1En Amérique latine, la construction de barrages apparaît aux gouvernements comme une solution intéressante pour répondre aux besoins en énergie d’économies en croissance tout en satisfaisant à des exigences de sécurité et de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, la réalisation de grands barrages se heurte aussi à plusieurs difficultés qui rendent ces grandes opérations plus complexes que par le passé. Tout d’abord, les oppositions internes, liées à la défense de l’environnement et des populations des régions affectées, souvent appuyées internationalement, sont devenues vigoureuses et, dans un contexte démocratique, ne peuvent être ignorées. Ces tensions s’accentuent à mesure que la réalisation de grands barrages progresse vers les frontières, touchant des régions qui combinent le fait d’être au sens classique [Reynaud 1981] des périphéries faiblement intégrées, autrement dit des régions moins développées que les grands centres urbains, où ces grands projets ne sont pas toujours bien accueillis car ils amènent au fond peu d’avantages aux populations qui réclament sinon de meilleures conditions de vie, du moins un maintien de celles qu’elles ont actuellement. D’autre part, l’aménagement de nouveaux sites pose aussi la question des relations entre États voisins qui se partagent les grands cours d’eau, que les barrages soient perpendiculaires aux frontières ou qu’ils se situent, en amont ou en aval, à proximité de celles-ci.
2Les territoires nationaux ont généralement été équipés depuis le ou les centres politiques et économiques, les régions aujourd’hui les plus densément peuplées. L’équipement de régions périphériques signifiait aussi la présence de l’État aux marges des territoires, comme ont pu l’être d’autres initiatives censées être porteuses de souveraineté telles les grandes infrastructures routières, les parcs nationaux ou l’établissement de bases militaires. Les grands barrages sont donc également porteurs d’un double sens : l’affirmation de la souveraineté aux frontières mais également des possibilités d’intégration avec les États voisins.
3Ces réalisations suscitent de nombreuses questions de recherche qui s’inscrivent dans deux directions complémentaires. Tout d’abord la façon dont les barrages interagissent avec les organisations territoriales existantes dans leurs multiples dimensions. Il s’agit de la question de la gestion commune des ressources hydroélectriques entre États se partageant les grands bassins fluviaux et rivalisant pour contrôler les ressources et en tirer le meilleure parti pour les économies nationales, sous la pression de multiples groupes d’intérêt. En même temps les États latino-américains affichent depuis plusieurs décennies, et particulièrement depuis la démocratisation des années 1980, une volonté d’intégration. Ce terme extrêmement vague recouvre une série d’institutions et d’initiatives pour rapprocher et coordonner les politiques publiques des États telles que le pacte andin, la communauté andine des nations, le Mercosur, le Caricom, l’Alliance du Pacifique et, plus récemment deux organisations englobantes : la CELAC (Communauté des États latino-américains et des Caraïbes) et l’UNASUR (Union des Nations du Sud). Il ne s’agit pas ici de passer en revue ces initiatives mais de souligner que l’énergie fait partie des thèmes prioritaires pour la dernière d’entre elles, l’UNASUR, qui se constitue à partir de 2007 et englobe tous les États d’Amérique du Sud à l’exception de la Guyane française. L’UNASUR a fait de l’énergie et de l’intégration des infrastructures deux thèmes centraux de son action, reprenant à son compte les projets d’infrastructure affichés au début des années 2000 dans l’initiative d’intégration des États d’Amérique du Sud (IIRSA). La réalisation de grands barrages dans les régions de frontière est donc un point particulièrement sensible puisqu’il s’agit de réalisations porteuses à fois de tensions entre États mais également de possibilités concrètes d’intégration.
4Les grands barrages en situation frontalières sont des objets socio-techniques polyvalents. En effet, avant d’être des réalisations matérielles concrètes, les barrages sont d’abord et pendant longtemps des projets qui mobilisent de nombreux acteurs sociaux tels que les responsables politiques, les représentants des intérêts économiques, les populations, les experts, les bailleurs de fonds, parfois d’ailleurs pour bloquer ou retarder des réalisations effectives. Les propriétés et les évolutions des technologies employées entraînent également des effets différents et des modes distincts de relations aux territoires. Enfin les barrages ne font sens économiquement que s’ils s’insèrent dans des réseaux socio-techniques tels que les grandes infrastructures de transport de l’électricité, les systèmes de gestion et de gouvernance du secteur de l’énergie, les dispositifs de captation et de redistribution des impôts auxquels ils sont assujettis.
5Les grands barrages en Amérique latine exploitent de façon inégale le potentiel hydroélectrique existant. Les nouvelles réalisations impliquent des avancées vers certains secteurs frontaliers stratégiques, mais sans véritables dynamiques d’intégration. Seuls trois grands barrages sont véritablement transfrontaliers et se situent dans le bassin du Rio de la Plata : Itaipu, entre Paraguay et Brésil, Yacireta entre Paraguay et Argentine, tous deux sur le Paraná, et Salto Grande, entre l’Argentine et l’Uruguay sur le fleuve du même nom. Nous insisterons davantage sur ces trois ouvrages qui montrent différents aspects de l’intégration régionale.
6L’Amérique latine dispose de ressources hydriques abondantes mais les sites pouvant être exploités pour la réalisation de grands barrages ne sont pas extrêmement nombreux car ils doivent combiner des conditions topographiques favorables, un débit fluvial suffisant et des possibilités de connexion aux réseaux électriques nationaux. La plupart des sites potentiels sont connus de longue date et ont fait l’objet d’inventaires, mais nombreux sont les sites qui restent à équiper dans certains pays. Les avancées récentes des technologies, avec notamment le développement des turbines horizontales, permettent de limiter les travaux de terrassement par rapport à la technique antérieure des turbines verticales qui imposaient la construction de « cathédrales » pour les accueillir, entraînant ainsi une montée plus importante du niveau des eaux et par conséquent des surfaces ennoyées plus considérables. Cette progression dans la construction des barrages va de pair avec l’extension des réseaux électriques nationaux qui constituent un outil d’intégration technico-économique des territoires.
7L’Amérique du Sud compte de grands organismes fluviaux, dit mégafleuves d’après la terminologie de Latrubesse [2008], exceptionnels par leurs débits et les dimensions de leurs bassins versants dans un continent qui reçoit des précipitations abondantes. Il s’agit de l’Amazone, de l’Orénoque et du Paraná, trois fleuves de plaine qui présentent des débits considérables donc potentiellement intéressants pour la production hydroélectrique mais dont l’équipement se révèle complexe en raison de la taille des réalisations. D’autre part, les conditions topographiques ne sont pas favorables à la réalisation de barrages : les dénivelés sont très faibles ce qui limite l’énergie potentielle et amène inversement l’inondation de surfaces considérables. A titre d’illustration, dans le bassin de l’Amazone, la ville de Manaus, à 1650 km de Belem, est à moins de 100 m d’altitude. De même le grand barrage de Yacireta sur le Paraná se trouve à moins de 100 m d’altitude et à plus de 1000 km de l’Atlantique. La réalisation de barrages sur ces grands fleuves de plaine se heurte au double problème d’absence de dénivellation marquée et à l’ampleur des lacs de barrages. Celui de Guri, sur le Caroni au Venezuela, a un lac de retenue d’environ 4000 km2, la moitié d’un département français.
8L’équipement en barrages est inégal et s’est fait généralement d’abord à proximité des grands centres urbains puis, progressivement, vers des sites distants. Ainsi au Brésil, les équipements ont concerné d’abord le haut bassin du Paraná en profitant de la dénivellation de la Serra do Mar qui s’élève à plus de 1000 mètres, entre Rio de Janeiro et São Paulo. Après la construction d’une première usine hydroélectrique - appelée Edgard de Souza- sur le Tietê en 1901, c’est tout le haut bassin du Paraná qui a été équipé à mesure que croissaient les besoins en électricité des métropoles brésiliennes. La construction de très grands barrages va de pair avec l’interconnexion des réseaux électriques et ne s’amorce qu’à la fin des années 1940. En 1946 est construite la centrale hydroélectrique du São Francisco par la CHEFS (compagnie hydroélectrique du São Francisco) pour alimenter les États du Nordeste. En 1957 est mise en chantier la centrale de Furnas dans le Minas Gerais qui impose la connexion des réseaux de distribution de trois États. Cette interconnexion progressive des réseaux électriques est donc, au Brésil, fortement liée à la construction des grands barrages qui assurent la base de l’alimentation électrique au meilleur coût. L’extension du réseau électrique vers l’Amazonie pour le grand barrage de Tucurui sur le Tocantins, mis en service au milieu des années 1980, ouvre potentiellement l’équipement de l’Amazonie qui représente à l’évidence le plus grand potentiel hydroélectrique du continent. Au barrage de Balbina réalisé pour alimenter Manaus succède une série de projets controversés tels que Belo Monte, San Antonio et Jirau qui ne font sens que par rapport à la possibilité de connexion au réseau électrique national. Ils se situent sur le pourtour du bassin, à la limite entre le bouclier brésilien et la gouttière de l’Amazone, où se trouvent pas conséquent les sites les plus propices [Droulers & al. 2014, Nouailhat 2010].
9En Argentine, les sites favorables à l’installation de barrages sont éloignés de Buenos Aires, soit sur les grands fleuves de Patagonie soit sur les affluents du Rio de la Plata, et ils n’ont été équipés qu’à partir des années 1960. Le système de barrages de Patagonie sur les Rio Neuquén et le Rio Limay a été entamé dans les années 1970 et achevé vingt ans plus tard. Il doit être aujourd’hui complété par de nouveaux barrages situés plus au sud sur le Rio Santa Cruz (ensemble Barrancosa- Condor Cliff), dans une logique comparable à celle du Brésil, celle de l’équipement de sites toujours plus éloignés des centres de consommation, dans ce cas en Patagonie, grâce à l’interconnexion du réseau national. Sur le fleuve Uruguay le barrage binational de Salto Grande est mis en construction dans les années 1970 après plusieurs décennies d’études et connecté au réseau à la fin de la décennie. Il constitue avec le barrage binational de Yacireta l’une des principales sources d’électricité pour l’Argentine. Malgré ces constructions, l’Argentine reste loin derrière le Brésil pour la contribution de l’hydroélectricité à la consommation totale car elle a historiquement privilégié les hydrocarbures pour la production d’électricité, une option remise en question depuis une dizaine d’années face à la baisse de la production de gaz.
Figure 1 – Evolution de la part de l’hydroélectricité dans le total de la production électrique.
Source : BP Statistical Review.
- 1 L’hydroélectricité représente 100 % de la consommation d’électricité pour le Paraguay et un peu plu (...)
10Comme le montre la figure qui compare les principales économies de l’Amérique du Sud, la part de l’hydroélectricité est la plus élevée au Brésil1, où elle atteint près de 40 % de la consommation totale au début des années 2010. La Colombie se situe à environ 30 %. En revanche, le Chili et l’Argentine présentent des valeurs comprises entre 10 et 15 % du total, malgré une croissance significative depuis trente ans.
11Les études réalisées par l’Organisation latino-américaine de l’énergie pointent les potentiels hydroélectriques disponibles dans les grands pays et leur utilisation. Même si l’on peut se poser des questions relatives à la faisabilité technique et plus généralement à l’opportunité sociale, économique et environnementale de réaliser de nouveaux barrages, on peut constater qu’il existe encore des potentiels inexploités, particulièrement intéressants pour des pays qui ont connu au cours des années 2000 une croissance tirée par l’exploitation des matières premières et demandant par conséquent beaucoup d’énergie.
- 2 La capture des principaux leaders de ce mouvement révolutionnaire se réclamant du maoïsme a sérieus (...)
12Au Pérou, plusieurs sites sont identifiés pour le développement de nouveaux barrages par le Ministère des mines et de l’énergie qui reprend des études vieilles de plusieurs décennies – certaines réalisées en coopération avec l’Union Soviétique au début des années 1970 – et qui sont à nouveau d’actualité non seulement car la demande a augmenté mais aussi parce que les conditions politiques de pacification après l’épisode du Sentier lumineux2 permettent d’envisager de grands travaux. Il s’agit notamment de l’équipement du haut Marañon et de ses affluents [Bernex 2013]. D’autre part, le barrage d’Inambari (1000 MW) sur la rivière du même nom, proche de la triple frontière Pérou-Bolivie-Brésil est envisagé pour alimenter en partie le marché brésilien et donc comme un point d’intégration électrique entre le Pérou et le Brésil. Les négociations entamées à partir de 2009 ont toutefois achoppé sur les modalités de partage de l’électricité produite [CICPA 2011, Costa & al 2014].
13En Colombie, il existe également des projets de construction de barrages qui sont principalement destinés à satisfaire la demande nationale et se situent à proximité des métropoles de Bogota et de Medellin. Le principal projet en cours de réalisation, Ituango, se situe à une centaine de kilomètres de Medellin et il est principalement destiné à satisfaire les besoins nationaux car l’idée de connecter le réseau électrique colombien avec celui du Panama pour exporter de l’électricité a été mise en sommeil.
14Au Chili, l’équipement des grandes rivières du Sud du pays reste limité. Il existe pourtant des sites favorables au Sud de Santiago où la pluviométrie est abondante et les dénivellations sont fortes entre la Cordillère et l’Océan Pacifique. Les principaux barrages se situent entre Santiago et Puerto Montt. Les fleuves de Patagonie présentent des débits importants, ce qui a justifié l’élaboration du projet, très controversé, de réalisation de barrages sur le Rio Baker, dans la région d’Aysén. Bien que soutenue politiquement au plus haut niveau, cette initiative s’est heurtée à une vive opposition désireuse de protéger un environnement naturel encore peu transformé et, surtout, d’éviter la construction d’une ligne à haute tension d’environ 1000 km qui aurait été nécessaire pour relier les nouveaux ouvrages aux réseaux existants. Ces difficultés ont eu raison, pour le moment, du projet qui aurait affecté un bassin versant transfrontalier puisque le Rio Baker est un émissaire du lac binational appelé lac General Carrera au Chili et Lac Buenos Aires en Argentine.
Tableau 1 – Utilisation du potentiel hydroélectrique en Amérique du Sud en 2010
Pays
|
Potentiel (MW)
|
Installé (MW)
|
Part utilisée ( %)
|
Argentine
|
40 400
|
10 044
|
25
|
Brésil
|
260 093
|
80 637
|
31
|
Chili
|
25 156
|
5481
|
22
|
Colombie
|
93 000
|
9026
|
10
|
Equateur
|
25 150
|
2242
|
9
|
Paraguay
|
12 516
|
8810
|
70
|
Pérou
|
58 937
|
3438
|
6
|
Uruguay
|
1 815
|
1538
|
85
|
Venezuela
|
46 000
|
14 623
|
32
|
Source : OLADE 2012
15On le voit : en dépit de leurs besoins en énergie et de leurs engagements relatifs aux émissions de gaz à effet de serre, les États latino-américains, à l’exception du Brésil, ne progressent que lentement dans la réalisation de barrages hydroélectriques. Par rapport à la complexité technique et surtout aux résistances sociales que ces projets suscitent, d’autres solutions plus rapides et économes sont préférées, c’est-à-dire principalement la réalisation de centrales thermiques. Ainsi l’Argentine a construit rapidement dans les années 2000 de nouvelles centrales thermiques à proximité de Buenos Aires pour répondre à une situation de crise énergétique avant de se lancer dans la réalisation des barrages du Rio Santa Cruz. Les difficultés de l’intégration compliquent également la réalisation d’infrastructures communes et l’on assiste plutôt actuellement à des réalisations s’inscrivant dans des logiques nationales. C’est pourquoi le bassin de la Plata constitue un cas à part où les grands barrages binationaux ont bien été des facteurs d’intégration entre les États.
16À l’échelle de l’Amérique latine, les exemples d’intégration les plus aboutis se concentrent autour des rios Paraná et Uruguay. Les barrages d’Itaípu (Brésil/Paraguay), de Yaciretá (Argentine/Brésil) sur le Paraná et de Salto Grande (Uruguay/Argentine) sur l’Uruguay sont le fruit de négociations menées par les gouvernements militaires qui ont permis la mise en place d’infrastructures binationales lesquelles restent pour le moment uniques en Amérique latine. Il est donc particulièrement intéressant de tirer un bilan de ces réalisations.
17À leur conception, l’objectif d’intégration est absent de la logique de développement des grandes infrastructures hydroélectriques puisqu’il s’agit d’abord de répondre à la demande croissante en énergie et d’asseoir le pouvoir sur les ressources frontalières partagées, à un moment où les relations entre l’Argentine et le Brésil sont marquées par la rivalité. Les théories géopolitiques des décennies 1960 à 1980 insistent, tant du côté brésilien que du côté argentin, sur le nécessaire aménagement des zones frontières (Nord argentin, Mato Grosso brésilien), pour surmonter leur isolement et leur retard économique et diminuer l’attraction potentielle d’un voisin plus actif. Le haut Paraná qui a été le cœur de « l’empire jésuite » des missions apparaît comme une zone fragile et l’intégrer par les grands barrages est une façon de lutter contre l’influence du pays voisin [Zugaib 2006].
18Les premières tensions entre Argentine, Paraguay et Brésil débutent après les études préliminaires sur la faisabilité du barrage d’Itaípu en 1956, lorsqu’un décret du gouvernement brésilien demande une étude préliminaire à propos du potentiel hydroélectrique des Sete Quedas [Caubet 1989]. Le premier projet se heurte au refus du Paraguay de dévier le fleuve sur 60 km de son cours habituel, arguant que la région est l’objet de contentieux territorial entre les deux voisins, puisque le traité de 1872 qui détermine la frontière entre ces deux pays n’est pas suffisamment précis. Si le différend diplomatique dure jusqu’en 1966, la résolution de ce dernier permet d’envisager une exploitation conjointe du potentiel hydroélectrique entre les deux pays [Yahn Filho 2006]. L’Argentine s’oppose alors à cette décision puisqu’elle considère qu’un barrage de telle envergure porterait préjudice à ses propres projets d’exploitation d’hydroélectricité sur ce fleuve et revendique le droit de participer aux négociations déjà avancées entre le Brésil et le Paraguay [Schausteck 2010].
- 3 Argentine, Brésil, Paraguay, Bolivie, Uruguay
- 4 Signature du Traité binational d’Itaípu 26 avril 1973, du Traité binational de Yaciretá 03 décembre (...)
19Le Brésil ignore les revendications argentines et refuse de négocier. Pour le Ministère des affaires étrangères du Brésil, la construction d’Itaípu ne concerne pas l’Argentine. De son côté, l’Argentine développe des arguments clairs : le Brésil est le pays qui dépend le moins du bassin de La Plata car il a la possibilité d’exploiter le bassin de l’Amazone qui se trouve sur son propre territoire et qu’il ne dépend pas du Paraná pour l’exportation de ses produits [Caubet 1989, Zugaib 2006]. L’Argentine a donc théoriquement plus de droits sur le Paraná que son voisin moins vulnérable. Face au durcissement de la position du Brésil, l’Argentine organise en 1967 une réunion des Ministres des affaires étrangères des cinq pays riverains3 pour résoudre les différends sur le partage des ressources des fleuves internationaux. La création d’un Comité de coordination intergouvernementale est proposée (CIC). Ces initiatives donnent naissance au Traité du Bassin de la Plata (1979) qui marque le début d’une réelle coopération multilatérale entre les pays du bassin [Forget 2011]. Décidés à coopérer, les pays créent une ébauche de système de gestion partagée et des projets bilatéraux naissent de cette collaboration4. L’ancienne logique de rivalité sur les fleuves est remplacée par une coopération. Néanmoins, ces tentatives n’ont pas réussi à effacer les conflits économiques et diplomatiques régionaux [Schausteck 2010]. Les relations sont encore parfois antagoniques, démontrant que le conflit et la coopération sont des phénomènes indissociables qui existent de manière synchrone, l’un nourrissant l’autre [Smouts & al. 2006].
20La coopération entre l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay pour les projets d’Itaípu et de Yaciretá évolue progressivement en intégration régionale avec la fin des dictatures et ce jusque dans les années 2000. En effet, la construction de ces ouvrages monumentaux s’accompagne de la création de lignes électriques, destinées au transport de l’électricité, lignes qui forment l’ébauche d’une intégration énergétique régionale. Les grands barrages sont des points de connexion entre systèmes électriques nationaux et constituent l’embryon d’un réseau électrique intégré, même si celui-ci est loin d’être aujourd’hui réalisé.
21La carte du transport de l’électricité dans le Cône Sud traduit ainsi le passage inachevé de réseaux nationaux à un réseau continental. Les tracés anciens résultent de politiques publiques, généralement appliquées par des compagnies nationales, qui ont déterminé l’architecture générale des réseaux. Les interconnexions les ont suivies, orientées par ces projets particuliers bien plus que par le souci de doter le Cône Sud de réseaux et par conséquent d’un marché énergétique unifié. L’intégration énergétique est donc en quelque sorte le produit par défaut d’une série d’initiatives non coordonnées, mais elle n’en est pas moins une question centrale pour les États [Carrizo et Velut 2006]. L’installation des lignes à haute tension interconnectées convergent vers Buenos Aires et vers São Paulo. Dans cette logique, toutes les ressources énergétiques sont distribuées de préférence vers les régions capitales et les rivages industrialisés du Rio de la Plata et de la façade atlantique (carte 1).
Carte 1 – Développement des lignes à haute tension et des connexions internationales dans la région d’Itaipu et de Yaciretá
Source : CAMMESA, 2014
22Les premières connexions internationales ont été stimulées par la réalisation des grands barrages binationaux, qui impliquent des échanges de courant entre les pays partenaires, justifiées par la possibilité de mieux utiliser le potentiel existant. Il s’agit de réalisations plus complexes et coûteuses qu’il n’y paraît car les normes de distribution de courant ne sont pas unifiées et, de fait, elles sont encore peu nombreuses [Carrizo et Velut 2006]. La carte montre par ailleurs que les barrages binationaux entérinent la dépendance du Paraguay face à ses deux grands voisins, tout en lui donnant des ressources électriques. En effet, le Paraguay dépend des achats de l’Argentine et du Brésil qui disposent d’un fournisseur captif, lequel ne peut ni utiliser l’énergie produite, faute d’industries, ni la vendre à des tiers, faute de réseaux et de normes de transport.
- 5 Constitution UNASUR Article 3d) l’intégration de l’énergie pour un bénéfice intégrale, durable et s (...)
- 6 Consejo Suramericano de Infraestructura y Planeamiento
- 7 Unión de Naciones Suramericanas
23Ces initiatives, binationales au départ, sont également portées par des institutions nées de la volonté d’intégration à une échelle régionale. L’IIRSA est sans doute l’initiative la plus ancienne d’intégration régionale par les infrastructures. Fondée en 2000, elle visait à avancer dans la modernisation des infrastructures régionales et l’adoption d’actions spécifiques pour promouvoir l’intégration de l’Amérique du Sud ainsi que son développement économique et social. Dans le domaine de l’énergie, cette initiative envisage la constitution d’un réseau énergétique interconnecté basé sur la « sécurité énergétique régionale ». À partir de cette initiative est signé un traité sud-américain d’énergie sur la base de trois piliers : des objectifs stratégiques (sécurité énergétique de la région, union énergétique, développement industriel et social), les lignes de la stratégie énergétique régionale et un plan d’exécution5. L’IIRSA devient ainsi le forum technique pour la planification de l’intégration physique régionale du COSIPLAN6 de l’UNASUR7 créée en 2008. Il s’agit là d’une initiative postérieure à la réalisation des grands barrages binationaux, lesquels peuvent être inclus dans un dispositif plus large d’intégration multidimensionnelle. Toutefois, l’IIRSA a plus avancé dans la réalisation d’infrastructures routières que de transport d’énergie.
24La gestion binationale d’infrastructures communes telles qu’Itaípu et Yaciretá a permis une réelle intégration, mais celle-ci est caractérisée par des relations très asymétriques.
25Ces asymétries sont d’abord visibles dans le rôle différencié des différents États. Argentine et Brésil sont les grands bénéficiaires de la réalisation des barrages qui fournissent une énergie abondante et bon marché destinée en priorité aux grands centres de consommation de Buenos Aires et São Paulo reliés directement aux barrages par des lignes à très haute tension, voire dans le cas de São Paulo par une ligne en courant continu de 800 km de long. Cette technologie, efficace pour le transport de courant sur de longues distances, interdit tout branchement intermédiaire. En Argentine les lignes à très haute tension sont également destinées à la consommation de Buenos Aires. [Carrizo & Forget 2011]
26Le Paraguay se trouve à la tête d’une production électrique considérable, estimée à 12 TWh en 2012, pour un pays d’un peu plus de 6 millions d’habitants, production qui est presque entièrement réexportée vers le Brésil et l’Argentine. Sous le mandat du président Fernando Lugo (2008-2012) le Paraguay a réclamé au Brésil une réévaluation des prix payés pour l’électricité produite à Itaipu. Au terme d’une longue négociation le Brésil a consenti à tripler le montant payé pour ses achats d’énergie au Paraguay, ce qui assure au Paraguay un revenu considérable eu égard à son niveau de développement et à sa population. En fonctionnant comme une « batterie » régionale, le Paraguay aurait pu trouver les moyens de son développement économique. Or, malgré une énergie électrique abondante et bon marché et des taux de croissance élevés dans les dernières années, le Paraguay affiche un décalage de développement par rapport à ses voisins. D’après la Banque Mondiale, le taux de pauvreté dépasse les 20 % alors qu’il n’est que 8 % au Brésil. C’est dire que les revenus de Yaciretá et d’Itaípu n’ont pas été utilisés pour répondre aux principaux problèmes sociaux du pays.
27À l’échelle locale, les deux barrages n’ont pas contribué à l’intégration transfrontalière. Le barrage de Yaciretá est couronné par une route qui devait être ouverte à la circulation et faciliter le franchissement du fleuve. Or, elle n’a jamais été ouverte au public, sous prétexte de garantir la sécurité. Un pont a été inauguré, une centaine de kilomètres en amont, entre les villes de Posadas (Argentine) et Encarnacion (Paraguay). Itaípu n’est pas non plus un point de passage du Paraná et est même un obstacle à la navigation puisque le barrage ne comporte pas d’écluses à la différence du barrage de Yaciretá.
28À l’heure actuelle, seuls les barrages sur le Paraná et l’Uruguay sont en situation transfrontalière. Les autres initiatives de construction s’approchent petit à petit des régions de frontières mais il n’existe pas de grands projets de barrages binationaux en Amérique latine. Les États privilégient au contraire la construction dans leur territoire, même si celle-ci affecte des cours d’eaux internationaux. Ils cherchent par ailleurs à créer des connections électriques internationales qui pourraient rendre plus intéressantes sur le plan économique certaines réalisations, mais là encore des considérations de souveraineté et de sécurité des approvisionnements énergétiques l’emportent sur une optimisation fondée sur les complémentarités techniques.
29Dans le domaine du développement hydroélectrique, les grands projets de barrages envisagés se situent principalement dans le bassin amazonien et dans la cordillère des Andes, régions disposant d’un grand potentiel. Frontières énergétiques, les territoires amazoniens et andins sont au centre des enjeux de développement hydroélectrique. S’y développent conflits et concurrence entre populations locales, grandes entreprises et États riverains. Les critiques portées aujourd’hui aux grands barrages binationaux existants, du fait des transformations de milieux et de la faiblesse de leurs apports aux économies régionales rendent peu probables l’émergence de nouveaux grands projets.