Synthèse et témoignage final
Texte intégral
1Il revient à la seule participante non française de cette assemblée de jouer au grand témoin et de se pencher sur ces années 1970 qui semblent avoir fortement transformé la géographie française. Je chercherai donc à conclure cette journée tout en tentant de dégager quelques idées qui ont retenu mon attention. Celles-ci seront certainement influencées par ce que je suis : un témoin depuis de nombreuses années de l’évolution de la géographie française et aussi un acteur sans doute modeste de cette évolution ayant eu de nombreux contacts avec la France lors de colloques, rencontres, jurys et bien sûr publications. J’aurais sans doute été plus à l’aise s’il s’agissait de la géographie francophone car je persiste à croire que la géographie française a tissé des liens étroits avec les Suisses (Jean-Bernard Racine et Antoine Bailly cités lors de la journée), des Belges (Hubert Beguin notamment qui n’a pas été cité) ou des Canadiens francophones et qu’il est bien difficile de limiter l’analyse aux seuls francophones de France. L’AFDG, que l’on a évoquée, l’avait bien compris puisqu’elle avait intégré des non-Français et même accepté qu’un de ses colloques se déroule à Liège où j’avais eu le plaisir d’accueillir la réunion. Certes, les géographes belges, vivant dans un pays à la rencontre des cultures germaniques et romanes, ont été à l’époque étonnés par la fameuse querelle en France de la fin des années 60 entre les tenants ou non de la nouvelle géographie. Cette opposition n’a pas eu lieu chez nous en raison sans doute de l’influence plus forte dans la géographie belge des courants anglo-saxons mais aussi du fait que la géographie en Belgique se retrouve en Faculté des Sciences, ce qui a facilité l’introduction des méthodes quantitatives. Par contre, comme en France, nos Universités ont subi de fortes critiques au niveau de leur organisation et de leurs structures ce qui a aussi conduit au changement.
2Que retenir de cette journée ? Sans nul doute le choix de l’époque était pertinent, car les années 68 ont beaucoup changé la géographie comme d’ailleurs d’autres disciplines. Et les changements furent plus manifestes en France que dans le reste du monde francophone. Toutes les communications ont mis l’accent sur ces changements et ont cherché à objectiver au maximum les analyses en se basant sur les traces de l’époque (rapports, livres, colloques, comités divers…) et des témoignages. L’exercice fut particulièrement réussi par les jeunes collègues de cette journée qui n’ont pas eu peur de dresser un bilan face aux plus âgés qui ont vécu ces changements et parfois même en ont été les acteurs. Mais les témoignages de ces derniers, comme d’ailleurs les témoignages cités par les orateurs, ont été très précieux pour approfondir les propos, donner une dimension plus humaine aux analyses et aux chiffres, ce qui a permis, en croisant les regards, de mieux comprendre ce qui s’était réellement passé. Merci donc à Christian Grataloup qui a su réunir à la fois de jeunes collègues se livrant à des exercices de « critique historique » et des acteurs majeurs des changements.
3En réfléchissant à cette journée, la première question que je m’étais posée est celle que Christian Grataloup a posé à Roger Brunet, à savoir si les causes des changements étaient externes ou internes à la géographie. Et la réponse de Roger Brunet a été de dire que les changements résultaient à la fois de causes internes et externes. En fait, tout changement s’inscrit généralement dans un temps plus ou moins long et émerge à la faveur d’un contexte favorable et, dans le cas qui nous préoccupe, le contexte était sans doute favorable car la fin des années 60 est marqué par une fermentation intellectuelle intense et se développe dans une atmosphère d’agitation sociale comme le dit bien P. Claval dans son ouvrage publié en 1977 sur « la nouvelle géographie ». Dans plusieurs communications, on retrouve ces prémices des changements, prémices parfois anciens comme ce fut le cas pour la montée en puissance de la géographie appliquée. Ces changements partent souvent d’insatisfactions profondes des jeunes chercheurs, des jeunes enseignants et des étudiants ; l’exposé d’Henri Chamussy sur le groupe Dupont l’a bien rappelé. J’y ajouterai les inquiétudes face à un monde qui commence à se transformer en profondeur : ouverture et concurrence internationale, problèmes environnementaux, disparités Nord-Sud, disparités régionales… La géographie telle qu’elle était enseignée et pratiquée ne semblait plus capable d’apporter à la fois des réponses aux questions que l’on se posait et aux actions que certains voulaient entreprendre. Les acteurs y avaient peu de place car la géographie n’était-elle pas avant tout, comme l’avait affirmé Paul Vidal de la Blache, « la science des lieux et non des hommes » ? Au-delà des insatisfactions et inquiétudes, on découvrait aussi les concepts et les pratiques des autres disciplines tant scientifiques (biologie, géologie, physique…) que sociales (économie, sociologie…). Personnellement, je me souviens que, jeune doctorante en géographie industrielle, c’est avec stupeur que j’ai découvert vers 1970 toute une série de théories qui dataient parfois de plus de 50 ans, comme la première théorie de la localisation industrielle, celle de Wéber qui date de 1909, dont on ne m’avait jamais parlé dans mes études alors que j’avais suivi un cours sur la localisation industrielle. On comprend dès lors mieux combien le contexte était favorable aux changements.
4Mais de quels changements s’agit-il ? Comme l’a bien mis en évidence Christian Giusti, on change en fait de paradigme en passant du paradigme naturaliste au paradigme sociétal. Il s’agit ensuite de l’émergence de nouveaux courants dont les principaux ont été la géographie théorique et quantitative (qualifiée par certains de nouvelle géographie) (Sylvain Cuyala) et l’intérêt croissant pour l’espace vécu, les perceptions et les cartes mentales (Mathieu Pichon). C’est aussi à ce moment que certains géographes se lancent dans des recherches en didactique, étant persuadés comme le dit Micheline Roumegous, que les processus d’apprentissage des concepts doivent être mieux compris et mieux travaillés. Par contre, comme l’a montré Yann Calbérac, même si le terrain n’est plus le socle unique d’une communauté, il conserve une grande valeur pour la formation des étudiants et reste une grille pour départager la bonne et la mauvaise géographie. De même, la géographie appliquée ne semble pas trop évoluer, les conflits à son sujet semblant même se pacifier et on voit, comme l’a montré Solène Gaudin, les premiers engagements citoyens, certains géographes entrant dans le monde politique pour y mettre la géographie au service de la population. Toutefois, les changements touchent moins la géographie physique française qui aurait manqué, selon Christian Giusti, quelques occasions notamment l’intégration de la systémique et en partie la révolution quantitative.
5Comme on pouvait s’y attendre, les changements ne sont pas sensibles partout en France : ils se focalisent, du moins à l’origine, en certains lieux : Reims, Toulouse, Besançon et Paris VIII ont notamment été évoqués, lieux qui deviennent de la sorte des moteurs du changement. Ceux-ci le doivent certainement à quelques hommes (voire femmes ?) plus visionnaires, plus ouverts à l’international, et sans doute aussi plus indépendants vis-à-vis de l’ordre établi. Comme on l’a dit, ces personnes étaient “dynamiques, insolentes et prétentieuses”…
6Quant aux signes mêmes des changements, ils sont de différentes natures : changements méthodologiques d’abord touchant la collecte des données et leur traitement (tant en géographie quantitative qu’en géographie de la perception), nouveaux concepts (système, valeurs, domination, justice spatiale, environnement…), passage du travail individuel au travail en équipe (entre géographes puis avec d’autres disciplines), émergence de nouvelles revues (L’Espace Géographique, Hérodote, Espaces Temps) qui bouleversent le monde traditionnel de l’édition et encore nouvelles formations.
7A la fin de cette journée de réflexion et de débats, il reste une question à se poser : ces changements ont-ils été durables ? Nous serions tentée de répondre à la fois oui et non. Certains semblent s’être imposés : le recours aux méthodes quantitatives, la professionnalisation des géographes (que l’on retrouve aujourd’hui un peu partout dans le monde public et même privé), l’ouverture aux autres disciplines (la plupart des géographes étant actuellement intégrés dans des équipes pluridisciplinaires), la didactique de la géographie … et les revues citées ci-dessus sont toujours bien là et ont fortement accru leur visibilité. Malheureusement la géographie physique et la géographie humaine se sont souvent éloignées l’une de l’autre malgré l’émergence de thématiques qui ne pouvaient que les rapprocher comme l’étude des risques, les analyses environnementales et encore la généralisation des SIG qui impliquent de pouvoir traiter des couches d’informations physiques et humaines. Par ailleurs, il me semble que le renouveau théorique et épistémologique de l’époque ne s’est pas poursuivi avec la même intensité, beaucoup préférant se réfugier dans les techniques plutôt que dans les concepts qui fondent les démarches.
8Les réflexions relatives à cette époque réactivent aussi mes éternelles questions face à notre discipline : quelle place pour la géographie dans la société ? quelle place pour les géographes ? y a-t-il une ou plusieurs géographies ? Je ne vous cacherai pas que je suis inquiète face à un certain éclatement des recherches géographiques qui est très bien apparu dans une enquête que j’ai lancée l’an dernier auprès de 200 géographes francophones en vue de l’édition cette année d’un numéro spécial du BSGLg (revue de géographie de l’Université de Liège) consacré aux « Questions et débats dans la géographie d’aujourd’hui » (Bulletin 62, publié fin mai 2014). Un recentrage de la discipline ne serait-il pas nécessaire, comme l’appelait de ses vœux un autre grand acteur de l’époque que l’on n’a guère évoqué aujourd’hui : Philippe Pinchemel qui a écrit avec sa femme Geneviève Pinchemel un des grands livres des années 1980 : « La Face de la Terre » ? Je suis aussi très inquiète par l’évolution de la géographie dans le secondaire qui me semble perdre de son importance dans la plupart des pays et encore sur la place de la géographie dans les sciences sociales, où notre discipline semble avoir du mal à assurer sa spécificité, la plupart des sujets traités traditionnellement par les géographes intéressant aujourd’hui un nombre plus grand de disciplines. C’est la raison pour laquelle des journées comme celle d’aujourd’hui sont très utiles car elles nous réinterrogent tous, non seulement sur le passé de notre discipline, mais encore sur son présent et son avenir.
Pour citer cet article
Référence papier
Bernadette Mérenne-Schoumaker, « Synthèse et témoignage final », Bulletin de l’association de géographes français, 92-1 | 2015, 126-129.
Référence électronique
Bernadette Mérenne-Schoumaker, « Synthèse et témoignage final », Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 92-1 | 2015, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/526 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.526
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