1La notion de « corridor », en géographie des transports, est utilisée pour rendre compte à la fois d’une concentration linéaire de flux et d’infrastructures (le corridor comme objet) et d’une vision organisatrice du territoire (le corridor comme concept) [Libourel 2015, p. 60]. Considérer le corridor comme un objet conduit à privilégier l’approche par les manifestations matérielles et circulatoires, considérant alors un corridor comme un « couloir de circulation déterminé par la configuration physique de l’espace traversé et difficilement évitable » [Bavoux & al. 2005]. Cette approche définit le corridor comme un espace circulatoire relevant d’un état de fait, déterminé par une configuration physique. Les dimensions actorielles et intentionnelles ne sont alors pas fondamentales, le corridor n’étant qu’un couloir physique singulier en raison de l’accumulation performative d’infrastructures et de flux. Les travaux de Debrie [Debrie 2010, Debrie & Comtois 2010] proposent de considérer le corridor comme un concept, notamment d’aménagement et de planification. Cette approche du « corridor » conduit à considérer une dimension actorielle que cet article propose de prolonger tant elle permet d’interroger et de dépasser l’écueil de la causalité linéaire associée à l’idée débattue des « effets structurants » [Offner 1993]. L’hypothèse de départ est qu’il n’y a pas de corridor en soi, et qu’il convient de considérer le corridor comme un espace créé par une action spécifiante plus que comme un espace circulatoire singulier. Cette singularité n’est pas liée à une morphologie spatiale d’inscription ou à une simple concentration de flux. Elle relève d’une intentionnalité organisationnelle et organisatrice qui conduit à appréhender la notion de corridor comme un agencement, donc comme une composition des propriétés internes d’un système, en l’occurrence politico-réticulaire. Cette approche se rapporte à l’idée de métrique, comprise comme mode de gestion, par-delà l’idée de mode de mesure, comme le propose Lévy : « Mode de mesure de la distance, la métrique est aussi mode de gestion. Choisir une métrique plutôt qu’une autre, c’est prendre un parti technique, un parti politique, un parti d’aménagement » [Lévy 2013, p. 660]. Il existe donc un intérêt à interroger, par-delà la manifestation et la forme, le processus actoriel et les intentionnalités associées, ce que l’on propose d’appeler le « faire-corridor » [Sutton 2018].
2L’analyse d’un corridor repose traditionnellement sur des séries d’indicateurs relatifs à la dimension enquêtée [Debrie & Comtois 2010]. Lorsqu’il s’agit de la dimension matérielle et infrastructurelle, ces indicateurs sont souvent la capacité et la fluidité des infrastructures, ou encore la continuité des réseaux. Lorsqu’il s’agit de la dimension circulatoire, ces indicateurs sont le nombre de fréquences ou encore la régularité des mouvements. Interroger le faire-corridor permet de déplacer le questionnement pour s’intéresser aux intentions et aux modalités pratiques mises en œuvre par des acteurs (politiques, techniques, économiques) pour concevoir un système circulatoire hiérarchisé destiné à répondre à une finalité territoriale établie. La part des discours est bien sûr fondamentale, par-delà les aspects strictement fonctionnels. Debrie l’a montré, les opérateurs de transport et logistique ne sont pas de simples actants inscrivant leurs activités dans une trame pré-définie [Debrie 2005]. Par leur capacité à concevoir et mettre en place une stratégie productive et organisationnelle, ils contribuent à confirmer ou infirmer la fonction de couloir d’un axe et de hub d’un nœud. La stratégie d’axialisation de l’organisation des services opérés par certains acteurs du fret ferroviaire en Europe témoigne d’un processus de faire-corridor, au même titre que peut l’être la politique de redondance des réseaux mise en place par la Confédération Helvétique. Le système ferroviaire suisse de franchissement servira en cela de terrain à cette réflexion en raison de son caractère particulièrement intégré. L’ambition n’est pas, à travers ce cas, de généraliser une pensée afin de tendre vers l’établissement d’un modèle. Il s’agit plutôt d’interroger, à partir de ce cas emblématique, l’intérêt d’une prise en compte des intentionnalités des acteurs du système pour la compréhension, par la contextualisation, de ce qui fonde le recours à la mise en corridor d’axes de transports par des acteurs territoriaux et techniques.
3Le système ferroviaire suisse est souvent considéré comme l’un des plus aboutis au monde en raison de son organisation cadencée, progressivement mise en place à partir des années 1980. Plus largement, à travers sa politique des transports visant à réguler le transit routier décidée au début des années 1990, la Suisse est regardée comme un modèle de cohérence en Europe [Martin & Chateau 2000]. Ce succès repose sur un système infrastructurel et organisationnel pensé pour répondre à des objectifs politiques formulés par voie démocratique représentative et directe [Benz 2007]. La cohérence d’ensemble s’exprime par la capacité à penser une intégration de toutes les problématiques circulatoires, de l’échelle européenne à l’échelle micro-locale, dans un seul et même système horaire national. Le programme des Nouvelles Lignes Ferroviaires Alpines (NLFA), adopté en 1992, vise à répondre au défi politique de régulation des flux de transit routiers, mais aussi de poursuite de la modernisation du réseau ferroviaire à des fins d’optimisation de la desserte nationale [Sutton 2010]. Le défi technique est donc majeur, à la hauteur du projet politique sous-jacent à cette modernisation du système de franchissement des Alpes. L’impératif constitutionnel d’encouragement du report modal rencontre celui de la continuité territoriale pour justifier un programme d’équipement lourd. Les deux tunnels de base composant les NLFA (Lötschberg, 34,6 km, ouvert en 2007 ; Gothard, 57 km, ouvert en 2016) s’inscrivent dans un programme de modernisation ferroviaire d’échelle nationale qui spécifie, autant qu’il les intègre dans le réseau général, cette combinaison des deux axes Nord-Sud de transit et de continuité territoriale. La répartition des sillons entre les services voyageurs et fret dans le tunnel de base du Lötschberg l’illustre : ce tunnel, à voie unique sur les deux-tiers de sa longueur, propose 110 sillons quotidiens attribués pour 50 d’entre-eux aux Inter- et Euro-City, le reste revenant aux convois de fret, y compris aux trains de la route roulante Fribourg-Novare.
4Le système de transport suisse repose sur le principe généralisé de la redondance des réseaux. La philosophie de son cadencement repose sur la connectivité en appréhendant le réseau par la nodalité. Le principe de redondance ne se limite pas à une accumulation d’axes connectés à leurs extrémités. Il s’agit plutôt d’un tressage de lignes à l’aide de multiples nœuds connectant des itinéraires complémentaires. Le système de franchissement suisse s’intègre dans ce dispositif national, et ne repose donc pas sur un principe de concentration, mais sur un principe de répartition des flux. Pour autant, il s’agit bien d’un corridor revendiqué et géré comme tel par la structure qui gère les sillons à l’échelle nationale (Trasse Schweiz – Sillon Suisse SA), par-delà même le morcellement apparent de l’infrastructure. En effet, et à titre d’illustration, BLS Netz gère les infrastructures du Lötschberg quand la division infrastructure des CFF (Chemins de fer fédéraux suisses) gère les infrastructures du Gothard. Ce corridor de transit naît d’un processus de coordination de deux axes historiquement en concurrence, eux-mêmes aujourd’hui composés de deux itinéraires de franchissement (tunnels de base et de faîte) et de plusieurs itinéraires d’approche redondants (figure 1). Le faire-corridor s’exprime ici à travers un processus organisationnel qui intègre diverses possibilités d’itinéraires dans une tresse dessinant un emboîtement de « parenthèses » connectées par divers nœuds. Le calcul des capacités de franchissement tient d’ailleurs compte de cet emboîtement de redondances. Ainsi, l’axe du Lötschberg-Simplon propose 110 sillons fret par jour dans les deux sens quand l’axe du Gothard en propose 210 [DETEC 2017]. Le corridor propose donc une capacité de 320 sillons fret quotidiens dans les deux sens, ce qui explique que ce n’est plus le franchissement qui limite la capacité du corridor, mais les nœuds l’encadrant, notamment le nœud milanais, au Sud. Les taux d’utilisation des capacités sur les deux axes composant ce corridor demeurent finalement assez faibles au regard des capacités proposées : 68 % sur l’axe Lötschberg-Simplon et 54 % sur l’axe du Gothard. L’explication tient, pour le Gothard, à la poursuite des travaux de modernisation le long de l’axe, et surtout à la persistance des « verrous » du Ceneri et du nœud milanais. Le segment Bellinzona-Chiasso est, en effet, marqué par la persistance de fortes rampes et par une forte tension sur le graphe horaire qui seront amoindries par l’ouverture du tunnel de base du Ceneri prévue en 2020. Une fois la frontière avec l’Italie passée, la fluidité de l’axe n’est pas optimale en raison de la densité des circulations aux abords du nœud milanais. En ce qui concerne l’axe du Lötschberg-Simplon, le taux d’utilisation de bout-en-bout est nécessairement limité sur la ligne de base par l’importance du nombre de circulations voyageurs nationales qui utilisent un nombre non négligeable de sillons jusqu’à Brigue (donc Simplon exclu). Sur l’itinéraire de faîte, l’explication tient en partie au nombre important de sillons occupés par les navettes du service de transport de voitures proposé entre Kandersteg et Goppenstein (jusqu’à 8 mouvements par heure), ainsi qu’à la priorisation des RegioExpress Lötschberger entre Brigue et Spiez.
Figure 1 – Le corridor de transit suisse dans son environnement réticulaire national
Source : K. Sutton, 2019
5Rien ne prédestinait ces deux axes à être pensés comme un tout. Cette mise en corridor témoigne d’un changement d’échelle d’analyse qui ne se centre plus sur le franchissement en lui-même (la partie alpine), mais sur un projet d’encadrement de la traversée du territoire national dans un contexte de non appartenance à l’Union Européenne (UE). Ce ne sont donc pas tant des traversées alpines qui sont pensées, qu’une traversée de la Suisse, dont les limites ne sont pas strictement politiques au sens territorial du terme, mais plutôt nodales. Il s’agit en cela d’une appropriation du réseau, aux deux sens du terme, par l’acteur politique : non seulement il se saisit des opportunités de la trame des infrastructures, mais il décide aussi d’intervenir pour la modeler selon ses besoins. Le nœud de Bâle est bel est bien le seuil d’initialisation du corridor au Nord. Il agit comme un « commutateur » [INTERFACES 2008] connectant la tresse rhénane et la tresse helvétique. Au Sud, l’appareil nodal logistique polycentrique Novare/Busto-Arsizio intervient comme le symétrique projeté en plein territoire italien. Il n’y a pourtant aucun doute quant à la fonction de ces terminaux dès lors que l’inauguration du second terminal de Busto-Arsizio en 2005 est réalisée en présence du Conseiller fédéral suisse Moritz Leuenberger, et devient l’occasion d’un discours réitérant les principes fondamentaux de la politique suisse des transports [Leuenberger 2005].
6Ce corridor relève ainsi d’un concept d’aménagement qui qualifie l’agencement politico-réticulaire. La force du système mis en place tient à sa modularité. Les différents types et échelles de trafics coexistent effectivement au sein d’une même organisation circulatoire. L’efficacité du pilotage du système national de franchissement repose sur la capacité à inscrire la gestion de chacun des axes concernés dans une double proximité : l’environnement réticulaire immédiat et le corridor d’échelle continentale Rhin-Alpes (Rotterdam-Gênes via la rive droite du Rhin et la Suisse) [Woessner 2016, Beyer 2019]. En lien avec la mise en exploitation du tunnel de base du Lötschberg, un centre de gestion des circulations de BLS (Berne-Lötschberg-Simplon, une entreprise ferroviaire suisse) est inauguré à Spiez pour gérer une large portion du réseau suisse allant de Gümlingen au Nord, Sierre à l’Ouest et Domodossola au Sud, là encore indépendamment de la propriété de l’infrastructure. Le corridor est d’autant moins un strict couloir linéaire autonome qu’il s’entend comme un agencement complexe composé de multiples segments inter-nodaux. Les sillons sont d’ailleurs tracés en fonction de ces segments qui définissent autant d’étapes et de jalons de régulation. Faire-corridor, ici, ne tient donc pas d’une volonté d’isolement mais de conciliation des différents types de circulation à l’aide d’un graphe circulatoire modulable parce que modulaire, composé de multiples séquences horaires spécifiées et répétées chaque heure. Sillon Suisse SA coopère d’ailleurs à l’échelle du corridor Rhin-Alpes pour identifier des sillons interopérables, gérés et attribués par un guichet unique depuis 2013 appelé One-Stop-Shop. Ceux-ci sont pensés pour traverser la Suisse, en franchissant les Alpes. Le corridor est ici une mesure d’une propriété interne du réseau : la résilience potentielle d’un système par sa connectivité. Ce faire-corridor, systémique, relève donc d’une nodosité [Bavoux 2005, p. 13], soit d’une accumulation de formes de nodalité, qui est la garante de l’ouverture du système.
7Entrer par le faire-corridor permet de centrer l’approche vers une considération de l’offre et du projet qui la sous-tend. En cela, le faire-corridor relève du capital technique plus que du fait mobile. Il est important de considérer la façon dont les opérateurs s’approprient ce système politico-réticulaire pour penser leur propre offre, dans un contexte de décloisonnement des opportunités associé à la libéralisation ferroviaire.
- 1 Hupac est un opérateur logistique suisse centré sur le transport combiné de conteneurs.
- 2 Le gabarit GB1 a été défini pour permettre le transport de conteneurs de grandes dimensions.
8L’adaptation, par les opérateurs de transport combiné, de la stratégie d’axialisation de leurs services ferroviaires révèle une forme d’appropriation des opportunités offertes pas ce système technique. L’axe du Gothard est l’un des premiers en Europe à avoir accueilli des services de transport combiné axialisés, pensés de terminal-à-terminal, avec le service « shuttle » mis en place par Hupac1 entre Busto-Arsizio et Cologne en 1990 [Debrie 2005]. Ces services n’ont eu de cesse d’être développés, proposant des solutions intermodales pour relier les terminaux tessinois puis milanais à l’Allemagne rhénane et aux ports de la mer du Nord. Ils reposent sur des trains blocs à composition fixe, circulant de terminal à terminal dans des horaires réguliers. Hupac a progressivement étendu ses services « shuttle » vers les axes du Lötschberg-Simplon et du Brenner. Plusieurs facteurs l’expliquent, à commencer par la saturation progressive de l’itinéraire historique du Gothard avant 2017. L’ouverture du terminal de Novare en 1996 et la mise au gabarit GB12 du Lötschberg-Simplon dès 1999 ont aussi ouvert la possibilité de proposer de nouveaux services, notamment de transport de remorques routières de 4 mètres de hauteur d’angle (P400), ce que le Gothard ne permet toujours pas. Il faudra attendre la mise en exploitation du tunnel de base du Ceneri (2020) et la fin des travaux complémentaires tout le long de l’axe pour que celui-ci puisse à son tour accueillir de tels services. Un budget de 710 millions de francs suisses est d’ailleurs alloué à cette fin. Un autre facteur tient aux opportunités offertes par la libéralisation ferroviaire suisse qui a permis à CFF cargo de s’implanter sur l’axe du Lötschberg, de la même façon que BLS cargo s’est progressivement implanté sur l’axe du Gothard à partir de 2003. Les CFF sont un partenaire historique de Hupac. Les deux entreprises ont d’ailleurs fondé ensemble, en 2011, une filiale de la division fret des chemins de fer fédéraux, CFF cargo international (25 % du capital détenu par Hupac), afin d’assurer notamment la traction des trains « shuttle » par-delà les frontières politiques et techniques. L’ouverture des marchés a aussi permis à BLS Cargo de devenir prestataire-traction pour Hupac à compter de 2005. D’autres opérateurs s’implantent dans le même temps sur les deux axes simultanément, notamment la DB (Deutsche Bahn) et Crossrail. La libéralisation crée les conditions de l’appropriation par les opérateurs ferroviaires de la réticularisation à la base de la mise en corridor des deux axes Nord-Sud. Que ce soit le long de l’axe du Lötschberg-Simplon ou du Gothard, ce sont les mêmes acteurs principaux que l’on retrouve : CFF Cargo, CFF Cargo international, BLS Cargo, Crossrail et DB Cargo (tableau 1 ; DETEC 2017). Le jeu des acteurs techniques conforte ainsi les propriétés du système par l’organisation même de la production ferroviaire.
Tableau 1 – Part de marché des entreprises de fret ferroviaire sur les deux axes du système suisse de franchissement alpin (part de tonnes nettes-nettes)
|
Simplon
|
Gothard
|
Total
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CFF Cargo
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12,8 %
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44,7 %
|
29,9 %
|
CFF Cargo International
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24 %
|
44,3 %
|
34,8 %
|
BLS Cargo
|
41,3 %
|
7,5 %
|
23,3 %
|
Crossrail
|
16 %
|
0 %
|
7,5 %
|
DB Cargo
|
5,9 %
|
2,6 %
|
4,1 %
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Railcare
|
0 %
|
0,8 %
|
0,4 %
|
Source : Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), 2017.
9Les services « shuttle » de Hupac transitant par les tunnels suisses sont répartis entre les 2 axes, avec tout de même une prépondérance persistante pour l’axe du Gothard (figure 2). Ces services dessinent une double axialisation qui n’est pas contraire à l’esprit « corridor » dès lors que les deux axes sont pour partie interchangeables – excepté pour les P400. Par exemple, depuis juin 2017, CFF Cargo International redirige une partie de ses trains du Gothard vers le Lötschberg-Simplon en raison de la fermeture de l’itinéraire via Luino, en travaux. Lorsque le tunnel du Simplon fut fermé en 2011 suite à un incendie, le mouvement de report fut inverse avec une réorientation des trains prévus par le Lötschberg-Simplon vers le Gothard. Ces deux axes constituent deux rails d’une même rampe fonctionnelle depuis les terminaux de Novare et de Busto-Arsizio. La physionomie de l’ensemble nodal organisé autour de la croisée d’Arona permet de faire jouer à plein la redondance des axes suisses qui constituent deux voies d’acheminement complémentaires en direction du nœud de Bâle, point de passage commun à toutes les relations. Il n’y a, en outre, plus nécessairement de changement d’opérateur ferroviaire à la frontière puisque CFF cargo international, Crossrail ou BLS Cargo peuvent opérer sur toute la longueur des relations. L’exploitation ferroviaire et les services de transport combiné valident ainsi le projet à la base du « faire-corridor ».
10Pour autant, les discontinuités ne disparaissent pas le long de chacun des deux axes, notamment aux frontières. Ce n’est pas parce que la Suisse initie et accompagne un mouvement d’extériorisation des nœuds multimodaux que la frontière politique est déplacée au Sud de Chiasso et que la Confédération est compétente pour faire la politique en matière de transports sur le territoire italien. CFF Cargo, dans une communication d’août 2017, mentionne que le passage de ce point frontière prend encore 110 minutes en moyenne pour un train de fret, ce qui conduit l’opérateur à privilégier l’itinéraire par Luino, plus fluide et continu en raison d’un nombre moindre de services voyageurs. L’interopérabilité n’est pas complète entre la partie suisse et la partie italienne, et les sillons ne sont pas totalement connexes, contrairement à la situation au col du Brenner [Sutton 2018]. Le nœud de Bâle est lui aussi marqué par la manifestation d’un effet frontière. La même communication de CFF Cargo fait état d’un temps d’attente moyen de 90 minutes. C’est peut-être la limite du système suisse : le degré d’intégration interne conduit nécessairement à mettre à distance les espaces circulatoires voisins. Le complexe de centralité ferroviaire de la Suisse [Sutton 2011] conduit à lire l’Europe ferroviaire depuis son prisme, imputant aux réseaux voisins la responsabilité quant aux discontinuités et les identifiant comme des facteurs de perturbation potentielle.
11Il est ainsi possible de réinterroger la portée systémique du faire-corridor. Si, à l’échelle de la Suisse, il ne s’agit pas de construire un système fermé, à l’échelle continentale, il singularise l’espace circulatoire suisse. En cela, il peut être qualifié de système semi-ouvert. L’intentionnalité initiale du faire-corridor n’est pas l’établissement d’une continuité absolue avec les réseaux adjacents, mais plutôt de la régulation des contacts au service de la fiabilisation de la continuité interne.
Figure 2 – La double axialisation des services « shuttle » de Hupac à travers la Suisse
Source : K. Sutton, 2019
12Le faire-corridor à l’œuvre repose fondamentalement sur la valorisation du mode ferroviaire, ce qui interroge le rapport à la multimodalité qui est une caractéristique considérée comme fondamentale pour parler de « corridor » [Debrie & Comtois, 2010]. Elle s’exprime, en fait, à travers la démarche de report modal. Si, à l’origine (1967 pour Hupac), il s’agissait de proposer des services palliatifs face au manque d’équipement routier, aujourd’hui il s’agit bien de proposer une alternative à la route. Ce faire-corridor favorise et accompagne l’accroissement du nombre de services de transport combiné. Le succès de la politique suisse est révélé par le fait que le territoire n’est pas contourné par les flux continentaux majeurs. Le volume du trafic ferroviaire passant par les passages suisses, en 2017, s’élève à 27,2 millions de tonnes quand il s’élève à 22,7 millions de tonnes pour les passages austro-italiens et à seulement 3,4 millions de tonnes pour les passages franco-italiens. Le volume routier est incomparablement plus élevé et en croissance sur les passages austro-italiens (56,9 Mt) et franco-italiens (40,7 Mt) par rapport aux passages suisses (11,7 Mt, en baisse). Les chaînes logistiques routières ont ainsi intégré les contraintes de traversée de la Suisse. Ce corridor est donc intermodal plus que multimodal : il est au service d’une politique territoriale qui témoigne que le faire-corridor est une intelligence territoriale [Moine & Faivre 2011, Moine 2006]. Il résulte, en effet, d’une approche systémique du territoire et de ses acteurs politiques comme de réseau en ambitionnant de construire une politique de développement durable.
13La genèse de cette approche de la notion de « corridor » tient à la démarche politique et démocratique qui a conduit à l’adoption du système des NLFA. Elle révèle un processus d’intelligence territoriale qui est à rapporter aux spécificités du système politique suisse. Le processus consultatif puis décisionnaire a été ponctué de multiples votations qui ont contribué à progressivement affiner le concept, l’objectif, pour enfin décider du projet dans sa variante à deux tunnels. Bovy pose le contexte depuis la Suisse [Bovy 1990] : un nombre important de projets techniques et d’esquisses de tracés réapparaissent sur des cartes qui réactivent des débats et des fantasmes dans chaque partie de la Suisse ; une pression toujours plus forte de la Communauté économique européenne (CEE) dans le processus de libéralisation des échanges à l’approche de la mise en place du marché commun prévue pour 1993 ; une considération croissante des problèmes environnementaux associés au transport routier dans la société suisse ; la constitution progressive de réseaux ferroviaires à grande vitesse tout autour de la Suisse... La première consultation débute en 1988 auprès notamment des Cantons et des partis politiques, sur la base de 5 variantes Nord-Sud (2 dans les Grisons par le Splügen, 2 en Suisse centrale convergeant vers le Gothard, 1 en Suisse occidentale structuré par l’axe Lötschberg-Simplon). Ces variantes rappellent la régionalisation classique de la Suisse en 3 parties concurrentes devant la question des franchissements alpins [Benz 2007]. Cette première consultation fait ressortir le refus par les acteurs politiques et territoriaux du principe de concentration du trafic de transit sur un unique axe de franchissement alpin. Seuls les CFF se prononcent en faveur d’une solution concentrée sur l’axe du Gothard. Les acteurs politiques souhaitent, quant à eux, éviter une concentration de moyens financiers sur ce seul axe. Ils s’inscrivent ainsi dans la continuité du sens du compromis qui a permis de surmonter les divisions autour des premiers tunnels ferroviaires à partir des années 1870. Le Conseil Fédéral tranche en mai 1989 en faveur d’une solution à deux tunnels (Gothard et Lötschberg), avec en complément une modernisation de la ligne du Simplon et des accès vers la Suisse orientale. Le projet des NLFA qui se dessine progressivement est pensé en articulation avec le reste de la modernisation du réseau ferroviaire suisse réalisé dans le cadre du programme Rail 2000. C’est bien une approche « réseau » qui est privilégiée, fondée sur le principe de « répartition », en opposition à une approche « axiale », reposant sur le principe de « concentration ». La portée politique prend ainsi le pas sur l’approche technique. D’ailleurs, dans le même temps, l’Initiative des Alpes est déposée auprès de la Chancellerie fédérale après avoir recueilli 107 570 signatures. Elle est adoptée par votation en 1994, de même que le principe de la redevance poids lourds sur la prestation (RPLP) qui doit permettre de financer les infrastructures ferroviaires, notamment le programme des NLFA, lui-même adopté en 1992, toujours par votation.
14Le processus de définition et d’adoption du système des NLFA explique comment la pensée de la notion de corridor s’est fondée sur la réticularisation et non l’axialisation. Il s’agit bien d’un choix politique. Le système de franchissement est profondément corrélé au processus d’inscription de la protection de l’environnement dans la Constitution ainsi qu’aux modalités mises en place pour pouvoir réguler le transit routier. Là encore, la dimension systémique du territoire et de ses acteurs est nette. Ce « faire-corridor » est tout autant l’expression d’un « faire-Suisse ». D’ailleurs, il convient de considérer les territoires au pluriel tant chaque entité alpine de la Suisse entretient un lien particulier au franchissement. L’héritage des équipements ferroviaires et routiers avait conduit à une mise en concurrence de territoires eux-mêmes mis en cohérence autour de la revendication d’un passage en commun. Des couloirs se sont constitués en corridors-objet par l’accumulation d’infrastructures provoquant localement des divorces entre le territoire et le réseau face aux nuisances associées à la croissance du trafic. Le processus de votation nationale permet de procéder à un changement d’échelle dans l’imprégnation territoriale des dynamiques réticulaires. Il s’accompagne aussi d’un changement de portée de la notion de corridor. Le concept ne s’incarne plus à l’échelle du couloir, mais de la Suisse. Les NLFA ne sont pas seulement deux nouvelles infrastructures qui viennent accroître la concentration d’infrastructures le long de deux couloirs donnés. Il s’agit bien d’un concept fédérateur, de portée nationale, pensé pour servir à la fois les territoires traversés et l’ensemble de la Suisse. Ce changement d’échelle de la portée du corridor marque un changement de nature dans la co-production d’une territorialité circulatoire. Si le corridor peut s’entendre comme une composition diachronique en raison de la réitération d’aménagements successifs qui épaississent un linéaire circulatoire en une aire de mobilité, à travers le « faire-corridor » suisse, il s’agit plutôt d’un agencement politico-réticulaire qui définit une aire d’opportunités.
15Considérer les intentionnalités des acteurs du système permet de réinterroger le sens même de la notion de « corridor ». L’approche proposée à partir du système suisse de franchissement permet de prolonger la réflexion sur l’idée de corridor-concept d’aménagement en affirmant une entrée actorielle. Le faire-corridor qui s’exprime tant à travers le processus politique de conception que par le processus technique d’appropriation donne à voir un changement d’échelle dans l’histoire de l’appréhension du franchissement alpin en Suisse. L’originalité des NLFA est là : il s’agit d’un cas qui ne peut être copié dans les autres parties de l’arc alpin en raison du poids des singularités de l’espace politique suisse. Entrer par le faire-corridor revient ainsi à donner une large place à la contextualisation afin de situer les intentionnalités des acteurs et leurs matérialisations dans un espace d’action systémique donné. Proposer de lire le corridor comme un agencement politico-réticulaire permet de libérer la notion d’un certain nombre de déterminants associés à une approche physique externe, à commencer par l’idée de concentration. Cela permet aussi de réinterroger la caractéristique multimodale en considérant l’intermodalité. En somme, alors que l’entrée par la matérialité du couloir conduit à considérer un corridor comme un ensemble de séquences réticulaires co-spatiales, l’entrée par l’intentionnalité conduit à considérer le corridor comme un système fortement territorialisé. L’échelle de la portée spatiale du système n’est pas déterminante. Dans le cas traité ici, il s’agit de l’échelle nationale, mais dans le cas du Brenner il s’agit des échelles régionales. Le degré d’ouverture du système est lui aussi variable, et questionne ce qui peut être considéré comme son « environnement ». Un corridor n’est pas un couloir comme les autres, et l’axialisation peut n’être qu’apparente en ce qu’elle n’est pas nécessairement contradictoire avec une réticularisation. Faire-corridor n’est, finalement, pas tant affaire de linéarité que de nodalité. L’ouverture des tunnels de base suisses s’est accompagnée d’une nodogenèse (Spiez, Viège). L’axialité peut elle-même se révéler comme une forme de nodalité linéaire [Bavoux 2005]. Faire-corridor est ainsi une autre façon de faire réseau, à partir d’une dialectique réticularité/nodalité.