1En 2011, L’Éthiopie a lancé l’édification sur le Nil bleu du Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne — la 2e retenue en Afrique — et déclenché la colère du président Morsi. Au nom des « droits historiques » de l’Égypte, il a menacé de bombarder le chantier et de soutenir des fronts adversaires d’Addis Abäba. L’ancien ministre égyptien Boutros-Ghali — alors secrétaire général de l’ONU — n’avait-il pas prédit que « la prochaine guerre dans la région [se déroulerait] sur les eaux du Nil » [Ayeb 1998]. Alors que douze États se partagent le bassin de 3 M de km2 (le 4e au monde) du Nil bleu (Bahr el-Azraq) et du Nil blanc (Bahr el-Abiad), seules l’Égypte et l’Éthiopie s’affrontent pour le partage de leurs eaux. L’Égypte n’a toutefois pas protesté lorsqu’en 2009, le Soudan a édifié la retenue de Méroé, ni quand l’Ouganda avait agrandi en 1990 le barrage des Owen Falls, construit sous protectorat britannique. Est-ce par solidarité entre Arabes que les Égyptiens n’ont pas réagi quand le Soudan a annoncé l’implantation de 4 réservoirs entre Khartoum et Assouan ? Leur hostilité à l’Éthiopie réactive un conflit de prééminence entre les deux plus anciens États d’Afrique du Nord-Est, l’un à la source du Nil et l’autre au delta. En février 2015, en prélude à l’accord éthio-soudano-égyptien du 23 mars 2015, le ministre égyptien des Affaires étrangères était accompagné à Addis Abäba par le patriarche copte. Pensait-il fléchir ainsi l’Éthiopie dont l’Église nationale, bien qu’autocéphale depuis 1952, reconnaît l’autorité morale du pape copte dont on connaît la situation difficile en Égypte ? La querelle des eaux du Nil n’est donc qu’un des facteurs, parmi d’autres, d’une rivalité ancienne et multiforme.
2Le rappel des données hydrographiques et démographiques explique les raisons de la montée des tensions parmi les riverains du Nil bleu plutôt que le long du Nil blanc. La fameuse formule d’Hérodote « l’Égypte est un don du Nil » demande à être réécrite : un « don de l’Éthiopie » [Gascon 2004]. En effet à Assouan, 86 % du débit du fleuve provient du Nil bleu et, depuis l’Antiquité, on sait que son régime est lié aux abondantes précipitations estivales qui arrosent les hautes terres éthiopiennes. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, qu’au delà des marais du Sudd où il se perd, on a « découvert » les sources du Nil blanc dans les montagnes proches de l’Équateur. Réunies à Khartoum, les deux branches du fleuve allogène traversent le Sahara où il subit une évaporation si intense qu’il devient « un nain hydrologique » [Béthemont 1999]. Toutefois, depuis le remplissage du lac Nasser en 1970, l’Égypte a transféré à sa frontière, en Nubie, les sources du Nil, le fleuve-mer qui fournit 95 % de ses besoins en eau. Elle n’est plus soumise à l’alternance des « bons et mauvais » Nil et désormais, ses vaches sont toujours grasses. Or, l’Égypte doit compter avec les besoins des États en amont en plein essor démographique dont les besoins ne font que croître. En 2003, l’ensemble Égypte, Soudan, Éthiopie et Érythrée comprenait 186,2 Mh ; en 2013, il atteint 223,7 Mh et il devrait atteindre 407 Mh en 2050. En 2003, l’Égypte comptait 72,1 Mh et l’Éthiopie, 70,7 Mh, mais en 2013, l’Égypte (84,7 Mh) est dépassée par l’Éthiopie (89,2 Mh) et en 2050, cette dernière sera, avec 178 Mh, le 2e État le plus peuplé d’Afrique loin devant l’Égypte (126 Mh). La population de l’ensemble des États du Nil doublera entre 2013 (376 Mh) et 2050 (800 Mh).
Tableau 1 – Population des États du Nil en 2013 et prévisions pour 2050 (Population & Sociétés, 2013)
3Quoique coupée de cataractes, la vallée du Nil met en relation, à travers la barrière saharienne, l’Afrique tropicale humide avec la Méditerranée et le monde Arabe. Jusqu’au début du XXIe siècle, aucun État ne pouvait contester l’hégémonie de l’Égypte en Afrique du Nord-Est. Outre sa puissance économique, démographique et militaire, elle affichait une image forte, produit de représentations sociales ancrées dans une longue histoire marquée par ses monuments, son prestige intellectuel et religieux. Depuis des millénaires et jusqu’en 1970, toute la vie des Égyptiens était suspendue au nilomètre d’Assouan qui mesurait le niveau des hautes eaux du Nil à leur entrée en Égypte. Musulmans et coptes observent, toujours, l’antique fête de l’arrivée des hautes eaux, origine du calendrier copte. Le Nil n’est plus un Dieu, mais on pratique toujours des cultes « païens » tout le long de son cours [Fogel 1997]. En Éthiopie, sa source porte un sanctuaire et il est assimilé au fleuve Geyon du Paradis terrestre, et le lac Tana, qu’il traverse, au lac de Tibériade [Gascon 2006]. Selon un mythe appartenant à la mémoire populaire et remontant, dit-on, aux persécutions contre les Coptes au Xe siècle, le negus éthiopien détournerait (ou interromprait) le Nil si les sultans égyptiens s’en prenaient aux chrétiens. En conséquence, les Égyptiens ont réactivé une vieille crainte : le Grand Barrage rend possible le mythe du détournement par l’Éthiopie du fleuve-mer et la « fin » de l’Égypte.
4Cette contribution comprend deux parties : tout d’abord, sera abordée la question du partage et de l’utilisation des eaux du Nil : à qui appartiennent-elles ? Ensuite, on traitera la « revanche » des États détenteurs des sources d’un cours d’eau multinational, le Nil, un fleuve chargé de sens. Ils remettent en question la position dominante égyptienne dans l’équilibre géopolitique en Afrique du Nord-Est. La conclusion, sera consacrée à l’éventualité d’une guerre de l’eau pour le Nil.
5Jusqu’à la décolonisation du continent africain, les Européens ont considéré l’Éthiopie indépendante, comme une anomalie. Même victorieuse à Adwa (1896) et membre de la SDN (1923), ils tentèrent de limiter sa souveraineté sur son territoire et ses ressources. Paradoxalement, en lui déniant tout droit sur les eaux du Nil, ils faisaient du mythe de son détournement une menace tangible. La Grande-Bretagne inscrivit dans le traité de 1902, fixant la frontière éthio-soudanaise, une clause interdisant à l’Éthiopie d’entreprendre, sans son autorisation, aucun ouvrage en amont sur l’Abbay (Nil bleu). L’accord tripartite de 1906, qui prévoyait, en cas de troubles, la division de l’Éthiopie en trois zones d’influence entre France, Italie et Royaume-Uni, reconnut à ce dernier des droits sur le bassin supérieur du Nil. En 1925, Italiens et Britanniques se partagèrent l’usage des eaux du Gash, affluent du Nil, sans consulter l’Éthiopie. En 1935, le plan Laval-Hoare accordait à l’Italie, l’agresseur, une grande portion du territoire éthiopien tandis que la Grande-Bretagne affirmait son droit sur le Nil. Exclue en 1929 de l’accord égypto-soudanais de partage des eaux du Nil, l’Éthiopie fut écartée de la négociation de 1959 qui préparait la construction du barrage d’Assouan. En mai 2000, inaugurant la sucrerie de la plantation en aval de la centrale de Fintchaa, le président éthiopien, dénonça les protestations étrangères contre cet aménagement, somme toute modeste (2 000 ha irrigués par un affluent de l’Abbay).
6L’Égypte a bénéficié dans l’Europe du XIXe siècle, de son image de « grande civilisation ». Méhémet-Ali et ses successeurs ont attiré ingénieurs, capitaux et conseillers étrangers afin d’entreprendre les travaux d’hydraulique. Avec la Turkiya, la conquête du Soudan ils fondèrent Khartoum en 1823. Battus par les Éthiopiens, dans l’actuelle Érythrée en 1875 et 1876, les Égyptiens reculèrent devant l’insurrection du Mahdi au Soudan (1881). La Grande-Bretagne, soucieuse de garantir son approvisionnement en coton et la route des Indes, imposa alors son protectorat à l’Égypte (1882-1929). Les Mahdistes, ayant pris Khartoum défendu par Gordon, en 1885, elle s’allia avec l’Éthiopie mais, après la reconquête de la capitale et du Soudan et l’arrêt des ambitions françaises à Fachoda en 1898, elle évinça les Éthiopiens du Nil blanc. Les Britanniques tenaient, en effet, au contrôle de la route du Cap au Caire et du bassin supérieur du Nil afin d’assurer la pérennité de leurs investissements cotonniers en Égypte puis, après 1925, au Soudan. Dans le Soudan du condominium anglo-égyptien, l’Égypte, pourtant en situation de subordination, reçut annuellement au traité de 1929, 48 km3 des eaux du fleuve et le Soudan, seulement 4 km3. C’était la compensation que le Royaume-Uni, parrain du traité, lui offrait en échange du maintien de ses garnisons sur le canal de Suez, de sa renonciation au Soudan et de la construction du barrage de Roseires (1925) sur le Nil bleu. Cet ouvrage, destiné au développement du périmètre de la Gezireh, a été édifié à la frontière éthio-soudanaise sans concertation avec l’Éthiopie. Dans la presqu’île (Gezireh) aux sols fertiles, entre, à l’Est, le Nil bleu plus élevé, et, à l’Ouest, le Nil blanc, plus bas, les techniciens britanniques ont entrepris l’irrigation de 800 000 ha par gravité au prix de l’expulsion de quelques milliers d’éleveurs nomades. Immédiatement au Sud de Khartoum, elle abrite aujourd’hui plus du tiers de la population du Soudan (d’après 2011). En 1956 — année de l’indépendance du Soudan — l’URSS annonça qu’elle finançait le haut barrage d’Assouan et, à la suite du traité de 1959 signé sans l’Éthiopie, l’Égypte porta son allocation annuelle à 55,5 km3 et le Soudan, à 18,5 km3. Depuis 1970, le lac Nasser (163 km3, 3e rang mondial) emmagasine l’équivalent de deux années de hautes eaux ou d’une crue centennale du Nil. Il submerge la Nubie dont les habitants furent réinstallés à Kom Ombo, au Nord d’Assouan et à New Halfa, en aval du barrage de Kashm el-Qirba, au Sud-Est de Khartoum [Lassaily-Jacob 1989, Fogel 1997]. Ainsi, l’Égypte a-t-elle rapatrié les sources du Nil à sa frontière et conforté son hégémonie sur le fleuve et ses « droits historiques ».
7Forte de son expérience millénaire de l’irrigation et grâce aux ressources du lac Nasser, l’Égypte cultive 6 M de feddan (0,42 ha) et en récolte 14 M par la généralisation de la deuxième récolte [Ruf 1986, Ayeb 1998]. L’agriculture dispose gratuitement de 85 % des ressources hydriques qui proviennent à 95 % du seul Nil. Toutefois, dépendante à 100 % de l’irrigation, la surface agricole utile (SAU) ne comprend que 5 % du territoire national (1,001 Mkm2) : soit 0,6 ha cultivable/h ! À part le coton, dont la culture a cessé d’être obligatoire pour les fellah depuis 1994, les productions du secteur agricole ont connu un essor spectaculaire mais, entre 1950 et 2013 les Égyptiens sont passés de 20 Mh à 84,7 Mh et leur régime alimentaire s’est amélioré. Les paysans consomment en moyenne 7 à 8 000 m3/ha/an alors que 4,5 à 5 000 m3 seraient suffisants et que l’aspersion (efficace à 70 %) n’est utilisée que sur 5 % de la SAU et le goutte-à-goutte (efficace à 85 %) sur 6,5 %. L’avenir s’annonce difficile : 992 m3/h/an en 1990, mais 337 m3/h/an en 2025 [Lasserre 2010] et l’allocation journalière par habitant baisse régulièrement : 4,4 m3 en 1972, 3,03 m3 en 1986, 2,5 m3 en 1996 et peut-être 1,5 m3 en 2015 [Ayeb 1998]. En outre, urbanisation et industrialisation rongent toujours plus de terres arables autour du Caire (20 Mh en 2014), dans le delta et la vallée. L’affleurement des nappes phréatiques, notamment dans le Fayoum et le lac Qaroun, la salinisation et la pollution des eaux par les engrais, les pesticides et les effluents ont entraîné la perte, en 40 ans, de 700 000 ha bonifiés. En conséquence, entre 1960 et 1990, les importations de céréales (blé), en provenance des États-Unis, ont été multipliées par 4 en volume et par 10 en valeur, et se tiennent en moyenne à 10 Mt. On estime que 40 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et les fellah forment le plus gros contingent de ces mal lotis car le secteur agricole ne contribue que pour 14 % au PIB égyptien [Lasserre 2010, Blanc 2010]. L’Égypte, qui tarde à moderniser son système d’irrigation, dépasse régulièrement d’1 km3 son allocation annuelle. Un secteur moderne (aspersion et recyclage de l’eau) s’est développé au Sud-Ouest du delta, dans le Sinaï et en Nouvelle Nubie.
8Les officiels soudanais présentent le Soudan comme la victime des accords de partage des eaux du Nil [Khartoum 1993]. Cette vision ne résiste pas à la confrontation des faits : en 1929, l’allocation annuelle de l’Égypte était douze fois celle du Soudan, mais depuis 1959, elle n’est plus que trois fois plus importante. Le Soudan prélève 1,5 km3 en plus de sa part afin d’étendre ses périmètres irrigués à 1,8 Mha et même à 2 Mha et satisfaire les besoins grandissants de la conurbation de Khartoum et de ses industries. En 1993 toutefois, faute d’entretien, un tiers des 800 000 ha de la Gezireh était cultivé auxquels s’ajoutaient, depuis 1964, les 140 000 ha de Kashim el-Qirba sur l’Atbara [Khartoum 1993]. Soudanais et Égyptiens étaient et sont au moins d’accord sur un point : aucun État riverain, en amont, ne pouvait entreprendre un quelconque aménagement sur le Nil et ses affluents. L’Éthiopie, dont 2,2 % de la SAU est irriguée, sur un potentiel de 10 %, a surtout développé des périmètres irrigués sur le cours de l’Awash, un fleuve endoréique [Gascon 2004]. C’est l’éventualité d’une baisse de 5 % du débit du fleuve, à la suite de la construction du Grand barrage hydroélectrique sur le Nil bleu, qui a provoqué la réaction belliqueuse de l’Égypte.
9Le condominium égypto-soudanais sur les eaux du Nil n’a-t-il pas vécu ? Au nom de « droits historiques », qu’aucune instance internationale ne reconnaît [Diplomatie 2013], peut-il interdire aux États riverains et souverains de l’amont d’utiliser les eaux du bassin du Nil ? La pression est désormais trop forte, surtout si l’on tient compte du doublement attendu de la population : l’Égypte, 22,5 % des effectifs des riverains du Nil en 2013, n’en représentera plus que 15 % en 2050 (tableau 1). Les besoins des riverains du Nil, qui ne font que croître, vont encore augmenter dans les domaines de l’irrigation, de la consommation et de l’énergie. Par un singulier paradoxe de l’histoire, les détenteurs des sources – des États enclavés et restés en dehors des courants d’échange – se retrouvent, en quelque sorte, dans la position d’un émirat où l’on vient de découvrir des hydrocarbures. Égyptiens et Soudanais font l’expérience du downstream complex (Tony Allan), né de la dépendance vis-à-vis de populations d’amont qu’ils se représentent moins civilisées car ne maîtrisant pas l’irrigation [Khartoum 1993] ! Ils assument ainsi l’héritage colonial et postcolonial autour desquels était bâti le projet national sans trop se soucier de la pérennité et de la taille des ouvrages. Peut-on doubler le cours du Nil, étendre indéfiniment la Gezireh, construire des barrages de plus en plus grands ?
10L’attitude hautaine des représentants de l’Égypte, brandissant les « droits historiques » à tout propos, l’a desservie dans ses rapports avec l’amont, même avec le Soudan qui soupçonne le Caire de visées sur son territoire ! En 1967, l’accord Hydromet fut signé à Assouan entre l’Égypte et le Soudan et en 1970, le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi y adhérèrent. Les guerres civiles en Éthiopie, en Ouganda et au Soudan et le soulèvement érythréen repoussèrent la tenue des négociations. En 1995, l’accord conclu entre Égypte et Soudan en 1991 fut rompu quand la presse éthiopienne révéla que l’ambassade du Soudan avait trempé dans l’attentat manqué contre Moubarak perpétré à Addis Abäba. La diplomatie éthiopienne profita de la brouille pour reprendre les négociations avec les États d’amont : TECCONILE, signé en 1993, aboutit au Nile River Action Plan (1995) qui lança l’Initiative du bassin du Nil (Nile Basin Initiative NBI) à laquelle adhérèrent, à Addis Abäba en 1999, l’Égypte, le Soudan, l’Éthiopie, l’Ouganda, le Kenya, la Tanzanie, le Burundi, le Rwanda, la RDC (Congo) et l’Érythrée comme observatrice. Il réunit les ministres des Affaires hydrauliques et comprend un Comité d’appui technique et un Secrétariat — dirigé par un Éthiopien depuis 2012 — et des bureaux à Addis Abäba, Kigali, Dar es-Salaam, Nairobi et au Caire afin de coordonner les actions et la formation. Aux conférences du NBI d’Entebbe (2002) et d’Addis Abäba (2003), l’Égypte s’opposa à tout aménagement en amont. En 2009, le Soudan la rejoignit à Bujumbura, au nom de leurs « droits historiques ». En 2010, Éthiopie, Kenya, Ouganda, Rwanda et Tanzanie (Burundi et RDC en 2011) ont convenu à Entebbe d’un Accord-Cadre de coopération pour accroître l’utilisation des eaux du Nil, notamment par des aménagements. Face au doublement annoncé de leur population en 2050, les États riverains ne peuvent plus laisser leurs ressources hydrauliques « en friche ». Le blocage de l’Égypte, dont les effectifs n’augmenteront que de 50 %, leur devient insupportable. L’Éthiopie a opposé aux « droits historiques » son histoire bimillénaire, dont « son » Abbay est le cœur, et a impulsé la coalition de l’amont qui bouleverse les rapports de force en Afrique du Nord-Est. Le 23 mars 2015 à Khartoum, l’Égypte de Sissi et le Soudan de Béchir ont reconnu à l’Éthiopie de Haylä Maryam Dässaläñ, le droit de construire le Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne sans même attendre les conclusions de l’étude d’impact commandée à une commission technique internationale. Depuis la chute de Moubarak, l’Égypte est affaiblie et la sécession du Sud prive le Soudan d’un tiers de son territoire, de 85 % de ses ressources pétrolières et du bassin du Nil blanc.
11Les projets concurrents d’aménagement du Nil risquent d’envenimer les rapports entre des États fragiles ou en voie de consolidation. D’anciens contentieux territoriaux ont entraîné de longs conflits par procuration : entre 1960 et 1990, l’Éthiopie soutenait le soulèvement du Soudan du Sud tandis que le Soudan et l’Égypte appuyaient les fronts érythréens [Aquarone 1986, Gascon 1997]. Il est toujours tentant pour des dirigeants contestés de chercher dans le nationalisme agressif un dérivatif aux difficultés intérieures. Ainsi, avant d’être déposé, Morsi s’était-il engagé à armer des guérillas contre Addis Abäba ; en 2014, la presse éthiopienne a relaté l’arrestation, près du Barrage, de journalistes égyptiens entrés clandestinement.
12Dans les années 1980-90, l’Égypte et le Soudan avaient proposé un marché aux États pétroliers du Golfe. Ils investissaient dans le développement de l’irrigation dans de grands périmètres, ils assuraient la sécurité de leur approvisionnement et, en même temps, modernisaient l’agriculture le long du Nil. En 1978, avait commencé le creusement du canal Sadate afin de déverser une partie des eaux du lac Nasser dans les lacs de Toshka. En 1997, Moubarak lança le « Nouveau Nil », un projet digne des descendants des pharaons, mais financé par les Saoudiens et les Émiratis. En 2025, la station Moubarak pompera annuellement 5,5 M km3 dans le lac Nasser pour alimenter la « Nouvelle Vallée », où, dès 2017, la superficie irriguée devrait progresser de 42 %. Parallèle au Nil, elle reliera Toshka, au sud, à la dépression de Qattara, au nord. Le canal du Cheikh Zayed, qui irrigue déjà 34 000 ha, arrosera 42 000 ha supplémentaires puis 76 000 ha, au sud et 76 000 ha, au nord. Profitant d’un dénivelé supérieur à 100 m, l’eau sera turbinée dans une centrale puis dirigée vers l’oasis de Kharga, en contrebas à 32 m. Images satellitaires et photographies montrent de grands cercles d’irrigation par aspersion : comme dans les récents périmètres du delta, rien ne subsiste de la polyculture oasienne millénaire sous palmiers. Les promoteurs de la « Nouvelle Vallée », ont-ils pris en compte le prélèvement par l’évaporation de 9 à 14 km3 par an dans le lac Nasser ? N’y aura-t-il aucun impact sur l’irrigation en aval, sur la production d’électricité et sur les cultures par pompage des Nubiens sur les rives du lac ?
13Fort du slogan : « le Soudan, grenier à blé du Monde arabe », Nimeyri (1969-1985) a obtenu des États pétroliers des crédits pour ouvrir, au Sud, le canal de Jonglei à travers les marais du Sudd. Les hautes eaux du Nil bleu bloquant l’écoulement du Nil blanc, il s’y forme alors un lac grand comme deux fois la Belgique. Le canal ajouterait 45 M km3 au Nil blanc car 12 M km3 du Bahr el-Gebel, 14 M km3 du Bahr el-Ghazal et 19 M km3 du Sobat s’y perdent par évaporation [Béthemont 1999]. Mais en 1970, le Land Allotment Act avait étatisé les terres collectives et « sous-utilisées » des agro-éleveurs riverains du Nil blanc, au Sud. Aidés de prêts des banques « islamiques » et favorisés par l’administration « nordiste », les agriculteurs « arabes » du Nord devaient s’y installer. La menace d’être dépouillés de leurs terres et de leur eau incita les Sudistes à rejoindre les rebelles de J. Garang. Comme l’Éthiopie appuyait les Sudistes, en rétorsion au soutien du Soudan à la rébellion érythréenne, des avions « inconnus » bombardèrent le chantier du canal de Jonglei qui, achevé, aurait privé ces rebelles de la protection offerte par l’inondation aux attaques de l’armée soudanaise. En outre, le Sud ne touchait aucun revenu de l’exploitation de son pétrole qui est raffiné à Khartoum et exporté par Port-Soudan. Fort des rentrées de devises et du soutien de la Chine, le gouvernement soudanais acheta des armes, investit dans l’immobilier dans la capitale [de Geoffroy 2009] et lança le barrage de Méroé sans demander l’avis de l’Égypte. Doté d’une capacité de 1 250 MW, il retient 10-12 Mdm3 et irrigue 0,86 Mha au prix du déplacement de 10 000 familles. Quatre autres ouvrages s’échelonneront le long de la vallée nubienne entre Méroé et Assouan et affecteront sûrement le remplissage du lac Nasser. Des fonds du Golfe, d’Arabie saoudite, de Jordanie, de Corée forment l’essentiel des 7,5 Md$ (2011) d’investissements directs étrangers (IDE) dans les grands périmètres d’irrigation par aspersion au nord de Khartoum. Peu de renseignements filtrent sur les attributions de ces terres où le président et son entourage prennent une part importante [Taleb 2009]. Au pouvoir depuis 1989 et fraîchement réélu, Omar el-Béchir, inquiété pour la répression au Darfour et au Kordofan, fait preuve de flair politique : il prend ses distances avec l’Égypte, vend du pétrole à l’Éthiopie et lui achètera du courant !
14Les bassins de l’Abbay (et du Täkkäzé, son principal affluent) et du Sobat, tributaire du Nil blanc, s’étendent sur 20 % du territoire éthiopien : les hautes terres du Nord, soumises à une pluviométrie irrégulière et les plateaux du Sud-Ouest arrosés toute l’année. Les cours d’eau s’y enfoncent dans d’étroits canyons infestés par le paludisme et la trypanosomiase et donc déserts. Contrairement au bassin endoréique de l’Awash entièrement en Éthiopie, celui du Nil est resté, jusqu’il y a peu, en dehors de tout aménagement. On y a construit les centrales locales de Tes Esat et de Fintchaa (avec un périmètre irrigué de 2 000 ha). Les Italiens avaient lancé en Érythrée des plantations le long d’affluents de l’Atbara et sur le bas Täkkäzé en Érythrée et en Éthiopie [Gascon 1984]. Les dirigeants éthiopiens, en n’engageant aucun projet hydraulique d’envergure sur le Nil, ont sûrement ménagé l’Égypte qui soutenait le séparatisme érythréen. Mais, tant que duraient les guerres, le poids des dépenses militaires empêchait tout investissement en Éthiopie.
15C’est après la victoire contre l’Érythrée (1998-2000), que le Premier ministre, Mälläs Zénawi (au pouvoir de 1995 à 2012) a perçu la fragilité de la base économique nationale. L’agriculture de subsistance parvenait difficilement à faire face à la croissance soutenue de la population, faisant peser la menace de nouvelles famines en Éthiopie. Enclavée depuis 1991, 90 % de ses échanges passent par une seule route la reliant à Djibouti. De plus, aux élections de 2005, les progrès de l’opposition ont ébranlé le régime, notamment à Addis Abäba où 4 millions d’habitants, et leurs activités, subissaient des coupures de courant longues et répétées. En 2010, le gouvernement publia le Growth and Transformation Plan (GTP), un nouveau plan de développement « tiré » par l’industrie. Il repose sur trois piliers : l’agro-industrie, la construction (logements et réseaux de transport) et enfin le Plan directeur de 25 ans à l’issue duquel, une douzaine de très grands barrages garantiront l’indépendance énergétique de l’Éthiopie et des rentrées de devises par la vente de courant aux États voisins.
Figure 1 – Barrages sur le Nil
16En 2009 au Tegray, Mälläs — originaire de la région — inaugura le barrage du Täkkäzé (300 MW installés), un temps le plus haut d’Afrique, puis les travaux se portèrent sur l’Omo/Gibé dont les eaux passent par 4 centrales en cascade totalisant 2 676 MW, avant de se jeter dans le lac Turkana. Mais l’ouvrage-phare, le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne, sur le Nil bleu près de la frontière du Soudan, produira 15 000 GWh/an avec 6 000 MW installés. En 2012, avec une capacité de 2,14 MW, l’Éthiopie a produit 7 TWh et en 2015, sa capacité équivaudra à celle du Portugal (11,6 GW) contre à peine 1 GW en 2008. L’électrification gagne les campagnes ainsi que l’interconnexion avec Djibouti, déjà relié, le Kenya et bientôt le Soudan. Le réseau ferroviaire à voie normale de 4 500 km en construction, qui reliera les hautes terres au Soudan, au Kenya et à Djibouti, fonctionnera à l’électricité. L’effort d’investissement atteint des proportions comparables à l’URSS ou à la Chine de Mao : un tiers du PIB. Les chantiers sont financés par des banques chinoises, souvent épaulées par d’autres organismes, mais exécutés pour moitié par la firme italienne Salini et équipés de turbines Alstom. Pareil saut dans le « progrès » peut inquiéter d’autant que la presse a évoqué des malfaçons, certes indemnisées par les entreprises, et qu’on se demande si les ventes de courant permettront le remboursement des prêts.
17La priorité à la production d’électricité suscite moins d’opposition en aval car on ne retient l’eau qu’afin d’actionner les turbines. On estime, toutefois, que l’Égypte perdrait 3 Md m3 (5 % de son allocation annuelle) si on créait, au pied du Grand barrage, un périmètre irrigué de 200 000 ha qui n’est d’ailleurs pas envisagé. Depuis la signature du récent traité de Khartoum, les dirigeants égyptiens semblent se résigner à cette ponction. La réaction aux aménagements n’est pas uniforme : indifférence à l’égard du Tana-Bäläs qui prélève pourtant l’eau du lac (50 % des ressources en eau du pays), la turbine et irrigue 140 000 ha. Les militants de l’écologie et des droits des peuples autochtones dénoncent l’irrigation de 400 000 ha dans le bas Omo qui conduirait à déplacer les populations locales. Paradoxalement, les opposants ont parfois aidé au lancement des projets : Mälläs a ainsi présenté la souscription nationale pour édifier le Barrage de la Renaissance, comme une réponse patriotique à ceux qui, de l’étranger, dénient à l’Éthiopie son rang de puissance régionale. Plus obligatoire que volontaire dans le pays, les bons ont rencontré un succès certain dans la diaspora.
18Les rapports entre les trois États échelonnés le long du Nil bleu – le Nil blanc étant hors de l’enjeu pour combien de temps ? – sont marqués par leur dimension mythique et historique. Or, les Conventions d’Helsinki (1996) et de New York (1997), sur les cours d’eau internationaux non-navigables, ne reconnaissent pas les mythes, même si les techniques nouvelles paraissent leur donner corps. L’essor démographique soutenu et les changements de la conjoncture géopolitique régionale remettent en question les droits historiques, base de la prépondérance de l’Égypte qui a autrefois refusé, avec le Soudan, la présence de l’Éthiopie aux négociations et lui a dénié, comme les colonisateurs, tout droit sur le Nil. Il est vrai que, sans le lac Nasser, elle aurait difficilement passé le cap du XXIe siècle ; pour défendre « son Nil », l’Égypte était-elle prête à la guerre ? Dans le Monde [23/04/2015], H. Ayeb constatait : « l’Égypte n’est plus rien économiquement ou presque […]. Elle a perdu de son influence stratégique dans la région […]. L’Éthiopie est une puissance régionale montante ». Le récent accord de Khartoum a fait baisser la tension et les forces égyptiennes sont engagées en Libye plutôt qu’en Éthiopie. En effet, l’armée éthiopienne, ossature de la Force africaine en attente, aurait eu les moyens de répondre en cas d’attaque [Ferras 2011]. Le « GAP éthiopien », le « nouveau Nil » et le canal de Jonglei sont des paris nationaux qui engagent l’avenir des générations de tout un pays. Des désordres intérieurs, une crise de la dette, une catastrophe sur les chantiers, la surdimension des ouvrages et, maintenant, le réchauffement climatique peuvent les faire échouer. En Égypte, au Soudan du Sud et du Nord et en Éthiopie, ils déclenchent la ruée des investisseurs nationaux et étrangers qui accaparent les terres irrigables et accélèrent la dépossession des peuples autochtones. Si les Sud-Soudanais n’avaient pas redouté la confiscation de leur terre et de leur eau, se seraient-ils battus pendant un demi-siècle, l’a-t-on oublié ? Le partage des ressources hydriques du Nil rebat les cartes de la rivalité pour le leadership en Afrique du Nord-Est et dans la Corne. Avec la crise en Égypte, des candidats, dont l’Éthiopie, sont sur les rangs.