1Le Brésil est un géant de l’hydroélectricité, il possède le 3ème potentiel hydroélectrique du monde, actuellement à peine exploité au tiers ; l’Amazonie représente près de la moitié de ce potentiel, une part qui n’est exploitée quant à elle qu’à moins de 10 %. Selon le Plan décennal d’expansion de l’énergie du Ministère de l’énergie brésilien [MME-EPE 2013], le Brésil devrait faire passer sa capacité de production hydroélectrique de 116 à 182 GW, et celle de l’Amazonie de 11 à 44 GW, d’ici à 2022. Après un arrêt de plusieurs décennies, lié au contexte de la démocratisation et de la crise de la dette, la construction de centrales a été relancée en Amazonie par le gouvernement fédéral brésilien dans le cadre du Plan d’accélération de la croissance [PAC 2007]. Une vingtaine de projets sont aujourd’hui en cours ou à l’étude. Si la relance du programme hydroélectrique amazonien constitue le plus vaste chantier au monde de ce type, il est aussi, en ce début du 21ème siècle, un enjeu majeur de la politique énergétique et de la géopolitique sud-américaines.
2On en prendra pour exemple les barrages du Rio Madeira, principal affluent de l’Amazone : Santo Antonio et Jirau, dans l’État du Rondônia, dont les travaux ont commencé en 2008. Ces aménagements, situés en Amazonie occidentale, modifient la place de la région au sein du continent sud-américain et réactivent des questions liées aux relations transfrontalières et à la coopération avec les pays du bassin amazonien, en particulier la Bolivie et le Pérou. La rapidité des transformations et les incertitudes quant à l’ampleur des impacts de telles infrastructures donnent naissance à de multiples conflits. Les lignes de clivage bien connues entre les « développementistes » et les « préservationnistes » s’y exacerbent, comme à propos d’autres chantiers du même type, mais elles prennent dans ce cas une dimension transnationale. Au vu de ce constat, on peut dire que les initiatives ambitieuses d’aménagement, planifiées au niveau continental depuis les années 2000, demeurent encore insuffisamment relayées par un cadre de gouvernance régional approprié.
3La question centrale développée dans le présent article porte sur l’analyse des litiges géopolitiques, parfois anciens et réactivés, et des déficits de gouvernance locale autour des grands chantiers d’infrastructures énergétiques du Rio Madeira, dans une situation d’autant plus complexe qu’elle engage trois pays. Cette insuffisante gouvernance régionale laisse la place à l’expression des stratégies propres de chacun des acteurs pour promouvoir ses intérêts particuliers tout en cherchant à peser sur l’orientation des politiques publiques. Les filières locales (bois, soja, minerais, produits de l’extractivisme…) s’organisent aussi bien que les mouvements sociaux et environnementalistes qui reproduisent sur ce terrain des stratégies d’action déjà éprouvées sur d’autres grands chantiers de l’espace amazonien, alors même que les impacts diffèrent selon les situations et les localisations.
4On rappellera dans un premier temps les enjeux énergétiques, transfrontaliers et d’aménagement régional que représentent ces ouvrages, avant d’étudier les stratégies territorialisées des acteurs concernés dont le système d’interactions sera représenté par un schéma de synthèse.
5Dès le 19ème siècle, l’équipement du Rio Madeira apparaît hautement géostratégique. Il renvoie à une question frontalière née à l’époque du boom du caoutchouc (1880-1912), période qui a ouvert à l’occupation les forêts de la haute Amazonie à forte densité d’Hévéa brasiliensis, et qui s’est soldée par la perte du territoire de l’Acre par la Bolivie, au bénéfice du Brésil, à la suite du traité de Petrópolis de 1903. La Bolivie obtenait alors, en échange, la construction d’une voie de chemin de fer pour contourner la centaine de kilomètres de rapides du Madeira qui rendait l’évacuation fluviale de son caoutchouc impossible. La ville de Porto Velho, en aval des rapides, est alors construite comme ville du chantier ferroviaire [Droulers & Vidal 2008], avant de devenir capitale du territoire du Guaporé en 1943, et enfin capitale de l’État du Rondônia institué en 1988. Elle compte aujourd’hui près de 400 000 habitants et s’affirme comme capitale régionale [Théry 2012].
6Dès les années 1970, un projet de centrale hydroélectrique binationale avec la Bolivie avait été formulé et devait s’établir sur le site de la Cachoeira Teotônio. Ce projet, ensuite abandonné, a resurgi vingt ans plus tard dans le cadre d’une politique électrique brésilienne réformée et relancée. Le contexte est alors celui d’une planification énergétique globale confiée à l’Empresa de Pesquisa Energética (EPE), organisme de prospective chargé de formuler des avis sur la possibilité et l’utilité d’équiper largement les cours d’eau amazoniens, le Rio Madeira en premier, afin de prévenir un risque de pénurie dans le pays, voire de panne généralisée (apagão).
7En 2001, un nouvel inventaire hydrologique du Rio Madeira est confié à d’autres opérateurs qu’Eletronorte, Odebrecht et Furnas. Ceux-ci élaborent une proposition technique novatrice comportant une batterie de turbines à bulbe, dites aussi au "fil de l’eau", permettant de réduire la taille des réservoirs, un type d’équipement jusqu’à présent seulement utilisé pour de petites unités. Deux projets d’usines à turbines à bulbe, localisés à Santo Antonio et Jirau, furent présentés à Rio de Janeiro dès 2003 lors d’un séminaire organisé par la Banque nationale de développement économique et social (BNDES).
8L’aménagement du Madeira, dont on connaît cependant encore assez mal l’hydrologie, dans une région elle-même méconnue, représente un défi considérable. Beaucoup d’incertitudes demeurent encore à propos des données environnementales, courants, pentes, érosion, sédimentation, mais aussi des données sociales des populations résidentes dans les zones impactées par les barrages ; ce qui rend la prise de décision éclairée difficile et alimente des controverses multiples.
9Le cours d’eau charrie des millions de tonnes de sédiments arrachés aux Andes, d’innombrables bois flottants (d’où son nom madeira) et les fluctuations de son débit sont colossales (de 5000 à 50 000 m3/sec.) avec d’importantes variations entre les mois les plus humides (janvier à mars) et les mois les plus secs (juillet à septembre). Des études d’impact préliminaires divergentes ont été produites au regard de leurs appréciations de l’accumulation des sédiments et des conséquences possibles en amont des ouvrages. Les projections à 50 ans les plus pessimistes montraient que la ville d’Abunã et les berges de nombreux affluents en Bolivie seraient profondément affectées par la montée des eaux [Fearnside 2013]. De fait, fin mars 2014, une forte crue, la plus importante depuis une cinquantaine d’années, avec un débit qui a dépassé les 50 000 m3/sec., a mis à rude épreuve les équipements (portes et grilles de retenue, remblais de consolidation des rives…), provoquant l’étalement des eaux dans les plaines, durablement inondées, et occasionnant d’importants dégâts … Cet épisode a bouleversé la région et donné une force nouvelle aux critiques à propos de l’édification des barrages.
10La taille des lacs de retenue et leur impact a également fait l’objet de longs débats. Tout ouvrage implique de stocker une certaine quantité d’eau du fait des variations saisonnières. La faible pente constitue une limite, car toute élévation du niveau des fleuves entraîne une augmentation significative des zones inondées. Un réservoir réduit oblige cependant à réduire aussi le niveau de production durant la saison sèche. Les divergences à propos du calcul de tous ces paramètres alimentent encore aujourd’hui les controverses sur la durabilité des ouvrages.
11Sur un autre plan, la construction de ces barrages a entraîné d’importantes modifications territoriales pour accueillir les migrants et les entreprises de travaux publics. Sur les sites des chantiers, des milliers de travailleurs sont embauchés, logés dans des cantonnements, tandis que pour les cadres et les populations déplacées par le barrage de Jirau, une ville nouvelle a été créée près du chantier, à Nova Mutum Parana le long de la route BR364. Cette ville nouvelle est présentée par l’entreprise comme un exemple de ville durable aux techniques de construction les plus modernes. Un programme d’éducation environnementale complète les actions de responsabilité sociale de l’entreprise. Cependant, des villes anciennes, comme Jaci-Paraná à 15 km du barrage, se trouvent déstabilisées par l’arrivée massive de migrants et l’augmentation de la délinquance et de l’insécurité.
12L’expression « Complexe du Madeira » a été diffusée par des chercheurs qui ont rapproché cette transformation régionale de celle qui a affecté, en son temps (fin des années 1970) et jusqu’à aujourd’hui, l’Amazonie orientale autour du programme Grand Carajas, avec le barrage de Tucurui, les industries électro-intensives liées et la voie ferrée qui évacue le minerai de fer de la Serra de Carajas jusqu’à l’Atlantique. Ce complexe inclut le bassin hydrographique du Madeira et, au sens large, les territoires impactés par la construction des deux centrales hydroélectriques du haut rio Madeira, c’est-à-dire deux départements de Bolivie (Beni, Pando), un du Pérou (Madre de Dios), quatre États brésiliens, Acre et Rondônia en totalité, Amazonas et Mato Grosso partiellement.
13Une des motivations de la construction des usines hydroélectriques est aussi de permettre l’amélioration de la navigabilité des fleuves amazoniens. Les projets d’usines hydroélectriques avec leurs écluses sont ainsi attendus par différents secteurs économiques, en particulier depuis que la grande entreprise de soja Maggi a fait la démonstration de la baisse de coût du transport du soja du plateau central par la voie fluviale du Madeira et de l’Amazone. La voie fluviale du Madeira apparaît ainsi prioritaire aux yeux des acteurs économiques au titre de l’efficience territoriale. Toutefois, si l’on prend l’exemple plus ancien de Tucuruí, le délai de mise en œuvre de l’écluse (près d’un quart de siècle) laisse planer un doute sur l’opérationnalisation rapide d’un tel dispositif.
14C’est la raison pour laquelle les Fédérations des Industries des États de la région Nord du Brésil, avec le soutien de la Confédération nationale de l’industrie, se sont groupées pour conduire une « action Pro-Amazonia ». Elles ont élaboré, en 2009, un Projet Nord Compétitif (Projeto Norte Competitivo - PNC), dans lequel est proposé un système de logistique intégré. Ce projet appuie, en particulier, le plan des voies navigables et les aménagements d’écluses pour accroître la compétitivité des filières majeures telles que soja, bois et minerais [Becker 2012]. Le fait que le transport fluvial ne corresponde encore qu’à 4 % des volumes transportés, tandis que la route en assure toujours les deux tiers, représente un défi certain pour la durabilité.
15Les filières économiques qui ont des intérêts communs à l’aménagement du Rio Madeira s’organisent en ententes et réseaux pour favoriser le développement d’activités logistiques, surtout à partir de Porto Velho où l’agrandissement des ports pétrolier et céréalier, du district industriel (importante cimenterie, usines mécaniques et métallurgiques), est notable. Porto Velho devient la tête de pont d’une nouvelle région transfrontalière, d’autant qu’un pont routier enjambe depuis 2013 le rio Madeira.
16A l’échelle locale, les passages entre les villes transfrontalières : Guajara Mirim (Rondônia)/Guayaramerim (Pando), Brasiléia/Epitaçolândia (Acre)/Cobija (Pando), Assis Brasil (Acre)/Iñapari (Madre de Dios)/Bolpebra (Pando), sont perméables et alimentent des trafics en tous genres. Ponts et asphaltage de routes, comme celle qui joint Iñapari à Puerto Maldonado (jalon pour la liaison avec la côte Pacifique), fournissent l’infrastructure physique à ce maillage économique. La région dispose d’un fort potentiel commercial et de la zone franche de Cobija. La vente de produits chinois, importés depuis les ports du Pacifique, aux consommateurs brésiliens qui disposent d’un pouvoir d’achat élevé, constitue un négoce lucratif [Perrier-Bruslé 2014].
Figure 1 – Équipements énergétiques dans la région frontalière du Madeira
17Les chantiers des deux barrages hydroélectriques brésiliens de Santo Antonio et Jirau sur le rio Madeira, à une centaine de km de la frontière avec la Bolivie et proches du Pérou, constituent donc les pièces maîtresses d’un vaste plan d’aménagement géostratégique continental d’intégration d’une région amazonienne jusqu’alors isolée au sein du continent sud-américain (figure 1).
18Cette intégration par les infrastructures routières et énergétiques implique le renforcement des relations entre l’Amazonie et le cœur économique de São Paulo et entre le Brésil et ses voisins. Des travaux importants de transmission sont entrepris avec une ligne électrique à très haute tension de 2400 km qui transporte l’hydroélectricité du Madeira vers le sud du pays et qui, à terme, devrait aussi fournir la Bolivie. On notera qu’au nord de Porto Velho un gisement d’hydrocarbures, exploité depuis la fin des années 1980, fournit Manaus en gaz naturel et sans doute à terme, un gazoduc atteindra la capitale du Rondônia pour consolider le mix énergétique amazonien [Broggio & al. 2014].
19L’intégration s’appuie aussi sur une nouvelle philosophie stratégique qui vise à relier les nations sud-américaines par une série d’aménagements. Au début des années 2000, une Initiative pour l’Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud-américaine (IIRSA) propose une série d’études de faisabilité pour des centaines d’aménagements devant structurer dix grands axes d’intégration continentale. La démarche s’appuie sur des partenariats public/privé et vise le renforcement des échanges.
20Dans ce cadre, l’aménagement du Rio Madeira est considéré comme le projet phare de l’un des axes d’intégration dit « amazonien ». Cette voie navigable de plus de 1000 km se situe, en effet, au carrefour de la liaison Atlantique-Pacífique en latitude amazonienne et du couloir Caraïbes-Rio de la Plata, vital pour l’intégration énergétique et pour structurer un maillage frontalier dans une région enclavée où les communications sont déficientes.
21Ces aménagements vont bien au-delà de l’association transfrontalière de trois États, Madre de Dios (Pérou), Acre (Brésil), Pando (Bolivie) dite MAP, qui avait vu surgir, dès 1999, des accords de coopération entre les villes-frontière et les institutions locales [Droulers 2004]. Cette dynamique transfrontalière avait été rapidement soutenue par des acteurs internationaux - Conservation international et WWF - prompts à investir dans des initiatives pour la protection de régions amazoniennes concernées par des aménagements importants, notamment hydroélectriques [Perrier-Bruslé 2014]. On observe aussi de nouvelles interactions et capillarités transfrontalières le long des frontières amazoniennes du Pérou [Cuisenier-Raynal 2001].
22La nouvelle manière de faire de l’aménagement régionalisé aux différentes échelles émane des institutions financières internationales, Banque mondiale (BM) et Banque interaméricaine de développement (BID), qui jouent un rôle au-delà des financements, suggérant des procédures, des méthodes de travail et formant du personnel. Ainsi la BID aurait inspiré l’IIRSA tant sur le plan des études d’impact environnemental que sur le plan des modes de financement [Carvalho 2009].
23Ces institutions avaient déjà œuvré dans la zone, la Banque mondiale avec l’asphaltage de la route 364 dans les années 1980 et la Banque interaméricaine de développement avec l’expérience du PLANAFLORO (Plan Agroforestier) qui a abouti à un zonage socio-économico-écologique (ZSEE) du Rondônia, le premier de ce type en Amazonie, visant à endiguer la déforestation. La BID a aussi prévu d’accompagner ces investissements de politiques compensatoires en direction des territoires et des collectivités publiques. Par exemple, Porto Velho reçoit des financements de la BID pour d’importants travaux d’assainissement. La BID et la BM sont donc plus que des organismes financiers ; elles contribuent à former une technobureaucratie qui occupe désormais des postes clés dans l’administration publique et dans les cabinets ministériels, ainsi qu’au sein des consortiums.
24Les transformations territoriales que ces projets induisent s’accompagnent du renouveau d’un système d’acteurs qui se structure en faveur ou en opposition aux projets, au plan régional comme au plan national, à celui des relations avec les États voisins ou avec les agences internationales de développement.
25Trois aspects principaux peuvent caractériser le système d’acteurs du « Complexe Madeira ». Le premier est que la logique de la filière hydroélectrique prédomine sur la gouvernance locale encore en chantier ; le second que les barrages du Madeira sont à l’origine de tensions au sein de l’État fédéral brésilien, tout en posant les bases d’une coopération interétatique à venir ; le troisième, que les acteurs sociaux porteurs d’une critique radicale des aménagements s’appuient de plus en plus sur les populations riveraines rurales et indigènes, faute de recueillir le soutien effectif des travailleurs des barrages.
26Les acteurs sont répartis dans le schéma ci-dessous en trois catégories (figure 2), acteurs décideurs (le plus souvent extérieurs à la région), acteurs engagés (principalement régionalement) et acteurs-enjeux ou concernés par les projets, qu’ils soient localisés ou non dans la région.
Figure 2 – Le système d’acteurs du Complexe du Rio Madeira
27La partie gauche de la figure fait apparaître la cohérence de la filière hydroélectrique à tous les niveaux fonctionnels de son organisation, depuis la décision de l’État fédéral (en lien avec les institutions internationales), en passant par l’Agence nationale régulatrice de l’énergie électrique (ANEEL) qui organise les mises en concessions et le marché de l’électricité, la Banque nationale de développement économique et social (BNDES), les consortiums, les entreprises intermédiaires contractées (BTP, métallurgie, transport…) et enfin, à l’aval, les distributeurs et les consommateurs d’énergie (industries, services, commerces, ménages) principalement situés, quant à eux, dans la région du Sudeste du Brésil (São Paulo).
28Les acteurs de la filière énergétique occupent donc des positions fonctionnellement bien définies et entretiennent les uns avec les autres des relations qui, sans être exemptes de tensions, sont clairement régulées par des procédures établies. D’amont en aval, la filière relie aussi des régions éloignées, mais énergétiquement interdépendantes, du territoire brésilien.
29La partie droite de la figure, par contre, fait apparaître des groupes d’acteurs peu structurés sur le plan de la gouvernance locale, entre lesquels des situations de conflits sont durablement installées du fait de leurs intérêts divergents.
30Du côté des pouvoirs locaux, le Gouvernement de l’État du Rondônia acquis au Parti Démocrate (DEM) et au Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), de droite et de centre droit, a appuyé dès le début la construction des barrages. Il a également soutenu un mouvement favorable aux usines, expression des principaux intérêts économiques régionaux en faveur des aménagements du fleuve et de l’intensification des échanges avec les pays voisins, Bolivie et Pérou. Au sein de la société civile, certains acteurs se sont en effet mobilisés très tôt dans un sens favorable aux usines, notamment les commerçants, les entrepreneurs et les syndicats professionnels. Constitués en un comité Pro-usinas do Madeira, avec des slogans tels que Usinas Já !, Fora Ambientalistas ! (Oui aux usines ! Dehors les écologistes !) ces acteurs se sont beaucoup exprimés pour peser en faveur de l’obtention de l’autorisation environnementale pour les aménagements.
31Quant à la municipalité de Porto Velho, capitale de l’État du Rondônia et troisième agglomération amazonienne, politiquement distincte de la majorité de l’État du Rondônia, la position de ses élus est plus nuancée. Ces derniers ont en effet souvent souligné leurs préoccupations face à l’installation de nouvelles populations, consécutive à la mise en place des chantiers, et aux conséquences de ceux-ci sur l’urbanisme et les services. La collaboration entre la municipalité, acquise au Parti des travailleurs (PT) et au Parti socialiste brésilien (PSB), et les consortiums d’entreprises, maîtres d’œuvre des ouvrages, n’est pas aisée. Malgré les prestations qu’ils apportent dans les domaines des transports, du logement et de la sécurité, en lien avec les chantiers, les services municipaux sont constamment débordés. Malgré cela, le maire de la ville a apporté son soutien aux ouvrages en considération des financements significatifs que l’État fédéral consent aux municipes concernés, notamment sur les questions de l’assainissement et du logement, jusque-là cruellement déficitaires, et sur lesquelles les élus ont centré leur campagne.
32Au niveau transfrontalier, on peut dire que dans la mise en œuvre des grands projets d’infrastructures et d’intégration énergétique à l’échelle continentale, tous les pays riverains du Rio Madeira n’occupent pas une place équivalente. Le Brésil joue un rôle central par sa capacité de financement (BNDES), par le savoir-faire de ses grandes entreprises et par l’avancement des chantiers déjà engagés sur son territoire national.
33Face à cette situation, les pays voisins adoptent des stratégies dont les buts réels ne sont pas toujours évidents à décrypter. Si l’on prend le cas de la Bolivie, le gouvernement bolivien met en cause les impacts des ouvrages brésiliens sur l’évolution du lit du fleuve, la sédimentation et les risques d’inondations sur son propre territoire. La Bolivie a ainsi contesté les études techniques mises en avant par les Brésiliens qui se réfèrent, quant à eux, au rapport de l’expert Sultan Allan de la Banque mondiale, lequel ne prévoit pas de problèmes de sédimentation et déclare le projet excellent [Garzon 2009].
34Derrière ces querelles d’expertise, d’autres enjeux se dessinent avec une nette dimension géopolitique. Contournant la question controversée des impacts transfrontaliers, le gouvernement brésilien met plutôt au centre des discussions bilatérales le financement et le partenariat technico-opérationnel pour la construction de deux usines sur le territoire bolivien à Ribeirão et Cachuela Esperanza. Les enjeux portent ici sur les conditions de la garantie de rachat par le Brésil de l’énergie produite et non utilisée par la Bolivie et sur l’assurance d’un véritable partenariat technique et financier. Des recherches conjointes seraient dans ce cas menées avec l’installation de stations hydro-météorologiques dans les deux pays pour contrôler le niveau de l’eau et prévoir l’évolution des débits.
35Dans le domaine de la coopération énergétique, le Brésil met également en avant son expérience et son savoir-faire juridique en matière de contrats binationaux. Il peut se targuer en effet d’avoir installé, avec le Paraguay, la plus grande usine binationale du monde à Itaipu. Il poursuit dans cet esprit son approche de la coopération avec la Bolivie sur le tronçon binational du Rio Madeira, en s’appuyant sur la composante la plus « développementiste » du gouvernement d’Evo Morales. Sur le plan économique, les deux consortiums de Jirau et Santo Antonio auraient vocation à être associés à ces opérations qui supposent aussi la participation des acteurs économiques du côté bolivien, ainsi que du côté péruvien pour les projets qui concernent ce pays.
36En conclusion de ce point, on note que l’organisation des acteurs de la filière hydroélectrique présente une grande cohérence rendue nécessaire par la programmation et les investissements de long terme qu’elle engage. À l’inverse, la gouvernance locale, confrontée à des exigences de court terme et peu préparée à l’amont, peine à se structurer, d’autant que les mouvements d’opposition tendent à se radicaliser. Enfin, sur le plan international, la gouvernance marque des points et transforme peu à peu d’anciens conflits en des formes nouvelles, mais non encore accomplies, de coopération.
37D’importants changements se sont opérés dans la politique énergétique brésilienne au cours des deux dernières décennies. La privatisation des années 1990 a été suivie d’une réorientation du système de concession avec une redéfinition du rôle de l’État. Dans cette évolution, l’Eletrobras, entreprise nationale, a été démembrée et les compagnies régionales de distribution ont été privatisées, ce qui a provoqué une perte progressive du contrôle public sur le secteur énergétique [Garzon 2009]. Cependant, si les acteurs privés sont davantage sollicités, les choix d’investissement, la procédure d’enchères et la tarification énergétique restent la prérogative du secteur public, essentiellement du niveau fédéral.
38La Banque interaméricaine de développement (BID) défend l’option de grandes centrales confiées à des groupes énergéticiens tels que Furnas et à des entreprises de travaux publics privées comme Odebrecht, plutôt qu’à des entreprises publiques telle que l’Eletronorte, dont les résultats avaient d’ailleurs été très critiqués du fait des piètres bilans des barrages de Balbina et de Samuel qui avaient chacun provoqué l’inondation d’une portion de forêt de plus de 2000 km2 pour une production électrique très modeste.
39Pour mener les travaux des barrages sur le rio Madeira, des consortiums se sont donc formés et ont répondu aux procédures d’appels d’offres ouvertes en 2007 à partir d’un cahier des charges technique incluant des précautions environnementales et sociales. Le choix de ce type d’associations d’entreprises est conforté alors par la présence au gouvernement du ministre Mangabeira Unger, professeur à l’Université de Harvard, qui à partir de la Secretaria de assuntos estrategicos qu’il dirige dans ces années-là, fait avancer les dossiers de responsabilité sociale des entreprises en même temps que celui de la libéralisation du secteur énergétique.
40Le premier des deux consortiums, Santo Antonio Energia, contrôlé par les entreprises Odebrecht et Furnas, se charge de la construction du barrage de Santo Antonio, sur le site des rapides du même nom, visible de la ville, à 7 km en amont de Porto Velho, tandis que le second, intitulé Energia Sustentável do Brasil (ESBR) est contrôlé à 60 % par GDF-Suez pour l’équipement du site de Jirau à 130 km en amont de Porto Velho. Ce dernier compte aussi avec la participation de deux compagnies électriques régionales brésiliennes, la Chesf (Nordeste) et l’Eletrosul (Sud), le BTP étant assuré par l’entreprise Camargo Correa et le matériel hydraulique par Alstom. GDF-Suez, multinationale d’origine française, a été souvent stigmatisée dans la presse qui reprend volontiers la thématique maintes fois mobilisée du “pillage” de l’Amazonie par les étrangers.
41L’essentiel de la production est prévendu dans le cadre de contrats de long terme (30 ans). Le reste de la production, hors contrat, peut être vendu sur le marché libre. L’avancée des travaux s’est donc faite à « marche forcée », les deux consortiums cherchant à anticiper la mise en eau pour produire au plus vite afin de vendre sur le marché libre. Mais comme toutes les modifications techniques et/ou juridiques ayant lieu sur les chantiers doivent être autorisées par le niveau fédéral, les organisations écologistes utilisent cette obligation de renouvellement de l’autorisation administrative pour favoriser le contentieux et retarder les projets.
42On assiste ainsi à une juridisation des conflits d’aménagement [Subra 2007]. Les opposants pratiquent le recours juridique systématique par le canal du Ministère public fédéral (MPF), avec l’appui de diverses ONG. Par exemple, l’autorisation de commencer les travaux de Jirau, émise en juin 2009, a fait l’objet d’un recours en improbité administrative par le MPF qui a abouti à annuler la décision au motif que l’autorisation était discrétionnaire et qu’elle avait été donnée indépendamment (et contrairement) à la conclusion de l’étude d’impact. Le juge fédéral a décrété que la décision de justice peut ne pas se conformer au résultat de l’étude d’impact. Au moment des inondations d’avril 2014, le Ministère public fédéral et le Ministère public de l’État du Rondônia engagèrent une nouvelle action contre l’Institut brésilien de l’environnement (IBAMA) pour qu’il suspende immédiatement les autorisations d’exploitation des usines jusqu’à ce que de nouvelles études d’impact soient faites, et une autre action contre les exploitants des usines pour qu’ils indemnisent les victimes de l’inondation [Giusti 2014].
43Des tensions institutionnelles apparaissent ainsi au sein de l’appareil de l’État fédéral. Au moment de la mise en œuvre du Plan d’Accélération de la Croissance, le Ministère de l’environnement devient l’épicentre des tensions. La promulgation de ce Plan a fait démissionner du gouvernement la ministre de l’environnement Marina Silva (auparavant sénatrice de l’État de l’Acre) et entrainé la restructuration de ce ministère et de son bras opérationnel l’IBAMA. Au sein de cet organisme, la mouvance réfractaire à l’octroi des licences environnementales pour les barrages du Madeira est écartée au moment de l’attribution de la licence environnementale du chantier de Jirau. L’IBAMA s’en est trouvé séparé en deux organismes, l’un qui accorde les licences et l’autre, ICMBio, qui s’occupe de la conservation de la biodiversité et des droits des populations traditionnelles.
44En conclusion, les barrages du Madeira ont révélé des tensions internes à l’État fédéral qui reflètent, elles-mêmes, une crise de ce que l’on a appelé le « socio environnementalisme » brésilien, alliance politique de la gauche traditionnelle et des mouvances écologistes, sur laquelle s’est appuyé le Parti des travailleurs depuis plus de deux décennies. Les élections présidentielles de 2010, comme celles de 2014 ensuite, ont montré l’éclatement de cette plateforme et expliquent les contradictions observées au sein de l’État. Le Parti des travailleurs apparaît lui-même aujourd’hui divisé entre « développementistes » et « préservationnistes », clivage nettement perceptible au sujet de l’aménagement des cours d’eau amazoniens.
45Les opposants aux grands travaux d’infrastructure se sont emparés de l’expression « Complexe Madeira » pour souligner combien le projet-système vient du dehors et fait fi des populations locales. Ils mettent l’accent sur le rôle des grands acteurs extérieurs à la région, organisations internationales, gouvernement fédéral, entreprises multinationales… On note toutefois que la plupart des organisations militantes d’opposition au projet proviennent, elles aussi, de l’extérieur, tant sur le plan national (Movimento dos Atingidos Por Barragens – MAB) qu’international (International Rivers). Tous les acteurs revendiquent la légitimité du local, mais peu en sont finalement issus.
46Les oppositions se sont fait entendre dans la capitale du Rondônia dès 2006, période à laquelle les manifestations s’intensifient regroupant les mouvements qui œuvrent à la défense du Rio Madeira, de ses peuples et de ses forêts. Des spécialistes extérieurs sont appelés à la rescousse. L’alerte a été lancée par l’International Rivers, une ONG américaine avec un bureau au Brésil qui, dans le cadre de son programme Construire une incidence civique informée sur la conservation de l’Amazonie Andine (BICECA), réunit des études qui dénoncent les atteintes aux eaux, aux forêts et aux populations locales.
47Avec des modes opératoires variés (forum, coordinations, actions juridiques nationales et internationales), les actions se déploient, appuyées sur des discours à statut à la fois scientifique et militant, recourant à la presse et à la dramatisation auprès de l’opinion. Les partisans des énergies alternatives, le Mouvement indigène missionnaire (CIMI), l’Eglise qui défend les droits de la personne humaine et de la terre (CPT), le mouvement de défense des personnes atteintes ou expulsées par les barrages (MAB) se joignent aux revendications du Mouvement des sans terres (MST) autour d’une plateforme idéologique assimilant anticapitalisme et luttes environnementales.
48Toutefois, on note que les syndicats de salariés, même à l’occasion des spectaculaires révoltes ouvrières qui ont eu lieu à Santo Antonio et plus encore à Jirau, ne s’identifient pas aux positions des associations environnementalistes. Ainsi le président du Syndicat des travailleurs de la construction civile (STICCERO), Altair Donizete, soulignait en priorité l’importance de l’augmentation généralisée des salaires, des conditions de logements, de transport et du bien-être des ouvriers et de leurs familles.
49Les mobilisations sont également, et de plus en plus, transfrontalières. Les acteurs locaux de la Bolivie et du Pérou concernés par le développement des infrastructures en Amazonie brésilienne s’organisent, luttant pour le contrôle de leurs ressources naturelles. Le Forum bolivien sur l’environnement et le développement (FOBOMADE) est, depuis le début, parmi les opposants aux projets d’aménagement hydroélectrique et regroupe les contestataires du côté bolivien.
50D’autres organisations soulignent plus particulièrement la violation des droits des peuples du Madeira (Vivo Rio Madeira Vivo !). Elles ont constitué la plateforme Direitos humanos, economicos, sociais, culturais et ambientais (DHESCA) de défense des droits humains, qui lutte contre la privatisation du fleuve Madeira et pour la souveraineté du « peuple amazonien » sur son territoire. La Via Campesina, réseau qui regroupe le MAB, le MST, le Mouvement pour la petite agriculture (MPA) et d’autres organisations socio-environnementales de la région s’associent avec les leaders paysans de Cachuela Esperanza (Bolivie).
51Deux niveaux de souveraineté sont systématiquement opposés, la souveraineté nationale, d’une part, et la souveraineté des populations et communautés locales amazoniennes. Les peuples amérindiens sont ainsi mobilisés et la COIAB (Coordenação das organizações indigenas da Amazonia Brasileira) sollicitée. Dans cet esprit, des initiatives se structurent comme la Rencontre sans frontière des peuples du Madeira - Brésil, Bolivie, Pérou (Encontro sem fronteira dos povos do Madeira – Brasil, Bolivia e Peru), qui s’est tenue à Porto Velho en 2009. Un manifeste en fut issu qui rappelle que le Brésil a été jugé par le Tribunal Latino-Américain de l’eau (TLA) au Guatemala (Antigua) pour non-respect du droit universel de l’eau. Cette initiative a été ensuite complétée par une délégation à la Commission internationale des droits humains de l’OIT à Washington pour lui demander de faire pression sur le gouvernement brésilien afin d’appliquer la convention 169 traitant des droits des peuples et des communautés. Les peuples sans frontières du Madeira veulent, selon les organisateurs, vivre dans le respect, la dignité et la durabilité.
52En conclusion, on note que les mouvements contestataires se sont fortement mobilisés contre la construction des barrages. Parallèlement, d’importantes grèves ont pris place dans les chantiers en 2010 et 2011. Toutefois, la logique de ces deux types de mouvements n’est pas identique et l’on constate que les ONG environnementalistes, principalement porteuses des critiques aux ouvrages, s’appuient davantage sur les populations paysannes riveraines et sur les populations indigènes que sur les mouvements ouvriers dont les organisations syndicales se démarquent, tant dans leurs objectifs que dans leurs revendications, du discours environnementaliste. Ainsi, la crise du « socio environnementalisme » politique observable au niveau national brésilien se retrouve-t-elle au niveau de l’action locale. De ce fait, la contestation des barrages prend un caractère nettement transfrontalier à mesure qu’elle trouve davantage appui sur la mobilisation des populations amazoniennes indigènes.
53Pour l’avenir, les ingénieurs travaillent sur des barrages hydroélectriques demoindre impact avec le concept des usines-plateformes qui, à l’image des plateformes d’exploitation de pétrole off-shore, éviteraient les grands chantiers, les campements de travailleurs, l’expulsion des populations et faciliterait la récupération environnementale du site [Giusti 2014]. Les plans d’Eletrobras prévoient également la multiplication de petites centrales hydroélectriques, (PCHs) à faible impact. Des alternatives existent que le temps permettra de mettre en œuvre car la temporalité des retours économiques n’est pas la même que celle des préjudices sociaux immédiats et encore moins que celle des dommages écologiques à long terme. Le Brésil pourrait se sortir grandi s’il réussit à mettre au point un système de gouvernance mieux conduit devant permettre de construire une stratégie de long terme, de réduire les conflits et de parvenir à des consensus sur des aménagements transfrontaliers sud-américains. Car avec des projets d’une telle envergure, le Brésil s’affirme désormais comme un acteur majeur de l’intégration électrique en Amérique du Sud.