- 1 « Nos assiettes ont du pouvoir », Cycle de conférences organisé par Ouishare, avril à juin 2018, La (...)
1« Les citadins qui avaient perdu la maîtrise de leur alimentation ont décidé de reprendre la main et de passer du statut de consommateur à celui de citoyen »1. Multiplication d’initiatives citoyennes (jardins collectifs, circuits courts, etc.), mise à l’agenda des métropoles de stratégies alimentaires, l’urbain s’affirme comme le foyer d’une transition vers des systèmes alimentaires durables. Dans ce contexte, les relations villes-campagnes retrouvent une certaine vigueur : d’une part la perspective logistique vient reconfigurer les filières d’approvisionnement de la ville ; de l’autre des relations renouvelées entre citadins et agriculteurs voient le jour, dans une volonté de faire société. Le rural paraît ainsi renvoyé à ses archétypes : il redevient un lieu de production [Delfosse 2019] et un lieu investi d’une dimension sociale et morale [Kayser 1990].
2Mais qu’en est-il des habitants des territoires ruraux et périurbains : quelles sont leurs perceptions de l’agriculture et de l’alimentation ? Le contexte rural et périurbain crée-t-il une manière spécifique d’aborder les sujets agricoles et alimentaires du fait de sociabilités locales, de controverses environnementales, d’échanges avec les agriculteurs, ou encore de représentations du paysage originales ? Quelles hybridations et circulations des représentations, des normes, des savoirs entre l’urbain et le rural se dégagent autour de ces enjeux de transition agricole et alimentaire ?
3Notre hypothèse centrale est que les habitants des territoires périurbains et ruraux abordent leur rapport à l’agriculture et à l’alimentation à la fois comme résidents, mangeurs et citoyens. Les fonctions relationnelles, visuelles de l’agriculture dans le périurbain [Joly, Dufour & Bernard 2008], son rôle paysager aux yeux des résidents [Guisepelli 2006] ont été largement documentés dans la littérature scientifique depuis les années 2000 [Poulot 2013a,b]. Les liens sociaux entre habitants, usagers, visiteurs sont revisités au prisme des mobilités sociales et résidentielles [Le Caro 2002, Mormont 2006]. A l’inverse le résident mangeur reste méconnu ou pour le dire autrement le rapport à l’agriculture en tant que résident influence-t-il ou non et comment les pratiques alimentaires ? « Puisque ces controverses interpellent des actes aussi quotidiens que manger alors que les liens entre consommateurs et producteurs se sont distendus […], on peut se demander si au cours de ces situations banales de coprésence agriculteurs et non-agriculteurs, ces sujets controversés sont abordés » [Banos & Candau 2014].
4Le rapport à l’alimentation et les pratiques alimentaires ont surtout été envisagés depuis les années 2000 autour des circuits courts [Pringent-Simonin et al. 2012, Loudiyi 2018], de l’agriculture biologique [Lamine 2008], et de la consommation engagée [Dubuisson-Quellier 2008]. Mais l’essentiel des études traitent d’exemples urbains ou métropolitains alors que les spécificités rurales des pratiques alimentaires sont peu abordées [Laferté 2019, Delfosse 2019]. Toutefois, quelques travaux viennent apporter des pistes de travail. Lucile Garçon montre ainsi qu’autour des variétés anciennes par exemple, les habitants sont parties prenantes des dispositifs de qualification [Garçon 2015]. On constate aussi que des pratiques de consommation régionalisée de produits locaux se sont maintenues et ont permis de perpétuer certaines productions [Delfosse & Le Gall 2018]. Il en est ainsi de la consommation de viande pour les habitants de deux territoires auvergnats qui, dans la reconnaissance de certaines formes de typicité des produits locaux -la race charolaise par exemple dans le Bourbonnais-, reconnaissent le rôle des agriculteurs dans la vitalité sociale du territoire [Vollet & Said 2018]. Enfin certains produits de terroir suscitent un renouvellement des dynamiques culturelles autour de produits identitaires pour les territoires [Delfosse 2011, 2016]. Ces travaux révèlent certaines pratiques et dynamiques sociales spécifiques autour de l’alimentation dans les territoires ruraux, qui prennent sens autour d’objets intermédiaires tels que l’arbre [Garçon 2015], de patrimoines communs réinvestis dans des démarches d’attachement aux lieux, voire de problématiques partagées comme celle de l’accessibilité à l’alimentation [Delfosse 2019].
5Cette étude a été menée à l’échelle de la commune dans une approche microsociale. Nous questionnons dans une première partie les manières spécifiques de relier l’agriculture, aux agriculteurs, au paysage et à l’alimentation dans des contextes d’enquête contrastés, ruraux et/ou périurbains. Nous analysons ensuite les stratégies d’approvisionnement alimentaire, lesquelles révèlent les enjeux de mobilité et d’accessibilité à l’alimentation en milieu rural. Le propos s’achève sur les figures de la construction sociale d’un rapport à la transition alimentaire, à l’interface entre l’urbain et le rural, dans un échange de normes et de savoirs.
6Nous avons dans ce dispositif pris le parti d’une approche microsociale à l’échelle de la commune afin d’une part de pouvoir contextualiser les enquêtes, et d’autre part, tenter de saisir la diversité des pratiques et représentations. Une méthodologie commune d’enquête auprès des habitants a été mise en place dans deux territoires périurbains et ruraux proches de Lyon : le territoire du Parc Naturel Régional du Pilat, situé entre Lyon Saint-Etienne et Annonay, et le territoire de la Boucle du Rhône en Dauphiné, à l’Est de Lyon. Deux communes, l’une rurale et l’autre périurbaine, ont été sélectionnées dans chaque territoire afin d’illustrer des dynamiques sociodémographiques distinctes. L’enquête a ainsi été conduite sur les communes de Marlhes et Saint-Paul-en-Jarez pour le territoire du Pilat, et de Villette-d’Anthon et Sermérieu pour le territoire de la Boucle du Rhône en Dauphiné.
Carte 1 – Une enquête conduite dans quatre communes
Source : Fond de carte : Les contributeurs d’Osm. Données : INSEE RP 2015. Réalisation : JBB/La géothèque
7Au-delà de la distinction entre rural et périurbain, notre panel de quatre communes révèle des réalités contrastées de représentations des catégories socio-professionnelles et de dynamique sociale. Marqué par une évolution forte, du village à la petite ville périurbaine, Villette-d’Anthon présente un taux de pauvreté faible, les classes moyennes et supérieures y prédominent. Saint-Paul-en-Jarez est caractérisée par une composition hybride entre des formes d’urbanisation ancienne de quartiers populaires – le « bas » en fond de vallée du Gier –, le développement entre 1970 et 1990 du « haut » pavillonnaire. A Marlhes, l’habitat est dispersé dans différents hameaux, les bassins de vie sont tournés vers Saint-Etienne et Annonay et la dynamique sociale semble distendue. Une plus grande vitalité sociale et démographique s’observe à Sermérieu, avec des formes d’attachement à la commune et un maillage de services à l’échelle du secteur de Morestel. L’agriculture et les paysages agricoles sont également très différents : plaine où prédominent les grandes cultures à Villette-d’Anthon, paysages vallonnés et agriculture diversifiée à Saint-Paul-en-Jarez ainsi qu’à Sermérieu (viticulture, arboriculture, polyculture-élevage ou grandes cultures), et plateau avec surtout des exploitations laitières à Marlhes. Dans chacune de ces communes, se trouvent des agriculteurs qui valorisent en direct leur production (vente directe à la ferme, magasins de producteurs, marchés), et d’autres qui s’inscrivent dans des filières longues, en agriculture biologique ou non.
- 2 Nous remercions l’ensemble des personnes ayant participé au déploiement de cette démarche d’étude : (...)
8Dans chacune de ces communes, par l’intermédiaire de personnes facilitatrices, nous avons élaboré un échantillon de 7 à 11 habitants, le plus diversifié possible en termes d’âge, de catégorie socio-professionnelle et d’origine. Avec ces personnes, nous avons conduit des entretiens semi-directifs longs portant sur les trajectoires de vie, sur le rapport à l’agriculture, à l’alimentation et au territoire, tout en questionnant à la fois leurs pratiques et leurs représentations. Toutefois, à l’exception de la commune de Marlhes où nous avons réussi à mobiliser un panel composite, notre échantillon, composé de personnes concernées et intéressées par cette problématique agricole et alimentaire, n’était pas suffisamment représentatif de la diversité des approches. Aussi, avons-nous complété ce dispositif par 60 entretiens courts réalisés à la ferme lors de l’évènement « De ferme en ferme », et en sortie d’école, de commerces, de restaurants des communes étudiées2. Dans cette démarche de recherche participative en lien avec des partenaires dans les territoires, des soirées de restitution ont été organisées afin d’échanger avec les habitants des résultats à l’issue de ces enquêtes.
9Dans toutes les communes, si les liens d’interconnaissance entre agriculteurs et habitants semblent s’être maintenus, ils ne le sont que partiellement. Ainsi, quelque 40 % des habitants interviewés en micro-trottoir à Sermérieu et Villette-d’Anthon déclarent n’avoir aucun lien avec les agriculteurs, 20 % ont des connaissances (producteurs, relations sociales), et 40 % ont des liens de proximité (famille, amis, collègues ou voisins). A Villette-d’Anthon, un projet d’installation d’un méthaniseur porté par un des agriculteurs de la commune a fait l’objet d’une forte controverse en 2018. Les modèles agricoles d’élevages intensifs et de grandes cultures prédominants sur la commune sont peu connus et mal compris des habitants si bien que la soirée d’échanges autour des résultats de l’enquête a été complexe à organiser tant le climat était fait de méfiances et de conflits sous-jacents. Grâce à un intense travail de préparation, elle a réuni 40 personnes et ouvert un espace de discussion permettant de faire dégonfler les « bulles » spéculatives des habitants craignant que les agriculteurs ne les empoisonnent et des agriculteurs craignant d’être hués et dénoncés sur la place publique. « Comprenez-nous, s’exprimait une habitante. Quand on voit une chèvre dans un pré, on sait à quoi ça sert. Mais quand on vous voit avec vos tracteurs, on ne sait pas ce que vous faites et pourquoi vous le faites. Parfois même on n’arrive pas à reconnaître ce que vous cultivez ! ».
- 3 Conférence gesticulée de Laurent Delatouche, Isara, 2018
- 4 L’hirondelle est évoquée dans sept entretiens dans les quatre communes.
10Dans les autres communes, les relations sont moins conflictuelles. Une forte sensibilité aux dimensions sociales et économiques du travail agricole et du revenu des agriculteurs, se dégage des entretiens. Les agriculteurs sont perçus comme les « voisins qui ne s’arrêtent jamais ». Ces sujets sont aisément évoqués et discutés avec les agriculteurs eux-mêmes. En revanche, on perçoit davantage d’incompréhension des habitants face à une modernisation perçue comme subie, tant par les agriculteurs que pour eux en tant que consommateurs : agrandissement des exploitations, renouvellement des bâtiments, du matériel agricole, monocultures… Même en agriculture biologique ou en circuits courts, les habitants relèvent le caractère « industriel » des exploitations. Le « paravent bucolique »3 que peuvent plus aisément entretenir les citadins semble ici voler en éclat. L’impact de l’agriculture sur les paysages et sur la biodiversité est le deuxième sujet d’incompréhension, qui se cristallise autour de la suppression des haies, ou encore des hirondelles, des insectes qui font figure de bio-indicateur de l’érosion de la biodiversité4. Si quelques habitants ayant des liens proches aux agriculteurs maîtrisent les sujets techniques agricoles, une grande partie des interviewés ne connaît et ne comprend pas les pratiques des agriculteurs voisins. De nombreux petits sujets de tensions, comme l’ambroisie dans le champ en-dessous, ou « l’arbuste au fond du jardin est mort à cause de l’agriculteur voisin qui traitait », sont passés sous silence dans les relations de voisinage au risque d’éclater au grand jour quand un projet agricole soumis à enquête publique fait émerger la controverse : il en est ainsi de l’installation d’un poulailler sur la commune de Marlhes. En revanche, les pratiques agricoles et l’impact de l’agriculture sur les paysages peuvent faire partie du contrat social du mangeur avec « ses producteurs » dans l’acte d’achat.
11Se dégage ainsi une partition souvent nette dans le discours des interviewés entre l’expression du mangeur dans son rapport à ses producteurs et celle du résident dans ses rapports au voisin agriculteur. Le voisin agriculteur est rarement le producteur. On perçoit des formes de mise à distance par le résident de pratiques agricoles qu’il préfère ne pas voir, ce qui questionne quant aux effets paradoxaux de l’apparente proximité plus forte entre agriculteurs et résidents en contexte rural. En témoigne le discours de cette habitante interrogée à Sermérieu, qui pourtant s’approvisionne en grande partie en vente directe : « Moi qui marche beaucoup du coup, je revois quand même des choses qu’on voyait plus : coquelicots, bleuets, … il reste encore pas mal d’améliorations à faire, mais je pense quand même qu’on a pris un peu plus conscience du mal qu’on fait. Je pense que certains agriculteurs ont changé leur mode de… leurs pratiques. Sur Sermérieu non, mais certains oui. Ils mettraient moins de pesticides, ou pas les mêmes. »
12A la dualité parfois conflictuelle dans les campagnes entre « l’habiter » et le « produire » [Mormont 2009], une volonté de séparer « habiter » et « se nourrir » s’adosserait-elle ainsi ? Pas tout à fait au regard de certaines trajectoires d’habitants pour lesquels se nourrir, habiter à la campagne et s’impliquer dans la dynamique territoriale sont saisis dans un même ensemble ; au risque parfois de désillusions.
13Dans les territoires ruraux, l’accessibilité des lieux d’achats reste une composante déterminante des stratégies d’approvisionnement alimentaire. Nous en proposons une lecture à partir de l’analyse spatiale des stratégies d’achats alimentaires des habitants de Marlhes, commune de moyenne montagne entre Saint-Etienne et Annonay.
14Les différents lieux d’achats alimentaires s’organisent selon trois cercles de distance-temps au centre de la commune.
- 5 Nous avons pu observer ce phénomène sur d’autres territoires.
15Dans un premier cercle, à une distance-temps n’excédant guère 10 minutes, se trouvent les commerces de proximité : boucheries, boulangeries, primeurs et petites épiceries. Comme la commune de Marlhes est très étendue et que l’habitat est dispersé en hameaux, ce premier cercle est multipolarisé autour des centres-bourgs de Marlhes, Saint-Genest-Malifaux, Riotord. Dans ce premier cercle, les achats alimentaires se font dans des commerces installés ou itinérants, l’itinérance continuant de jouer un rôle important dans les communes rurales [Massal et al. 2019, Delfosse 2019]. La relation au commerçant « sympathique », « antipathique » paraît centrale dans le choix du lieu d’achat. Ainsi, cet habitant souligne-t-il : « Dans ce phénomène de … d’achats alimentaires, il y a aussi cette notion de relations… de rencontres ». Pour les commerces itinérants, l’origine du commerçant est qualifiante, et on retrouve des liens historiques à des bassins de production avoisinants reconnus pour certains produits5. Ainsi, à Marlhes, les marchands de fruits et légumes qui viennent chaque dimanche sont originaires d’Ardèche, le boucher, quant à lui, est de Haute-Loire. Ce n’est d’ailleurs pas l’origine du produit -celui-ci étant désigné par le goût ou la fraîcheur- mais bien l’origine du commerçant qui est significative pour les interviewés.
Carte 2 – Lieux d’achats alimentaires des habitants interviewés à Marlhes
Source : Les contributeurs d’OSM. Données : Lucile Guirimand, Perrine Vandenbroucke, enquêtes de terrain réalisées en 2018. Réalisation JBB/La géothèque 2019
16Les habitants, confrontés à la relative rareté des commerces alimentaires en milieu rural, expriment une forme de devoir à l’égard de ces commerçants, qui font « l’effort de venir s’installer », ou de venir sur leur commune : « Bah parce qu’il se déplace et qu’il vient nous voir quoi. Plutôt que d’aller ailleurs quoi ! ». Pour certaines personnes âgées non véhiculées, ce service de proximité revêt une importance majeure. En dehors d’approvisionnements occasionnels assurés par leur famille dans les grandes surfaces voisines, ces personnes s’approvisionnent dans ces commerces locaux. On peut ainsi les qualifier de véritable service de proximité. En revanche, d’autres habitants, plus jeunes, les utilisent en complément d’achats effectués en grande surface, ou à la ferme et dans les magasins de producteurs : ils y achètent notamment viande, fruits et légumes et pain.
17Dans un second cercle, situé à une distance-temps de 12 à 20 minutes, on repère quelques lieux d’achats où les habitants se rendent explicitement pour faire leurs achats alimentaires, à une fréquence hebdomadaire. Ce sont des grandes surfaces que les habitants fréquentent parce que c’est grand et qu’on y trouve plus de références, à des prix plus intéressants avec, de surcroît, d’autres services (coiffeur, pressing, …). Certains se rendent également au magasin de producteurs « Le Quart d’Heure Paysan » à Planfoy : « Voilà, moi j’aime acheter les produits locaux dans la mesure du possible donc je vais au Quart d’Heure Paysan. J’achète le bio le plus que je peux, mais bon ça a un coût, donc je fais des arbitrages ».
18Se maintiennent aussi quelques pratiques d’achats en gros qui entraînent des déplacements occasionnels à la ferme : « C’est vrai que j’ai une ou deux maisons où je vais. Peu parce que, comme je suis tout seul… C’est vrai qu’un lapin… Je passe tout au congel. », « Bah là on monte acheter les fraises là-haut. Pour faire des confitures. ». Mais peu d’habitants évoquent des achats réguliers dans les fermes avoisinantes. Une jeune maman souligne l’avoir fait pendant son congé maternité, mais en mentionne la limite « ça fait trop de lieux on se disperse, on n’y arrive pas ». Ainsi, les habitants de ces communes rurales sont conduits à opérer des arbitrages en matière d’achat alimentaire en fonction de la dispersion des lieux de vie et des impacts en termes de mobilité.
19Au final, s’impose un important panachage entre de l’autoproduction, l’achat d’animaux vivants ou morts, et différents lieux d’approvisionnement auxquels sont associées des fréquences d’achats variables (achats hebdomadaires, bisannuels) : « Euh… on achète tout ce qui est primeur on trouve bien sur Marlhes, on ne prend pas trop en grande distribution. Un peu mais pas trop. Sinon, le reste c’est que quasiment de la grande distribution. Enfin, on produit pas mal de notre jardin, euh... et en viande euh... on tue un cochon. Comme pas mal de gens à la campagne. Et la viande on achète des moitiés de veaux au paysan de par ici. ». Les personnes non véhiculées sont toutefois dépendantes d’autres personnes pour diversifier leurs modes d’approvisionnement.
20Enfin, parmi les actifs, beaucoup s’approvisionnement à proximité de leur lieu de travail. Ce troisième cercle est composé des lieux d’achats liés aux deux ou trois bassins de vie vers lesquels sont tournés les habitants : Saint-Etienne, Annonay et Sainte-Sigolène. La concentration de l’offre, les services drive, la praticité, l’organisation familiale, voire l’envie de « sortir un peu de la campagne » font partie des arguments qui motivent ces achats dans les grandes surfaces, et parfois dans les magasins de producteurs des villes avoisinantes.
21Les stratégies d’approvisionnement alimentaire sont ainsi étroitement inscrites dans les mobilités des habitants et des commerçants, des mobilités qui peuvent être contraignantes et qui sont souvent vécues comme telles.
22Les habitants du rural participent des interrogations actuelles sur l’alimentation.
23« Faire attention », « être sensibilisé à », ces notions reviennent très régulièrement dans les entretiens. Elles révèlent des interrogations sur l’alimentation dont les moteurs sont triples. Les habitants évoquent une inquiétude sur la santé, avec souvent des bifurcations dans les pratiques alimentaires déclenchées par la maladie d’un proche ou l’arrivée d’un enfant. Une méfiance quant à l’organisation des systèmes alimentaires est, par ailleurs, perceptible, plus ou moins documentée selon les habitants (lobbys, rémunération des agriculteurs). Enfin, les habitants relient leurs changements de pratiques à des préoccupations écologiques, renvoyant plutôt aux enjeux globaux (changement climatique, kilomètres parcourus par les aliments, etc.).
24Bien qu’inscrite dans une forme de « globalisation », tant économique, écologique que des savoirs [Mormont 2009], cette réflexivité sur l’alimentation est rattachée par les interviewés aux liens intergénérationnels. Ces derniers sont déclencheurs de changements de pratiques : « au niveau des pesticides, je fais attention depuis l’arrivée de mon fils » ; « Nos enfants aiment bien manger des produits bio, donc c’est eux qui nous ont amenés petit à petit… ». Mais cette réflexivité est aussi affirmée comme un héritage revendiqué : « ma mère faisait déjà attention, c’est quelque chose dont j’ai hérité » ; mais aussi comme un patrimoine à transmettre, avec différentes interrogations sur l’éducation des enfants : « c’est un sujet qui concerne les générations futures, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi ».
25Ces interrogations participent des recompositions des pratiques qui s’organisent autour de trois composantes et ne sont guère différentes de la ville à la campagne. La première, « manger sainement », fait référence à une diversification de l’alimentation, cuisiner et éviter les plats préparés, et parfois par le choix de produits en agriculture biologique. La deuxième porte sur les pratiques d’achats alimentaires, avec un rejet maintes fois formulé de la grande distribution « si je peux m’éloigner le plus possible de la grande distribution, je suis contente ». Enfin, les habitants sont en recherche d’information, de documentation, ce qui montre l’importance des médias dans ce mouvement.
26La recherche de confiance ou de « réassurance » se déploie de manière variable selon les contextes et les personnes. Alors que dans les entretiens à Villette-d’Anthon, plusieurs interviewés se réfèrent à l’agriculture biologique, dans les contextes plus ruraux, la confiance est davantage accordée au local ou au commerce de proximité ; la confiance dans le producteur, dans un commerçant, un boucher est plus grande que dans « un cahier des charges ». « Ben, moi quand je vais chez mon boucher, c’est écrit qui lui a vendu la viande… enfin à qui il a acheté la viande, la plupart du temps. Le Quart d’Heure Paysan, les producteurs, j’en connais une bonne partie ». En effet, comme l’a souligné Cristina Kutjuk-Delgado dans l’étude menée dans le Roannais, l’habitant ayant perdu la connaissance sur le produit, accorde une grande confiance au « spécialiste », boucher, primeur, producteurs [Kutjuk-Delgado 2018].
27Mais cette réflexivité sur l’alimentation peut aussi dans certains entretiens, notamment en contexte rural, donner une nouvelle légitimité à des pratiques existantes qui se référent bien souvent à un registre domestique. Ainsi cette dame âgée trouve-t-elle dans le discours de sa belle-fille végétarienne stéphanoise, une justification à ses propres pratiques alimentaires, telle l’habitude de manger de saison, de cuisiner des produits frais… « sauf pour la viande, ça on continue d’en manger ! ».
28Représentations et pratiques circulent donc entre villes et campagnes. On perçoit de l’emprunt et de la transposition, comme pour ce retraité de Villette-d’Anthon : « Potager city c’est notre fille, qui prenait ça à Paris. Donc on a dit, bah tiens c’est drôlement bien, donc on a cherché… alors c’est vrai qu’on n’en trouve pas partout, des Ruches-qui-dit-oui, des AMAP, on n’en trouve pas énormément dans le secteur […]. Alors donc on a trouvé, cette ferme qui est à Saint-Maurice-de-Gourdans, dans l’Ain, à 10 km ». Le discours de ce retraité, ayant déménagé plusieurs fois dans sa trajectoire de vie, témoigne du caractère relatif et socialement construit des proximités entre agriculteurs et habitants, celles-ci étant réinterrogées à l’aune des circulations des personnes et des idées. Mais la transposition entre ville et campagne se heurte à certaines limites dont la difficulté à retrouver les modèles de distribution alimentaire urbains, ce qui suppose des ajustements de pratiques. D’ailleurs, dans plusieurs entretiens, à Marlhes et à Sermérieu, on distingue la volonté de se distinguer d’une mouvance autour de la transition alimentaire, comme ce couple de retraité : « Ah bah souvent c’est des produits locaux… le fromage je parle ! Bah si les légumes aussi parfois… […]. Mais on ne fait pas partie d’une AMAP ! Non, non ! On achète à l’épicerie ». Cette mise à distance d’une pratique est aussi celle d’une perception de certains phénomènes de catégories sociales dans lesquelles se reconnaissent ou non les personnes, ce qui détermine les pratiques d’achat. Ainsi, le magasin de producteurs de Planfoy est, dans certains entretiens, classé au rang de ces pratiques réservées à une catégorie aisée et vient s’opposer au « prix raisonnable » : « Il y en a un à Planfoy, le marché paysan, un truc comme ça. Mais les produits sont assez élevés… les prix. Et ce n’est pas justifié quoi […] par rapport aux boucheries traditionnelles ». Si cette problématique du prix vient questionner les formes et modalités d’accessibilité à une alimentation de qualité pour les habitants des territoires ruraux [Delfosse 2019], elle rappelle aussi l’importance des classes sociales dans la structuration des pratiques de consommation [Laferté 2019].
29Creuset de cultures et de patrimoines individuels et collectifs, l’alimentation reste étroitement empreinte de différentes formes de transmissions. En cuisine d’abord, les « odeurs d’enfance », les recettes familiales, « les haricots extra-fins du petit casino de ma grand-mère » sont autant de figures d’attachement qui révèlent la dimension personnelle de l’alimentation intimement liée à des formes de transmission et expériences de vie. Mais les pratiques alimentaires s’inscrivent plus largement dans un vaste ensemble de savoir-faire dont on observe, en milieu rural, le maintien et la transmission, voire le réinvestissement : cuisiner, conserver les aliments, tuer les animaux vivants, transformer la viande d’un demi-cochon ou d’un demi-veau, cultiver ses légumes, chasser, aller aux champignons.
30Autour du végétal, le réinvestissement de pratiques, de trocs et d’échanges participe à l’ancrage territorial de néo-ruraux qui font le choix de venir « vivre à la campagne » comme pour cette habitante de Villette-d’Anthon. « On a un petit potager, de 25m2, et la nounou qui a gardé mes filles jardine aussi, donc on est beaucoup à échanger des choses. Là, par exemple, j’ai ramassé des kilos et des kilos de pommes, des tomates j’en ai acheté un peu, puis j’ai fait des sauces tomates. J’aime bien ce concept de glaner, de récupérer ce qui pourrait se perdre, de faire du troc, et puis de faire des conserves des choses de saison qu’on peut ressortir l’hiver : des fruits au congel, la compote, la sauce tomate, les haricots ».
31Plusieurs travaux sur d’autres territoires ont également souligné ces réinvestissements, notamment autour des jardins collectifs [Durandard 2016, Brighi 2018]. Le jardin collectif constitue une bonne illustration des dynamiques d’hybridation entre le rural et l’urbain. S’ils étaient rares en milieu rural, ils tendent à s’y développer et à devenir des lieux d’échanges de pratiques. La commune de Sermérieu dispose par exemple de quelques parcelles de jardins familiaux : « Je viens faire mon tour, j’aime bien, parce que déjà j’aime bien le jardinage, toucher la terre j’adore ça ; puis voir les gens ce qu’ils mettent ben ça me donne des idées pour moi. Ou peut-être que je peux en donner. C’est intéressant quand on voit les gens qui plantent une tomate, un œillet d’inde. C’est marrant et puis remarque ça fait joli ! ».
- 6 Si cette spécificité se maintient il faut toutefois la relativiser : parmi les 35 personnes intervi (...)
32En revanche, une dynamique plus spécifique au contexte rural s’affirme autour des produits d’origine animale. La chasse en est une première figure : elle implique la transmission d’un ensemble de pratiques de transformation, de cuisine et de recettes spécifiques, mais c’est le cas également pour l’achat d’animaux entiers6. Les pratiques de transformation d’un porc, d’un veau… font l’objet de réappropriation et de nouvelles formes de transmission entre amateurs et professionnels, comme pour cet habitant qui a grandi dans le périurbain avant de s’installer à Sermérieu : « Moi je fais mon saucisson, mon pâté, ma charcuterie. [On achète le cochon chez un agriculteur bio […]. Puis, ça fait maintenant plus de 20 ans qu’on le fait avec des copains, on a appris avec un charcutier, il nous a refilé ses recettes ».
33Enfin, une dernière composante spécifique se dégage : le réinvestissement d’un patrimoine construit autour d’anciennes pratiques agricoles « revisitées », voire folklorisées ainsi qu’autour de produits de terroir ou d’un produit faisant sens localement : « On avait fait une fête de la patate à… Thirieu-Courtenay, et ben les gens ils ramassaient derrière le cheval. Ils avaient fait venir une belle arracheuse, puis les gens ramassaient ! ».
34Si dans ces territoires ne s’affirme pas de lien spécifique des habitants à un patrimoine alimentaire local, tel que cela peut se dégager autour de produits de terroir, la dimension patrimoniale de l’alimentation s’impose dans le réinvestissement de savoir-faire pluriels, ou parfois d’objets qui participent à créer de nouvelles formes d’ancrage comme cette habitante qui s’inscrit dans une dynamique de réseau autour des semences paysannes. La biodiversité domestique participe ainsi de nouvelles formes d’ancrage, qui transcendent souvent l’urbain et le rural [Delfosse 2016 et 2019, Garçon 2016].
35Au même titre que dans les espaces urbains, l’alimentation et l’agriculture font l’objet de dynamiques fédératrices et créatrices de lien social, avec toutefois des différences selon les communes enquêtées.
36« Consommer local est un moyen de s’engager, c’est porteur de valeurs, mais ce n’est pas suffisant pour nous. On a participé à la journée de ramassage des déchets, on essaie de regarder ce qui se passe sur la commune ». Comme le souligne cet extrait d’un entretien avec une jeune femme récemment installée à Sermérieu, les choix de pratiques alimentaires s’inscrivent plus largement pour certains dans un « mode de vie » global, et appellent à être étroitement connectées à d’autres dimensions : attachement au territoire, adoption d’un ensemble de pratiques telles que le recyclage ou le compostage, l’engagement dans les dynamiques sociales locales. D’autres vont privilégier les initiatives collectives autour de l’alimentation. A Saint-Paul-en-Jarez, nous avons rencontré plusieurs porteurs de projets engagés à différents titres autour de l’alimentation : pour la création d’un marché de producteurs ou d’une AMAP, ou encore l’organisation d’ateliers de cuisine participative visant à valoriser l’interculturalité au centre social. Ces démarches sont support de lien sociaux entre de nouveaux habitants et ceux qui sont originaires de la commune, entre habitants de différentes origines culturelles et sociales, entre les habitants et les 28 agriculteurs en activité sur la commune : « On a des contacts assez amicaux en fait avec les producteurs dans le sens où tous les ans, on essaie de faire une manifestation de l’AMAP avec… l’un des producteurs en fait nous invite chez lui sur son exploitation, nous fait visiter l’exploitation à tous les adhérents ». De plus, les habitants engagés dans ces projets sont amenés, par les nouvelles relations créées, à s’inscrire dans des dynamiques de réseaux élargis autour de l’alimentation dans les territoires environnants et souvent en réseau avec les villes voisines.
37Dans d’autres contextes comme à Marlhes ou à Villette-d’Anthon, les dynamiques sociales à l’échelle communale sont plus distendues, multi-polarisées ou caractérisées par des clivages sociaux ou générationnels. Les habitants individuellement peuvent alors se rattacher à d’autres « foyers » dans des villages environnants, comme une épicerie solidaire située dans un village voisin pour cette habitante rencontrée à Villette-d’Anthon.
38On retrouve de telles démarches dans d’autres territoires autour d’épiceries et de cafés associatifs, voire de conciergeries rurales centrées sur l’alimentation [Delfosse 2019]. A l’image de ce qui s’observe en milieu urbain, l’alimentation, tantôt posée comme finalité, tantôt simple objet de transition pour créer du lien social, participe au maillage de réseaux sociaux à l’échelle communale et supra-communale. Ces démarches collectives constituent le terreau d’un réseau citoyen dont nous avons pu observer l’importance pour la dynamique de transition agroécologique dans le territoire du Pilat [Vandenbroucke et al., 2019].
39Alors que les sociologues soulignent l’enjeu d’inscrire les pratiques alimentaires dans un ensemble de dispositifs matériels, de savoirs, d’activités, de significations sociales qui se construisent et se stabilisent dans le temps [Dubuisson-Quellier & Plessz 2013], le contexte rural impose différentes spécificités : un rapport très paradoxal de proximité géographique à l’agriculture et aux agriculteurs, des contraintes logistiques plus fortes d’approvisionnement, la pérennisation de savoirs et savoir-faire autour de la viande en particulier. Mais cette construction sociale se fait dans un rapport dialectique aux villes voisines et aux dynamiques sociétales globales : en témoignent l’affirmation d’une réflexivité autour de l’alimentation, le réinvestissement de pratiques et savoir-faire autour du végétal ou encore les dynamiques sociales émergentes autour de l’alimentation. Ainsi, le rapport des habitants à l’agriculture et l’alimentation puise dans plusieurs échelles socio-spatiales, mais reste profondément tributaire de dynamiques sociales, variables d’un territoire, voire d’une commune à l’autre. Le rapport construit à l’alimentation et à l’agriculture, mêlant ancrages et circulations, réinterroge ainsi les manières d’habiter les territoires ruraux et périurbains à l’aune de l’impact spatial des pratiques alimentaires [Brand 2015]. Il conviendrait de creuser en parallèle les différences liées aux catégories sociales. En effet, s’il faut remettre du territoire dans le social [Laferté 2019], il faut également remettre du social dans le territoire notamment autour d’un sujet tel que l’alimentation.