ne provient pas d’une autre source : incontournable et néanmoins insaisissable, elle échappe à ceux qui se disent ses maîtres comme à ceux qui voudraient être ses professeurs de « mesnage des champs ». Ainsi, les grands propriétaires peuvent bien tantôt cajoler et tantôt flétrir « leurs » paysans, ils n’ont pas suffisamment de prise sur eux pour en obtenir autre chose qu’une soumission de façade, et bien peu de moyens pour en comprendre les logiques d’action, quand bien même ils font tous les efforts possibles pour en orienter le cours vers un interclassisme agraire favorable à leurs propres intérêts. Des bibliothèques entières d’érudition agronomique n’y font pas grand-chose, et il faut toute l’habileté d’un Léon Gambetta, fondateur du ministère de l’Agriculture en 1881, pour rallier à une même politique une fraction de la notabilité rurale et la masse des petits exploitants, dans les ambiguïtés de l’agrarisme républicain.

21Une fois fondé toutefois, et symboliquement cristallisé dans les tarifs protectionnistes de Jules Méline en 1892 – alors même que ces derniers répondent essentiellement au lobbying de certains industriels –, ce compromis historique tient jusqu’au milieu du 20e siècle dans ses composantes essentielles [Cornu & Mayaud 2005].

22En effet, la consolidation de l’exploitation familiale par le mutualisme à la fin du 19e siècle [Gueslin 1984] permet d’effacer quelque peu les différences entre propriétaires en faire-valoir direct et fermiers, en faisant de la capacité à se pérenniser de père en fils l’idéal commun des « exploitants ». L’absence de grandes calamités, le recul de la mortalité, la stabilité de la monnaie et du marché intérieur, tout concourt entre les années 1880 et la Grande Guerre, malgré l’atonie des prix agricoles pendant la grande dépression, pour faire de l’exploitation familiale la base sociale de la production agricole et alimentaire nationale, dans un compromis à la fois social, économique et politique.

4. L’exploitation familiale dans le temps des crises

23Entre 1914 et 1945, l’exploitation familiale affronte des crises d’une violence jamais vue, largement importées des accidents de la diplomatie européenne et du marché global, mais qui touchent des entités désormais assez largement intégrées à l’économie d’échanges, même si les consommations domestiques restent très modestes, et les capitaux essentiellement liés aux héritages. La saignée démographique de la Grande Guerre, les faux espoirs de la modernisation des années 1920, la violence de la contraction dès la fin de cette même décennie, provoquent une intense frustration dans l’univers social de l’exploitation familiale, privant les fils, notamment, de l’espoir d’un accès aux responsabilités dans des exploitations rénovées. Même si bon nombre d’exploitations ont disparu, le prix de la terre reste élevé, et l’atonie des prix dès la seconde moitié des années 1920 n’encourage pas l’investissement. Dans les années 1930, surtout, l’exploitation familiale apparaît moins comme un lieu de résistance à la crise que comme l’instrument d’un malthusianisme déprimant imposé aux nouvelles générations [Gervais, Jollivet & Tavernier 1976]. Or, le modèle familial atteint alors son épure : dans une France qui fait bien moins d’enfants que ses voisins [Dupâquier 1988], ce sont bien souvent les aînés, et non plus les cadets, qui voient leur avenir compromis. Certes, l’économie urbaine n’a guère de débouchés à offrir aux candidats à la migration. Mais le repli vivrier apparaît insupportable à ceux qui n’ont plus la mémoire des dernières disettes rurales et qui ont été bercés au grand récit de la prospérité nationale, d’un avènement progressif et irrépressible du progrès sous la protection bienveillante de la « république en sabots ».

24On sait l’usage qui est fait de cette frustration tout d’abord par les mouvements agrariens conservateurs de l’entre-deux-guerres, puis par la « révolution nationale » du régime de Vichy. Pour les cohortes successives de fils et de filles d’exploitants qui atteignent l’âge adulte dans la France de ces décennies de crise et d’incertitude du lendemain, il n’y a guère de consolation à agonir d’injures les figures de boucs émissaires qu’on leur propose (l’ouvrier, le fonctionnaire, l’intermédiaire), au contraire, mais plutôt une confirmation de la fatalité de leur enfermement dans une cellule familiale sans perspective d’émancipation ou de réalisation.

5. L’heure des choix

25Ainsi, à l’aube de la « révolution silencieuse » des années 1950-1960, l’exploitation familiale apparaît-elle singulièrement dépréciée aux yeux de ceux qui en sont malgré tout les héritiers. Héritiers des désillusions du 20e siècle, mais non pas d’une histoire longue de l’exploitation rurale qui avait su, dans des circonstances favorables, emprunter la voie de l’innovation, de l’association, de la conquête des marchés et d’une certaine aisance. Paradoxalement, les jeunes exploitants en place en 1945 ne peuvent revenir au modèle de l’exploitation rurale assise sur une main d’œuvre « familiale » et extra-familiale large, et ne sauraient non plus basculer vers un modèle entrepreneurial qui demeure celui de la grande propriété en faire-valoir indirect, dont il n’y a guère matière à admirer les réalisations non plus. Reste la base familiale étroite, donc, celle héritée des décennies pénibles du malthusianisme dominant. Comment en briser le carcan sans la détruire ? Essentiellement en revenant sur son mode de reproduction, c’est-à-dire sur la transmission tardive et universelle de père en fils, créant les conditions d’un jeu à somme nulle dans les rapports sociaux au village. Décohabiter et ouvrir la compétition pour le foncier constituent donc des réponses cohérentes et convaincantes pour sortir de cette impasse.

26Soumission et solidarité obligées valaient pour les années difficiles : avec la perspective retrouvée d’une croissance des marchés, il convient de retrouver coûte que coûte des marges d’action. On connaît les mots d’ordre, les vecteurs et les forces d’accompagnement de cette phase nouvelle, du côté de l’Action catholique comme du syndicalisme agricole. On connaît aussi les désillusions liées au triomphe de ce modèle après les lois agricoles de 1960-1962, et la fragilisation rapide de ce dernier noyau « familial » que constitue le couple d’exploitants dans les vicissitudes de la compétition économique des décennies suivantes. Mais ce que l’historien peut utilement rappeler, c’est que la mue de l’exploitation familiale hors d’elle-même n’est pas un drame historique sans précédent qui aurait aboli des siècles d’ordre anthropologique « froid », mais au contraire un avatar tardif (et d’ailleurs nullement le dernier), des formes d’adaptation de la matrice de l’agriculture de peuplement aux opportunités ou aux difficultés du marché. La perspective agrarienne, construite sur la hantise du déracinement et du désordre social, n’est pas une mythologie déconnectée de toute réalité, mais un miroir inversé de la dynamique des sociétés rurales. Au lieu de regarder l’exploitation rurale comme une cellule patriarcale à vocation autarcique et sédentaire, utopie fondamentale de l’agrarisme, on doit considérer que l’extraversion et la mobilité constituent son régime « normal », celui des périodes historiques où il est possible de faire valoir, en direction de l’englobant, l’efficacité et l’adaptabilité d’un collectif humain structuré autour de règle de solidarité souples et sur un idéal de pérennité des exploitations elles-mêmes. Paradoxalement, c’est le repli protectionniste conduit par les élites agrariennes à la fin du 19e siècle, aggravé par les crises de la première moitié du 20e siècle, qui fit croire, y compris à ses propres membres parfois, que l’exploitation familiale était « naturellement » enracinée, autarcique et conservatrice.

27L’exploitation familiale – hommes, femmes, enfants, terres et cheptel, biens matériels et réputation –, par son caractère hybride de nature et de social, constitue de fait un objet particulièrement impur pour l’analyse économique, mêlant inextricablement des faits biologiques et matériels qui ressortissent au domaine des déterminismes physiques, d’une part, et des faits individuels et inter-individuels qui ressortissent au domaine des choix humains gouvernés par des fins, d’autre part. Or, toute la force de conviction du principe de rationalité véhiculée par une économie rurale ayant répudié le protectionnisme agrarien, et incarnée dans l’après 1945 par Pierre Coutin, René Dumont et les experts du Plan, de l’Inra ou des organismes qui gravitent autour du syndicalisme agricole, réside justement dans la commodité d’une approche individuée de l’exercice du choix par les acteurs sociaux. C’est à des hommes en âge et en situation d’effectuer des choix d’investissement que s’adresse l’évangile modernisateur, en plaçant volontairement hors-champ ce qui persiste à donner sens à ces choix, à savoir la famille dans ses formes les plus variées et l’entité « exploitation » dans sa dimension patrimoniale.

  • 1 Réalisés par Georges Rouquier (1909-1989) respectivement en 1946 et en 1983, ces deux films présent (...)

28Bien entendu, cette économie appliquée admet que le monde réel, notamment au passé, mais également dans les marges déshéritées de l’intérieur comme des Tropiques, propose des situations impures où les acteurs sociaux ne sont pas en mesure d’identifier, et encore moins de défendre leur intérêt individuel. Il revient à l’ethnologie et à la géographie du « rural profond » de parler avec charité du vieil Adam à la houe, transformé en dernier des Mohicans dans les années 1950-1960. Dans la géographie française de ces décennies de mutation, quelques tenants de l’école vidalienne s’opposent résolument à la liquidation de la géographie des terroirs, à l’image de Lucien Gachon à Clermont-Ferrand. Quant aux sociologues, dans une position intermédiaire entre les économistes et les géographes, ils tentent tout à la fois d’expliquer et d’accompagner le processus de basculement du paysannat à l’agriculture, non sans participer, eux aussi, à la production d’un grand récit de la fatalité du désenchantement de la terre. Les logiques communautaires doivent être brisées, tôt ou tard, avec ou sans ménagement selon le contexte, pour que la modernité technique, économique et sociale puisse s’épanouir. On ne peut vouloir en rester à Farrebique et refuser Biquefarre, quoi qu’on pense du caractère violent et inharmonieux du modernisme aux champs1. L’action de la « raison dans l’histoire » ne saurait être indéfiniment contrecarrée par l’inertie et l’ignorance. « L"âme paysanne" éternelle meurt sous nos yeux en même temps que le domaine familial et patriarcal fondé sur une polyculture vivrière », écrit Henri Mendras en 1967. « Cest le dernier combat de la société industrielle contre le dernier carré de la civilisation traditionnelle », conclut-il en guise d’oraison [Mendras 1967].

6. Quelle contribution de l’histoire au débat interdisciplinaire ?

29Entre soumission à la théorie économique et tentation agrarienne, il est de fait bien difficile de tenter une histoire de l’exploitation familiale dans le développement qui ne serait ni dénonciation de l’archaïsme persistant des structures socio-économiques françaises ni exaltation de « l’ordre éternel des champs », à la manière d’un Roland Maspétiol [1946]. Pour dépasser cette opposition, il faut en effet se départir de la grammaire narrative de l’évolutionnisme : retard ou innovation, essor ou stagnation, blocage ou évolution, etc. Un tel vocabulaire, en effet, conduit immanquablement à valider une perspective linéaire prédéterminée. Même dans le temps de la contrainte maximale du modèle dominant, soit les années 1950 et 1960, le substrat familial de l’agriculture française permet des ajustements et des biais importants par rapport à la norme. Ce qui importe, c’est donc de comprendre pourquoi ce vocabulaire de l’évolutionnisme économique est venu signifier des phases historiques dans le cours même de leur déroulement ou au lendemain de leur clôture, pour produire un récit de la fatalité de la liquidation de l’agriculture de peuplement sur lequel, in fine, tous ou presque s’accordent – les uns pour la déplorer, les autres pour la justifier, et les exploitants et leurs syndicats eux-mêmes pour mimer la passivité et l’impuissance face aux forces du destin. Car c’est bien le paradoxe majeur de l’histoire de l’exploitation familiale dans la France contemporaine que cette discordance entre le bilan objectif de ses performances d’une part - avec de vrais moments d’efficacité économique, dans les années 1850-1860, à la « Belle époque », dans les trop brèves années 1920... - ; et la constance de son infériorisation symbolique d’autre part, que celle-ci soit utilisée pour la protéger, attitude majoritaire dans les élites dirigeantes jusqu’en 1945, ou pour la condamner, notamment dans le fordisme triomphant de l’après-guerre.

30Quand bien même il avait depuis longtemps compris les codes de la communication moderne, notamment dans son rapport à l’État, le monde social de l’exploitation familiale n’a de fait jamais véritablement cherché à contredire les images produites sur son propre compte, préférant les intérioriser pour mieux les agir. Dans l’après 1945, les enfants de la petite exploitation rurale eux-mêmes adhèrent à l’idée d’une sortie des longues ténèbres de la « routine paysanne », sans voir que le malthusianisme bien réel dans lequel ils avaient été élevés n’était pas le fait du patriarcat ou de la contrainte communautaire, mais de l’étouffement progressif de toutes les voies d’innovation de la petite exploitation dans le marasme des années 1930, puis de l’Occupation. La génération de la « révolution silencieuse » est fille de la frustration de la dynamique entravée de la petite exploitation rurale. Pour autant, le consentement à la liquidation de l’agriculture de peuplement et l’adhésion à l’idéal de l’exploitant agricole « moderne » ne signifient nullement un renoncement à la logique familiale de l’exploitation, mais, plus profondément, la quête de nouvelles ouvertures pour exprimer, dans un contexte radicalement différent, le potentiel d’innovation des nouvelles générations. Ce qui nécessite de nouvelles médiations, de nouveaux ajustements avec l’appareil d’État et avec le marché, et de nouvelles stratégie de subversion ou d’accommodement avec les représentations dominantes - jusqu’à accepter, dans les désillusions du productivisme, de ré-endosser l’identité « paysanne » au tournant des années 1980...

31Ainsi, pour faire une véritable histoire de l’exploitation familiale, nous paraît-il indispensable d’y adjoindre la manière dont cette dernière a constamment interagi avec le système social et politique global, pour comprendre comment les logiques micro-sociales, au village, à la coopérative ou dans le syndicat, ont constamment joué, en fausse position de dépendance, avec les médiations disponibles en direction des espaces législatifs, normatifs et symboliques. À rebours d’une histoire de la modernisation comme acculturation descendante, l’enjeu est donc de restituer, malgré ses silences et parfois contre ses propres discours, la part d’action, d’innovation et d’anticipation stratégique de l’univers social de l’exploitation familiale, non pas de manière autarcique ou auto-centrée, mais prise dans des relations asymétriques complexes, notamment via les notables ruraux, les organisations professionnelles et les agents de l’appareil d’État, parmi lesquels il faut comprendre, après 1945, les praticiens des sciences sociales – géographes, sociologues, économistes, ethnologues... – mobilisés pour penser, gérer et, parfois, légitimer la liquidation de l’agriculture de peuplement. D’où la virulence des débats en leur sein, notamment dans les années de la « révolution silencieuse », où les prises de position théoriques des uns et des autres avaient des conséquences très concrètes sur les politiques d’accompagnement des changements structurels, et donc sur les parents, affins ou partenaires de recherche de beaucoup de ces observateurs [Gervais, Servolin & Weil 1965].

32C’est donc une histoire de linscription dans lhistoire de l’exploitation familiale, une histoire au second degré si l’on veut qui, sans doute, pourrait nous permettre de sortir du double piège de l’idéologie agrarienne et du déterminisme économique, et de revaloriser les travaux empiriques nourris de l’héritage interdisciplinaire des études rurales [Debroux 2009]. Ce qui suppose un déplacement à la fois spatial et temporel par rapport au grand récit du développement : le premier consistant à sortir de l’enfermement dans les présupposés de l’identité intrinsèquement « agricole » et « terrienne » de l’exploitation familiale, pour en réévaluer la contribution, par exemple, à l’innovation alimentaire, manufacturière et marchande [Delfosse 2007] ; le second consistant à répudier tout finalisme dans l’étude du rôle de l’innovation dans le développement, et à prendre au sérieux le caractère imprévisible des choix libres et de la créativité des acteurs sociaux, surtout quand ils touchent aux notions de qualité, de valeur ou de signification. La production des paysages agraires et pastoraux, l’affinement des spécialités vinicoles, fromagères ou autres, le développement de stratégies collectives de commercialisation adaptées à ces dernières, et enfin le jeu d’opportunités et de mise en scène de soi dans le développement touristique, patrimonial et « agri-culturel », n’obéissent pas qu’à des déterminismes physiques d’un côté, et macro-économiques de l’autre. Sans nier le rôle des uns et des autres, ils sont tout autant la résultante d’orientations prises par une multitude d’acteurs guidés par leurs propres appréciations situées de « ce qui en vaut la peine ». Des acteurs certes divers et largement détachés des anciennes solidarités et sujétions, mais pour autant toujours inscrits dans des logiques spatiales et sociales à la fois denses et complexes, qui gardent, sous des formes renouvelées, un rapport fort à l’idée et à l’univers de pratiques de la « famille ». Fragile, certes ; en échec, parfois. Agricole ou non, sédentaire ou non. Mais en allait-il si différemment au 19e siècle, dans le soi-disant « ordre éternel des champs » ?

  • 2 L’Inra se dote en 1979 d’un nouveau département de recherche intitulé « Systèmes agraires et dévelo (...)

33De fait, il faudra attendre les années 1970 pour que des spécialistes de l’innovation, à l’instar de l’économiste de l’Inra Michel Petit, commencent à théoriser les « bonnes raisons », avouées ou non, que les acteurs ont de faire ce qu’ils font [Petit 1975], contre les prescriptions de la vulgarisation agricole descendante pratiquée jusqu’alors. Quoi d’étonnant à ce que ce retournement critique ait débouché, en pleine crise des années 1970, sur la formalisation d’un nouveau paradigme analytique, la « systémique agraire »2, fortement nourrie de géographie [Cornu 2014] ? De la « multifonctionnalité » aux « transitions agroécologiques », les jalons suivants de l’histoire du développement agricole et rural ne font que prolonger, jusqu’à nos jours, cette tension dynamique entre logiques systémiques et rationalité, ce qui demeure du « modèle familial » continuant, contre toute attente, à se tenir à la jointure entre les deux et à tenter, vaille que vaille, de les accorder.

7. Conclusion

34L’exploitation familiale telle que révélée par l’investigation historienne, dans les limites chronologiques et spatiales de notre réflexion, n’est ainsi ni naturellement douée ni structurellement incapable d’innovation. Mais elle dispose, par l’autonomie relative de ses choix d’affectation de sa main d’œuvre, par sa maîtrise, relative aussi, de l’information sur les ressources de l’ager, du saltus et du marché du travail, par un rapport pluriel au temps calendaire qui lui est propre – temps des cycles culturaux, temps des âges de la vie humaine des membres du groupe, temps du marché et de l’ordre du monde –, et enfin par le capital technique, cognitif et symbolique accumulé par ses membres, d’une capacité bien réelle de se projeter, en fonction d’opportunités conjoncturelles, et avec quelque chance de succès, dans telle culture, telle spéculation, tel effort d’intensification, de diversification ou de montée en qualité. Et quand l’horizon apparaît bouché, les espérances de profit nulles ou presque, alors l’exploitation familiale réactive la mémoire du repli sur soi, de la privation, voire de l’expulsion de la force de travail surnuméraire – dans le déni, aidé par le discours fataliste dominant, de tout rôle actif du chef d’exploitation dans cette fonction ingrate. Et l’on ajoutera, bien sûr, toute la gamme des actions extérieures possibles pour tenter de retourner la conjoncture, de la jacquerie au vote, et de l’activisme à la structuration en lobby. L’exploitation familiale n’est pas enfermée dans un quelconque bloc agraire, quand bien même il a pu lui sembler opportun de le laisser croire. Et si, depuis les années 1950, les recensements agricoles ne cessent d’enregistrer le déclin numérique de cet univers social et professionnel, soumis à une pression croissante du marché et à un système de normes institutionnelles toujours plus complexe, les logiques héritées de l’agriculture de peuplement n’en continuent pas moins de faire sens – ou plutôt, d’être requalifiées de la sorte –, et de générer ainsi des formes de résilience inattendues, fondées sur les liens sociaux les plus élémentaires, que l’on peut toujours validement appeler « familiaux », quand bien même ils ont connu les mutations les plus profondes en deux siècles.

35De toute évidence, l’histoire du rapport entre liens familiaux et modes d’exploitation des ressources matérielles et immatérielles des espaces ruraux ne s’est pas achevée dans la « révolution silencieuse », et sa temporalité longue demeure, pensons-nous, une voie pertinente pour l’interroger et pour en partager les enseignements au sein des études rurales.

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Notes

1 Réalisés par Georges Rouquier (1909-1989) respectivement en 1946 et en 1983, ces deux films présentent à la fois des allégories et des témoignages documentaires extrêmement précis de l’avant et de l’après « révolution silencieuse ».

2 L’Inra se dote en 1979 d’un nouveau département de recherche intitulé « Systèmes agraires et développement », confié au généticien animal Bertrand Vissac. Jean-Pierre Deffontaines, agronome et géographe, joue un rôle majeur dans les premiers travaux de ce département.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Cornu, « L’exploitation familiale au regard de l’histoire longue du développement rural en France (19e – 20e siècles) »Bulletin de l’association de géographes français, 92-3 | 2015, 288-305.

Référence électronique

Pierre Cornu, « L’exploitation familiale au regard de l’histoire longue du développement rural en France (19e – 20e siècles) »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 92-3 | 2015, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/663 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.663

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Auteur

Pierre Cornu

Professeur d’histoire contemporaine, Laboratoire d’études rurales de Lyon, Université Lyon 2 – Courriel : pierre.cornu-lavoute[at]laposte.net

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