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Les corridors ferroviaires eurasiatiques : quelle stratégie russe ?

Eurasian transport corridors: russian interests and strategy
David Teurtrie
p. 421-436

Résumés

Sous l’URSS déjà, Moscou avait tenté de positionner le territoire soviétique comme une solution alternative à la voie maritime pour les liaisons Europe-Asie. Aussi, quand Pékin lance son projet de nouvelles routes de la soie, la Russie adopte une attitude ambivalente. Officiellement Moscou apprécie d’être associé à cette initiative, espérant pouvoir profiter de retombées économiques positives. Mais dans le même temps, la Russie craint de possibles conséquences négatives en termes de souveraineté ou de perte d’influence auprès de ses voisins. Elle tente d’orienter les projets chinois dans un sens qui lui soit favorable. Pour ce faire, Moscou dispose de plusieurs atouts : la Russie est le seul pays qui dispose d’une frontière commune à la fois avec la Chine et l’Union Européenne. De plus, elle dispose d’infrastructures ferroviaires opérationnelles contrairement à toutes les autres routes potentielles. Enfin, après des années d’attentisme, Moscou a entrepris de moderniser ses infrastructures et élabore une stratégie autonome dans la mise en place de liaisons eurasiatiques : corridor Nord-Sud vers l’Inde, projets de liaisons avec le Japon et la Corée. Ainsi, une véritable stratégie russe se dessine qui, quoique plus discrète que dans le domaine énergétique, n’en est pas moins porteuse d’importants enjeux géopolitiques et géoéconomiques.

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Texte intégral

1La Russie est à l’origine des premiers corridors ferroviaires eurasiatiques : construits à partir de la fin du XIXe siècle, ils continuent de structurer en bonne partie les réseaux de transports de l’Eurasie contemporaine. Or, les nouvelles routes de la soie impulsées par Pékin semblent devoir remettre en cause une forme de monopole russe sur les liaisons continentales entre l’Europe et l’Asie. En effet, l’un des aspects les plus ambitieux du projet chinois, en rupture avec la dimension très majoritairement maritime du commerce mondial, est de développer les échanges économiques continentaux au travers de plusieurs grands corridors eurasiatiques avec deux objectifs principaux : construire et structurer un réseau de transport centré sur le territoire chinois et relier la Chine à l’Europe par voie terrestre. La mise en place de corridors terrestres entre les deux principaux pôles économiques mondiaux (l’Europe et l’Asie orientale) est un enjeu majeur pour la Russie et son positionnement en tant que puissance au cœur de l’Eurasie. Pourtant, « les travaux de recherche existants se sont principalement concentrés sur les motivations et les intérêts de la Chine (…), alors que le point de vue des autres pays participant à la Belt and Road Initiative reste peu étudié » [Bitaborova 2018]. Cet article a donc pour ambition de décentrer le regard sur les nouvelles routes de la soie en analysant le rôle et les objectifs de la Russie dans la mise en place de corridors de transport eurasiatiques. Il propose un éclairage sur la stratégie mise en place par Moscou afin de faire face aux projets occidentaux et chinois des nouvelles routes de la soie et de tenter de conserver, malgré des moyens et des investissements par ailleurs limités, sa prééminence dans le contrôle des corridors ferroviaires entre l’Asie et l’Europe. S’appuyant sur les évolutions récentes du fret ferroviaire entre l’Asie et l’Europe, l’analyse se concentre sur les interactions entre la Russie et ses voisins asiatiques et postsoviétiques.

1. Corridors eurasiatiques : le rôle précurseur de la Russie

2L’Empire russe a construit les premiers corridors ferroviaires eurasiatiques à la fin du XIXe et au début du XXe siècle : un chemin de fer transcaucasien reliant Bakou à la mer Noire est ainsi achevé dès 1883 tandis que le chemin de fer centre-asiatique reliant la Caspienne à Tachkent est ouvert en 1899, créant un axe multimodal entre la mer Noire et la Caspienne pour les besoins à la fois de l’industrie pétrolière à Bakou et de l’armée russe en Asie centrale. En 1903, une ligne de chemin de fer relie Vladivostok à la Russie européenne en passant par la Sibérie et la Chine du Nord-Ouest (Transmandchourien). Le Transsibérien sera achevé sur le territoire russe en 1916. Mis en place par l’Empire russe, le réseau de chemin de fer transcontinental à l’écartement spécifique (1520 mm) reliant les capitales russes (Moscou et Saint-Pétersbourg) au reste de l’Empire russe (Ukraine, région baltique, Caucase, Asie centrale, Sibérie et Extrême-Orient) a gardé son caractère structurant en Eurasie jusqu’à l’époque actuelle.

  • 1 En anglais : Coordinating Council on Trans-Siberian Transportation (CCTT). Site officiel : http://e (...)
  • 2 Train complet de marchandises acheminé directement du point de départ au point de destination, sans (...)

3Bien que les États-Unis aient précédé de plusieurs décennies l’Empire russe dans la construction de la première liaison transcontinentale (achevée en 1869), le développement des voies ferrées russes n’a pas manqué d’impressionner le géographe et homme politique britannique Halford J. Mackinder, qui avait souligné l’importance de ces nouvelles liaisons pour la géoéconomie mondiale dans son célèbre article « Le pivot géographique de l’histoire » (1904) : « Le négoce maritime périphérique tend (…) à se constituer une zone de pénétration le long des bordures côtières du continent, zone dont la limite intérieure correspond au point où le coût du fret maritime, (…) égalise celui du fret ferroviaire continental (…). Les chemins de fer russes s’étendent sans discontinuer sur 9 000 kilomètres (…). Les espaces situés entre l’Empire russe et la Mongolie sont si vastes et leur potentiel (…) si démesurément incalculable qu’il se développera inéluctablement à cet endroit, soustrait au commerce océanique, un vaste ensemble économique, plus ou moins à part » [Mackinder 1905]. L’URSS a effectivement développé un ensemble économique continental en partie autarcique dans lequel les chemins de fer jouaient un rôle prépondérant. Cependant, au début des années 1970, le Japon, en pleine expansion industrielle et commerciale, a sollicité l’Union soviétique afin d’utiliser le transsibérien pour exporter les produits japonais vers le marché européen ce qui a permis à Moscou de positionner le territoire soviétique comme une solution alternative à la voie maritime pour les liens économiques entre l’Asie et l’Europe. Le transit de marchandises entre le Japon et l’Europe par le transsibérien augmente alors rapidement pour atteindre un maximum de 110 000 EVP en 1983 [Tsuji 2003]. Mais le transit japonais, qui commence à baisser à fin des années 1980, s’effondre dans les années 1990. Cette évolution, contraire aux espoirs russes liés à l’intégration du pays au marché mondial, s’explique par plusieurs raisons. D’une part, l’éclatement de l’URSS a pour conséquence une division du réseau ferré soviétique entre les nouvelles républiques (création de sociétés nationales) et l’apparition de nouvelles frontières (contrôles douaniers). D’autre part, la crise en Russie a un impact sur la qualité de la gestion des chemins de fer russes (vols de matériel et de marchandises, manque d’investissements…). En 1993, les chemins de fer russes, en association avec des partenaires européens et asiatiques, créent le Conseil de coordination du transport transsibérien1 afin de tenter de s’adapter aux nouvelles conditions économiques et de relancer le transit par le transsibérien. Au début des années 2000, l’affirmation de nouvelles puissances économiques en Asie orientale ainsi que la stabilisation politique et le retour de la croissance économique en Russie permettent de compenser en partie la forte baisse du transit japonais. En 2001, le transit Asie-Europe par le transsibérien représentait 100 000 EVP dont 80 % pour la Corée du Sud et 10 % pour la Chine et pour le Japon [ibidem]. Cependant, malgré l’effacement du Japon au profit de la Corée puis de la Chine dans l’utilisation des corridors eurasiatiques, celui-ci gardera une expertise logistique qui lui permettra de rester novateur en la matière. Ainsi, c’est l’entreprise japonaise Fujitsu qui, en partenariat avec Siemens, sera la première à expérimenter en 2008 les trains-blocs2 de conteneurs entre la Chine et l’Allemagne [Cariou 2018]. Du côté européen, c’est en effet l’Allemagne, première puissance industrielle de l’Union Européenne, qui est la plus active dans la mise en place de liaisons régulières avec la Chine, liaisons qui vont se multiplier à partir des années 2010.

4La Russie a donc été la première puissance à mettre en place des corridors eurasiatiques que ce soit pour ses besoins économiques propres ou pour assurer le transit de marchandises entre l’Europe et l’Asie. Cependant, l’éclatement de l’URSS n’est pas seulement synonyme de nouvelles frontières, il implique également la possibilité pour les puissances extérieures de pénétrer en Eurasie en contournant la Russie par le Sud.

2. Les « nouvelles routes de la soie » ou le contournement de la Russie ?

5Dès le début des années 1990, les Occidentaux souhaitent profiter de l’éclatement de l’URSS pour mettre fin au monopole russe sur les liaisons eurasiatiques. Ils tentent les premiers de recréer des « nouvelles routes de la soie » entre l’Europe et l’Asie. Dès 1993, l’Union européenne lance à cet effet le programme TRACECA (Transport Corridor Europe-Caucase-Asie) qui rassemble 12 républiques ex-soviétiques et la Turquie. L’objectif principal affiché est de désenclaver le Caucase et l’Asie centrale en contournant la Russie, qui est exclue de ce programme. Mais si les objectifs officiels sont ambitieux, les Occidentaux se montrent avant tout intéressés par l’évacuation des hydrocarbures de la Caspienne, raison pour laquelle ce sera le volet énergétique (programme INOGATE) qui sera le plus dynamique à l’instar de l’inauguration de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan en 2005. Dans le domaine des transports, il faudra attendre octobre 2017 pour une première réalisation d’importance avec l’inauguration de la ligne de chemin de fer Bakou-Tbilissi-Kars qui relie l’Azerbaïdjan et la Turquie par la Géorgie (en contournant l’Arménie). Encore le financement de la ligne est-il majoritairement fourni par l’Azerbaïdjan et non par les Occidentaux. De fait, leur volonté de contourner la Russie et d’éviter l’Iran signe l’échec relatif de leurs projets qui ne bénéficient pas de financements suffisants. Cette volonté d’exclure la Russie depuis le début des années 1990 apparaît non seulement inefficace au niveau logistique mais elle aura des implications géopolitiques néfastes pour la région qui sera progressivement déstabilisée par cette logique du jeu à somme nulle, à l’image de la crise ukrainienne actuelle.

6Toute autre est a priori la politique menée par les autorités chinoises à l’égard de Moscou : Pékin, également intéressé par les potentialités économiques et logistiques des républiques ex-soviétiques, a toujours fait en sorte d’associer la Russie à ses initiatives dans la région. Ainsi, l’Organisation de Coopération de Shanghai, créée en 2001, rassemble la Chine, les républiques d’Asie centrale et la Russie. Ce dialogue triangulaire Russie-Chine-Asie Centrale a permis de stabiliser la région initialement la plus pauvre et la plus conflictogène (avec le Caucase) de l’ex-URSS. Aujourd’hui, toutes choses égales par ailleurs, la relative stabilité de l’Asie centrale tranche avec une Europe orientale profondément divisée par le conflit ukrainien et les tensions russo-occidentales qui l’accompagnent.

7Pourtant, le lancement par Pékin du vaste projet de nouvelles routes de la soie début septembre 2013 a pu susciter à Moscou de fortes interrogations [Larin 2015]. L’annonce en a été faite par le président chinois Xi Jinping lors d’une visite officielle au Kazakhstan. Ainsi, le dirigeant chinois, malgré sa proximité affichée avec Vladimir Poutine, a préféré le Kazakhstan à la Russie pour annoncer ce projet d’ampleur continentale et ceci alors même que le voisin kazakh est considéré par Moscou comme l’un de ses alliés les plus proches. Logique sans doute du point de vue de Pékin, du fait de l’importance des investissements chinois dans les infrastructures kazakhes, cette démarche chinoise a pu être perçue avec circonspection par le Kremlin. De fait, au-delà du contexte de l’annonce, les contours du projet chinois étaient de nature à inquiéter les autorités russes. En effet, le tracé principal des nouvelles routes terrestres présenté par l’agence de presse officielle chinoise Xinhua reprend dans ses grandes lignes les projets occidentaux visant à contourner la Russie par le Sud en passant par l’Asie Centrale et la Turquie. Le tracé proposé par la Chine impliquait même que le corridor principal aboutirait à Moscou en passant par l’Ukraine. Ainsi non seulement la Russie aurait perdu son rôle central dans le domaine des liaisons eurasiatiques mais elle aurait été dépendante du transit par l’Ukraine pour ses relations économiques avec la Chine alors même que Moscou déploie depuis les années 1990 d’importants efforts pour réduire sa dépendance envers Kiev dans le domaine de ses relations économiques avec l’Europe. C’est en septembre 2013 également que le gouvernement ukrainien a approuvé le texte de l’accord d’association avec l’Union européenne, accord auquel Moscou s’est toujours opposé en affirmant qu’il portait atteinte à l’intégration économique russo-ukrainienne dans le cadre de la Communauté des États indépendants (CEI). Ces deux évènements presque simultanés menaçaient la Russie de marginalisation dans son « étranger proche ». De fait, la Russie semblait prise « en étau » entre l’Union Européenne (UE) et la Chine et ceci d’autant plus que Pékin apportait alors son soutien à l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine. Pékin est allé encore plus loin en annonçant son intention d’effectuer d’importants investissements dans des ports en eau profonde en Crimée [Mykal 2016], presqu’île stratégique qui abritait toujours la flotte russe de la mer Noire à Sébastopol. La réalisation des projets chinois, annoncés en décembre 2013 lors d’une visite du président ukrainien Viktor Ianoukovitch, laissait entrevoir un scénario noir pour Moscou avec une Ukraine se rapprochant de la communauté euro-atlantique tout en s’ouvrant aux intérêts chinois. Ces évolutions comportaient des risques de marginalisation de la Russie à l’échelle de l’Eurasie et ceci jusque dans son étranger proche. C’est dans ce contexte géostratégique très particulier qu’a débuté la crise ukrainienne. Celle-ci n’a pas seulement conduit à un refroidissement sans précédent dans les relations russo-occidentales, elle a également en grande partie bloqué les projets chinois en Ukraine. En effet, non seulement la Russie a repris le contrôle de la Crimée mais Moscou a aussi mis en place des sanctions contre le transit de marchandises par le territoire ukrainien. Ces sanctions ont conduit à un effondrement du transit par l’Ukraine en 2015-2016 [Yakovleva 2016]. Malgré des tentatives pour mettre en place des solutions alternatives par le Sud-Caucase, l’Ukraine est pratiquement exclue de la mise en place des corridors eurasiatiques de transport.

  • 3 La construction d’une liaison ferroviaire Chine-Kirghizstan-Ouzbékistan est en discussion depuis un (...)

8De leur côté, les autorités chinoises vont progressivement se rendre compte des limites du volontarisme en matière de construction d’infrastructures à l’étranger, notamment dans la mise en place de voies de transport contournant la Russie par le Sud. Le franchissement des régions montagneuses du Kirghizstan et du Tadjikistan, qui implique d’importants investissements pour la construction de nombreux ouvrages d’art, reste pour le moment à l’état de projet dans le domaine ferroviaire3. De plus cette voie se heurte à l’instabilité du Sud de l’Asie centrale marquée par le voisinage avec l’Afghanistan, les conflits frontaliers entre le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan et la tendance des États de la région à un souverainisme sourcilleux. C’est la raison pour laquelle une variante médiane passant par le Kazakhstan et la Caspienne pour rejoindre le Caucase, la Turquie et l’espace pontique est mise en avant. Elle reproduit les projets européens (TRACECA). Le problème majeur de cette liaison réside dans les nombreuses ruptures de charges (franchissement de la mer Noire et de la Caspienne) qui renchérissent le trajet et en augmentent la durée. De plus, la multiplicité des espaces douaniers et des opérateurs nationaux sont des handicaps supplémentaires [Davydenko & al 2012]. Cette voie fait figure de route d’appoint principalement destinée aux échanges régionaux. C’est à cette conclusion qu’étaient arrivés les États-Unis et leurs partenaires de l’OTAN quand ils décidèrent à la fin des années 2000 de chercher des routes alternatives au Pakistan pour approvisionner leurs troupes en Afghanistan : privilégiant tout d’abord les routes passant par le Sud-Caucase et la Caspienne, ils avaient été contraints de se tourner vers la Russie. Plusieurs accords spécifiques avaient été signés entre Moscou et les pays de l’OTAN afin d’assurer le transit de matériel par le territoire russe, principalement par voie ferrée. Lancée en 2009, la « route du Nord » avait vu son importance grandir pour atteindre environ 50 000 EVP en 2012 [Andzans 2013]. La mise en place de la « route du Nord » par les Occidentaux avait marqué l’échec relatif de la stratégie de contournement de la Russie par le Sud et ceci alors même que les volumes concernés restaient toute proportion gardée relativement peu élevés et que les militaires américains disposaient par ailleurs de moyens logistiques très importants.

9De fait, le seul trajet qui pourrait sérieusement concurrencer les corridors russes contourne la Caspienne par le Sud en passant par le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Iran avant de rejoindre la Turquie puis l’Union européenne. A moyen terme, cette liaison a un fort potentiel dans la mesure où elle peut à la fois desservir l’Europe méditerranéenne et balkanique et le Moyen-Orient. Désireuse de renforcer ses positions dans le domaine des liaisons de transport eurasiatiques, la Turquie a entrepris un vaste plan de modernisation de son réseau ferroviaire et augmenté les capacités de franchissement du Bosphore. Cependant, même si des trains peuvent en théorie circuler sur cette voie, elle n’est pour le moment pas opérationnelle du fait notamment d’infrastructures sous-développées dans le Sud de l’Asie centrale et en Iran, ce dernier étant sérieusement handicapé par le retour des sanctions américaines.

3. Liaisons Chine-Europe : réaffirmation du rôle central de la Russie

  • 4 La Chine détient 31,01 % du capital de la BAII, l’Inde 8,71 % et la Russie 6,8 %. Le quatrième acti (...)

10Pékin a élargi aux routes maritimes son projet de nouvelles routes de la soie : devenu en juillet 2016 « L’initiative Ceinture et Route », il se veut ouvert à tous les pays désireux d’y participer. La Russie s’est donc impliquée dans le projet en tentant de l’orienter dans un sens qui lui soit favorable au niveau des liaisons eurasiatiques. Cependant, l’équation pour la Russie est particulièrement complexe dans la mesure où, si elle ne souhaite pas être marginalisée par une dynamique qui se ferait sans elle, notamment dans son étranger proche, elle se méfie également d’une trop grande influence économique chinoise sur son propre territoire, notamment en Sibérie et en Extrême-Orient. Les autorités russes, conscientes des risques encourus, reconnaissent néanmoins aux projets chinois un certain nombre d’avantages potentiels : la mise en place des corridors de transports continentaux contribuerait à dynamiser les espaces continentaux eurasiatiques ce qui pourrait permettre de transformer des pays souvent pauvres et instables, facteurs de menaces sécuritaires pour la Russie, en véritables partenaires économiques. Plus largement, le renforcement du rôle économique de l’Eurasie continentale, qui échappe au contrôle des puissances occidentales, contribue à l’émergence d’un monde multipolaire souhaité aussi bien par Moscou que Pékin. C’est dans cette perspective que les autorités russes ont tenu à montrer leur bonne volonté vis-à-vis des initiatives portées par la Chine. C’est ainsi que la Russie est devenue le troisième actionnaire (après la Chine et l’Inde4) de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII) créée fin 2014 à l’initiative de Pékin dans le cadre des nouvelles routes de la soie [Colin 2018].

11Mais c’est surtout dans la mise en place sur le terrain des liaisons Chine-Europe que la puissance russe démontre qu’il faut toujours compter avec elle. En effet, le corridor eurasiatique qui connaît un véritable développement passe bien par le Kazakhstan mais poursuit sa route vers l’Europe par le territoire russe. Ce trajet apparaît comme une forme de compromis entre les projets chinois vers l’Asie centrale et l’ambition russe de maintenir un rôle central dans les liaisons eurasiatiques. De fait, les avantages de la route Chine-Kazakhstan-Russie-Biélorussie-Europe sont multiples. C’est l’un des trajets les plus courts pour relier la Chine aux espaces industrialisés d’Europe du Nord-Ouest. De plus, il a l’avantage de franchir l’ex-frontière sino-soviétique par les cols de la porte de Dzoungarie, ce qui permet d’éviter les monts Tian Shan au Sud et les monts Altaï au Nord et de déboucher sur les steppes kazakhes puis russes en continuité avec les plaines est-européennes. Ce tracé rejoint ainsi le réseau ferroviaire relativement dense et développé du Nord Kazakhstan et de la Russie européenne.

12Plus largement, les liaisons Chine-Europe, qui se sont multipliées et densifiées depuis 2013 passent pratiquement toutes par le territoire russe que ce soit par l’intermédiaire du Kazakhstan, de la Mongolie ou directement par l’Extrême-Orient russe et la Sibérie (Transsibérien). Le transit Chine-Europe par la Russie connaît depuis plusieurs années des taux de croissance très élevés : en 2017, le transit Chine-Europe par la Russie a augmenté de 67 % à 167 000 EVP tandis que le transit Europe-Chine augmentait de 95 % à 98 500 EVP, soit un total de 265 500 EVP [Semachko 2018]. La hausse des exportations européennes permet de résoudre partiellement le problème du retour des trains vides vers la Chine même si cela reste un handicap pour la rentabilité de ces liaisons qui sont en partie subventionnées par les pouvoirs publics chinois.

  • 5 Calculs de l’auteur d’après les statistiques du Comité kazakh des statistiques (site officiel : htt (...)
  • 6 Voir par exemple BUNIN (2018) – « Central Asia Struggles With Fallout From China’s Internment of Mi (...)

13Les raisons pour lesquelles la Russie s’est révélée incontournable dans la mise en place des corridors eurasiatiques sont multiples : d’une part, la Russie est le seul pays qui dispose d’une frontière commune à la fois avec la Chine et l’Union Européenne (frontière commune avec la Finlande, les républiques baltes et la Pologne). De plus, elle dispose d’infrastructures ferroviaires opérationnelles et développées, contrairement aux autres routes potentielles décrites plus haut. Enfin, Moscou a renforcé ses positions avec le lancement début 2015 de l’Union économique eurasiatique (UEA) qui forme un espace économique commun. Les cinq pays membres (Russie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan et Arménie) ont délégué une partie de leurs prérogatives en termes de commerce extérieur et de régulation macroéconomique à la commission eurasiatique (organe supranational) qui siège à Moscou. L’UEA constitue notamment un espace douanier unique dont la situation entre l’Union européenne et la Chine facilite considérablement le transit de marchandises entre les deux principaux pôles économiques du continent eurasiatique. Malgré certaines faiblesses, l’intégration au sein de l’UEA se poursuit à l’image de l’entrée en vigueur début 2018 d’un nouveau code douanier unifié. La mise en place de l’UEA a un réel impact sur l’intégration réelle et ceci malgré un contexte particulièrement défavorable lié à la crise économique en Russie (2015-2016) et aux sanctions internationales. Ainsi, alors que le poids de la Russie dans le commerce extérieur kazakh ne cessait de s’effriter au profit de la Chine depuis le début des années 2000, Pékin s’étant imposé comme premier partenaire commercial du pays en 2010 (avec plus de 17 % des échanges), la tendance s’est inversée depuis : en 2017, la Russie a consolidé sa place de premier partenaire commercial du Kazakhstan (plus de 20 % des échanges extérieur du pays) tandis que la Chine voyait sa part ramenée à 13,5 % du commerce extérieur kazakh5. L’intégration eurasiatique a donc un véritable impact sur les échanges régionaux ce qui incite Pékin à prendre en compte cette nouvelle réalité : en mai 2015, Pékin et Moscou ont signé une déclaration commune visant à associer l’initiative chinoise des Nouvelles routes de la soie et l’Union économique eurasiatique. Surtout, en mai 2018, après plusieurs années de négociations, l’Union économique eurasiatique et la Chine ont signé un traité de coopération économique et commercial [Commission Economique Eurasiatique 2018]. La signature de cet accord équivaut à une reconnaissance par Pékin de la réalité de cette structure dominée par la Russie et qui donne à Moscou une forme de droit de regard sur les relations économiques et commerciales entre les États membres et le voisin chinois. Il s’agit d’une importante victoire pour Moscou qui a dans le même temps résisté aux tentatives chinoises de transformer l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) en zone de libre-échange. La diplomatie russe est parvenue à orienter l’OCS dans le sens d’un élargissement à d’autres partenaires, élargissement qui a eu lieu en 2017 au profit de l’Inde et du Pakistan. Cet élargissement a permis à Moscou de « diluer » le poids de la Chine au sein de l’organisation et transforme l’OCS en un équivalent eurasiatique de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), ce qui renvoie les perspectives d’une intégration économique plus poussée à des échéances lointaines [Teurtrie 2017]. Moscou et Pékin sont donc engagés dans la région dans un jeu subtil conjuguant concurrence et coopération. La Russie, qui ne dispose ni de la puissance industrielle ni des moyens financiers de la Chine, répond à la logique d’intégration transnationale portée par Pékin par une logique d’intégration institutionnelle supranationale. Cela permet à Moscou de rester un partenaire de poids auprès de ses voisins, y compris sur le plan économique et ceci d’autant plus que les États d’Asie centrale comptent désormais sur les liens avec la Russie pour faire contrepoids à une éventuelle hégémonie chinoise. Trois facteurs principaux y contribuent : la pression migratoire chinoise, la répression de la population ouighour au Xinjiang par les autorités chinoises (très mal vécue au sein des sociétés centre-asiatiques6) et les premiers déboires liés au partenariat économique proposé par Pékin dans le cadre des nouvelles routes de la soie. En effet, le Kirghizstan et le Tadjikistan ont vu leur dette envers Pékin exploser ces dernières années, phénomène observable également en Asie du Sud-Est et qui provoque souvent une remise en cause du bien-fondé du modèle de « développement » à sens unique proposé par la Chine (phénomène déjà observable au Kirghizstan).

14La Russie quant à elle propose une autre forme de relation à son voisin chinois dans le domaine des corridors eurasiatiques. Certes, les investissements chinois peuvent être acceptés mais dans le cadre de projets dont la Russie reste le maître d’œuvre. Mais il est symptomatique que dans le domaine ferroviaire, les annonces d’investissements chinois en Russie n’existent pour le moment que sur le papier dans la mesure où Moscou ne peut accepter les offres « clés en main » formulées par Pékin. Aussi le partenariat russo-chinois dans le domaine des routes de la soie est différent : d’une part, RZD, la compagnie des Chemins de fer russes, a annoncé un important plan d’investissements dans ses infrastructures d’ici 2025 qui, en cas de réalisation, devrait lui permettre d’accompagner la hausse du transit des marchandises entre la Chine et l’Europe [Mozgovoy 2018]. Elle en escompte des retombées positives en termes d’amélioration des performances de son réseau ferroviaire, d’optimisation des normes et de simplification des procédures douanières. D’autre part, la Russie contribue à unifier l’espace eurasiatique au travers de l’UEA qui permet une forme de continuité politico-économique entre la Chine et l’Europe. Ainsi, l’UEA n’apparaît pas seulement comme un éventuel frein aux relations directes entre la Chine et l’Asie centrale, elle fait également figure de facilitateur, de « pont » eurasiatique entre la Chine et l’Europe.

  • 7 Site officiel : https://eabr.org
  • 8 En russe : « Ob’edinennaya transportno-logisticheskaya kompaniya – Evrazijskij zheleznodorozhnyj al (...)

15Mais la coopération de la Russie avec ses voisins dans le domaine des transports ne se limite pas à l’intégration institutionnelle. La Banque eurasiatique de développement7, contrôlée par la Russie et le Kazakhstan investit dans la modernisation des infrastructures des États membres de l’UEA. Surtout, la Russie coopère étroitement dans le domaine des transports ferroviaires avec les autres États de transit (Kazakhstan, Biélorussie et Mongolie) au travers de co-entreprises spécialisées. En 2014, la compagnie de chemins de fer russes RZD a créé avec les compagnies nationales des chemins de fer biélorusses et kazakhs la « Compagnie unifiée de transport et de logistique – Alliance ferroviaire eurasiatique »8 (UTLC ERA) dont le capital est détenu à parts égales par les trois partenaires. Son objectif est d’augmenter les capacités du transit ferroviaire des États de l’UEA en particulier entre la Chine et l’Europe. La société est spécialisée sur les liaisons entre les stations kazakhes Dostyk et Altykol (à la frontière avec la Chine) et les stations biélorusses Brest et Svislotch (frontière avec la Pologne) sur une distance totale de 5430 kilomètres franchis en cinq jours. En 2018, l’Alliance ferroviaire eurasiatique a assuré le transport de 280 500 EVP de marchandises, soit une croissance de près de 60 % par rapport à 2017 (175 800 EVP) et prévoit de transporter 350 000 EVP en 2019. L’ampleur de l’augmentation du trafic met à l’épreuve les infrastructures douanières et ferroviaires à la frontière polono-biélorusse qui correspond à la fois à un changement d’espace douanier (passage de l’UEA à l’UE) et d’écartement des rails (écartement « russe » versus écartement « européen »), ce qui risque de restreindre le nombre de passages. Pour tenter d’y faire face, l’Alliance propose une alternative avec une nouvelle liaison multimodale par l’enclave russe de Kaliningrad avec réexportation par voie maritime par la mer baltique [UTLC ERA 2019].

16Sur la liaison Chine-Mongolie-Russie, Moscou conserve également un atout de poids grâce au contrôle des chemins de fer mongols au travers de la société mixte russo-mongole « Chemins de fer d’Oulan Bator » (détenue à 50 % par la société des chemins de fer russes RZD). Un programme de modernisation est en cours qui permet aux chemins de fers mongols de capter une part de l’augmentation des échanges eurasiatiques : le transit de conteneurs par la Mongolie est passé de 43 000 EVP en 2017 à 85 000 EVP en 2018, soit une hausse de près de 50 % [Monlogistic 2019].

4. L’élaboration d’une stratégie russe autonome

17Cependant, la Russie doit trouver un équilibre entre la dynamique liée au transit des marchandises entre la Chine et l’Europe, la mise en place de liaisons internationales avec d’autres partenaires, l’aménagement du territoire et les besoins de l’industrie nationale. L’ampleur des besoins tant en termes de modernisation des réseaux existants que de création de nouvelles lignes explique que l’investissement dans les infrastructures de transport est défini comme l’une des priorités du président Poutine pour son nouveau mandat (2018-2024). Les objectifs présidentiels sont ambitieux : multiplier par 1,5 la capacité de fret du Transsibérien et du BAM (Baïkal Amour Magistral) d’ici 2024, réduire le temps de trajet pour les trains de conteneurs entre l’Extrême-Orient russe et les frontières occidentales à sept jours, multiplier par quatre le volume du transit de conteneurs [Fesco 2018].

18Ces objectifs s’appuient en partie sur les évolutions constatées ces dernières années comme le montrent les chiffres présentés par l’un des principaux opérateurs russes, la société de transport Fesco : sur la période 2015-2018, le transit de conteneurs connaît effectivement une forte croissance (+ 160 % en trois ans) pour s’établir à environ 550 000 EVP en 2018. La croissance du transit est avant tout due aux liaisons entre la Chine et l’Europe qui représentent 67 % du transit en 2018. La Russie continue par ailleurs d’assurer une part importante du transit de marchandises vers l’Asie centrale que ce soit en provenance d’Europe ou d’Asie orientale. En 2018, l’Asie centrale représente 29 % du total du transit ferroviaire par le territoire russe [Fesco 2019]. Le transport de conteneurs total réalisé par les chemins de fer russes a représenté 4,5 millions d’EVP dont 1,9 millions d’EVP sur les liaisons intérieures, 1,1 millions d’EVP pour les exportations, 860 0000 EVP pour les importations. Le secteur connaît une croissance de l’ensemble des segments mais c’est bien le transit qui croît le plus rapidement, sa part dans le trafic total de conteneurs sur le réseau ferroviaire russe passant de 10 % en 2017 à 12 % en 2018 [RZD 2019].

19La Russie profite de l’intensification des liaisons avec la Chine pour dynamiser ses propres exportations. Ainsi, une première liaison ferroviaire régulière pour l’exportation de produits manufacturés russes vers la Chine a été mise en place en mai 2017, d’autres liaisons ayant été ajoutées depuis [Rossiyskiy eksportnyy Centr 2019]. En janvier 2018, une liaison Russie-Vietnam a été inaugurée à travers le territoire chinois à partir de l’Extrême-Orient russe [RZD 2018]. Le lancement de cette liaison résulte de l’activation des liens économiques russo-vietnamiens suite à la mise en place de l’accord de libre-échange entre l’UEA et le Vietnam (octobre 2016).

20De fait, Moscou tente de ne pas rester passif dans la définition des liaisons eurasiatiques et diversifie ses partenariats avec les puissances asiatiques. L’une des priorités de la Russie est le développement du corridor de transport Nord-Sud qui doit relier la Russie, l’Iran et l’Inde [Radvanyi 2002]. Ce projet part du constat que si Moscou entretient de bonnes relations avec Téhéran au niveau politique, les échanges économiques restent en deçà de leur potentiel du fait notamment de contraintes logistiques : plus de 80 % des échanges russo-indiens passent par le port de Saint-Pétersbourg. De plus, il s’agirait de proposer à l’Inde un corridor terrestre en direction de l’Europe du Nord. La mise en place de ce corridor, qui a fait l’objet d’un accord intergouvernemental entre l’Iran, l’Inde et la Russie signé en septembre 2000, rencontre cependant plusieurs difficultés. Contrairement à la Chine, l’Inde ne dispose ni des ressources financières ni des capacités industrielles et logistiques nécessaires pour investir lourdement dans ce genre de projet tandis que l’Iran est soumis aux sanctions américaines. Des avancées ont néanmoins eu lieu ces dernières années grâce aux efforts conjoints de la Russie, de l’Iran et de l’Azerbaïdjan. En effet, le tracé principal du corridor Nord-Sud passe à l’Ouest de la Caspienne par le territoire azéri. Bakou investit ses pétrodollars dans une politique ambitieuse de désenclavement visant à faire du pays le carrefour vers lequel convergeraient les corridors de transports régionaux. Or, la ligne de chemin de fer reliant l’Iran à la Russie par le Caucase est fermée à cause du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il est donc nécessaire de construire une ligne reliant l’Iran à son voisin azéri. Bakou a accordé un crédit de 500 millions de dollars à Téhéran afin de contribuer au financement de la ligne de chemin de fer Astara-Qazvin qui, sur une distance de 350 kilomètres, permet de relier le réseau iranien à l’Azerbaïdjan [Vestnik Kavkaza 2016]. Les premiers trains de conteneurs entre la Russie et l’Iran ont commencé à circuler en mars 2018 même si la liaison ne sera véritablement achevée en territoire iranien qu’en 2021 du fait notamment de l’importance des travaux nécessités par un relief contraignant. De son côté, la compagnie russe RZD est engagée depuis 2012 dans l’électrification du réseau de chemin de fer iranien : la deuxième phase du projet (2018-2022) représente un investissement d’un 1,2 milliard de dollars.

21Moscou souhaite également diversifier ses partenaires en Asie orientale. C’est l’une des raisons pour lesquelles les négociations en vue d’un traité de paix avec le Japon se sont intensifiées en 2018-2019. Au vu du poids grandissant de la Chine, le rapprochement russo-japonais apparaît d’autant plus logique que les deux pays sont complémentaires au niveau économique. Dans le domaine des transports, Moscou et Tokyo coopèrent afin de relancer l’utilisation du Transsibérien pour le transport de marchandises du Japon vers l’Europe et l’Asie centrale mais aussi à destination du marché russe. Par ailleurs, les autorités russes évoquent la possibilité d’établir une liaison ferroviaire directe avec le Japon qui passerait par l’île russe de Sakhaline et aboutirait à Hokkaido. Ce projet reste cependant hypothétique dans la mesure où il implique d’énormes investissements (dont un pont de près de 50 km entre Sakhaline et Hokkaido) pour une rentabilité sujette à caution.

22La Russie entretient également d’excellentes relations avec la Corée du Sud avec laquelle elle souhaiterait relancer le projet de chemin de fer transcoréen afin de le relier au Transsibérien. Ce projet, beaucoup plus réaliste que la liaison ferroviaire avec le Japon, dépend cependant d’une véritable normalisation des relations intercoréennes et d’une levée au moins partielle des sanctions à l’encontre de la Corée du Nord. Enfin, malgré la concurrence chinoise, la Russie continue d’assurer une part importante du transit de marchandises vers l’Asie centrale (seule région d’Eurasie à ne pas disposer d’alternative maritime) tant à partir de l’Europe que de l’Asie orientale.

Conclusion

23La mise en place d’infrastructures de transport de Transcaucasie vers la Turquie et d’Asie centrale vers la Chine permet à ces régions un désenclavement qui met fin au quasi-monopole russe sur leurs relations économiques avec le monde extérieur. De ce point de vue, le projet chinois des Nouvelles routes de la soie a un impact important qui devrait continuer de croître dans les prochaines années en direction de l’Asie du Sud-Ouest. Dans le même temps, le désenclavement de l’Asie centrale et du Caucase est susceptible de participer à la modernisation de l’économie de ces pays qui deviennent des partenaires économiques intéressants pour Moscou. Ainsi, ce que la Russie perd en termes de zone d’influence exclusive, elle le gagne en termes de stabilité et de dynamisme économique au cœur de l’Eurasie. De plus, la majorité des flux eurasiatiques générés par les projets chinois concernent les liaisons avec l’Europe pour lesquelles la Russie s’est révélée incontournable. La quasi-totalité des corridors ferroviaires eurasiatiques passent par le territoire russe selon trois axes principaux : par l’Extrême-Orient russe (Transsibérien), par l’intermédiaire de la Mongolie et en transitant par le Kazakhstan. Ce dernier est, avec la Biélorussie, un partenaire privilégié de Moscou dans le cadre de l’Union économique eurasiatique (UEA). Non seulement l’UEA forme un espace douanier unique entre Chine et Union Européenne, un avantage essentiel pour la fluidité des liaisons, mais les compagnies de chemin de fer russes, kazakhes et biélorusses se sont alliées pour organiser le transit de conteneurs Chine-Europe-Chine. Ainsi, non seulement les routes de la soie ne conduisent pas à la marginalisation de la Russie mais elles lui permettent d’établir un partenariat gagnant-gagnant avec Pékin. Néanmoins, l’augmentation quasi-exponentielle du transit Chine-Europe de ces dernières années est en partie subventionnée par les pouvoir publics chinois, ce qui pose la question de la durabilité de ce processus. Aussi les autorités russes cherchent-t-elles à limiter le poids de la Chine en multipliant les partenariats en Asie du Nord-Est (Japon, Corée du Sud) et en mettant en place des corridors alternatifs (Inde-Iran-Russie). Mais pour conjuguer une politique de transit tous azimuts avec les besoins de l’économie nationale, les autorités russes vont devoir relever le défi d’un accroissement substantiel des investissements dans les infrastructures du pays.

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Notes

1 En anglais : Coordinating Council on Trans-Siberian Transportation (CCTT). Site officiel : http://en.icctt.com

2 Train complet de marchandises acheminé directement du point de départ au point de destination, sans remaniement intermédiaire

3 La construction d’une liaison ferroviaire Chine-Kirghizstan-Ouzbékistan est en discussion depuis une vingtaine d’années sans que les trois pays ne parviennent à s’entendre sur les paramètres de sa construction

4 La Chine détient 31,01 % du capital de la BAII, l’Inde 8,71 % et la Russie 6,8 %. Le quatrième actionnaire est l’Allemagne avec 4,67 %.

5 Calculs de l’auteur d’après les statistiques du Comité kazakh des statistiques (site officiel : http://stat.gov.kz).

6 Voir par exemple BUNIN (2018) – « Central Asia Struggles With Fallout From China’s Internment of Minorities », Foreign Policy, 15/08, https://foreignpolicy.com/2018/08/15/central-asia-struggles-with-fallout-from-chinas-internment-of-minorities/

7 Site officiel : https://eabr.org

8 En russe : « Ob’edinennaya transportno-logisticheskaya kompaniya – Evrazijskij zheleznodorozhnyj al’yans ». Site officiel : https://www.utlc.com

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Pour citer cet article

Référence papier

David Teurtrie, « Les corridors ferroviaires eurasiatiques : quelle stratégie russe ? »Bulletin de l’association de géographes français, 96-3 | 2019, 421-436.

Référence électronique

David Teurtrie, « Les corridors ferroviaires eurasiatiques : quelle stratégie russe ? »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 96-3 | 2019, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/5457 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.5457

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Auteur

David Teurtrie

Docteur en géographie, Coordinateur de l’université franco-géorgienne, chercheur associé au Centre de Recherches Europes Eurasie (INALCO). – Courriel : david.teurtrie[at]inalco.fr

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Droits d’auteur

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