1La construction de la deuxième plus importante retenue d’Afrique a commencé en Éthiopie, trente ans après la grande famine de 1984-85. Il y a peu, personne n’aurait cru pareille nouvelle : comment un pays, qui n’a jamais eu les moyens financiers et techniques pour mener de grands travaux, a-t-il pu lancer ce chantier ? Les Éthiopiens ont-ils désormais plus faim d’électricité que de nourriture ? Comme tant d’autres dirigeants, feu Mälläs Zénawi, Premier ministre de 1995 à 2012, a-t-il « offert un éléphant blanc au peuple » ? Avec la complicité de son gouvernement, la Chine apporte son savoir-faire technique à l’Éthiopie afin qu’elle devienne sa tête de pont sur le continent et l’adepte de son modèle autoritaire de développement. Elle prend aussi la suite des Italiens qui, entre 1935 et 1941, tracèrent le réseau routier centré sur Addis Abäba et bâtirent la modeste usine d’Abba Samuel sur l’Aqaqi pour l’alimenter en courant. En paiement de dommages de guerre, ils édifièrent en 1960 sur l’Awash, les centrales de Qoqa qui, par une ligne à haute tension, ravitaillent la capitale et Dirré Dawa. C’est l’État qui a construit par la suite les centrales de Tes Esat sur le Nil, pour desservir Baher Dar, et de Fintchaa sur un affluent du Nil, pour satisfaire la demande croissante d’Addis Abäba. Sous la junte (le Därg), de nouveaux projets furent étudiés mais, en raison de la guerre civile, seul Mälka Wakäna sur le Wabi Shabeele [Atlas 1988], fut achevé. Au début du XXIe siècle, la capitale, dont la population avait presque quadruplé depuis 1970, subissait toujours de longues coupures d’électricité et, en l’absence d’interconnexion, les chefs-lieux régionaux ne disposaient que de groupes électrogènes à la production incertaine. À la campagne, où vivaient il y a 15 ans 85 % des Éthiopiens, on s’éclaire toujours à la lampe à pétrole et on cuit au charbon de bois, même en ville.
2Le Grand Barrage n’est pas une « cathédrale dans le désert ». C’est l’ouvrage-phare d’un plan national de 25 ans d’édification d’une douzaine de grands barrages qui, inscrits dans le Growth and Transformation Plan (GTP), sont censés assurer au « lion africain » la poursuite de la croissance économique « à 2 chiffres » affichée depuis près de dix ans. À l’issue du Plan directeur de National Power Utility de l’Ethiopian Electric Power Corporation (EEPCo), l’Abbay (Nil bleu), le Gibé-Omo et le Täkkäzé seront équipés de centrales qui multiplieront la production nationale d’énergie par plus de cinq. Les villes et des campagnes seront électrifiées et le courant en surplus sera vendu aux États voisins. Un seul périmètre irrigué (Tana-Bäläs) a été entrepris et d’autres, plus importants, sont projetés dans la basse vallée de l’Omo. La consultation sur Internet des débats à propos de ce plan ambitieux révèle qu’il rencontre l’assentiment d’une grande partie de l’opinion publique jusque dans la diaspora. Les Éthiopiens attendent du Plan directeur, quoi qu’il leur en coûte, l’amélioration de leur vie quotidienne et espèrent qu’il aidera l’Éthiopie à regagner son rang de puissance régionale. Il soulève, néanmoins, l’opposition des États riverains du Nil en aval et des mouvements écologistes, porte-parole des populations autochtones déplacées par les chantiers. Les autorités assurent qu’il garantira l’indépendance énergétique de l’Éthiopie et la hissera au rang des puissances émergentes. De grands travaux hydrauliques n’ont-ils pas assuré l’essor, entre autres, de l’URSS, du Québec, de la Chine ? On notera qu’en Éthiopie comme dans le GAP en Turquie, on équipe le bassin supérieur de fleuves le long desquels s’étendent, en aval, de vastes terroirs irrigués.
Figure 1 – Éthiopie : relief, pluviométrie, barrages et exportations
3Cet article ne posera pas la question : « to build or not to build ? ». La construction des barrages se poursuit rondement assurant du travail à une main- d’œuvre nombreuse : 8 500 ouvriers au Grand barrage [Ighobor & Bafana 2014], gage de popularité. En effet, le gouvernement a réussi à persuader, non seulement l’opinion publique nationale, mais également la diaspora qui, pourtant, lui est en majorité hostile. Il faut nous demander comment les autorités ont utilisé les représentations culturelles et politiques pour convaincre les Éthiopiens que leur pays renaîtra d’Heddasé Geddeb (le Grand Barrage de la Renaissance). D’autres gouvernements ont réussi l’opération renaissance par les barrages : les États-Unis de Roosevelt avec la Tennessee Valley Authority, la Norvège avec Norsk Hydro et le Québec avec Hydro-Québec… Trois points seront abordés : le premier pose la question de savoir si la faim d’énergie met en péril, plus que les disettes, l’avenir du pays. Le deuxième étudie les étapes de l’imposition du Plan directeur et le troisième traite de la Renaissance éthiopienne par l’électricité, qui jouerait, pour la construction nationale de l’Éthiopie au XXIe siècle, le même rôle qu’elle tint dans l’URSS des années 1920-30 ! On dispose d’une documentation importante : en réplique aux arguments des sites du gouvernement et des entreprises adjudicatrices des chantiers, les adversaires du Plan exposent de longs plaidoyers passionnés, hélas ni toujours exacts ni précis, notamment chez les opposants politiques et les ONG. Toutefois, grâce à l’Institut Oakland, à des travaux universitaires [Lachal, Coillot] et à l’observation des médias éthiopiens, on mesure l’ampleur « pharaonique » du pari pris par Mälläs !
Tableau 1 – Le « rendez-vous avec Malthus » (Population & Sociétés, 2013)
4L’Éthiopie est d’ores et déjà le 2e État le plus peuplé d’Afrique après le Nigeria et devant l’Égypte : sa population a été multipliée par huit en 75 ans, par plus de deux depuis 1984 (42 Mh avec l’Érythrée) et doublera encore à l’échéance de 2050. Ces prévisions se fondent sur des recensements discutés, mais régulièrement tenus depuis 1970. En conséquence, la taille moyenne des exploitations diminue inéluctablement de 1,5 ha [Gallais 1989] à 0,8 ha dont 63 % sont divisés en 3,2 lopins [Atlas 2006]. En outre, les rendements céréaliers moyens stagnent : 19 q/ha de maïs et 7 q/ha de téf [Atlas 2006]. Longtemps toutefois, les autorités ont sous-estimé les conséquences de l’émiettement du parcellaire foncier. En 1988, Dawit Wolde Giorgis affirmait : « Avec un système social adéquat l’Éthiopie pourrait nourrir 5 fois sa population [42 Mh] ». Les paysans, pourtant brimés sous Haylä Sellasé et sous Mängestu, ont relevé, par une intensification par le travail, le défi de l’augmentation de la demande, mais partiellement : la proportion d’Éthiopiens dépendants de l’aide alimentaire demeure stable, mais ils sont plus nombreux car la population continue de croître. À la chute de Mängestu en 1991, l’économie éthiopienne sortait de 15 ans de guerre civile en piètre état. Mälläs Zénawi, chef du gouvernement provisoire jusqu’en 1995, puis Premier ministre jusqu’à sa mort en 2012, a d’abord fondé le développement de l’Éthiopie sur la modernisation de l’agriculture paysanne afin de desserrer « l’étau de Malthus » sur le pays. Mais en 2008, la disette aurait viré à la catastrophe si l’État n’avait acheté des céréales à l’étranger pour les vendre à bas prix, creusant encore le déficit de la balance commerciale, aggravé également par les importations de carburant destiné au transport des denrées alimentaires [Gascon 2008].
5Pour assurer la reconstruction du pays et faire face à l’expansion démographique, à l’exode rural et à la demande d’instruction et de soins des Éthiopiens, il avait fallu s’endetter et recourir à l’aide internationale. En effet, l’Éthiopie n’a aucune autre ressource à exporter que le café, les cuirs et peaux et quelques denrées agricoles. En outre, le conflit avec l’Érythrée (1998-2000) lui a rappelé combien son enclavement la rendait fragile. Pour ses échanges, elle dépendait des ports de son ancien allié, devenu son inexpiable ennemi. Elle dut, en catastrophe, se tourner vers Djibouti desservi par un chemin de fer à voie métrique unique, et une seule route et se passer du carburant produit par la raffinerie érythréenne d’Asäb. Même si Ethiopian Airlines, 2e compagnie africaine, a fait d’Addis Abäba un hub majeur, 90 millions d’Éthiopiens sont reliés au marché mondial par le mince cordon ombilical de la route qui mène à Djibouti. La voie ferrée vétuste étant abandonnée, l’axe routier est parcouru, jour et nuit, par une noria de camions. Les citadins, même dans la capitale, utilisent toujours le charbon de bois, le prix du gaz importé étant trop élevé et la fourniture du courant trop aléatoire. La disette d’énergie met en péril la modernisation des villes et de l’appareil productif agricole et industriel que le gouvernement fédéral a lancé à la suite de la guerre contre l’Érythrée. Mälläs, son chef, a engagé la reconversion du plan de développement, centré sur l’agriculture paysanne jusqu’en 2000, puis a ouvert le marché éthiopien aux investissements directs étrangers (IDE). Chef d’une coalition dirigée de fait par des Tegréens minoritaires, il a annoncé aux Éthiopiens que la nation, dans son ensemble, entrerait dans la modernité du XXIe siècle tout en célébrant, en 2007-2008, le bimillénaire éthiopien. Il s’agissait aussi de conforter sa position ébranlée par le conflit éthio-érythréen et la brutale répression des émeutes après le résultat contesté des élections législatives de 2005. Entre 2005 et 2010, l’année où il lança le GTP, Mälläs a fait un virage complet : il a pris un pari risqué en précipitant l’Éthiopie dans le progrès industriel comme, en 1990, Deng Xiaoping projeta la Chine dans les 4 modernisations. Grands barrages, grandes fermes industrielles mécanisées et construction d’habitations et de réseaux de transports sont les trois piliers de la politique de l’État « développementaliste ».
6La priorité du programme de barrages géants est la production d’électricité et non plus l’irrigation comme ce fut le cas pour les ouvrages des années 1960-1970. En aval des usines, le long de l’Awash, on découpa de grands périmètres irrigués sucriers et cotonniers dans les parcours des éleveurs Oromo, Afar et Somali [Gascon 1994]. Expulsés manu militari, ils déclenchèrent de longues guérillas contre le pouvoir d’Addis Abäba. Craignant le réveil de ces soulèvements, les promoteurs du GTP séparent agro-industrie et hydroélectricité, sauf sur le bas Omo en dépit de la résistance des populations (Oakland Institute). Ils ont ouvert les régions périphériques basses et peu peuplées de l’Ouest aux investisseurs étrangers pour qu’ils y implantent des fermes mécanisées produisant pour l’exportation [Dessalegn 2011, Gascon 2012, Baumgartner & al. 2015].
Figure 2 – Les grands barrages éthiopiens (2014)
Tableau 2 – Barrages et centrales hydroélectriques du Plan du National Power Utility de l’EEPCo (2014)
7Les grands réservoirs sont édifiés dans d’étroits canyons impaludés, soit dans les hautes terres du centre, soit sur le rebord des plateaux : en conséquence, ne seront inondées que des gorges désertes. En plus de ces grands barrages, EEPCo installe avec la Gesellschaft für internationale Zusammenarbeit (GIZ) et l’AFD, le plus grand parc d’éoliennes d’Afrique (200 MW) à Ashegoda sur les plateaux au Tegray et, avec la Chine, à Adaama-Nazret (150 MW). Elle prospecte, avec l’Islande, les ressources géothermiques de la vallée du Rift (Langano : 75 MW, Tändaho : 100 MW).
8Le Plan directeur vise d’abord la production d’hydroélectricité, mais on installe un périmètre irrigué de 120-140 000 ha dans la vallée supérieure du Bäläs et sur les rives du lac Tana. En dehors de l’Éthiopie, de vives protestations s’élèvent contre l’édification du réservoir G. Gibé III et les projets d’irrigation, en aval dans la basse vallée de l’Omo, dans les terres des peuples autochtones incluses, de plus, dans un parc national. En juin 2011, le Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO a recommandé l’arrêt de la construction du barrage [Berhane] suscitant une opposition résolue.
9Depuis l’achèvement du G. Gibé I, la taille des barrages et des réservoirs édifiés et la capacité installée des centrales ont augmenté jusqu’au gigantesque Heddasé Geddeb. Le barrage Täkkäzé (185 m), qui fut le plus élevé d’Afrique, est dépassé par le géant Gelgel Gibé III (243 m). Son lac-réservoir de 14 Md m3, sur 210 km2, produira dans ses 10 turbines Francis 6 500 GWh par an. Le barrage de la Renaissance (145 m de haut, 1,8 km de large) stockera le total des hautes eaux de la saison des pluies estivale (kerämt) de l’Abbay dans un lac de 1 561 km2 et de 79 Md m3. Il fournira 15 000 GWh par an avec deux centrales de 16 turbines Francis (6 000 MW installés), dépassant ainsi la puissance totale des centrales en cascade de la vallée de l’Omo (Gibé I : 184, II : 420, III : 1 472 et IV : 560 MW). Les turbines seront installées soit dans une cavité creusée dans la rive d’aval (Täkkäzé, Gibé III) soit sous le béton au pied du barrage (Renaissance). Un tunnel (27 km et 7 m de diamètre), foré dans des montagnes faillées, transfère l’eau du réservoir du Gibé I jusqu’aux 3 générateurs du Gibé II (dans une cavité artificielle de 82 m sur de 41 m). L’eau, prélevée dans le lac Tana, est conduite par un tunnel (12 km et 8,1 m de diamètre) aux turbines Francis (4 115 MW) de la centrale souterraine du Bäläs (82 m de long, 17,6 m de haut et 38,5 m de large).
10Il est trop tôt, cependant, pour dresser le bilan coût-bénéfice du Plan directeur de 25 ans, mais on peut faire les observations suivantes. Le coût des grands barrages, édifiés depuis 2009 et dont l’achèvement était prévu avant 2014, est estimé à environ 11 Md $, soit près d’un tiers du PIB éthiopien, hormis les lignes de transmission et l’extension du réseau de distribution (Wikipédia, 2012). Selon d’autres sources [Andualem 2014], l’État « développementaliste » consacre 40 % de son PNB, cette fois, à investir dans l’ensemble des travaux d’infrastructure soit le même pourcentage que celui de l’URSS stalinienne ou de la Chine maoïste. En 2015, la capacité installée atteindra 11,6 GW (la capacité du Portugal) au lieu d’à peine 1 GW en 2008 et absorbera facilement l’augmentation estimée de la demande (15 à 20 % par an). En 2012, EEPCo avec une capacité de 2,14 MW (contre 370 MW il y a 20 ans) a produit 7 TWh. Dans la même période, la longueur totale des lignes à basse tension est passée de 9 972 km à 133 838 km et plus de 6 000 villes et villages sont électrifiés. Trois lignes à haute tension (230 KV) partent vers les États voisins : la première, financée par la Banque africaine de développement (BAfD), fournit 200 MW à Djibouti, la deuxième, avec un prêt de la Banque mondiale, exportera 200 MW vers le Soudan et une troisième est à l’étude vers le Kenya. L’entreprise d’État poursuit la tradition du « découpage » des chantiers entre firmes étrangères concurrentes. Les banques chinoises ne financent ainsi que la moitié des travaux (hormis le Grand Barrage) répartis, de plus, entre Salini (Italie) et des firmes chinoises. Alstom fournit les turbines et les Chinois et les Français les éoliennes ; Bouygues s’occupe de la distribution du courant dans les campagnes à partir de la ligne à haute tension vers Djibouti posée par d’autres firmes.
11Peut-on affirmer que la Chine impose son influence exclusive à l’Éthiopie par ses capitaux et ses techniques ? On ne connaît ni le détail du financement des chantiers ni les conditions d’adjudication des travaux, que l’entreprise soit chinoise ou non. Seuls Gelgel Gibé I et Täkkäzé ont été attribués par EEPCo à l’issue d’appels d’offres, Bäläs et Gelgel Gibé II et III n’ont donné lieu à aucun appel et pour les autres on ne sait rien. L’Éthiopie s’est sûrement endettée pour plusieurs générations. Le plan directeur suppose que la majorité des Éthiopiens a les moyens de souscrire un abonnement à l’électricité et qu’EEPCo vendra à l’étranger de grandes quantités de courant. En outre, l’activité sismique le long du Rift peut ébranler les grands réservoirs qui piègent les sédiments lors des grandes pluies. La presse éthiopienne a fait état de retards dans les chantiers et de malfaçons pour lesquels les entreprises ont payé des pénalités : le tunnel du Gibé II s’est effondré et la ligne électrique du Täkkäzé n’a pas supporté la haute tension.
12En dépit des mécomptes techniques et de son coût faramineux, le plan directeur, legs de Mälläs « l’audacieux pilote de notre Abbay », rencontre l’assentiment des médias et des blogueurs, même dans la diaspora. Pourtant, les campagnes dans leur ensemble n’en bénéficieront pas avant au moins une génération alors que 7 et 10 % de la population a un besoin urgent d’aide alimentaire ! Après des années de guerres et de famines, ce grand projet renoue avec un brillant passé et annonce un grand avenir pour les Éthiopiens du XXIe siècle. Comme leurs lointains ancêtres bâtirent des temples, des monastères, des stèles, des obélisques, des palais, ils édifient les plus hauts barrages du continent. Comme le roi Lalibäla qui fit excaver au XIIe siècle dans le sous sol d’une nouvelle Terre sainte une nouvelle Jérusalem [Gascon 2006], ils y creusent maintenant des tunnels et d’immenses cavités pour abriter les turbines. L’Éthiopie, dont la foi et la culture survécurent dans les profondeurs de la terre, y dérobe maintenant le feu sacré de sa renaissance par l’électricité [Gascon 2012]. Habilement, Mälläs renomma « Grand barrage de la renaissance éthiopienne », le Barrage du millénaire. Il fut également servi par la déferlante de critiques, souvent approximatives, venues de l’étranger et perçues comme injustes : “They don’t want to see developed Africa ; they want us to remain undeveloped and backward to serve their tourists as a museum” déclara-t-il à New Business Ethiopia [11/08/2011]. En surcroît de leur abonnement à l’électricité, les citoyens éthiopiens recevront un certificat de fierté nationale. Dans ce dessein, il décida de financer le Grand barrage par une souscription nationale, qui a déjà collecté 350 M$ : on attend 450 M (fin 2014) et plus tard 1 Md $. Il est vrai qu’on a « incité » les fonctionnaires puis les citoyens, à verser un mois de salaire mais la diaspora, souvent dans l’opposition, s’est ruée sur les bons dans les Ambassades (témoignage personnel). Le plan répond également au désir de la population d’être mieux raccordée aux grands réseaux : l’interconnexion électrique, à l’instar du renforcement de la desserte routière et ferroviaire, renforcera l’unité nationale par l’intégration territoriale des périphéries. Le réseau ferré à voie normale, en construction à la place du vieux chemin de fer, sera électrifié et reliera hautes et basses terres à Djibouti et à Tadjoura, au Soudan, au Sud-Soudan et au Kenya. Les ventes de courant aux États limitrophes (Djibouti, Soudan, Kenya, Somaliland) procureront certes des rentrées de précieuses devises mais renforceront l’influence de l’Éthiopie dans la Corne de l’Afrique : ces fournitures seront bien plus contraignantes qu’un traité. Il n’y a pas d’autre solution pour Djibouti, la Somalie, le Kenya et le Soudan maintenant privé de ses champs pétrolifères. Le Soudan du Sud enclavé est à la recherche d’un accès à la mer qui l’affranchirait de Port-Soudan. Une énergie bon marché et abondante ne manquera pas de renforcer l’attractivité de l’Éthiopie, un marché de 90 millions de consommateurs, couvert de chantiers, et une réserve de main- d’œuvre bon marché et réputée docile, mais avec un environnement institutionnel « étatique » [Sittoni 2014].
13L’Égypte a fait du Grand Barrage un casus belli : elle a ameuté la Ligue arabe et l’Union africaine en se disant prête à mener « la guerre de l’eau » contre l’Éthiopie [Ayeb 1998, Gascon 2004]. Le Kenya, au contraire, ne s’est pas élevé contre les grands barrages édifiés par l’Éthiopie sur l’Omo qui alimente le lac Turkana, pourtant en grande partie sur son territoire, mais habité par des populations délaissées. Or, si les périmètres irrigués se développent en aval, le débit du fleuve endoréique diminuera entraînant une baisse notable du niveau du lac selon International Rivers. Le regain de tension avec l’Égypte est la conséquence du printemps arabe de 2011 : contesté, Morsi avait, opportunément, réactivé l’antique mythe de l’Éthiopie capable de couper l’eau à l’Égypte. Finalement, le traité, conclu à Khartoum le 23 mars 2015, entre Sissi, Béchir et Haylä Maryam Dässaläñ, reconnaît à l’Éthiopie le droit d’aménager des barrages sur le Nil et ses affluents. Le stockage dans les réservoirs perchés sur les hautes terres humides diminuera-il de façon sensible le volume des eaux écoulé vers les zones arides d’aval d’Égypte et du Soudan ? Des ONG avancent une réduction de 3 Md m3 soit 5 % de l’allocation annuelle de l’Égypte selon l’accord de partage de 1959 avec le Soudan, partage dont l’Éthiopie avait été exclue alors qu’à Assouan, 86 % des eaux viennent du Nil bleu. La construction du Grand barrage n’est qu’un nouvel épisode de la rivalité millénaire qui oppose les deux plus anciens États d’Afrique et les deux plus antiques civilisations du Nord-Est du continent (cf. l’article « Combats pour le Nil »). En février 2015, le ministre des Affaires étrangères égyptien n’avait-il pas emmené avec lui à Addis Abäba, Tawardos, le patriarche de l’Église copte, dont dépendait l’Église nationale éthiopienne, jusqu’à son élévation à l’autocéphalie en 1952 ?. Le patriarche, expert en irrigation : surprenant ! En fait, ses dirigeants craignent qu’avec le Plan directeur, l’Éthiopie ne renforce sa position en Afrique du Nord-Est aux dépens de l’Égypte. Ils ont remarqué combien l’achèvement des grands barrages du GAP (Güneydogu Anadolu Projesi) a amplifié l’influence de la Turquie par delà ses frontières, dans tout le Moyen-Orient (cf. l’article de M. Bazin et S. de Tapia). Le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne, par son nom même, accrédite la thèse d’un GAP à l’éthiopienne plus que l’adoption d’un modèle chinois.
14Mälläs fait-il faire à l’Éthiopie un saut dans l’inconnu ? Les sites des ONG et de l’opposition éthiopienne affirment qu’il aliène les ressources foncières et hydriques et donc l’indépendance du peuple éthiopien qu’il endette, de plus, pour des générations. On ne peut, toutefois, assimiler le land grab – dont le succès tarde d’ailleurs à venir – et son cortège d’expulsions avec la construction accélérée des barrages, des réseaux et des habitations qui provoque des mécontentements violents mais localisés. Les réservoirs n’ennoient que des vallées faiblement peuplées et pour le moment, les irrigations sont à l’état de projet, mais, si les périmètres en aval de Gibé III sont exécutés, nous nous retrouverons avec un nouvel accaparement de terre. On se demande, à tort, si dans sa quête éperdue du développement, l’Éthiopie ne se met pas à la remorque de la Chine comme elle le fut à la suite de l’URSS sous Mängestu. Elle a l’expérience du contact avec l’Asie depuis le XIXe siècle : dans les années 1930, afin d’échapper au contrôle des Européens sur son commerce, elle avait choisi d’importer ses cotonnades du Japon. Haylä Sellasé, admirateur du Meiji qui avait résisté aux Occidentaux, envisagea une alliance matrimoniale entre les deux familles régnantes et les intellectuels de son entourage se nommaient eux-mêmes « japonisants ». Les dirigeants actuels se tournent vers la Chine et plus globalement l’Asie car elles paraissent détenir la clé d’une croissance rapide qui renforce, en outre, leur autorité. La mise en concurrence des entreprises lors de l’attribution des chantiers – déjà pratiquée par Menilek et Haylä Sellasé – leur paraît suffisante pour limiter les ingérences étrangères : ainsi, le nouveau réseau ferroviaire sera-t-il construit par un consortium sino-indo-turc. Les Éthiopiens mêlent modèle turc, méthode indienne et chinoise, et tradition éthiopienne.
15Le GTP est un pari risqué : les communiqués officiels ont minimisé les impacts sur l’environnement et la charge de la dette, et optimisé les bénéfices de la vente de courant. À court terme, la construction des barrages, des réseaux et des habitations, sous le contrôle de l’administration, d’EEPCo (l’EDF éthiopienne) et de l’appareil de l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF), sera achevée, même avec du retard ; à long terme, toutefois, comment, et par qui, sera assuré l’entretien de ces équipements ? L’État éthiopien développementaliste peine déjà à promouvoir les grandes fermes mécanisées produisant pour l’exportation : les « autochtones » résistent au déplacement et des investisseurs ont renoncé à leur investissement. En 1989, Jean Gallais écrivait : « L’État [de droit divin ou socialiste] n’est pas par nature soucieux du bonheur des individus » et ajoutait : « L’acceptation de l’État, même coûteux, par ses sujets, est donc liée au souci de défendre une culture » [p. 198]. Faire de l’Éthiopie la première puissance émergente en Afrique sub-saharienne est vu comme la défense de la culture nationale. Beaucoup d’Éthiopiens ordinaires, même de la diaspora, sont prêts à soutenir un GAP à l’éthiopienne afin que leur pays devienne une puissance régionale grâce à des centrales hypogées et aux barrages-réservoirs, les plus hauts et les plus grands d’Afrique. Pendant des siècles, ils se sont sacrifiés pour le roi des rois et la religion ; le feront-ils pour l’État développementaliste ? Vont-ils l’accepter ou s’y résigner?