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Grands barrages et frontières dans les pays du Sud

Le Lesotho Highland Water Project, ou le retour de la grande hydraulique en Afrique australe

The Lesotho Highland Water project: the return of large-scale hydraulics in Southern Africa
David Blanchon
p. 167-183

Résumés

Le Lesotho Highlands Water Project (LHWP) est le dernier transfert d’eau interbassins internationaux conçu pendant la période d’apartheid. Selon le traité signé en 1986 entre l’Afrique du Sud et le Lesotho, une chaîne de barrages auraient dû être construits dans les montagnes du petit royaume enclavé pour transférer de l’eau via des tunnels vers la grande région métropolitaine assoiffée de Johannesburg.
Ce grand transfert a été fortement critiqué pour des raisons environnementales et sociales, mais la construction continua malgré la fin de l’apartheid. Cependant, les leaders de l’ANC qui s’opposaient dans les années 1980 à ce projet, décidèrent de ne construire que deux des cinq phases prévues.
Et au moment où l’Afrique du Sud post-apartheid avait décidé de fonder sa politique hydraulique sur une gestion de la ressource basée sur l’utilisation économe des ressources disponibles (water demand management), les phases ultérieures du LHWP semblaient condamnées.
Mais l’apparition de nouveaux problèmes, comme les effluents acides des mines d’or (acid mine drainage) conduisirent l’Afrique du Sud et le Lesotho à se lancer dans la construction d’un nouveau barrage à Polihali pour transférer plus d’eau.
L’objectif de cet article est d’identifier et d’analyser les raisons de la reprise du LHWP, de comprendre sa signification et enfin de mesurer ses conséquences sur le « complexe hydropolitique » d’Afrique australe.

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Texte intégral

Introduction

1Le Lesotho Highlands Water Project (LHWP) est le plus important et le plus récent des transferts d’eau interbassins internationaux en Afrique australe. À l’aide de deux grands barrages (Katse Dam et Mohale Dam, situés à près de 2000 mètres d’altitude) et de tunnels creusés sous les montagnes du Lesotho qui culminent à 3400 mètres d’altitude, il s’agit, pour l’Afrique du Sud, de capter les eaux du petit royaume enclavé pour les amener 500 kilomètres plus au nord, dans le cœur économique et politique du pays, le Gauteng et ses 9 millions d’habitants concentrés autour des trois métropoles de Tschwane (ex-Pretoria), Ekurhuleni (ex-East Rand) et Johannesburg.

2Ce grand transfert, dont les plans ont été dessinés sous le régime d’apartheid et qui a été mis en service dans les années 1990 (phases 1a et 1b), a été fortement critiqué, au moment où l’Afrique du Sud post-apartheid avait décidé de passer d’une politique de l’eau basée sur l’augmentation de l’offre (water supply management) à une gestion de la ressource fondée sur l’utilisation économe des ressources disponibles (water demand management). Les phases ultérieures du LHWP (quatre phases avaient été prévues initialement) semblaient condamnées.

3Mais, à partir de 2008, l’Afrique du Sud a décidé de relancer le projet, avec le barrage de Polihali, aujourd’hui en construction au Lesotho. La raison première de ce changement est la nécessité pour l’Afrique du Sud de disposer de plus d’eau de bonne qualité pour diluer la pollution des eaux du Gauteng, contaminées par les effluents acides des mines d’or (acid mine drainage).

4La construction de ce nouveau barrage est également le signe d’un changement plus important de la politique de l’eau en Afrique du Sud, et par conséquent des équilibres précaires de ce qu’A. Turton a appelé le « complexe hydropolitique d’Afrique australe ».

5L’objectif de cet article est dans un premier temps d’identifier et d’analyser les raisons de la reprise du LHWP, à partir d’entretiens réalisés au Department of Water Affairs (DWA) en Afrique du Sud et de l’analyse de documents de planification hydraulique. Dans un second temps, il s’agit de comprendre le changement de politique de l’eau en Afrique du Sud et ses conséquences en Afrique australe. Et enfin, plus largement, de questionner le « retour de la grande hydraulique » en Afrique australe.

1. Le LHWP : des barrages au service de la géopolitique

6Le LHWP est le dernier et le plus important projet de transfert d’eau du régime d’apartheid. Conçu pour transférer de l’eau des hautes montagnes du petit royaume enclavé, où l’Orange prend sa source, vers le Gauteng, ce fut le seul projet faisant l’objet d’un traité international et d’un financement de la Banque Mondiale, qui boycottait pourtant officiellement le régime de Pretoria.

7C’est un projet avant tout politique : des alternatives ont toujours existé pour éviter les pénuries d’eau de la région du Gauteng, que ce soit en transférant de l’eau de la Tugela (un transfert a déjà été réalisé dans les années 1980) ou en gérant de façon plus économe les ressources locales.

8Le LHWP est surtout un moyen pour l’Afrique du Sud de régler à bon compte ses conflits internes (entre les régions, entre villes et agricultures), d’avoir un moyen de contrôle sur le Lesotho et enfin d’affirmer son statut de puissance hydro-hégémonique au sein de l’Afrique australe au sens de J. Warner & M. Zeitoun [2006] c’est-à-dire un État qui possède suffisamment de pouvoir au sein d’un bassin versant pour assurer la direction du contrôle des ressources en eau et agir ainsi comme un leader vis-à-vis des autres pays riverains du bassin.

1.1. Un “serpent de mer”

9La richesse en eau du Lesotho était connue depuis longtemps. En 1950, Sir Baring, High Commissioner for Basutoland, commanda une étude complète sur les ressources du pays, qui confirma leur importance, et cinq ans plus tard, un premier projet de transfert, appelé Oxbow Scheme, fut proposé par Ninham Shand. Dès les années 1970 des négociations furent lancées entre le Lesotho et son puissant voisin, mais elles échouèrent à cause de désaccord sur le prix de l’eau vendue par le Lesotho, et l’Afrique du Sud préféra construire un transfert d’eau de la Tugela vers le Vaal. Les négociations furent d’ailleurs totalement interrompues par ce que les Sud-africains désignèrent par un bel euphémisme les « unhappy events of 1976 », c’est-à-dire la répression sanglante des émeutes de Soweto.

10Tous ces projets reposaient sur la même idée : stocker l’eau abondante du haut bassin de l’Orange (appelé localement Senqu) au Lesotho avec une série de barrages et la transférer par des tunnels, sous les montagnes qui culminent ici à 3480 mètres, vers les hauts affluents du Vaal pour alimenter ensuite la métropole de Johannesburg, qui se situe 400 kilomètres plus au nord.

11Ce n’est que le 24 octobre 1986, après un coup d’État militaire sanglant soutenu par l’Afrique du Sud, que fut signé le traité de coopération entre les deux pays qui donna naissance au LHWP [Colombani 2003].

1.2. Un projet avant tout politique

12Les objectifs principaux du projet sont pour le Lesotho d’apporter des revenus sous forme de royalties, de produire de l’hydroélectricité et de promouvoir le développement de régions rurales reculées et enclavées.

13Pour l’Afrique du Sud l’intérêt est de fournir à terme 70 m3/s à la région du Gauteng (24,7 m3/s pour les phases 1A et 1B, soit 780 millions de m3 par an en moyenne), ce qui représente environ 10 % du débit annuel moyen du fleuve. L’attrait majeur de ces eaux non polluées et peu chargées en sédiments est leur qualité, incomparablement supérieure à celles du Vaal ou de l’Orange inférieur. Pour atteindre ces objectifs, le traité de 1986 prévoyait cinq phases (1A, 1B, II, III, IV), mais des engagements fermes n’avaient été pris que pour les deux premières.

14Apparemment, le projet est équilibré entre les deux pays. Ils sont représentés de façon équivalente à la Joint Permanent Technical Commission qui regroupe la Lesotho Highlands Development Authorithy (LHDA), chargée de la mise en œuvre dans ce pays, et son équivalent sud-africain la Trans-Caledon Tunnel Authorithy (TCTA). Comme la LHDA, qui est de fait la principale instance de contrôle, est aux mains du gouvernement du Lesotho, ce dernier reste théoriquement pleinement maître du projet. De plus, l’Afrique du Sud s’est engagée à payer 35 cents par mètre cube au Lesotho. Le DWAF revend cette eau aux services des eaux locaux au prix de 55 cents par m3. Cela représente environ 55 millions de dollars par an, soit 56 % de l’économie réalisée par l’Afrique du Sud par rapport à la mise en place de projets concurrents [Lageat & Liman 1998]. Un volet de développement important des infrastructure dans les hautes montagnes du Lesotho avait été également prévu [Colombani 2003].

15Mais le traité de 1986 procure deux avantages très importants pour l’Afrique du Sud. Après le coup d’État ayant porté au pouvoir une junte militaire plus favorable au régime d’apartheid, l’Afrique du Sud enlevait un point d’appui important à l’ANC. L.H. James, Chief Engineer du Rand Water Board écrivait dès 1980 dans un article intitulé « Total Water Strategy needed for the Vaal Triangle » : « la possibilité de réalisation de ce projet augmentera avec la formation de la Constellation of Southern African States, qui se met actuellement en place, et l’entrée du Lesotho dans cette Constellation » [James 1980]. De fait, sans rejoindre cette Constellation, le Lesotho, après le coup d’État, s’est retiré de la SADCC, qui regroupait les États hostiles à l’apartheid, et s’apprêtait à devenir encore plus dépendant de l’Afrique du Sud à travers les royalties payées pour l’eau qui devaient représenter à terme près de 25 % du total des exportations du Lesotho, 14 % des revenus du gouvernement, et entre 3 et 5 % du PNB entre 1990 et 2044.

16Même après la fin de l’apartheid en 1994, il était évident que le LHWP avait gardé une importance stratégique majeure. Ainsi, en 1988, les troupes sud-africaines sont intervenues pour protéger le barrage de Katse après les troubles au Lesotho.

17Le second avantage pour l’Afrique du Sud, comme l’écrivent S. Nthako et A.L. Griffiths [1997], a une portée géopolitique plus large encore : « Le LHWP a commencé à un moment où la République Sud-Africaine était au ban des nations, et, dans ces circonstances des contacts directs pour les garanties d’emprunt étaient impensables dans la communauté financière internationale.[...] Un système de sécurité avait été conçu pour éliminer les contacts directs entre les prêteurs et la République d’Afrique du Sud ». Ainsi, seul le Lesotho traite avec les organismes de crédit, y compris la Banque Mondiale, qui se comportait donc comme s’il s’agissait seulement d’un projet de développement du Lesotho. Ce système a permis à l’Afrique du Sud de lever 869 millions de dollars et de contourner ainsi les sanctions internationales.

Figure 1 - Les différentes phases du LHWP prévues par le traité de 1986

Figure 1 - Les différentes phases du LHWP prévues par le traité de 1986

1.3. Le « Plumbing System » sud-africain et le « complexe hydropolitique d’Afrique australe »

18La construction des phases 1a (Katse Dam) et 1b (Mohale Dam) du LHWP a intégré le petit royaume enclavé au « Plumbing System sud-africain », c’est-à-dire au grand système de transferts d’eau qui a profondément transformé l’espace hydraulique sud-africain [Blanchon 2009], et qui n’a d’équivalent dans le monde, par le nombre de barrages et de transferts et par sa complexité, qu’en Californie. Comme l’écrivait T. Basson [1994], qui fut directeur d’un des plus grands groupes de consultance en matière de gestion de l’eau en Afrique du Sud : « [ce] système est conçu pour transporter l’eau de là où elle est relativement abondante vers là où on en a besoin : ergo, water usually flows towards money ».

19Comme le montre la carte 2, le cœur du système est le barrage sur le Vaal qui alimente la région urbaine du Gauteng. Plus généralement le « Vaal River System », qui englobe tous les transferts connectés au bassin du Vaal, alimente en eau 20 millions de sud-africains (soit 45 % de la population), ce qui représente 60 % de l’économie nationale [DWA 2010]. Comme le LHWP, plus que le transfert Tugela-Vaal, est le garant de la fourniture en eau du Vaal Dam, il est devenu rapidement la pièce maîtresse de l’ensemble du système sud-africain.

20Par conséquent, il est également au cœur de ce qu’A. Turton a appelé le « Complexe Hydropolitique sud-africain » (cf. figure n° 3), et du jeu subtil d’échange de voix entre l’ORASECOM, la LIMCOM, le ZAMCOM. Dans cette configuration, toute évolution du LHWP ne peut qu’avoir des répercussions sur les autres bassins versants de la région.

Figure 2 - Le “plumbing system” sud-africain

Figure 2 - Le “plumbing system” sud-africain

Figure 3 - Le complexe hydropolitique d’Afrique australe

Figure 3 - Le complexe hydropolitique d’Afrique australe

2. Pourquoi un nouveau barrage ?

21Depuis sa conception à la fin de l’apartheid jusqu’à aujourd’hui, le LHWP a été l’objet de nombreuses controverses à la fois au niveau international, mais aussi à l’intérieur de l’Afrique du Sud. Comprendre les controverses autour de ce projet nécessite d’adopter une approche fondée sur la « political ecology », en questionnant à la fois les débats sur le LHWP, mais aussi la production et la diffusion du savoir scientifique et ses biais.

2.1. Un barrage au cœur des débats des « nouvelles politiques de l’eau » sud-africaines

22Le LHWP a été remis en cause très rapidement après 1994 et l’arrivée au pouvoir de l’African National Congress (ANC), et il a été l’objet de nombreux débats, où les arguments scientifiques, politiques, sociaux étaient mêlés. On peut distinguer deux types de controverses : celles qui concernaient la politique générale de l’eau en Afrique du Sud, et celles qui se concentraient sur le cas du LHWP.

23Dans le cadre de la refonte complète de la politique de l’eau en Afrique du Sud et du passage d’une « gestion de l’offre » à une « gestion de la demande », les transferts d’eau interbassin ont été vivement critiqués. Ainsi dans le Livre Blanc sur l’eau de 1997, il est écrit que « les transferts interbassin devront se conformer à des obligations particulières pour leur planification, qui doit impliquer les agences de bassin des bassins receveurs et donneurs. Le bassin vers lequel l’eau sera transférée devra prouver que toute l’eau actuellement disponible dans ce bassin est effectivement utilisée de façon optimale et que des mesures efficaces pour l’économiser sont appliquées » [RSA 1997].

24Le LHWP, qui avait été combattu en son temps par les membres de l’ANC, semblait directement visé par les nouvelles orientations politiques : il correspond exactement aux politiques de gestion de l’offre, il symbolise la captation par la force de ressources aux profits des Blancs par le régime d’apartheid, et il induit à terme des problèmes environnementaux importants sur tout le bassin de l’Orange.

25En Afrique du Sud, des journalistes, des activistes et des universitaires ont également dénoncé le LHWP au nom de la justice sociale et de la défense de l’environnement [Mwangi 2007]. Dans un article à charge contre le LHWP, P. Bond écrivait en 2002 : « this chapter concludes that the LHWP is a costly, corrupted, poorly-designed, badly-implemented, economically-damaging, ecologically-disastrous and distributionally-regressive megaproject » [Bond 2002]. Il y critiquait également les déplacements forcés de population dans les hautes vallées du Lesotho.

26Mais le ministre en charge de l’eau, K. Asmal, et même le président N. Mandela, sont intervenus pour permettre la poursuite des travaux des phases 1a et 1b, sans pour autant s’engager dans les phases ultérieures.

27Un rapport du Department of Water Affairs and Forestry (DWAF) résumait cette position ambiguë à propos du LHWP en soulignant que « les projets en Afrique du Sud pour transférer les eaux de l’Orange devraient être reconsidérés, pour s’assurer que les décisions précédentes sont réellement justifiées (...) pour voir si les infrastructures et les emplois (...) créés par ces projets ne devraient pas plutôt profiter à l’Afrique du Sud et non au Lesotho » [DWAF 1996].

28Et tout au long des années 2000, l’idée dominante qui ressortait à la lecture des différents rapports du DWAF était que les phases ultérieures du LHWP étaient inutiles [Blanchon 2009]. En 2007, dans un document de planification du système Vaal, il est écrit que « The total yield of the Polihali Dam option is also larger than what is required, and further optimisation of the scheme configuration is required » [DWAF 2006].

2.2. L’émergence de nouveaux problèmes : l’Acid Mine Drainage

29Le changement de position radical du DWAF sur la quantité d’eau disponible dans le système du Vaal a été induit par l’apparition d’un problème nouveau, le traitement des effluents des anciennes mines d’or du Gauteng (AMD ou Acide Mine Drainage pour reprendre la terminologie anglaise). C’est un problème qui a été identifié depuis longtemps, mais qui est apparu récemment dans « l’agenda » environnemental sud-africain, au moment où l’on a dû prendre en compte les problèmes de qualité de l’eau (et non plus la seule quantité) rejetée en aval. Ce problème s’est également aggravé avec la fermeture de la plupart des mines depuis dix ans.

30Selon T. MacCarthy [2011] : « The quality of the water that decants from the mine void is extremely poor, as can be seen from the water discharging from the Western Basin. The sulphate concentration is typically around 3500 mg/l and the pH is from 2 to 3 ». A l’aval du Vaal Dam, la salinité augmente brutalement de 200 à près de 600 mg/l (TDS).

31Il faut ainsi maintenant traiter ces effluents, avec deux possibilités. Soit le traitement in situ par des usines de « desalination », soit la dilution avec des apports d’eau supplémentaires.

32Si l’on adopte la deuxième solution, comme le montre la figure 4, le rendement en eau du système du Vaal devient très largement insuffisant et l’on voit apparaître des déficits structurels en eau. D’après l’étude du DWA menée en 2010, il faut utiliser environ 400 millions de m3 par an pour diluer suffisamment les effluents des mines, soit à peu près l’apport de barrage de Polihali [DWA 2010].

Figure 4 - Les prévisions de rendements du système du Vaal et l’AMD.

Figure 4 - Les prévisions de rendements du système du Vaal et l’AMD.

2.3. Le barrage de Polihali ou le « bluff » du Department of Water Affairs

33L’apparition de l’AMD a créé une nouvelle configuration hydropolitique en Afrique du Sud, qui rappelle par certains points le contexte des années 1980, avec la perspective d’une pénurie d’eau à court terme dans le cœur économique du pays. L’Afrique du Sud se retrouve en position de demande face au Lesotho, qui se trouve en position de force du point de vue hydrologique, avec des ressources en eau abondantes, de bonne qualité et inexploitées.

34Mais c’était sans compter la capacité de maîtrise des données sur l’eau de l’Afrique du Sud. Comme l’écrivent en substance Warner & Zeitoun [2006], une puissance hydro-hégémonique n’est pas tant l’État qui possède la ressource que celui qui maîtrise les données sur la ressource et qui produit les discours dominants. Et dans ce domaine, l’Afrique du Sud, avec les ingénieurs du DWA, les chercheurs de la Water Research Commission et de ses universités, les cabinets d’expertises privés, domine largement le très pauvre Lesotho et même l’ensemble de la Southern African Development Corporation (SADC).

35Ainsi, pour éviter d’être à la merci du Lesotho et pour éviter de payer des royalties trop élevées, le DWA va proposer dans de nombreux rapports des solutions alternatives à la construction de nouvelles phases du LHWP dont une nouvelle version du transfert Tugela-Vaal ou encore la multiplication des usines de « desalination ». Le rapport du DWA de 2010 [DWA 2010] écrit ainsi que : « The desalination of the mine effluent offers a responsible sustainable long-term option for the whole system. The Department of Water Affairs, in collaboration with its other partners in government, urgently needs to finalise a feasibility plan for the implementation of this option ».

36L’idée générale, selon les entretiens que nous avons pu avoir au DWAF, était d’apparaître en position de force face au Lesotho en menaçant de se retirer du projet si le prix de l’eau demandé était trop cher. Le Lesotho se retrouvait paradoxalement en position de faiblesse, car l’investissement massif de 7 milliards de Rands (soit environ 600 millions d’euros) lui paraissait indispensable pour donner de l’oxygène à sa très faible économie.

37Les négociations se sont terminées en 2011, avec un traité qui prévoit la construction du barrage de Polihali, situé près de la ville de Mokholong, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Katse Dam. La construction de ce barrage présente une variante par rapport à la phase II prévue en 1986, mais le principe reste le même : capter l’eau des hauts affluents de l’Orange pour l’envoyer vers le Gauteng.

38Les dimensions de cet ouvrage actuellement en construction sont impressionnantes et rappellent les riches heures de la grande hydraulique : 165 mètres de haut, 900 mètres de long, une capacité théorique de 2,2 km3 auxquels il faut rajouter un tunnel de 38 km vers le barrage de Katse. La « nouvelle » phase II du LHWP pourra à terme transférer 17,3 m3/s vers l’Afrique du Sud, via Katse Dam.

3. Vers un retour de la « grande hydraulique en Afrique australe » ?

39Les péripéties du LWHP peuvent apporter des éclairages sur deux débats récents :

40Le premier porte sur « le retour des grands barrages », notamment dans les pays du Sud et en Afrique, et sur la divergence actuelle entre les politiques de l’eau des pays du Nord et celle des États du Sud, après la convergence des années 1990. Les premiers s’orientent vers une politique de gestion de la demande alors que les seconds reviennent ou poursuivent, comme l’a souligné T. Allan [2003], la politique de « gestion de l’offre ».

41Le second débat, qui est lié, dépasse le cadre strict des politiques de l’eau, et s’intéresse plus généralement à la réorientation des politiques publiques de « l’Afrique rentière » pour reprendre l’expression de G. Magrin.

42Ces deux débats ont des conséquences sur les relations entre États et les questions d’intégration régionale.

3.1. Polihali et après : vers une réorientation de la politique de l’eau sud-africaine ?

43Le barrage de Polihali est le premier grand barrage conçu et réalisé après la fin de l’apartheid. Même s’il est situé au Lesotho, il marque un tournant majeur surtout pour l’Afrique du Sud. Comme nous l’avons vu, le Livre Blanc de 1997 et la loi sur l’eau de 1998 montraient une volonté de sortir du paradigme de gestion des années d’apartheid fondé sur le recours massif aux transferts d’eau. K. Asmal, alors ministre de l’eau, avait même présidé la World Commission on Dams, dont le rapport final était très critique envers les grands barrages. Il s’opposait nettement au directeur général du DWAF de l’époque, M. Muller, officiellement son subordonné, qui écrivait à propos des grandes infrastructures hydrauliques : « Les développements nécessaires sont menacés par des opinions (parfois délibérément) inexactes propagées par des critiques [...] nous ne pouvons pas arrêter le développement dans le tiers monde à cause des demandes de protection de l’environnement venant des pays riches qui ont déjà dégradé leur environnement [...] la réalité est que notre climat est aride et variable et que notre société est profondément divisée et inégalitaire » [Muller 2001].

44Ce même M. Muller, devenu consultant, écrivait encore en 2010, en prenant l’exemple de Thekwini (Durban) que tout retard dans la construction de barrages, à cause de la variabilité naturelle des précipitations en Afrique du Sud, peut s’avérer risqué, et que la gestion de la demande donnait des résultats insuffisants [Muller 2010].

45Le barrage de Polihali montre que la deuxième ligne politique, fondée sur la gestion de la demande, l’a aujourd’hui emporté et que l’on est revenu sur le schéma hérité de l’époque d’apartheid, centré sur l’augmentation de l’offre pour que le « Plumbing System » fonctionne. L’argumentaire s’est entre temps enrichi, car Polihali est également conçu pour produire de l’hydroélectricité, énergie « verte » indispensable alors que l’Afrique du Sud connaît des coupures d’électricité récurrentes et que l’eau pure qu’il apportera permettra une amélioration notable de la qualité des eaux issues des terrils des mines d’or. Ce barrage peut être ainsi présenté comme « doublement vert ».

3.2. Fronts et frontières du nouveau « complexe hydropolitique sud-africain »

46Ce changement de politique de l’Afrique du Sud pourrait avoir bien évidemment des conséquences qui dépassent le simple cadre du LHWP. En effet, dans le cadre du « complexe hydropolitique d’Afrique australe », les répercussions sur les autres acteurs peuvent être nombreuses. En premier lieu avec la Namibie, qui se trouve en aval, mais aussi avec le Botswana, qui fait partie de l’ORASECOM. Et enfin avec tous les pays de la région signataires du SADC Water Protocol.

47Mais, assez étrangement, à notre connaissance, la relance du LHWP n’a pas provoqué de réactions majeures dans la région. Une des raisons possibles serait l’absence d’autres projets importants sud-africains. Ainsi, si l’Afrique du Sud est en position de force face au petit Lesotho, sa situation dans la région est bien moins dominante qu’elle ne l’était dans les années 1980 et 1990. Ses capacités financières sont moindres, et des « contre puissances hydro-hégémoniques » au sens d’ A. Cascao [2005], capables de mener leurs propres projets, sont apparues. On pense ainsi au Mozambique avec le barrage de Mphanda Nkuwa sur le Zambèze [Maupin 2011] ou encore à l’Angola. De fait, l’Afrique du Sud est confrontée à une nette divergence entre sa volonté retrouvée de construire des barrages et son incapacité économique.

48La deuxième raison est liée au fait que les enjeux de l’intégration régionale sont passés de l’eau à l’électricité, autour du Southern African Power Pool. Les constructions de barrages hydroélectriques ne sont qu’un des modes de production de l’électricité, au même titre que l’éolien, le nucléaire et le charbon. Polihali est ainsi aujourd’hui analysé au moins autant pour son rôle dans le Power Pool (sa puissance installée est de 1000 MW) que pour sa capacité à stocker et transférer l’eau. On pourrait ainsi avancer que sa capacité à fournir de l’énergie « verte » efface les dommages qu’il pourrait causer aux ressources en eau « bleue ».

Conclusion : « Back to the 60s » ou le retour des grands projets en Afrique

49Ainsi, si l’on élargit la question au-delà du transfert d’eau, Polihali peut être également analysé au prisme des débats sur le dilemme environnement/développement et sur les nouvelles politiques publiques de développement en Afrique.

50Dans la Déclaration de Syrte, 2004, les ministres africains de l’eau avaient prévu, dans la lignée des déclarations de M. Muller, « de mettre en valeur et promouvoir les ressources en eau grâce à l’appui de projets d’infrastructures, parmi lesquels la construction de barrages et de canaux […] et d’exploiter les chutes d’eau à des fins de production d’énergie » [Union Africaine 2004].

51Cette déclaration a eu des traductions directes, comme par exemple avec la relance du projet de transfert d’eau vers le Lac Tchad [Magrin 2013] ou la construction de barrage sur le Nil Ethiopien [cf.l’article « Combats sur le Nil »].

52Dans le contexte particulier de l’Afrique australe, le barrage de Polihali est plus qu’un simple transfert d’eau transfrontalier, mais signe également le retour d’une politique que l’on croyait disparue, mais qui revient avec de nouvelles modalités. Elle traduit évidemment la mainmise sud-africaine sur son petit voisin et plus largement la renaissance d’une ambition hydro-hégémonique régionale. Mais l’Afrique du Sud n’a sans doute plus les moyens de ses ambitions hydropolitiques, et doit se positionner dans une logique d’intégration régionale qui s’appuie sur des barrages destinés non pas tant au détournement de l’eau, mais à la production d’énergie.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 - Les différentes phases du LHWP prévues par le traité de 1986
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/594/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 660k
Titre Figure 2 - Le “plumbing system” sud-africain
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/594/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 448k
Titre Figure 3 - Le complexe hydropolitique d’Afrique australe
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/594/img-3.png
Fichier image/png, 66k
Titre Figure 4 - Les prévisions de rendements du système du Vaal et l’AMD.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/594/img-4.png
Fichier image/png, 67k
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Pour citer cet article

Référence papier

David Blanchon, « Le Lesotho Highland Water Project, ou le retour de la grande hydraulique en Afrique australe »Bulletin de l’association de géographes français, 92-2 | 2015, 167-183.

Référence électronique

David Blanchon, « Le Lesotho Highland Water Project, ou le retour de la grande hydraulique en Afrique australe »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 92-2 | 2015, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/594 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.594

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Auteur

David Blanchon

Professeur de géographie à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense, Equipe Mosaïques, UMR LAVUE, Institut Universitaire de France – Courriel : dblanchon[at]u-paris10.fr

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Droits d’auteur

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