1Si aujourd’hui la relation continentale Chine-Europe, de la « nouvelle Route de la soie » ferroviaire et routière, passe par la voie des steppes, du Gansu, Nord Xinjiang, Kazakhstan, Russie, Pologne etc., il n’en a pas été toujours de même. De l’Antiquité au XVIIIe siècle, c’est la voie méridionale par les oasis du Sud du Xinjiang, les vallées du Syr et de l’Amou Daria, le Khorezm et l’Iran jusqu’en Syrie et Asie Mineure qui a été privilégiée. Elle a mis en relations la Chine avec les empires indo-iraniens (achéménide, parthe, sassanide, moghol) et méditerranéens (empire romain, byzantin, khalifat omeyyade, abbasside, empire ottoman) des sociétés sédentaires et urbaines.
2La voie du Nord, des steppes, était aux mains des sociétés nomades turco-mongoles avant la conquête russe. Assez troublée et instable, cette voie des steppes n’a fonctionné qu’assez brièvement, entre les XIIe et XIVe siècles, lorsque l’empire mongol de Gengis Khan et de ses successeurs a unifié et pacifié cet espace. La conquête et le peuplement russe de la Sibérie à partir de la fin du XVIIIe siècle ont stabilisé et sécurisé cette voie avec en particulier la construction des Transsibérien, Transcaspien… à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La Mongolie extérieure, de même que l’Asie centrale russe puis soviétique ont joué le rôle d’interface et de plaque tournante avec la Russie et l’Europe.
3Aujourd’hui, le Xinjiang chinois devient de plus en plus l’espace d’interface déterminant de ces relations entre la Chine, la Russie et l’Union Européenne, traversé par des corridors fonctionnels ou en projet, orientant les flux de marchandises, de produits énergétiques, de données et de personnes, échappant à la route maritime méridionale qui reste malgré tout l’artère essentielle en volumes et quantités transportés.
4On s’efforcera de retracer dans une perspective géo-historique l’apparition et la signification du concept de « Route de la soie » (1877), puis de celui de « corridor » (2011) et de « nouvelles Routes de la soie » (2013). Depuis l’Antiquité, les deux extrémités de l’Eurasie sont reliées par des routes de marchands ou bien d’invasions et de conquêtes, mais les « corridors », phénomène plus récent qui apparaît à l’ère industrielle avec les chemins de fer dans l’empire russe, ne sont-ils pas d’une autre nature ? N’associent-ils pas divers modes de transports, de communications et de connexions, pouvant induire un développement économique à leur proximité ? Ne tendent-ils pas à devenir au début du XXIe siècle de plus en plus les axes structurants de ces espaces continentaux asiatiques et eurasiatiques sous l’impulsion du Japon puis de la Chine ?
5Au début du XIIIe siècle, avant le voyage de Marco Polo, il y avait deux grands axes terrestres de circulation utilisés depuis l’Antiquité par des marchands, circulant entre les deux pôles occidental et oriental que constituaient l’Empire romain d’un côté, et l’Empire chinois de l’autre (Fig.1).
Figure 1 – Les routes entre Orient et Occident au XIIIème siècle
Source : Asie Nouvelles, M. Foucher, Belin
Réalisation : M-L Penin, 2018. V. Lahaye, Sorbonne-Université, 2019
6Un premier axe correspond à ce qu’on a appelé beaucoup plus tard « Route de la soie ». A partir du Khorasan, à l’Est de l’Iran actuel, un itinéraire passait par Merv, le Kharezm, la Transoxiane, entre les fleuves du Syr et de l’Amou Daria qui se jettent dans la mer d’Aral. Un autre itinéraire franchissait le Pamir jusqu’à Kachgar. Dans le bassin du Tarim (actuel Xinjiang chinois), on contournait le désert du Taklamakan en passant au Nord par les oasis d’Aksu et de Tourfan ou bien au Sud par celles de Yarkand et de Khotan, pour se rejoindre à Dunhuang et traverser la province en forme de couloir du Gansu, située entre la Mongolie au Nord et le Tibet au Sud. Un deuxième grand axe de communication terrestre, plus septentrional, reliait les steppes de l’Ukraine, du Sud de la Russie à celles du Kazakhstan et de la Mongolie. Avant d’être commercial, cet axe avait été celui des invasions nomades vers l’Europe, en particulier celle des Huns (300-450).
- 1 Il n’était pas nécessaire pour un marchand italien de suivre d’un bout à l’autre l’une de ces route (...)
7« Marco Polo ou, avant lui son père et son oncle, suivirent des routes parfaitement connues et balisées depuis des siècles, fréquentées par de nombreux marchands, même si ceux-ci n’étaient pas occidentaux. Etape après étape, les villes de relais accueillaient les marchands dans leurs caravansérails… » [Tanase 2016, p. 24]1. Les liens entre l’Extrême et le Moyen-Orient avaient été établis très tôt par la progression vers l’Est de religions nées au Moyen-Orient : le christianisme nestorien (IVe-VIIIe siècles ap. J.-C.) et le manichéisme (IIIe-IXe siècles ap. J.-C.). D’Europe occidentale, rois et papes, de l’époque de Saint Louis à la dernière croisade, envoyèrent des missionnaires franciscains à Karakorum et à Pékin dans le but de s’allier et de convertir les Mongols : Jean de Plan Carpin (1182-1252), Guillaume de Rubruck (1253-1254), Jean de Montecorvino (1247-1328), Odoric de Pordenone (1314-1330). En sens inverse, des Chinois comme le moine taoïste Changchun (1220-1224) ou Chang De (1259-1263) se rendirent au Moyen-Orient, Rabban Sauma moine nestorien en Europe occidentale. Ce sont les plus célèbres, mais beaucoup d’inconnus se rendirent en Russie ou en Iran et s’y établirent. Au XIVe siècle, il y avait des quartiers chinois à Tabriz et jusqu’à Moscou et Novgorod [Gernet 1999, pp. 327-329].
8Du VIe au VIIIe siècles, l’Asie centrale, plus précisément la Sogdiane autour de Samarkand, a été le siège d’une activité commerciale intense due aux Sogdiens, majoritairement bouddhistes, en relation avec Byzance, l’Iran sassanide, l’Inde, la Chine et les états turcs voisins, comme en témoignent les peintures et divers objets d’art découverts sur les sites archéologiques sogdiens [Compareti 2016, pp. 229-234]. L’extension des califats omeyyade puis abbasside à partir du VIIIe siècle à cette partie de l’Asie centrale entraîna leur conversion à l’islam et la poursuite des activités commerciales de leur diaspora marchande au Moyen-Orient.
9Les « Routes de la soie » ont permis de surmonter la coupure Est-Ouest, décrite par Elisée Reclus (1894), et de traverser les « empires des steppes » turco-mongols plus ou moins éphémères. Empruntées au Moyen-Âge par des marchands italiens venant d’Europe, en particulier de Venise ou de Gêne, dont Marco Polo est l’exemple le plus illustre à cause de la relation de son voyage aller et retour dont la publication eut un retentissement considérable, ces routes terrestres reliaient la Méditerranée à l’Asie centrale en passant par le Moyen-Orient.
10De la fondation des royaumes grecs de Gandhara et de Bactriane jusqu’à l’ouverture des routes maritimes aux XVe et XVIe siècles, la route de la soie consistait en un réseau de pistes et de chemins reliant Antioche à Chang’an (Xi’an) qui se séparaient en deux tronçons au Turkestan oriental. L’un au Nord longeait le piémont des Tien Shan, l’autre au Sud suivant celui des Kun Lun. Se séparant à l’Est à l’oasis de Dunhuang, ils se rejoignaient à l’Ouest à Kachgar. C’était en réalité une multitude de pistes ou de sentiers, variant selon les saisons et les circonstances politiques, qui pouvaient être regroupés schématiquement selon quelques grands axes.
- 2 Aurel Stein puis Paul Pelliot (1907) sur les traces du pèlerin chinois Hiuan-tsang (VIIe siècle ap. (...)
- 3 L’Asie antérieure comprend l’Asie Mineure, l’Iran, la péninsule arabique et la Mésopotamie (A. Dema (...)
11A l’extrémité occidentale de la province-corridor du Gansu, Dunhuang avec ses grottes des mille bouddhas (le Ch’ien-fo-tsong) est le haut lieu de la mémoire de la route de la soie2, carrefour entre les civilisations de l’Asie antérieure3 et de l’Extrême-Orient. Félix De Montety, se référant à Valérie Hansen, rappelle que « les routes de ce réseau, « cette bande de sentiers mouvants et anonymes traversant de vastes zones de déserts et de montagnes » ne furent pour une majorité d’entre elles jamais très fréquentées et que c’est précisément le caractère exceptionnel et le faible volume des trajets intercontinentaux qui ont fait leur succès dans la littérature grecque, latine, arabe, perse, etc. » [De Montety 2016, p. 406]. Elles ont permis des échanges commerciaux entre la Chine, le Moyen-Orient et l’Europe, d’abord la soie dont la Chine a été l’unique producteur jusqu’au Ve siècle, de l’or, du musc, du santal, des métaux et des pierres précieuses. Des religions et des pratiques culturelles ont également pu être diffusées dans les deux directions : le zoroastrisme, le manichéisme, le nestorianisme de la Perse vers la Chine, ou bien le bouddhisme du monde indien vers l’Asie centrale et la Chine, puis à partir du VIIe siècle l’islam. Les techniques chinoises de fabrication de l’acier et du papier ont pu aussi se diffuser vers l’Europe. Parallèlement, existaient des routes maritimes qui, partant de Guangzhou, se dirigeaient vers la Méditerranée orientale à travers la mer Rouge.
12Ce terme « Route de la soie », au singulier et au pluriel, a été inventé en 1877 par Ferdinand von Richtofen, géologue et explorateur qui a travaillé sur la Chine et l’Asie centrale. Pour rattacher cette « route » au commerce de la soie, il se réfère à des sources de l’Antiquité (Marin de Tyr, Ptolémée, Pline l’Ancien). Ce sont les marchands sogdiens de la région de Samarkand et Boukhara (la Sogdiane) qui ont développé le commerce le long de cet axe de l’Antiquité au haut Moyen Âge, la soie chinoise servant très souvent de monnaie d’échange, comme l’ont montré les fouilles entreprises par des archéologues russes à Pendjikent après la Seconde Guerre mondiale [Grenet 2014, pp. 40-66].
13Des recherches bibliométriques en différentes langues montrent l’engouement pour l’utilisation de ce terme « Route de la soie » au cours des quarante dernières années, particulièrement entre 1985 et 1995, le faisant passer du monde des chercheurs à celui du grand public [De Montety 2016, p. 411]. L’UNESCO s’est emparé de ce terme à partir de 1988 pour en faire l’objet d’un programme de séminaires pour promouvoir la coopération entre chercheurs russophones, européens, américains et chinois. L’objectif a été de développer un dialogue entre cultures différentes dans une vaste région dénommée « Route de la soie » s’étendant de la Chine au bassin Méditerranéen.
14Ce terme de « Route de la soie » a été, dès le départ, lié à un intérêt pour les projets de développement des transports et des communications en Chine. Mais la Russie, à une époque où les États-Unis avaient aménagé un premier chemin de fer transcontinental (1869), a lancé, la première, des projets de construction de chemins de fer euro-asiatiques en cette fin du XIXe siècle pour relier l’Europe, et plus précisément la Russie, avec la Chine, et surtout faciliter le peuplement russe de la Sibérie et de l’Extrême-Orient russe.
- 4 Le traité de Nertchinsk fixa aux monts Stanovoï la frontière sino-russe (1689). Il empêcha pendant (...)
15L’État russe organisa en Sibérie, dès la fin du XVIe et au XVIIe siècle, un peuplement rural autour des garnisons pour leur donner une autosuffisance alimentaire et pour l’intégrer de mieux en mieux à l’État russe. De nouvelles villes furent fondées comme Irkoutsk (1652). Mais la progression en direction du bassin du fleuve Amour se heurta à de plus en plus de résistance chez les Bouriates et les populations turco-mongoles, et surtout de la part des troupes de l’Empire chinois. C’était la première fois que l’Empire russe entrait en contact direct avec l’Empire chinois4.
16Le peuplement russe a par la suite lentement progressé à la lisière de la taïga le long du trakt qui, avant le Transsibérien, fut l’artère vitale de la Sibérie, fixant des villes à chaque franchissement d’un grand fleuve. C’était au XIXe siècle la Route du thé chinois, en direction de Moscou et au delà vers l’Europe, transportant un produit de plus grande qualité que celui qui était acheminé par voie maritime en beaucoup plus grande quantités. L’absence d’un réseau ferroviaire empêchait les flux migratoires de se diriger vers la Sibérie orientale. Mais sous Alexandre II, une progression de la colonisation en Extrême-Orient fut très nette : île de Sakhaline (1853-1875) où fut établie une colonie pénitentiaire, Province Maritime avec le port de Vladivostok fondé en 1860, Territoire de l’Amour (1858). Mais, jusqu’en 1870, le peuplement russe dans ces régions était très faible pour des raisons d’éloignement et de difficultés d’accès, alors qu’une main d’œuvre chinoise s’y installait aisément. A partir de 1882, les paysans-colons furent envoyés par la voie maritime beaucoup plus efficacement. La nécessité d’accélérer le peuplement de la Sibérie face à la progression du peuplement chinois vers le Nord en Extrême-Orient a amené les tsars à entreprendre la construction d’une voie ferrée à travers la Sibérie jusqu’au Pacifique reliant Moscou à Vladivostok.
17Décidée par un rescrit impérial en 1891, elle avança rapidement dans la plaine de la Sibérie occidentale, mais nécessita ensuite des travaux gigantesques : ponts franchissant les fleuves sibériens, percement de tunnels dans la région du Baïkal, aménagement de mines de charbon et creusement de puits pour alimenter les locomotives. Les travaux durèrent plus de treize ans. En 1904 fut ouverte sur une longueur de 7 500 km la ligne reliant Tcheliabinsk à Vladivostok, mettant Moscou à dix jours de Vladivostok. Un embranchement traversant la Mandchourie de Tchita à Kharbin et Vladivostok (Transmandchourien) avait permis d’abréger l’aménagement de cette voie ferrée, mais la défaite russe dans la guerre russo-japonaise (1905) amena les Russes à construire, en 1907 et jusqu’en 1917, une ligne uniquement en territoire russe passant par la vallée de l’Amour avec un pont de plus de deux kilomètres franchissant ce fleuve en amont de Khabarovsk.
- 5 Cette ligne en cours de rénovation sert surtout à relier des zones d’exploitation minière aux indus (...)
18Cette ligne étant trop proche de la frontière chinoise, elle a été doublée, à partir de 1931 à 300 à 400 kilomètres au Nord, par la BAM (Baïkal-Amour Magistrale) en mobilisant 180 000 prisonniers du Goulag entre 1944 et 1946. La plus grande partie fut construite plus tard, entre 1972 et 1984, grâce à la mobilisation de jeunes du Komsomol dans ce qui fut appelé alors « le grand chantier pan-soviétique ». L’amélioration de cette ligne s’est poursuivie dans une période récente avec la mise en service du tunnel de Sévéro-Mouïsk (Bouriatie) et son électrification progressive5. Cette ligne atteint aujourd’hui le Pacifique au Nord-Est de Khabarovsk parallèlement au Transsibérien. En 1961, un embranchement de celle-ci avait été construit à travers la Mongolie par Oulan-Bator et jusqu’à Pékin. Un prolongement vers le Nord jusqu’à Iakoutsk (1034 km), la AYAM (Amour Yakoutsk Magistrale), a été achevé en 2011. Le double couloir ferroviaire Transsibérien-BAM contribue ainsi à désenclaver l’Extrême-Orient russe, mais de façon encore insuffisante, car le BAM n’est toujours pas totalement électrifié.
19L’axe de transports ferroviaires du Transsibérien facilita la mise en valeur et le peuplement de la Sibérie et de l’Extrême-Orient russe. De 1891 à 1903, 1 620 000 paysans franchirent l’Oural, ce total étant bien supérieur à celui de l’ensemble des migrations depuis le début du XIXe siècle [Rey 1994, p. 137]. Alors qu’en 1811, 96 % de la population russe était concentrée en Russie d’Europe, en 1914 21,6 % de la population vivait au-delà de l’Oural. La population de Sibérie passa de 1,5 million d’habitants en 1815 à près de 6 millions en 1897 et 10 millions en 1914. Dans le même temps l’importance de la population « autochtone » a considérablement diminué, devenant statistiquement insignifiante en 1914. L’espace sibérien a été presque intégralement russifié dès cette date. Des villes telles que Omsk, Novossibirsk, Krasnoïarsk, Irkoutsk connurent une croissance rapide. Il s’agit d’une première forme de corridor de développement, le long du Transsibérien, dont les industries lourdes et d’armement ont été planifiées à l’époque soviétique. La « Sibérie utile », la plus peuplée et urbanisée, s’étire sur 4 000 kilomètres de long, associée au Transsibérien et à la lisière forestière, entre l’Oural et le Pacifique [Brunet 1996, pp. 333-344]. « Entre l’Oural et le Baïkal, les voies transsibériennes se dédoublent, le tissu s’est densifié, le couloir s’est élargi ; il est vrai qu’il prend aussi des formes et des fonctions de façade, entre steppe et forêt : les espaces sont rarement simples » [Brunet 2017, p. 357].
20Parallèle à l’ancienne « Route de la soie », au Nord, ce couloir de villes, d’industries et de cultures discontinues résulte essentiellement d’une politique volontaire d’aménagements due pour l’essentiel à l’action de l’État russe, tsariste puis soviétique. Il s’agit d’une première forme de corridor eurasiatique structurant la partie russe de l’Eurasie à partir de la Russie jusqu’à l’Extrême-Orient. Il participe aussi à l’un des couloirs les plus longs du monde (plus de 10 000 km) de Vladivostok à Moscou et Saint-Pétersbourg. Si ce couloir ou corridor a été caractérisé par un dynamisme démographique et économique de la fin du XIXe siècle à l’âge d’or de l’URSS, au milieu du XXe siècle, il est entré depuis la fin du XXe dans une phase de déclin et de désindustrialisation qui commence à être surmontée en ce début du XXIe siècle, grâce en particulier à des investissements chinois croissants dans le cadre du projet des « nouvelles Routes de la soie ».
21Depuis 1992, a été avancé le terme « nouvelle Route de soie » par des institutions internationales (UNESCO, UNESCAP, BAD) et quelques grandes puissances (États-Unis et Russie en particulier) pour aménager un vaste corridor trans-asiatique, transfrontalier et développant le libre commerce (Silk Road Strategy américaine). Aucun des divers projets des deux dernières décennies n’a fait l’unanimité ni fédéré ces diverses initiatives. La stratégie américaine « Route de la soie » formulée dès 1999 pendant la guerre en Afghanistan, du Pakistan à l’Ouzbékistan, a fait long feu [De Montety 2016, pp. 413-414]. Le projet chinois d’une ligne alternative au Transsibérien passant par Urumqi et le Kazakhstan est une réalité qui a pour le moment davantage de conséquences pour les pays de l’Asie centrale ex-soviétique que pour l’Europe. Actuellement 90 % environ des échanges de marchandises entre l’Europe et la Chine passent par le canal de Suez, le reste s’effectuant par voie aérienne. Les corridors de transport terrestre ont été longtemps inefficaces et beaucoup plus coûteux que les autres formes de transport.
- 6 Des moyens financiers importants ont été annoncés par la Chine pour ce projet : environ 1 200 milli (...)
22Le président Xi Jinping a lancé en 2013 le projet de « Ceinture économique de la Route de la Soie et la Route de la Soie maritime du XXIe siècle ». Il s’agit d’une vaste zone de coopération économique qui s’étire du Pacifique à l’Europe en passant par l’Asie centrale et le Moyen-Orient. L’OBOR (One Belt, One Road), « Une Ceinture, une Route », acronyme de Yidai yilu, puis BRI (Belt and Road Initiative), est constitué de deux parties : d’un côté des voies terrestres traversant, l’Asie centrale, le Pakistan, l’Iran ou la Russie, jusqu’à l’Europe centrale, de l’autre une route maritime reliant par les océans la Chine à l’Asie du Sud-Est et du Sud à l’Afrique, rappelant les expéditions de Zheng He (1371-1433) (Fig.2). La puissance économique de la Chine, la deuxième du monde, en est le fondement, plus de 65 pays ayant déjà dit être prêts à y participer6.
Figure 2 – “Nouvelles routes de la soie” : axes ferrés et routiers, routes maritimes, corridors
Source : d-maps.com ; J-C Victor « Asie, itinéraires géopolitiques » (2016), Le Monde « One Belt, One Road (15 mai 2017
Réalisation M-L Pénin & G. Mousselin, 2019 – V. Lahaye, Sorbonne-Université, 2019
23La superpuissance chinoise dispose d’une main d’œuvre considérable, d’entreprises publiques, d’infrastructures géantes et de réserves financières conséquentes. Les prêts institutionnels chinois sont octroyés sans conditions politiques, à l’inverse de ceux des Occidentaux. « D’un point de vue économique, la stratégie chinoise est de se positionner dans un premier temps comme constructeur ou rénovateur d’infrastructures, puis d’accéder dans un second temps à un rôle de gestionnaire » [Hache & Mérigot 2017, p. 88]. Alain Cariou (2018) a décrit les deux corridors continentaux actuellement fonctionnels : d’un côté celui qui relie Pékin à Moscou et Riga en 20-23 jours, en empruntant le Transmandchourien et le Transsibérien, d’un autre côté le corridor chinois Yuxinou reliant en 14-16 jours Chongqing à Duisbourg (et à Londres depuis 2017). Un troisième, correspondant à l’ancien itinéraire des « Routes de la soie », par le Moyen-Orient, l’Iran et la Turquie avec une branche au Pakistan aboutissant à l’océan Indien, est en cours d’élaboration et se heurte à de nombreuses difficultés. Le morcellement politique de l’Asie centrale ex-soviétique, le faible peuplement de la plupart de ces nouveaux États-nations, le manque d’eau, la question ouïghoure sont autant d’obstacles. Cependant le Xinjiang joue le rôle d’une tête de pont servant la pénétration d’une influence chinoise grandissante en Eurasie. Pour mieux comprendre la portée des « nouvelles Routes de la soie », il faut analyser le concept de corridor qui est le principal outil intellectuel mis en œuvre.
24Avant de parler de corridors, terme anglais, on utilisait celui de couloir. « Les couloirs, par définition, concentrent les voies de communication, et volontiers sous toutes leurs formes : route, fer, eau et air, voire fils et tuyaux. Ils fixent des activités qui s’en servent, non seulement pour le commerce et les services, mais même pour la production industrielle. Bien développés, ils deviennent des axes, qui attirent et s’étoffent. Ils s’élargissent jusqu’à devenir de larges boulevards dotés de faisceaux de voies plus ou moins parallèles, si ce n’est un véritable champ d’attraction » [Brunet 2017, p. 357].
25Un couloir puis, à partir des années 2010, un corridor c’est d’abord un axe de transport et de communications dans le sens le plus large (routes, voies ferrées, oléo et/ou gazoducs, câbles, voies aériennes) qui relient au moins deux ou plusieurs centres urbains ou pôles à l’intérieur d’un espace national ou le plus souvent entre plusieurs espaces nationaux. Il joint des points (centres urbains) relativement éloignés, ces nœuds étant le plus souvent soit de simples carrefours (hubs) soit des portes multimodales d’entrée ou de sortie (gateways), entre lesquels il y a des mouvements, des échanges, des flux de biens, de passagers et de marchandises. Un corridor transnational est transfrontalier avec souvent une paire de villes de part et d’autre d’une frontière, dotées chacune d’une zone franche. Cet axe peut attirer les activités et les investissements, ce qui en fait un axe de croissance économique ou de développement. Il s’agit préalablement d’un axe logistique intégré supposant l’aménagement d’infrastructures de transport et de communication. Secteurs privé et public se mêlent dans l’aménagement et le fonctionnement des corridors de commerce et de développement [Debrie & Comtois 2010, pp. 128-133].
26En Asie orientale, une première forme de corridor multimodal (voies maritime et aériennes, câbles sous-marins) a été mise en place par le Japon dans les années 1960-1970, du Japon aux détroits de Malacca en passant par la côte chinoise, la Corée du Sud et Taiwan. Cet axe de croissance économique a bénéficié des délocalisations industrielles japonaises et du dynamisme de ses Nouveaux Pays Industriels [Bruneau 2017]. Depuis la fin des années 1990, la Chine a pris le relais, devenant le nouveau moteur de la croissance économique de l’Asie orientale et du Sud-Est. Elle a commencé à délocaliser pour surmonter le renchérissement de sa main-d’œuvre et a développé ses actions au niveau international et de l’Asie en particulier : Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), création de la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (BAII) regroupant une soixantaine de pays, Silk Road Funk, projet OBOR ou BRI [Di Meglio 2018, pp. 104-105].
27L’exemple de la Région du Grand Mékong permet de se faire une idée plus précise sur ce que sont ces corridors : « Depuis 2002, les corridors deviennent un outil d’intégration territoriale concentrant les aménagements sur une bande dotée d’une certaine largeur (une vingtaine de kilomètres de part et d’autre de l’axe principal), où les financements des infrastructures de transport sont étroitement liés aux potentialités de développement des productions, du commerce et des investissements » [Taillard 2009, p. 5]. Dès l’origine ces axes définis par des infrastructures de transports se sont étendus à beaucoup d’autres secteurs d’activités intéressant l’économique et le social : « Ils s’étendent à ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler la connectivité, avec l’interconnexion des réseaux électriques et de télécommunication, la construction de gazoducs ou d’oléoducs et la création de zones franches transfrontalières. Ils visent enfin à faciliter le franchissement des frontières, à développer le commerce et les investissements privés » [Taillard 2009, p. 5].
28Les projets de développement de corridors reposent sur « le postulat qu’il existe un lien évident entre la construction des infrastructures, le désenclavement des territoires, leur mise en réseau et le développement économique ». En leur sein, il existe des espaces plus particulièrement intéressants à étudier : « les espaces transfrontaliers, les villes doublons, les têtes de corridors, les plates-formes logistiques, les zones d’entrepôts, les casinos, les zones économiques spéciales, les ports, les ports secs ou encore les villes carrefours situées à l’intersection de plusieurs corridors » [Fau 2018, p. 10]. Avant d’être utilisée dans le projet des « nouvelles Routes de la soie », cette approche a été employée dans les projets de développement pilotés par la Banque Asiatique de Développement pour la Région du Grand Mékong.
29En dehors du cadre des États-nations proprement dit, ont été analysés les espaces transfrontaliers, transnationaux, les triangles de croissance, les zones de développement économique transfrontalières, les corridors de différentes sortes, les « Régions » et régionalisations au sens supranational. Le concept de « corridor » (couloir ou axe en français) a été particulièrement privilégié comme élément stratégique dans les politiques de développement proposées et mises en œuvre par différents acteurs sur le continent asiatique (Péninsule Indochinoise) au sein de la Région du Grand Mékong, acteurs au premier rang desquels est la Banque Asiatique de Développement (BAD) à capitaux japonais prédominant et, plus récemment, les « Nouvelles routes de la soie » chinoise et la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (BAII) d’initiative chinoise. C’est dans cet espace qu’à partir du début des années 2000 a été progressivement mis en place et expérimenté un quadrillage de corridors de développement sur fond de compétition entre la Chine et le Japon [Nicolas 2018].
30Deux types de corridors Nord-Sud et Est-Ouest relevant de deux périodes distinctes ont été différenciés : Kunming-Bangkok et ses diverses branches latérales, Danang-Moulmein avec une variante Ubon-Pakse-Danang et au Sud Bangkok-Phnom Penh-Ho Chi Minh Ville-Vung Tau de 1992 à 2002, puis dans la période suivante (2002-2012) des extensions et diversifications routières de ces corridors permettant d’intégrer le Guangxi à un corridor Nord-Est et de créer de nouvelles opportunités pour le Laos et le Viêt Nam. Au cours d’une troisième période (2012-2022), des connexions et liaisons entre les voies ferrées existantes des divers États et leur modernisation, en créant des lignes à grande vitesse, ont été projetées. Ces réseaux routier et ferré se prolongent très nettement vers le Nord en Chine le long de deux à trois axes, alors qu’ils ne sont reliés vers l’Ouest au monde indien que par un seul axe en projet, en direction du Bangladesh (Dacca) et de Calcutta. Ces réseaux à l’échelle de la Péninsule Indochinoise avec leurs prolongements chinois et indien tendent à intégrer économiquement cet espace en constituant l’infrastructure de ces corridors économiques méridiens et transversaux. La Chine et le Japon poussent leur ambition de leadership au sein de cette Région en investissant principalement dans les axes méridiens pour la première, les axes transversaux pour le second [Taillard 2014, pp. 24-50].
31La compétition entre la Chine et le Japon dans cette partie de l’Asie explique l’antériorité et le caractère plus avancé des corridors économiques en comparaison de ceux du Nord-Est et Nord-Ouest de la Chine, développés plus récemment au contact de la Russie, de la Mongolie et de l’Asie centrale. La Chine a entrepris de développer à partir de 2014 un corridor sino-russo-mongol permettant de rejoindre le corridor russe du Transsibérien, qui était antérieurement déjà relié à Pékin par la Mandchourie (1904), et de mieux impliquer la Mongolie extérieure dans la BRI.
32Les corridors de l’Asie du Nord-Est se sont développés d’abord au Japon le long de la côte orientale de Hokkaido-Honshu-Kyushu et dans le prolongement le long de la côte orientale de la péninsule coréenne, puis en Chine au Liaoning, Hebei et Shandong le long de la mer Jaune. Le cœur industriel de l’Asie orientale, intitulé Nouveau Triangle d’Or, poursuit au Sud ce corridor de Shanghai à Hong Kong et Taipei, incluant les pôles industriels du delta du Yangzi et du delta de la Rivière des Perles. On est au cœur de l’Axe de croissance de l’Asie orientale qui a été le premier à constituer un corridor multimodal et de développement. Se greffent deux corridors continentaux en direction du corridor russe du Transsibérien en cours d’élaboration : Sud-Nord le long de la plaine mandchoue (Shenyang-Changchun-Harbin) et Sud-Est Nord-Ouest de Péking à Oulan-Bator et au lac Baïkal.
- 7 Elle devrait permettre une meilleure coordination des financements des projets, un partage des risq (...)
33Ce corridor économique sino-russo-mongol a été l’objet de la réunion tripartite des chefs d’État de ces pays à Douchanbé en 2014, puis au sommet de l’OCS à Ufa (Russie) avec l’élaboration d’une « feuille de route sino-russo-mongole de coopération tripartite sur le développement ». Il y a actuellement encore un manque de complémentarité entre les trois pays en matière de conditions de transport, de cohésion politique et juridique, de structures économiques etc… Il s’agit d’aménager en Mongolie un hub entre la Chine et la Russie. La Chine est aujourd’hui le principal investisseur et partenaire commercial de la Mongolie ; les deux pays sont liés depuis 2014 par un partenariat stratégique. Le projet de « Route de la steppe » du président de la Mongolie Tsakhiagiyn Elbegdorj prévoyant la construction de liaisons routières et le développement du réseau électrique entre les deux pays a été intégré dans la BRI. Deux zones de libre-échange devraient être créées : l’une à Gashuun Sukhait à la frontière sino-mongole, l’autre à Altanboulag à la frontière russo-mongole. Un développement de l’agro-industrie et de l’éco-tourisme est programmé par les deux pays. Une coopération financière entre la Chine et la Mongolie a été mise en place en septembre 2017, sous le parrainage de la banque chinoise Baoshang et de la banque mongole pour le commerce et le développement7. La Mongolie pourrait ainsi réduire sa dépendance économique au secteur minier en diversifiant son économie et en développant son secteur industriel. Une meilleure intégration dans les réseaux de transport régionaux devrait lui permettre de mieux exporter sa production et d’attirer des entreprises européennes.
34Une première forme de corridor, avant l’utilisation scientifique de ce terme, s’est mise en place dans le Sud de la Sibérie jusqu’au Pacifique le long du Transsibérien, avec ses deux bretelles vers Pékin à travers la Mandchourie et la Mongolie de la fin du XIXe à la première moitié du XXe siècle. C’est ensuite le Japon qui a impulsé la création d’un corridor économique maritime le long de la côte de l’Asie orientale après la Seconde Guerre mondiale. Il a ensuite, dans les années 1990 en concurrence avec la Chine, aidé à la création de corridors logistiques et de développement dans la Région du Grand Mékong. Le projet des « nouvelles Routes de la soie » continentales et maritime est en fait une systématisation et une extension, à une échelle continentale eurasiatique puis mondiale, de ces expériences par la Chine et à son profit.
- 8 Les infrastructures du canal de Panama devraient être améliorées et deux corridors bi-océaniques, e (...)
35De projet d’aménagement d’infrastructures dans des corridors logistiques terrestres et maritime en Eurasie et Afrique les « nouvelles Routes de la soie » (BRI) sont devenues depuis mai 2017 une stratégie mondiale pour permettre à la Chine de devenir la première puissance économique mondiale capable d’influencer l’ordre international. En effet la BRI s’était depuis 2015 transformée en une stratégie globale de communication touchant à toutes sortes de domaines en dehors des infrastructures : la finance, la culture, l’éducation, les relations humaines (le soft power chinois) et les relations internationales. « La BRI et le concept global de routes de la soie sont désormais une stratégie servant à présenter la Chine comme une puissance responsable, qui veut aider le monde entier grâce à son développement économique et à ses investissements étrangers, renforçant de ce fait son capital politique et son influence » [Brînza 2018, p. 28]. A partir du sommet des chefs d’États de Pékin en mai 2017, la BRI maritime s’est étendue à l’Amérique latine en présence des chefs d’État de l’Argentine et du Chili8. Xi Jinping a fait inscrire la BRI dans la constitution chinoise en octobre 2017 [Brînza 2018]. En outre, la « route polaire de la soie », entre la Chine et l’Europe par le passage du Nord-Est et l’océan Arctique, a été ouverte par des brise-glaces chinois depuis 2013 en coopération avec la Russie [Bruneau 2018, pp. 294-295].
36La dénomination « nouvelles Routes de la soie » a de plus en plus une fonction d’affichage pour donner une bonne image de l’expansion économique et de l’influence grandissante de la Chine au niveau mondial, et non pas de la seule Eurasie ; elle correspond de moins en moins à une ou des routes qui deviennent des corridors ; certains, au Pakistan ou en Asie centrale et Iran, peinent à se mettre en place se heurtant à toutes sortes d’obstacles naturels et politiques. La plupart des auteurs signalent le rôle très limité que représentent les transports continentaux en comparaison des transports maritimes plus lents, mais quantitativement infiniment supérieurs en nombre de conteneurs transportés et beaucoup moins coûteux [Thorez 2016, Foucher 2017]. Cependant la voie ferrée continentale Yuxinou permet un transport plus rapide de marchandises de haute valeur ajoutée (ordinateurs, i-phones…) et c’est une voie d’exportation échappant aux blocages éventuels de la route maritime passant par les zones sensibles de la mer de Chine méridionale, des détroits de Malacca et du canal de Suez. A ce titre elle a une valeur stratégique et symbolique non négligeable de même que la route maritime polaire. Elle remplit une fonction analogue, toutes proportions gardées, à celle de la « Route de la soie » dans la longue durée par laquelle passaient de faibles quantités de produits peu pondéreux et de grande valeur, qui était un lien essentiel entre l’Europe et l’Extrême-Orient.