1Le 12 septembre 2018, lors du Forum économique oriental à Vladivostok, la Russie, la Mongolie, la Chine, le Japon et la Corée du Sud ont signé des accords sur la production et la livraison d’hydrocarbures dans le but d’accélérer le développement de l’infrastructure énergétique de la région de l’Asie du nord-est. Dans ce cadre, le président mongol, Khaltmaa Battulga, a proposé la construction d’un gazoduc vers la Chine passant par la Mongolie et a également mis en avant la coopération régionale dans le domaine des réseaux électriques, soutenant ainsi la mise en place d’un « corridor économique » [Campi 2018]. Si l’idée d’un gazoduc Russie-Mongolie-Chine n’est pas nouvelle, elle a été officiellement soutenue par le président russe Vladimir Poutine au cours du même forum. Cependant, à l’heure actuelle, elle ne reste qu’à l’état de projet, les approbations de principe pouvant se superposer à des conflits d’intérêts. Autour de ces grandes infrastructures énergétiques, gazoducs ou oléoducs, se posent des questions de distance, de rentabilité, de transit et de contrôle. Ce projet de gazoduc s’inscrit dans le développement des pipelines entre la Russie et la Chine au cours des dernières décennies, d’autant qu’il apparaît comme une option concurrente au gazoduc russo-chinois « Altaï » qui relierait la Sibérie occidentale au nord-ouest de la Chine en empruntant un itinéraire plus long mais sans aucun pays de transit.
2L’espace eurasiatique est soumis à diverses influences et en particulier à deux grandes polarisations : d’une part celle de la Chine, de l’autre celle de la Russie, associées à deux projets d’intégration, l’un autour des « Nouvelles Routes de la Soie du XXIe siècle », projet lancé par le président chinois Xi Jinping en 2013, l’autre autour de l’Union économique eurasiatique, fondée en 2014. De nombreuses études s’intéressent à leur articulation et/ou antagonisme, aux questions de rivalités et de coopérations pour la domination régionale [Hu 2014, Lo 2015, Gabuev 2016, Carcanague 2017, Cariou 2018, Kaczmarski 2018].
3Si ces deux projets reflètent des visions stratégiques larges, ils entrent également en écho avec des problématiques à plus grande échelle. Ainsi, pour la Russie, il s’agit notamment de favoriser le développement économique et social des régions russes de Sibérie et d’Extrême-Orient et d’enrayer leur déclin démographique. Les réserves en hydrocarbures de ces territoires et leur localisation géographique en font de potentiels fournisseurs énergétiques de la Chine et des pays de l’Asie-Pacifique.
4Dans le domaine énergétique, l’Eurasie apparaît comme une zone riche en ressources, notamment en pétrole et gaz, même si ces ressources sont inégalement réparties : la part des ressources russes est bien supérieure à celles des pays d’Asie Centrale et tous les pays d’Asie Centrale ne disposent pas de champs d’hydrocarbures [Vercueil 2015]. Il existe des complémentarités énergétiques apparentes entre la Chine et la Russie, la première étant un pays importateur d’hydrocarbures et la seconde un pays exportateur. Alors que la Chine représentait 23,3 % de la consommation en énergie primaire mondiale en 2017, et est le premier importateur mondial de pétrole et devrait devenir le premier importateur mondial de gaz naturel en 2019, la Russie est au troisième rang mondial pour sa production de pétrole, dont elle est le deuxième exportateur au monde. Elle se place au deuxième rang pour sa production de gaz naturel, dont elle domine les exportations mondiales en 2017 [BP 2018]. Cependant, jusqu’à une date récente, les infrastructures pétrolières et gazières entre les deux pays étaient quasi inexistantes. Même si des projets sont envisagés depuis des décennies, ils peinent à être réalisés et connaissent des lenteurs, des retards, des changements de cap au cours du processus de négociations [Hou 2014, Cabestan 2015].
5L’accent est ici mis sur les projets sino-russes car il n’existe pas de pipelines reliant directement la Russie aux autres pays d’Asie orientale. Des projets de gazoducs entre Sakhaline et Hokkaido, de même qu’entre la Russie et la Corée du Sud, ont été évoqués, mais le contentieux sur les îles Kouriles d’une part et le transit via la Corée du Nord de l’autre font obstacle à leur réalisation. La Russie exporte du pétrole et du gaz naturel liquéfié au Japon et en Corée du Sud via des terminaux portuaires. En 2017, la part totale de l’Asie Pacifique dans les exportations d’hydrocarbures russes était de 27,7 % pour le pétrole (dont 21,6 % à destination de la Chine) et de 6,7 % pour le gaz naturel (dont 4,3 % à destination du Japon) [BP 2018].
6La coopération économique entre la Chine et la Russie est relativement modeste ; le secteur énergétique est considéré comme l’un de ses leviers. Des avancées marquantes ont été réalisées au cours des dernières années, mais elles restent avant tout bilatérales. En Asie Centrale, les projets de la Chine et de la Russie s’inscrivent davantage dans des logiques de concurrence que de partenariat.
7Alors que les pipelines entre les pays d’Asie Centrale et la Russie construits à partir des années 1960 donnaient à la Russie le rôle de pays de transit indispensable à l’exportation des hydrocarbures d’Asie Centrale, les nouveaux tubes construits depuis les années 2000 témoignent d’une autre logique et relient les centres de production des pays centre-asiatiques à la Chine. Julien Vercueil [2015] parle ainsi du « basculement énergétique de l’Asie Centrale » (voir Fig. 1). En 2006 est mis en service l’oléoduc Kazakhstan-Chine ; fin 2009, la première ligne du gazoduc Asie Centrale-Chine, reliant le Turkménistan à la Chine en passant par l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, est mise en service [Cabestan 2015, Carcanague 2016].
8La Chine devient le premier partenaire énergétique pour les pays exportateurs d’hydrocarbures d’Asie Centrale, tandis que ceux-ci voient leur rôle dans l’approvisionnement chinois s’accroître : près de la moitié du gaz importé par gazoduc par la Chine provenait du Turkménistan en 2015 [Carcanague 2016] ; cette part est supérieure à 80 % en 2017 [BP 2018]. Cette évolution se fait au double désavantage de la Russie : ces infrastructures énergétiques permettent d’une part aux pays d’Asie Centrale de réduire leur dépendance à son égard, d’autre part, elles positionnent les pays d’Asie Centrale comme des fournisseurs du marché chinois.
9Cet article traite principalement des perspectives énergétiques des corridors énergétiques pour la Russie, et plus spécifiquement pour les régions russes de Sibérie et d’Extrême-Orient. Il s’agit de revenir sur les enjeux qui se posent à la Russie et sur les points de vue des acteurs russes sur les corridors énergétiques via les régions orientales de Russie. Les corridors énergétiques étudiés dans cet article sont uniquement pétroliers et gaziers, même s’il existe des enjeux d’intégration des réseaux électriques en Eurasie [Otsuki & al. 2016]. Le propos s’appuie en particulier sur deux projets d’oléoducs et de gazoducs réalisés depuis la fin des années 2000 à travers les régions de Sibérie orientale et d’Extrême-Orient : l’oléoduc Sibérie orientale – Océan Pacifique mis en service à partir de 2009 et le gazoduc Force de Sibérie actuellement en construction (prévu pour fin 2019). Ces deux pipelines suivent un itinéraire relativement similaire à travers les régions de Sibérie orientale et d’Extrême-Orient jusqu’à la frontière chinoise et au littoral pacifique (terminaux d’exportation). Il s’agit donc de s’interroger sur cet axe : constitue-t-il un corridor qui concentre les flux énergétiques ?
10Cette question ouvre différentes pistes de réflexion. D’abord celle de l’articulation des deux pipelines, entre eux et avec les autres infrastructures ou projets d’exportation d’hydrocarbures vers la Chine et l’Asie-Pacifique. A quelles échelles les réflexions se déclinent-elles et dans quelle mesure les enjeux varient-ils selon ces échelles ? Peut-on parler de visions eurasiatiques ? D’autre part, quels sont les impacts de ces infrastructures énergétiques en matière d’intégration régionale ? Profitent-elles principalement aux points de départ et d’arrivée ou constituent-elles la colonne vertébrale d’un réseau régional et local ?
11L’article reviendra en premier lieu sur la notion de corridors appliquée au cas des corridors énergétiques avant d’en venir aux corridors énergétiques en Russie orientale. Quels sont les objectifs visés par le développement des corridors énergétiques pour ces territoires ? Dans quelle mesure les pipelines et infrastructures énergétiques transsibériens apparaissent-ils comme des corridors incomplets ? Enfin, il s’agira de discuter de l’intégration de régions dites périphériques grâce à ces nouveaux corridors énergétiques.
12Dans le domaine énergétique, le terme de corridor est employé de façon usuelle sans qu’il soit nécessairement défini (l’appellation de « corridor sud » ou « corridor sud-européen » pour désigner le système de gazoducs entre la Caspienne et l’Europe en est un exemple), ni que l’on prenne la peine de s’appesantir sur ce terme dont la compréhension semble aller de soi. Cependant, cette apparente évidence est à mettre en question. Qu’est-ce qu’un corridor énergétique ? Dans quelle mesure les réflexions sur les corridors de transport s’appliquent-elles aux corridors énergétiques et quelles sont les spécificités de ces derniers ?
- 1 Certains pipelines peuvent fonctionner en flux inversés (reverse flow), cependant, ce n’est pas le (...)
13L’une des premières particularités des corridors énergétiques tels qu’ils sont ici entendus est le caractère monomodal de l’axe (le transport se fait presque uniquement par pipelines) associé au fait que les marchandises transportées soient un seul type de produit (un oléoduc ne transporte que du pétrole, un gazoduc que du gaz naturel). A cela s’ajoute la question de la direction : le corridor énergétique ne fonctionne que dans un sens, les hydrocarbures étant transportés d’une région de production à un marché de consommation1. Le corridor énergétique est donc, d’une certaine manière, un objet plus simple que d’autres corridors de transport.
14Jean Debrie et Claude Comtois [2010] s’interrogent sur la notion de corridor de transport et récapitulent les principales composantes qu’elle prend en compte. Si certaines de ces composantes sont peu pertinentes dans le cas des corridors énergétiques, d’autres sont importantes pour les appréhender. Le tableau 1 reprend plusieurs aspects relevés par J. Debrie et C. Comtois au sujet des corridors de transports et les met en rapport avec des questions qui se posent au sujet des corridors énergétiques, sans prétendre à l’exhaustivité.
15Un nombre relativement faible d’acteurs est directement concerné par la décision de construire un corridor énergétique et par sa gestion, ce qui ne veut pas dire pour autant que ces acteurs parviennent plus facilement à concilier leurs intérêts et à s’entendre. Les corridors énergétiques se créent en réponse à une demande mais traduisent aussi des actes politiques forts car ils nécessitent des investissements élevés et donc des engagements sur la durée. Ils émergent à partir d’une prise en considération du point de départ et du point d’arrivée ainsi que de l’itinéraire. Celui-ci pose notamment des questions liées au transit, à l’acceptation du passage, au coût et à la sécurité du transport, aux aspects géopolitiques et stratégiques plus qu’au développement des régions traversées.
Tableau 1 – Mise en regard d’aspects présents dans la notion de corridor de transport (d’après J. Debrie et C. Comtois, 2010) et de questions spécifiques au cas d’un corridor énergétique
Aspect présent dans la notion de corridor
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Questions associées dans le cas d’un corridor énergétique
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Axe de transport
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- Quel itinéraire ?
- Quels compromis entre les contraintes physiques, techniques, économiques, politiques et sociales ?
- Le corridor énergétique induit-il le développement d’autres voies de communication (routes nécessaires à la construction et/ou à l’entretien d’un pipeline, par exemple) ?
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Accès aux ressources
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- Quelles sont les ressources transportées ?
- De quel(s) gisement(s) proviennent-elles ?
- La construction des pipelines peut rendre possible la mise en valeur de gisements jusqu’ici inexploités car inaccessibles.
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Limites des corridors
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- Quelle est l’épaisseur des corridors énergétiques ? - Faut-il les appréhender comme des zones ou comme des axes linéaires ?
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Dynamisme lié aux activités économiques, aux conditions de marché et de transport
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- Quelle demande justifie la mise en place d’un corridor ?
- Quelles dimensions économiques ?
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Axe logistique intégré, ensemble de services, de procédures, voire de politiques
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- Combien d’acteurs économiques et politiques sont impliqués dans le corridor énergétique ?
- Leur diversité induit-elle des différences de normes et de gestion ?
- Quelles infrastructures nécessaires au fonctionnement du corridor ?
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16Au premier abord, les corridors énergétiques ne s’inscrivent que peu dans la conception de régions-corridors mais relèveraient davantage de celle de corridors linéaires et relativement déconnectés des régions traversées. Les principaux nœuds énergétiques sont souvent situés au niveau des terminaux du corridor et sont relativement peu nombreux (il peut s’agir de terminaux portuaires, de hubs de redistribution, d’usines de traitement ou de liquéfaction, de centres de pétrochimie etc.). Les projets énergétiques qui unissent la Russie et la Chine (et l’Eurasie) sont souvent présentés comme des projets visant à l’intégration de régions considérées comme périphériques. L’infrastructure d’exportation constituerait la colonne vertébrale d’un réseau qui pourrait aussi se développer à l’échelle régionale ou locale. Cette situation amène plusieurs questions : quel est le maillage du réseau ? Quels sont les territoires qu’il dessert ?
17Finalement, à partir de quand peut-on parler de corridor énergétique ? A partir d’un certain volume transporté ou d’une certaine distance (seuils quantitatifs) ? A partir du moment où le transport est international (acteurs et normes différents) ? En faisant référence à une valeur stratégique et politique (critère qualitatif) ?
18Si ces questions remettent en cause la simplicité apparente des corridors énergétiques, elles permettent d’affirmer, pour reprendre la phrase de J. Debrie et C. Comtois [2010] que « Les corridors sont un support, une ressource et un enjeu. ». Il s’agit à présent d’étudier l’enjeu des corridors énergétiques en Russie orientale.
19L’expression « corridor énergétique » se rencontre fréquemment dans la langue française sans être réellement discutée ou définie de façon précise, mais retrouve-t-on cette notion de corridor dans les documents officiels publiés par le gouvernement russe au sujet des infrastructures énergétiques de Russie orientale ? En réalité, le terme de corridor est peu employé : il est davantage question d’infrastructures de transport du gaz et du pétrole.
20Les documents étudiés ici sont la « Stratégie énergétique de la Russie à horizon 2020 » [Ministerstvo Energetiki Rossijskoj Federacii 2009] et sa version plus récente, la « Stratégie énergétique de la Russie à horizon 2035 » [Ministerstvo Energetiki Rossijskoj Federacii 2017], le « Schéma général de développement du secteur gazier à horizon 2030 » [Ministerstvo Energetiki Rossijskoj Federacii 2011] ainsi que le « Programme gazier oriental » [Ministerstvo Promyshlennosti i Energetiki Rossijskoj Federacii 2007]. Ils ont été élaborés par le gouvernement de la Fédération de Russie au cours des années 2000 et 2010 et présentent les grandes lignes directrices des secteurs pétrolier et gazier. A ces documents ministériels s’ajoutent des documents publiés au cours des années 2000 par les compagnies contrôlant le transport des hydrocarbures par pipelines, les rapports annuels des entreprises Gazprom (en charge du gazoduc Force de Sibérie) et Transneft (qui exploite l’oléoduc Sibérie orientale – Océan Pacifique).
21Dans la « Stratégie énergétique de la Russie » comme dans le « Schéma général de développement du secteur gazier », le « Programme gazier oriental » ou dans les documents des compagnies, il n’est pas fait mention du terme « Eurasie » et il n’y a pas vraiment d’expression proche de celle de « corridor énergétique ». Par contre, l’intérêt pour les régions de Sibérie orientale et d’Extrême-Orient, pour leur nouveau rôle dans le système de production et d’exportation, est affirmé explicitement dans les documents, de même que l’intérêt pour les marchés de l’Asie-Pacifique. Il est bien question de développer les infrastructures énergétiques, mais ce n’est pas la notion de corridor qui domine.
22En effet, dans les projets, ce ne sont pas tant de grands axes, de grandes artères, qui sont présentés, que deux pôles : d’un côté des régions présentant des potentialités et concernées par des problématiques de développement et d’intégration et d’un autre côté des marchés en développement qui devraient jouer un rôle croissant pour les productions russes d’hydrocarbures. L’objectif mis en avant est celui de la diversification des débouchés, des routes et des marchés d’exportation. Il apparaît de façon récurrente dans la stratégie énergétique russe, alors que l’Europe est considérée comme un marché dont la consommation stagne, voire décline, et que les relations avec l’Occident se sont tendues. Il s’agit de profiter de l’essor du marché chinois. La « Stratégie énergétique » revue en 2017 se donne pour objectif d’« accélérer la percée sur le marché de l’Asie Pacifique », dont la part doit augmenter dans les exportations de la Russie (pour le pétrole et les produits pétroliers, en passant de 12 à 23 % d’ici 2035 ; pour le gaz, de 6 à 33 %) [Ministerstvo Energetiki Rossijskoj Federacii 2017].
23Quant aux régions évoquées nommément et considérées comme soulevant des enjeux spécifiques du point de vue énergétique, il s’agit, dans le même document, de la Sibérie, de l’Extrême-Orient, de Kaliningrad, de l’Arctique et de la Crimée. La Sibérie et l’Extrême-Orient sont présentés comme de futurs centres de production mais il est aussi question de leur développement et de leur intégration au reste de l’espace russe. Or, Sibérie orientale et Extrême-Orient, constitués de douze régions, représentent un territoire d’environ 7,8 millions de km2, soit environ 45,5 % du territoire de la Fédération de Russie, pour une population d’environ 10,76 millions d’habitants (7,5 % de la population russe). La densité moyenne de population est de 1,4 habitant par km2. Ces régions sont considérées comme « périphériques » du point de vue démographique, économique, social et aussi du point de vue énergétique. Elles possèdent des réserves de pétrole et de gaz naturel, mais celles-ci ne représentent qu’une modeste part de la production du pays à l’heure actuelle (Tableau 2).
Tableau 2 – Production de pétrole et de gaz naturel de la Sibérie orientale et de l’Extrême-Orient en 2014
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Sibérie orientale
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Extrême-Orient
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Pétrole (millions de tonnes)
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35
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23
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Part dans la production totale de la Russie ( %)
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6,6
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4,4
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Gaz naturel (milliards de mètres cubes)
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8
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33
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Part dans la production totale de la Russie ( %)
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1,3
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5,2
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Source : « Stratégie énergétique de la Fédération de Russie à horizon 2035 », 2015.
24Les corridors énergétiques de la Russie se caractérisent par un déséquilibre fondamental : le réseau de transport des hydrocarbures est orienté vers l’Ouest, vers l’Europe et le système unifié d’approvisionnement en gaz couvre uniquement les régions occidentales. Pour le réseau d’oléoducs, du fait de l’existence du pipeline Sibérie orientale-Océan Pacifique, le déséquilibre est un peu moins prononcé. L’enjeu est à la fois de développer de nouvelles régions de production et d’ouvrir de nouveaux marchés.
- 2 Gazprom est une grande société russe dont l’activité principale concerne le secteur gazier : extrac (...)
- 3 Neftegaz.RU, Miller A., Edinoj O., « Sisteme gazosnabzheniya vsej Rossii », 15 mai 2013, https://ne (...)
25Depuis plusieurs années, et en particulier dans le cadre du programme gazier oriental (2007), le développement du réseau de gazoducs dans les régions orientales de la Russie apparaît comme un objectif à atteindre. Alexeï Miller, le directeur général de Gazprom2, déclarait, le 15 mai 2013, lors du 3e forum gazier international de Saint-Pétersbourg : « Nous nous sommes fixé un objectif ambitieux, celui de créer la partie orientale du Système unifié d’approvisionnement en gaz de Russie. La fiabilité, la stabilité des livraisons en gaz et les possibilités du système de transport du gaz à l’Est doivent être exactement les mêmes que dans la partie occidentale de la Russie. En fin de compte, nous réunirons les parties occidentale et orientale et créerons véritablement le Système unifié d’approvisionnement en gaz de Russie. »3 De telles déclarations, mettant en avant l’enjeu du raccordement de l’ensemble du pays au réseau de Gazprom, sont récurrentes.
26Dans les documents étudiés, un lien est fait entre le développement des infrastructures d’exportation et les programmes de développement régional. Quelles sont ces infrastructures d’exportations ?
27Les corridors de transport des hydrocarbures à travers les régions de Sibérie orientale et d’Extrême-Orient correspondent à deux pipelines qui suivent un itinéraire à peu près identique de la Sibérie vers la Chine et s’inscrivent dans des stratégies fédérales. Le premier est l’oléoduc Sibérie orientale-océan Pacifique, construit par Transneft en 2009 pour le premier tronçon (la section Taïshet-Skovorodino ainsi que le port de Kozmino), et en 2012 pour le deuxième (la section Skovorodino-Kozmino). Le deuxième est le gazoduc Force de Sibérie dont la construction découle du très médiatique accord sino-russe de mai 2014, lors duquel les compagnies Gazprom et CNPC (China National Petroleum Corporation) se sont entendues sur la livraison à la Chine de gaz russe transporté par pipeline selon un itinéraire « oriental » (Fig. 1).
Figure 1 – Principaux oléoducs et gazoducs existants et en projet vers l’Asie orientale
28La durée de l’accord est prévue pour trente ans et les volumes de livraison sont de 38 milliards de m3 de gaz par an. Les livraisons devraient commencer le 20 décembre 2019. Les travaux de construction ont débuté en septembre 2014, la première étape correspondant à un gazoduc de 2200 km de long du gisement de Tchayanda, en République de Sakha-Iakoutie, à Blagovechtchensk (à la frontière avec la Chine). La deuxième étape prévue relie le gisement de Kovykta, dans l’oblast d’Irkoutsk, à Tchayanda (environ 800 km).
29Ces deux pipelines, en termes de volumes d’hydrocarbures transportés, sont des infrastructures de grande envergure. L’oléoduc Sibérie orientale – Océan Pacifique a une capacité de transport de 30 millions de tonnes de pétrole et de 58 millions de tonnes sur la section Taïshet-Skovorodino depuis 20144, ce qui est supérieur à celle de l’oléoduc Kazakhstan-Chine, de 20 millions de tonnes5. En termes de volumes transportés, le gazoduc Force de Sibérie prévoit d’acheminer 38 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an, ce qui est inférieur à la capacité maximale du gazoduc Asie Centrale-Chine, de 55 milliards de mètres cubes, presque atteinte en 20186. Par les volumes en hydrocarbures qu’ils permettent de transporter, les deux pipelines induisent des modifications dans les approvisionnements énergétiques des marchés asiatiques, et avant tout de la Chine. Une différence entre ces tubes et ceux reliant les pays d’Asie Centrale à la Chine mérite d’être soulignée. Si l’oléoduc Sibérie orientale-Océan Pacifique et le gazoduc Force de Sibérie sont construits et contrôlés par les compagnies publiques russes Transneft et Gazprom, l’oléoduc Kazakhstan-Chine est géré par la compagnie Kazakhstan-China Pipeline LLP, une joint-venture entre la compagnie kazakhe KazTransOil et la compagnie chinoise China National Oil and Gas Exploration and Development Corporation (CNODC). Quant au gazoduc Asie Centrale-Chine, il a été construit par des joint-ventures entre la compagnie chinoise China National Petroleum Corporation (CNPC) et des compagnies centre-asiatiques.
30Ces pipelines renforcent les liens énergétiques entre la Russie et la Chine, qui est le principal marché d’exportation du pétrole transporté par l’oléoduc Sibérie orientale – Océan Pacifique et l’unique marché pour le gaz naturel transporté par Force de Sibérie. Ces projets placent la Russie dans une situation de dépendance à l’égard de la Chine, qui est quant à elle à même d’opérer des arbitrages entre les fournisseurs, et notamment entre les pays d’Asie Centrale et la Russie. Certains auteurs, comme Morena Skalamera [2016] ou Tom Røseth [2017], soulignent le changement de type de partenariat que cela induit entre la Russie et la Chine. Cette stratégie contraste fortement avec celle menée par la Russie en Europe, qui passe par la diversification des voies d’approvisionnement du marché européen : à la doctrine « un marché, un tube » succède celle de : « un marché, deux tubes » afin de réduire les risques liés au transit [Konoplânik 2016]. Dans le cas du marché chinois, la problématique du transit ne se pose pas pour la Russie.
31Pourquoi parler de corridors énergétiques incomplets ? En écartant la réponse la plus simple et sans doute la moins satisfaisante, qui est le fait que Force de Sibérie soit encore en cours de construction, il faut souligner le caractère partiel de la connexion au reste du réseau énergétique. Si l’oléoduc Sibérie orientale – Océan Pacifique est relié au réseau de pipelines qui se déploie sur la partie occidentale du territoire russe, Force de Sibérie, une fois achevé, est un gazoduc qui ne sera pas raccordé aux autres gazoducs de Gazprom. Il ne s’agit pas d’un corridor eurasiatique au sens où il ne relie pas la partie occidentale à la partie orientale du territoire russe et ne met pas en valeur la position de la Russie comme pont entre Europe et Asie.
32Ces faiblesses sont-elles inhérentes aux corridors énergétiques ? En quoi la situation observée diffère-t-elle de celle des corridors énergétiques occidentaux de la Russie ? A l’Ouest du pays, les infrastructures énergétiques sont plus nombreuses, il existe non seulement une plus grande diversité des voies de transport, mais aussi des équipements et activités, plus modestement développées à l’Est (centrales électriques, infrastructures de stockage, usines de raffinerie, de pétrochimie). En termes de maillage, dans les régions russes occidentales, le réseau est beaucoup plus dense et dessert les régions russes de façon plus fine. C’est particulièrement le cas pour le gaz naturel.
33En Sibérie orientale et en Extrême-Orient, même une fois que les grands gazoducs seront construits et mis en service, il n’existera pas les mêmes perspectives. Quelques nœuds importants devraient toutefois émerger sur le tracé du gazoduc, notamment un complexe de traitement du gaz et de l’hélium dans l’oblast de l’Amour, à Svobodny. D’après les informations publiées par Gazprom7, l’usine qui est en construction depuis 2015 permettrait de produire de l’hélium, de l’éthane, du propane et du butane et devrait être la plus grande de ce type en Russie et l’une des plus grandes du monde. La construction de cette usine va de pair avec celle de routes, de voies ferrées et d’un quartier résidentiel dans la ville de Svododny. Selon Gazprom, « le projet va donner une impulsion au développement social et économique de la région de l’Amour et des autres régions d’Extrême-Orient. (…) Quand l’usine ouvrira, elle emploiera environ 3000 personnes ». Cette question des retombées pour les régions traversées se pose régulièrement. Les corridors énergétiques étudiés créent-ils des régions-corridors ou des corridors linéaires dépourvus d’épaisseur ?
34La construction de nouveaux oléoducs induit la mise en valeur de gisements et suscite à ce titre des débats sur le développement régional, mais ce sont surtout les projets d’extension du réseau gazier qui, en soulevant la question de l’approvisionnement en gaz des consommateurs locaux et notamment des ménages, sont associés à des discours sur le développement des régions périphériques.
35Selon les derniers chiffres donnés par Gazprom8, le niveau de gazéification moyen en Russie, c’est-à-dire le pourcentage de ménages raccordés au réseau de gaz naturel, est de 67,2 % ; il serait de 6,8 % en Sibérie et de 13 % en Extrême-Orient, des différences notables s’observant au sein des Districts Fédéraux (la République de Sakha-Iakoutie, située dans le district fédéral d’Extrême-Orient, a ainsi un niveau de gazéification de 33 %). Ces niveaux pourront augmenter de quelques points, mais ils sont voués à rester relativement bas.
36Le Programme de gazéification dans les régions orientales est promu par le gouvernement russe et réalisé par Gazprom, mais il doit tenir compte de nombreux obstacles, notamment la faible densité de peuplement et la faible rentabilité. Il donne parfois lieu à des conflits d’acteurs [Hou 2013]. Ainsi, les programmes peinent à être mis en œuvre et, lorsqu’ils le sont, demeurent de modeste envergure. Dans le cas de l’oblast d’Irkoutsk (Sibérie orientale), un premier projet très ambitieux prévoyait de développer de façon massive le réseau de distribution de gaz naturel dans la région en 2005. Alors que le gaz naturel n’était pas utilisé par la région, le Schéma d’approvisionnement en gaz et de gazéification élaboré prévoyait de gazéifier 899 points de peuplement de la région et de « faire de l’oblast d’Irkoutsk l’une des régions au niveau de gazéification le plus élevé de Russie » en atteignant le taux de 82 %. Il s’agissait de raccorder 2,1 millions de personnes au réseau gazier et de construire 3800 km de gazoducs de forte pression. En réalité, quasiment aucun de ces tubes n’a été construit, le schéma a été abandonné et, à proche et moyen terme, aucun projet ne prévoit de mettre en place un réseau aussi dense [Hou 2013]. La mise en valeur des gisements régionaux dépend des marchés d’exportation, mais l’existence de ces derniers ne permet pas nécessairement le raccordement des marchés régionaux.
- 9 « Glava Buryatii o gazifikacii : V nyneshnyx usloviyax besperspektivno », Baikal Daily, 16 mars 201 (...)
- 10 Ivanov Artemij, « Stroitel’stvo gazoprovoda v Buryatiju sochli nevygodnym », Infpol, 19 décembre 20 (...)
37Dans des régions comme la République de Bouriatie, frontalière de la Mongolie, le projet de gazéification est discuté depuis des années et des accords ont été passés entre la région et Gazprom. L’idée de développer le réseau de transport et de distribution du gaz naturel de la région a été relancée après la signature de l’accord gazier entre la Russie et la Chine en 2014. Cependant, le projet a une nouvelle fois été abandonné par Gazprom en 2016, relier la République de Bouriatie au réseau de transport de gaz étant une option considérée comme non rentable en raison de la faible consommation locale de gaz9. La réponse d’Alexeï Miller à ce sujet lors d’une conférence de presse en juin 2016 est éclairante : « Vous n’avez pas de consommateurs pour justifier les dépenses occasionnées par le transport du gaz. Des centaines de kilomètres de long, ce sont des sentiers en or. Tout dépendra des consommateurs. Trouvez des consommateurs et vous aurez le gaz »10. Ce qu’il faut noter c’est la récurrence du sujet dans les discussions à l’échelle régionale. L’idée refait surface régulièrement dans les médias régionaux, les discours du gouverneur ou des autorités régionales.
38Ces exemples ouvrent des réflexions sur les critères de l’intégration (le maillage et la connectivité du réseau énergétique figurent-ils parmi ces critères ?) ainsi que sur les échelles de cette intégration. Si les infrastructures de transport énergétique induisent une intégration, elle se lit peut-être davantage à l’échelle de la Russie orientale dans son ensemble qu’à l’échelle locale ou à l’échelle de la Russie ou de l’Eurasie, dans la mesure où les réseaux occidentaux sont distincts des réseaux orientaux et qu’il n’existe pas de possibilité pour la Russie de jouer sur des arbitrages entre marchés d’exportation. Les régions russes orientales continuent à faire figure de périphéries, dominées à la fois par Moscou, centre de décision et captatrice de la rente, et par la Chine, qui crée de la richesse à partir des hydrocarbures sibériens. Les corridors énergétiques ne sont dès lors pas porteurs de développement pour la Sibérie orientale et l’Extrême-Orient mais tendent à renforcer leur statut de régions productrices de matières premières à faible valeur ajoutée.
39Dans le cadre de l’accroissement de la demande énergétique chinoise et du développement des relations sino-russes, des projets énergétiques ont vu le jour, notamment dans le secteur pétro-gazier. Ces projets s’inscrivent dans une logique de raccordement des territoires (et des ressources) de Sibérie orientale et d’Extrême-Orient à des débouchés d’exportation et, dans une certaine mesure, au reste du territoire russe.
40Si ces projets correspondent à de grandes infrastructures et induisent des changements importants (mise en valeur de nouveaux gisements, construction de diverses infrastructures) et peuvent être décrits comme des corridors énergétiques, ils ne constituent en tout cas pas réellement des corridors énergétiques eurasiatiques : surtout dans le cas du gaz naturel, ils sont fragmentés et ne relient pas la partie européenne à la partie asiatique de la Russie. Les partenaires commerciaux sont limités : la Chine est le seul pays d’Asie orientale à recevoir du gaz russe directement par pipeline, même si d’autres projets sont envisagés. On peut également s’interroger de leurs impacts sur les régions qu’ils traversent et sur les logiques d’intégration qu’ils impulsent. L’intégration peut être déclinée sous divers aspects (énergétique, économique, sociale, politique) ; d’un point de vue énergétique, on peut dresser le constat d’une intégration inachevée. Les régions de Sibérie orientale et d’Extrême-Orient connaissent la situation problématique de régions riches en ressources dont le marché de consommation est trop faible pour intéresser les compagnies d’un point de vue économique. Elles se trouvent donc dépendantes des projets d’exportation et même ces projets d’exportation ne sont pas la garantie de développement de l’approvisionnement en gaz des consommateurs de ces régions. La redistribution de la rente se fait principalement au bénéfice du centre fédéral, ce qui maintient d’autant plus les régions orientales dans la situation de périphéries.
41Les discours du gouvernement russe et des compagnies énergétiques sur les impacts positifs de la construction des pipelines relèvent ainsi du mythe des effets structurants des infrastructures de communication [Offner 1993] : si un usage politique est fait de ses projets, leurs impacts en termes de développement sont limités.