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Grands barrages et frontières dans les pays du Sud

Grands barrages et frontières dans les pays du Sud

Great dams and borders in countries of the global South
Marcel Bazin et Alain Gascon
p. 135-140

Texte intégral

  • 1 La récente baisse des cours n’a pas, jusqu’à présent, remis en question les programmes nationaux d’ (...)

1Les barrages monumentaux, « cathédrales du xxe siècle », furent liés à la construction de l’État et de la nation, dont ils portent souvent le nom du père-fondateur (Nasser, Roosevelt, Atatürk, Bourassa). Or, depuis les années 1980-90, la saga nationale de la construction des grands réservoirs a pris fin. Des économistes, les écologistes, les politiques et les médias les dénoncent comment autant de travaux pharaoniques qui obèrent les finances d’États passablement endettés. On s’interroge, en outre, sur leur rentabilité à long terme compte tenu de l’irrégularité accrue des précipitations suite au réchauffement climatique. On les accuse de tous les maux du siècle : ils agressent la « nature », déplacent les peuples autochtones, piègent les sédiments, perturbent le régime pluviométrique, provoquent des séismes et renforcent l’effet de serre… Pressées par les opinions publiques et les ONG, les institutions internationales refusent désormais de financer les grands barrages. Articles et livres affichent une opposition grandissante aux grands ouvrages et même aux projets plus petits. Le mot d’ordre : « Barrage aux barrages ! » s’est imposé jusque dans des publications académiques. Dans l’introduction de Géocarrefour (2009) : « Les grands projets hydrauliques et leurs dérives », les analyses et le ton général de J. Béthemont sont beaucoup plus réservés que dans son livre : Les grands fleuves. Entre nature et société (1999). Tous les contributeurs de l’ouvrage : Grands barrages et habitants (2008), dirigé par N. Blanc et S. Bonin, insistent sur la lutte inégale des petits habitants face aux grands barrages. Notons, cependant, quelques avis divergents tels Y. Lacoste épinglant « l’internationale écologiste » (p. 18) qui a créé un rapport de force médiatique au nom d’« une idéologie de l’écologie politique fondée sur le respect prioritaire de la nature » (p. 24) [Hérodote 2001] et F. Durand-Dastès rappelant, au cours du FIG de 2003, qu’on construisait des barrages en Inde contre lesquels on manifestait…à Londres. Mais la conjoncture mondiale a changé. Avec l’« émergence » des pays du Sud, la croissance démographique et la révolution urbaine, la demande en eau et en électricité a crû tandis que s’envolait le cours des hydrocarbures rendant les énergies renouvelables plus attractives1. En Afrique, en Amérique latine et en Asie on édifie des barrages en cascade sur les fleuves tropicaux (Mékong, Amazone, Nil, Congo) [Caramel 2013], aux débits énormes, alors que Brésil, Inde, Chine et Turquie n’ont jamais cessé d’aménager leurs fleuves.

  • 2 PCCP : du Conflit potentiel au potentiel de coopération, PHI : Programme hydrologique international (...)

2L’annonce de grands programmes hydrauliques dans les pays du Sud réactive des rivalités entre les États qui se partagent, d’amont en aval, d’immenses bassins fluviaux. Ceux dont le territoire renferme les sources affirment détenir des droits exclusifs sur les eaux, droits contestés, dans le cours inférieur, au nom de l’histoire. Régulièrement, à l’instar de Boutros-Ghali alors secrétaire général de l’ONU, on annonce une « guerre de l’eau » au Moyen-Orient qui naîtrait de l’« asymétrie du pouvoir » [Daoudy 2005] attisée par le downstream complex [T. Allan in Béthemont 1999]. H. Ayeb avait répliqué que « la guerre [de l’eau] n’aura[it] pas lieu » [Ayeb 1998] et l’accord de Khartoum sur l’utilisation des eaux du Nil entre l’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan semble lui donner raison. Pour Y. Lacoste, les affrontements au sujet de l’utilisation des eaux s’ajoutent à des griefs plus anciens et confortent les représentations sociales autour desquelles se nouent les conflits sur les territoires. Ainsi, alors qu’au Cachemire règne une guerre larvée entre l’Inde et le Pakistan, qui ne se sont pas accordés sur leur frontière depuis 1948, ces deux pays ont conclu dès 1960 l’Indus Water Treaty. L’apaisement des conflits entre riverains a pris du temps : la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau à des fins autres que la navigation publiée en 1997 n’a été ratifiée qu’en 2014. Le Registre des fleuves internationaux du département des affaires économiques et sociales de l’ONU répertorie 276 bassins fluviaux partagés en 2008 (contre 214 en 1970) qui s’étendent sur 45 % des terres émergées et abritent 40 % de la population mondiale. Ces bassins fluviaux partagés entre plusieurs États sont au nombre de 64 en Afrique, 60 en Asie, 68 en Europe, 46 en Amérique du Nord et 38 en Amérique du Sud. Dans un souci de prévenir les conflits et de partager les ressources hydriques l’ONU s’est engagée, sous le mandat de Kofi Annan notamment, dans l’« hydropolitique » [Turton & Henwood 2002]. En 2000, l’UNESCO, « convaincue que l’eau peut être un facteur de paix » [Chaisemartin & Salamé 2013, p. 85], a lancé des programmes d’évaluation et de coopérations2 en vue de promouvoir l’« hydrodiplomatie ». Elle a, ainsi, installé des bureaux régionaux au Caire, à Jakarta, à Montevideo, à Nairobi, à la Nouvelle-Delhi et à Venise afin de développer la coopération interétatique.

3Pour l’opinion générale reflétée par la presse, les grands aménagements hydrauliques posent, d’abord, des questions techniques que, précisément, la technique pourra résoudre avec un peu de bonne volonté, pourvu que soit concilié, démocratiquement, l’intérêt général avec les droits des populations locales. Les journaux font également état de la crainte que les oppositions entre États riverains du Nil n’aggravent les tensions dans une région déjà sensible et l’on s’inquiète, jusque dans un film [Boutet 2014, et les articles de Jing & Yan 2014, Pedroletti 2013, Thibault 2013 et 2014, Mandelbaum 2015], des « dégâts du progrès » dus au transfert des eaux du Yang-tsé vers le Nord même si transparaît l’admiration pour la prouesse technique. Les dimensions géopolitiques interne et externe des controverses et des rivalités nées de ces aménagements colossaux ne sont, le plus souvent, qu’évoquées à travers les impacts environnementaux et sociaux, en privilégiant les échelles locales ou nationales. Dans l’ouvrage, dirigé par N. Blanc et S. Bonin, la dimension géopolitique des rivalités entre Slovaquie et Hongrie à propos du Danube est assimilée à un retour au « culturalisme ». Au Brésil, le conflit à propos du barrage de Belo Monte, répercuté sur les réseaux sociaux par les ONG porte-parole des populations amérindiennes [Bourcier 2014], a éclipsé les aménagements des fleuves frontaliers bi ou tri-nationaux. Les réserves manifestées par les petits États d’aval (Birmanie, Cambodge, Laos et Thaïlande) devant l’ambitieux programme chinois de construction de barrages sur les cours supérieurs du Mékong ou de la Salouen rencontrent peu d’échos [Philip 2014]. Or cette dimension internationale et géopolitique nous semble avoir conservé tout son intérêt, et c’est en ce sens que nous avions lancé un appel à communications pour la séance du 13 décembre 2014 de l’AGF invitant à croiser la question des barrages avec leur position par rapport aux frontières. Cet appel a recueilli un écho favorable, permettant de consacrer une journée entière à ce thème.

4Les interventions réunies dans ce numéro du BAGF sont issues de cette journée. Elles présentent, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie des moussons et en Amérique du Sud, les enjeux des conflits qui se font jour au sujet du partage d’énormes ressources hydriques encore disponibles entre les États qui tiennent l’amont des bassins fluviaux et les États situés en aval. Dans une première section, consacrée à l’Afrique, où sont lancés de très grands barrages, A. Gascon étudie le Plan directeur de 25 ans qui dotera l’Éthiopie d’une douzaine de barrages géants. Une énergie abondante et bon marché lui permettra de subvenir aux besoins d’une population et d’une économie en accroissement rapide et d’exporter du courant dans les États voisins. Ensuite, il examine la nouvelle donne géopolitique dans le bassin du Nil où l’Éthiopie a pris la tête des États d’amont qui entendent remettre en question les droits « historiques » de l’Égypte. D. Blanchon expose comment l’Afrique du Sud capte, moyennant des aménagements très onéreux, les ressources hydriques d’un État-client, le Lesotho, et choisit une politique qui privilégie l’offre plus que la demande. M. Bazin et S. de Tapia font ensuite un bilan de l’impact du Projet de l’Anatolie du Sud-Est (GAP) à l’échelle nationale et à l’échelle du Moyen-Orient dans l’émergence de la Turquie comme puissance régionale. Dans un troisième temps, F. Mignot étudie le cas du Laos soumis aux pressions de la Chine, qui détient les sources du Mékong et de ses affluents, du Vietnam, en quête de ressources du sol et du sous-sol, et de la Thaïlande qui achète 90 % de l’électricité produite sur le territoire laotien. Enfin, deux interventions sont consacrées à l’Amérique du Sud. C. Boggio, M. Cataia, M Droulers et J-P. Pallamar exposent comment les aménagements réalisés sous l’égide du Brésil sur le Rio Madeira favorisent une intégration transfontalière Brésil-Bolivie-Pérou. S. Velut et M. Forget illustrent cette même problématique de l’intégration transfrontalière par le cas de l’équipement du Paraná et de l’Uruguay.

5Les exemples que nous avons pu ainsi réunir mettent tous en scène un ou plusieurs pays que l’on peut qualifier d’émergents : l’Égypte face à laquelle l’Éthiopie tente de s’affirmer, l’Afrique du Sud, la Turquie, la Chine et à un niveau plus modeste la Thaïlande et le Vietnam ou bien le Brésil et l’Argentine, et à côté d’eux des pays moins avancés comme les deux Soudan et les États de l’Afrique orientale du bassin du Nil blanc, le Lesotho en Afrique australe, le Cambodge et le Laos en Asie du Sud-Est, l’étude étant centrée sur ce dernier pays, le Pérou, la Bolivie, le Paraguay et l’Uruguay en Amérique du Sud, et la Syrie et l’Irak de surcroît ravagés par la guerre dans le bassin de l’Euphrate et du Tigre.

6On observe donc partout des relations asymétriques, qui ne dépendent pas forcément, ou pas uniquement, de la position de ces pays à l’amont ou à l’aval des bassins hydrographiques. Celle-ci est plus déterminante en pays arides où les barrages cumulent toutes les fonctions (régulation des régimes fluviaux, irrigation, fourniture d’eau pour les consommations urbaines et industrielles, production d’électricité), mais les deux bassins du Nil d’un côté, du Tigre et de l’Euphrate de l’autre montrent des rapports de force opposés résultant d’une longue histoire. La mise en valeur de la Mésopotamie a commencé par l’aval, avec les cités-états sumériennes, puis a remonté vers l’Assyrie, et la primauté est finalement restée à l’amont avec l’Empire ottoman puis la Turquie républicaine ; les efforts récents de la Syrie et de l’Irak pour secouer la domination hydraulique turque sont remis en question par le morcellement de facto de ces deux États. Au contraire, l’Égypte a conservé depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du xxe siècle sa prépondérance dans l’utilisation des eaux du Nil, longtemps partagées avec le seul Soudan. Ce n’est que tout récemment que l’Éthiopie a remis en question cette suprématie par la construction du Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne. De nombreux observateurs n’y ont vu qu’un alignement de l’Éthiopie sur la Chine, or, plus que du modèle chinois, les Éthiopiens s’inspirent plutôt du GAP anatolien, mais sans le volet irrigation. L’Éthiopie entend retrouver ainsi, avec ce programme, son rang de puissance régionale dans la Corne de l’Afrique. Ailleurs, les relations asymétriques entre voisins sont polarisées vers un usage principal de l’eau stockée par les barrages : transfert d’eau depuis le Lesotho pour la consommation domestique et industrielle de la région métropolitaine du Gauteng, vente de l’électricité hydraulique excédentaire du Laos vers la Thaïlande, du Paraguay et de l’Uruguay vers la République argentine ou de l’Éthiopie vers ses voisins. Les diverses contributions permettront aussi d’apprécier jusqu’à quel point un processus d’intégration régionale transfrontalière a pu être engagé.

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Bibliographie

Ayeb, H. (1998) – L’eau au Proche-Orient. La guerre n’aura pas lieu, Paris-Le Caire, Karthala-CEDEJ, 232 p.

Bethemont, J. (1999) – Les grands fleuves. Entre nature et société, Paris, Armand-Colin, 255 p.

Blanc, N. & Bonin, S. (dir.) (2008) – Grands barrages et habitants, Paris-Versailles, MSH-Quæ, 336 p.

Chaisemartin, M. (de) et Salame, L. (2013), « L’hydrodiplomatie : une volonté politique, un échange scientifique, un perpétuel dialogue, Diplomatie, Les grands dossiers n° 15, juin-juillet, pp. 84-87.

Daoudy, M. (2005) – Le partage des eaux entre la Syrie, l’Irak et la Turquie. Négociation, sécurité et asymétrie des pouvoirs, Paris, CNRS éditions, 269 p.

Dionet-Grivet, S. (2014) – Géopolitique de l’eau, Paris, Ellipses, 2e éd., 288 p.

Diplomatie (2013) « Géopolitique de l’eau. Les enjeux de l’or bleu », Les grands dossiers n° 15, juin-juillet.

Ebogo, F. (2010) – « Entre partage des eaux et volonté souverainiste » Diplomatie n° 46, sept-oct., pp. 22-24

Géocarrefour (2009) – « Les grands projets hydrauliques et leurs dérives », vol. 84 -1-2.

Hérodote (2001)« Géopolitique de l’eau », n° 102, 3.

Turton, A. & Henwood, H. (dir.) (2002) – Hydropolitics in the Developing World: a Southern African Perspective, Pretoria, Awiru, 269 p.

Site Internet, cinéma et presse

ONU, Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau à des fins autres que la navigation https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=XXVII-12&chapter=27&lang=fr

PCCP : http://www.unesco.org/new/en/natural-sciences/environment/water/ihp/ihp-programmes/pccp/

PHI : http://www.unesco.org/new/en/natural-sciences/environment/water/ihp

WWWAP : http://www.unesco.org/new/en/naturalsciences/environment/water/wwap/

Bourcier, N. (2014) – « Coup de machette sur l’eau » [Belo Monte], Le Monde, 25 avril 2014

Boutet, A. (2014) – Nan Shui Bei Diao [Sud eau nord déplacer], film.

Caramel, L. (2013) – « La République démocratique du Congo relance le barrage géant du Grand Inga », Le Monde, 9 juillet 2013

Jing, L. & Yan, A. (2014) – « Crippled HK$ 27b hydro plant ‘badly built« , South China Morning Post, May 28, 2014.

Mandelbaum, J. (2015) – « Le titan chinois, côté pile et côté face », Le Monde, 28 janvier 2015.

Pedroletti, B. (2013) – « Menace sur le sanctuaire chinois de la biodiversité », Le Monde, 3 juillet 2013.

Philip, B. (2014) – « Birmanie : l’État Kachin sous la menace d’un barrage chinois », Le Monde, 1er juillet 2014.

Thibault, H. (2013) – « Quand la Chine inverse le cours de ses fleuves », Le Monde, 23 juillet 2013.

Thibault, H. (2014) – « La Chine lance un barrage controversé en Chine », Le Monde, 28 novembre 2014.

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Notes

1 La récente baisse des cours n’a pas, jusqu’à présent, remis en question les programmes nationaux d’édification de grands barrages.

2 PCCP : du Conflit potentiel au potentiel de coopération, PHI : Programme hydrologique international, WWAP : Programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau [Chaisemartin & Salamé 2013].

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Pour citer cet article

Référence papier

Marcel Bazin et Alain Gascon, « Grands barrages et frontières dans les pays du Sud »Bulletin de l’association de géographes français, 92-2 | 2015, 135-140.

Référence électronique

Marcel Bazin et Alain Gascon, « Grands barrages et frontières dans les pays du Sud »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 92-2 | 2015, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/540 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.540

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Auteurs

Marcel Bazin

Professeur émérite à l’Université de Reims – Courriel : marcel.bazin[at]numericable.fr

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Alain Gascon

Professeur émérite à l’Institut français de géopolitique (IFG)-Université Paris 8 – Courriel : adgascon[at]noos.fr

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