1Les années 1970 sont considérées, pour la géographie française, comme des années de transformation de la discipline et comme le point de départ d’une « nouvelle » géographie. Ces évolutions amènent aussi à des renouvellements en termes d’intérêts de recherche : de nouveaux objets émergent qui vont être mis à l’agenda des recherches des géographes. Parmi ces objets, nous voudrions ici nous focaliser sur ce que nous appelons les « représentations symboliques de l’espace et des lieux », nouvelle thématique qui apparaît au cours des années 1970 et se développe plus avant dans les années 1980 pour finalement se « normaliser » et devenir un objet (parmi d’autres) de la géographie française contemporaine.
- 1 Pour faciliter la lecture, on parlera dans le reste de l’article de « représentations de l’espace » (...)
- 2 Cette inversion du point de vue trouve peut-être aussi ses racines dans le « renversement d’intérêt (...)
- 3 Propos introductifs d’Armand Frémont in RCP 354, 1977, L’Espace vécu : colloque tenu à Rouen les 13 (...)
- 4 On citera par exemple L’image de la ville de Kevin Lynch, paru en français en 1969 ou encore Les im (...)
2Nous voulons donner quelques clés d’intelligibilité sur l’émergence de cet objet, dont il faut préciser qu’il est difficilement réductible à un terme ou à une expression unique. Les « représentations symboliques de l’espace et des lieux »1 constituent moins un champ de recherche figé et unifié qu’une commodité de langage que nous employons pour donner à voir un certain « air de famille » entre des recherches souvent fragmentées et sans cesse en évolution au cours des années 1970-1980. Celles-ci ont malgré tout pour trait commun de se focaliser sur l’espace ou le lieu « perçu », « représenté », « vécu », « imaginé », ou encore sur les pratiques quotidiennes telles qu’elles donnent à voir un vécu. En cela, elles partagent toutes une forme de « recul » du point de vue (s’intéresser non à des espaces ou lieux supposés « objectifs » mais à une connaissance « seconde » de ces derniers) voire pour certaines une « inversion » du point de vue2 (en adoptant une « perspective » de « l’espace vu des hommes qui y vivent » pour reprendre une des expressions de l’époque3). Leur émergence s’inscrit dans une période des années 1970 pendant laquelle les sciences humaines françaises développent ou font réception de travaux sur des thématiques similaires4, tandis que les questions d’environnement (au sens large) et de qualité de la vie commencent à devenir des enjeux publics et politiques.
3La plupart des travaux qui reviennent sur les années 1970-1980 en géographie ont tendance à ramener l’émergence de cet objet nouveau à quelques figures notoires (Antoine Bailly, Armand Frémont) et à quelques expressions comme « géographie de l’espace vécu » ou « géographie des représentations ». Si cette présentation des choses n’est pas strictement erronée, nous pensons cependant qu’elle omet la diversité, la segmentation et l’historicité des approches, des discours et des postures épistémologiques qui ont pu exister à propos des représentations symboliques de l’espace. En outre, par sa focalisation sur quelques individus, elle en dit assez peu sur les dynamiques collectives à l’oeuvre dans les années 1970-1980 à propos de cette thématique, dynamiques pourtant bien réelles.
4Nous voudrions défendre ici plusieurs idées principales. La première consiste, bien entendu, à souligner l’émergence, à partir des années 1970, d’un intérêt pour les représentations symboliques de l’espace dans la géographie française. Il conviendra de considérer que cet intérêt apparaît mais sous la forme d’un certain foisonnement — il y a multiplicité des initiatives de recherche — dont la structuration se fait plutôt à la fin des années 1970 et surtout dans les années 1980.
5Il s’agit ensuite de mettre en avant le dialogue, les rencontres, les débats qui ont existé entre la plupart des géographes (mais pas tous) qui ont pris en charge cette thématique dans leurs intérêts de recherche. Cette dimension collective de la recherche sur les représentations permet aussi de voir apparaître des éléments en commun et des divergences.
- 5 Il faut avoir en tête cependant que cet ensemble forme une « communauté » dans un sens assez faible (...)
6Enfin, nous voudrions insister sur le fait que ces dynamiques collectives contribuent à former une petite communauté5 toujours en mouvement — on y entre et on en sort — avec un noyau de chercheurs assez restreint, autour duquel gravitent un certain nombre de géographes. Malgré le caractère changeant de cette petite communauté, elle semble avoir une certaine cohérence ou du moins une certaine pérennité si on prend les choses sur une période assez longue — ce qui explique aussi que nous « débordions » sur les années 1980.
7Pour mettre en avant ces éléments, on s’intéressera d’abord à la question des dynamiques collectives, de la socialisation et des réseaux des géographes qui s’intéressent aux représentations, avant de donner un aperçu des différences épistémologiques et discursives qui existent entre ces derniers.
8Nous voulons ici rendre compte des différents collectifs et des différents réseaux sociaux qui ont mené des recherches sur les « représentations », la « perception », l’ « image » ou le « vécu » dans les années 1970 et au début des années 1980. De fait, il convient de voir que cet objet a motivé la formation de petits groupes de travail localisés ainsi que la rencontre et le dialogue entre ces groupes au sein d’un réseau plus large. Cela indique que la recherche sur les représentations ne relève pas d’actes isolés, et que les socialisations, les réseaux sociaux, voire la proximité géographique jouent un rôle dans l’émergence de recherches sur des objets nouveaux dans un champ scientifique.
9En premier lieu, nous distinguons ce que nous appelons des « foyers » de recherche sur les représentations symboliques de l’espace, qui désignent des petits groupes de recherche plus ou moins formalisés (il s’agit généralement de quelques chercheurs au sein d’un laboratoire ou d’un département de géographie), localisés, et dont les membres partagent très souvent des référentiels communs, qu’ils soient lexicaux (utilisation de mêmes termes, ce qui donne une certaine cohérence au groupe), disciplinaires (des conceptions communes sur ce que « faire de la géographie » signifie) ou épistémologiques. Ces groupes sont marqués par une activité de recherche relativement forte sur les thématiques en question, et souvent par une bonne intégration à des réseaux de travail sur ces dernières (notamment une participation active et régulière à des colloques).
10De ce point de vue, quatre foyers se distinguent particulièrement, qui sont ceux de Caen, Lyon-Saint-Etienne, Pau et Grenoble : il convient de les caractériser de façon synthétique. Le groupe caennais s’organise principalement autour de l’expression d’ « espace vécu ». Il est animé notamment par Armand Frémont (ancien élève, tout comme Alain Metton, de Pierre George qui a semble-t-il été le premier à utiliser cette expression) [George 1966, pp. 30-31] et de Jacques Chevalier (qui a lui-même A. Frémont pour directeur de thèse). Les recherches sur cet objet commencent dès 1972 [Frémont 1972] et se développent au cours des années 1970, notamment par les travaux d’élèves d’A. Frémont (thèses et mémoires).
11A Lyon, il convient de signaler l’existence de travaux sur les représentations symboliques de l’espace au sein du Centre de recherches sur l’environnement géographique et social (CREGS) fondé par Renée Rochefort en 1972, qui appelle elle-même à s’intéresser aux questions de « perception » [Rochefort 1974]. Elle encadre ainsi toute une série de travaux – plutôt dans les années 1980 – portant sur des thématiques de représentation de l’espace [la thèse de Jean-Claude Cherasse, par exemple, Chreasse 1981], dans le même temps qu’elle collabore largement avec André Vant (elle sera rapporteure de sa thèse), qui travaille quant à lui sur l’ « image » de la ville de Saint-Etienne [Vant 1981]. Ces différents géographes partagent des référents communs, qui s’affirmeront sous l’expression de « géographie sociale » dans les années 1980.
12A Pau, au sein du Laboratoire de recherches industrielles et urbaines (LRIU) se développent à partir des années 1970 des recherches interdisciplinaires qui s’intéressent à l’espace vécu abordé sous l’angle des « pratiques ». Pour les géographes, ce sont notamment Xavier Piolle, Michel Chadefaud et Pascal Palu qui travaillent sur ces questions. L’équipe paloise est particulièrement investie dans un réseau plus large d’échanges sur le thème des représentations.
13C’est aussi le cas du foyer de Grenoble qui, bien qu’il ne produise finalement qu’assez peu d’articles sur ces questions dans les années 1970, est en revanche très présent dans les rencontres organisées à propos de ces thématiques. On y retrouve notamment Jean-Paul Guérin et Hervé Gumuchian, mais aussi des géographes plutôt « quantitativistes » qui sont présents à plusieurs colloques (par exemple Henri Chamussy).
14D’autres lieux pourraient être évoqués, comme Rouen, Montpellier (autour de Robert Ferras notamment), voire Paris-Orléans (Michel-Jean Bertrand et Alain Metton). Il convient aussi de souligner que certains géographes travaillent de façon plus individuelle sur ces questions ou, en tous les cas, sans s’inscrire très clairement dans un petit groupe localisé : c’est le cas d’Antoine Bailly, de Colette Cauvin (sur la « perception »), de Christiane Rolland-May (sur les « espaces subjectifs ») ou de Sylvie Rimbert (sur les paysages urbains). On notera qu’il s’agit de géographes dont la socialisation relève plutôt d’une approche « quantitativiste » alors émergente : il est fort probable que leur « disjonction » vis-à-vis du champ de travail sur les représentations symboliques puisse s’expliquer par leur inscription dans d’autres réseaux, de géographie « théorique et quantitative ».
- 6 Sur les RCP et leur rôle dans l’ « épanouissement des collectifs » que connaît la recherche en géog (...)
15Pour rendre compte des dynamiques collectives dans la recherche sur les représentations symboliques de l’espace, il convient d’évoquer l’expérience de la Recherche Coopérative sur Programme (RCP) n° 3546, expérience unique en son genre pour le champ de recherche en question. Elle constitue selon nous un « réseau de projet », c’est-à-dire un dispositif de coordination entre différentes équipes autour d’un projet précis, limité dans le temps (de 1973 à 1979), qui relève ici de la volonté de travailler à une meilleure définition de l’expression d’ « espace vécu », avec une division du travail entre les équipes qui se focalisent sur des « terrains » différents.
- 7 RCP 354,1982, Espaces vécus et civilisations, CNRS, 106 p.
- 8 Les actes du colloque de 1976 d’une part (RCP 354, 1977, L’Espace vécu : colloque tenu à Rouen les (...)
- 9 Un colloque sur la « perception des paysages » a lieu en 1975 à Lyon, organisé par le CREGS (voir C (...)
16De façon synthétique, plusieurs éléments semblent particulièrement importants concernant cette RCP. En premier lieu, elle relève d’une « constatation d’une convergence de recherche »7 établie en 1973 par trois équipes : une équipe parisiano-orléanaise composée d’Alain Metton et Michel-Jean Bertrand (spécialisée sur la région parisienne), l’équipe caennaise évoquée plus haut avec A. Frémont et J. Chevalier (sur les thèmes de la « région », de la Normandie et du rural), et une équipe rouennaise avec Jean Gallais et Luc de Golbéry (plutôt centrée sur les tropiques). Elles travaillent collectivement à une définition de l’ « espace vécu », notamment en produisant un certain nombre d’articles et deux ouvrages principaux8. Surtout, il semble que la RCP a pu jouer un rôle important dans la structuration d’un espace de discussion, d’échange et de débat sur des questions liées aux représentations dans les années 1970, principalement par l’organisation d’un premier colloque d’ampleur nationale9 (voire européenne, puisque sont présents des géographes suisses et belges) — qui reste par ailleurs le plus grand colloque sur ces thématiques (avec 64 participants) pour les années 1970 et 1980.
17On y retrouve bien entendu les équipes de la RCP, mais aussi les membres des « foyers » palois (X. Piolle, M. Chadefaud, P. Palu notamment) et grenoblois (J.-P. Guérin, H. Gumuchian). Les absences les plus « remarquables » sont celles d’A. Bailly (qui travaille pourtant au même moment à sa thèse sur la perception des espaces urbains), des géographes lyonnais ou encore de géographes plus « théorico-quantitativistes » évoquées plus haut (C. Cauvin, C. Rolland-May). Bien loin de réserver la parole aux seuls membres de la RCP, le colloque offre au contraire une tribune pour un certain nombre de chercheurs extérieurs (y compris des géographes étrangers mais francophones, ou encore des chercheurs extra-disciplinaires) à celle-ci mais qui, d’une manière ou d’une autre, travaillent aussi sur la question de l’« espace vécu ». C’est en effet cette expression, ainsi que le terme de « perception », qui sont les deux maîtres-mots qui fédèrent l’ensemble des participants présents et structurent le champ de travail et de discussion. Le colloque accompagne ainsi l’émergence de ces objets dans la géographie française en instituant un moment de dialogue, de diffusion des recherches, de rencontres entre des individus ou des groupes jusque-là assez dispersés. Il constitue d’une certaine manière un premier temps de configuration d’un réseau large, et signe en quelque sorte les prémices de ce que nous appelons un « réseau-forum », qui se déploie plutôt dans les années 1980.
- 10 Nous nous inspirons de la définition proposée par Dominique Vinck, voir Vinck 2007
18Il nous semble qu’il est possible d’identifier, surtout dans la première moitié des années 1980, un « réseau-forum » qui se crée autour de la question des représentations symboliques de l’espace. Nous utilisons ici le terme de « forum » pour désigner une structure sociale d’échange d’idées, de résultats, autour de questions de recherche précises, d’objets d’études, qui organise une petite communauté spécialisée10. Cette structure repose généralement sur des dispositifs d’échanges entre chercheurs assez communs : il s’agit principalement des colloques ou des séminaires. Or, cela semble bien être le cas pour la petite communauté spécialisée dont il est question ici.
- 11 Ainsi, par exemple, Marcel Roncayolo conclut-il ce colloque par l’idée que « la géographie sociale (...)
19En effet les années 1970 et surtout les années 1980 voient s’amorcer toute une série de tables rondes ou de colloques spécifiquement dédiés à la question des représentations. Outre le colloque de Lyon sur la perception des paysages (1975) et celui de la RCP 354 (1976), il convient de mentionner aussi les rencontres organisées à Genève en 1981 (elles ont pour titre « Percevoir l’espace : vers une géographie de l’espace vécu ») [Bailly 1981], à Neuchâtel en 1983 (« Pratique et perception de l’espace ») [collectif 1983], puis à Pau en 1984 (le titre est le même) [Crissa 1985] et enfin à Lescheraines en 1985 (« Les représentations en actes ») [Guérin & Gumuchian 1985]. Ces rencontres-ci sont particulièrement importantes, dans la mesure où elles s’inscrivent dans un même mouvement : lancées à l’initiative d’Antoine Bailly notamment, elles se perpétuent tout au long de la première moitié des années 1980, chacune s’inscrivant dans la continuité de la rencontre précédente. Elles permettent ainsi l’existence d’un dispositif de structuration assez pérenne des recherches sur les thématiques de représentations, autrement dit une forme de « forum » et de réseau large. Leurs intitulés permettent déjà d’apprécier les évolutions terminologiques qui ont lieu au sein de ce dernier. Enfin, on pourra mentionner aussi le colloque de géographie sociale de Lyon, en 1982, où l’on retrouve R. Rochefort, A. Vant, A. Frémont, J. Chevalier, X. Piolle, P. Palu, J.-P. Guérin, ou H. Gumuchian, ainsi que des interventions qui évoquent11 la question des représentations, et ce même si ce colloque ne porte pas spécifiquement sur celle-ci.
20Même si ces colloques dépassent le cadre strict des années 1970, il convient de voir que celles-ci constituent peut-être une forme de préfiguration de ce réseau qui se déploie dans les années 1980, où il devient mieux structuré, avec des rendez-vous plus réguliers qui permettent de le soutenir et de l’alimenter. Néanmoins, il faut souligner la relative discontinuité qui existe en termes de réseaux de recherche entre ces deux décennies : tout d’abord on n’y retrouve pas exactement les mêmes « entrepreneurs ». Si la préfiguration du réseau s’est faite, dans les années 1970, sous l’égide de la RCP, c’est bien plutôt à l’initiative d’Antoine Bailly, mais aussi des équipes de Pau (organisatrice du colloque de 1984) et de Grenoble (qui organise le colloque de Lescheraines en 1985) que se façonne celui des années 1980.
- 12 Ce chiffre correspond au nombre de géographes qui étaient à la fois présents à l’un des colloques d (...)
21De manière générale, il convient de se représenter ce réseau-forum comme un ensemble assez mouvant. En observant les participants des différents colloques ou tables rondes, on peut mettre en évidence l’existence d’un noyau dur, composé de seulement 9 géographes12, essentiellement grenoblois ou palois, ce qui souligne bien l’investissement conséquent et stable de ces deux « foyers » dans les dynamiques collectives de recherche sur les représentations symboliques. Ce sont donc probablement eux qui assurent une forme de relais entre les années 1970 et les années 1980. L’ensemble des rencontres — noyau dur inclus — mobilisent 267 personnes, qui vont et viennent pour la plupart : ainsi on ne compte que 37 individus qui assistent à au moins deux rencontres sur la période (des Grenoblois, des Palois, des Caennais et des Lyonnais — relativement moins présents cependant : on retrouve en tous les cas les quatre foyers que nous évoquions au départ). On notera par ailleurs, que l’on retrouve encore une fois les mêmes « absents » : C. Rolland-May ou C. Cauvin ne participent pas à ces rencontres, et A. Vant pratiquement pas.
Nombre de participants aux colloques des années 1970-1980
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267
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au total
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— dont
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37
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participent à au moins 2 colloques
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— dont
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11
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participent à au moins 3 colloques
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- 13 En 1974, par exemple, paraît un numéro (Tome 3, n° 3) consacré au thème suivant : « Géographie et p (...)
- 14 Voir par exemple les interventions de Paul Claval [1974] ou de Roger Brunet [1974]
22Autrement dit, il s’agit bien d’une « petite communauté spécialisée » — et plus petite encore sitôt que l’on ne considère que les géographes qui participent à des colloques sur l’ensemble de la période 1970-1980 — autour de laquelle gravitent des chercheurs qui s’intéressent ponctuellement aux questions de représentations de l’espace. Malgré le renouvellement des participants, malgré le caractère peut-être un peu labile de cet ensemble, c’est malgré tout une certaine pérennité d’une interrogation, d’un programme de recherche qui s’instaure, probablement grâce à la plus grande constance du « noyau dur ». Il conviendrait, enfin, de souligner que les rencontres « physiques » ne sont pas les seules à avoir permis une circulation, une diffusion et une discussion des recherches sur les représentations de l’espace : le rôle de certaines revues, comme l’Espace géographique, est à souligner, qui ouvre régulièrement ses pages, au cours des années 1970-1980, à des géographes travaillant sur cette thématique13. Cela donne parfois lieu à des interventions, des mises au point, ou des discussions de la part de géographes extérieurs à cette petite communauté14.
23S’il existe bien des dynamiques collectives dans les recherches sur les représentations symboliques de l’espace, s’il semble se former une petite communauté spécialisée, il faut cependant se garder de considérer cette dernière comme un ensemble homogène. Bien au contraire, ces recherches — comme beaucoup d’autres — laissent apparaître des lignes de clivages et des convergences, tout à la fois en termes de vocabulaire, de référentiels épistémologiques ou méthodologiques, d’approches. Il convient, en étudiant notamment les discours de ces différents chercheurs, de mettre en évidence la diversité de ces éléments.
24Dans cet ensemble de recherches sur les représentations de l’espace, le lexique est un élément important : la question des représentations symboliques de l’espace ou des lieux est ainsi abordée avec les termes de « perception », de « vécu » (et de « pratiques » quand celles-ci façonnent un « vécu »), d’« image », de « représentations », mais aussi parfois de « cartes mentales » ou d’« espaces subjectifs ». Il existe ainsi une constellation relativement circonscrite de termes ou d’expressions qui fonctionnent comme des marqueurs de ce sous-champ de recherche, dont ils contribuent à délimiter l’étendue. Pour autant, ces termes et expressions font l’objet d’utilisations diverses, parfois similaires mais parfois aussi concurrentes ou divergentes. Ainsi, par exemple, A. Bailly et A. Vant font tous les deux usage du terme d’ « image » (de la ville ou du centre-ville). Chez le premier, elle correspond à une « représentation mentale, généralement dégagée de l’expérience » [Bailly & Woessner 1979, p. 1041], tandis qu’elle est pour le second à un « un jeu s’exerçant au plan superstructurel, c’est-à-dire stratégie, tactique et pour tout dire idéologie » [Vant 1981, p. 10]. Représentation d’une part, idéologie de l’autre : les définitions ne se recoupent pas.
- 15 Nous avons identifié, principalement, les opérations réalisées par la RCP 354 — entre 1973 et 1982 (...)
25Aussi, le partage d’un même lexique indique la plupart du temps qu’il y a simple partage d’un même intérêt de recherche, ce qui permet déjà d’identifier les différents individus et groupes qui travaillent sur un même objet. Ce dernier peut connaître néanmoins des interprétations complètement différentes. C’est que le lexique employé reste, pour la plupart du temps, assez flou : bien sûr, il existe durant cette période des années 1970 et du début des années 1980 des opérations de définition des notions utilisées, mais elles restent assez rares15. De fait, le flou est un élément dont même les acteurs de ces recherches témoignent parfois : ainsi au colloque de Lescheraines, on peut entendre J.-B. Racine souligner, en conclusion, que « personne n’a pris la peine, sauf l’un d’entre nous et rapidement encore, de définir ce qu’est une représentation » [Racine 1985]. Conclusion d’autant plus étonnante que J.-P. Guérin, en introduction du colloque cette fois, indiquait : « nos concepts ne sont pas toujours très clairs » [Guérin 1985]. Il indiquait par ailleurs le « caractère flottant des intitulés » des différents colloques organisés dans les années 1980. Or, avec l’impression de « flou », c’est bien un autre caractère du lexique employé dans cet ensemble dont il est question ici : son caractère évolutif, changeant. De façon schématique, on peut considérer que les années 1970 sont plutôt marquées par la prédominance des termes de « vécu » et de « perception », tandis que les années 1980 verraient plutôt se développer un couple « perception » (qui se maintient) et « représentations » (qui émerge plutôt au milieu de la décennie). Le terme de « pratiques » quant à lui semble s’étaler plutôt sur toute la période. On retrouve finalement ces évolutions dans les « intitulés » des colloques ou des communications présentées durant ces derniers : d’un colloque sur l’« espace vécu » en 1976, on passe à un colloque qui semble consacrer le terme de « représentations » en 1985.
26Pour changeant et flou qu’il soit, le lexique n’en est pas moins parfois un motif de convergence, qui dépasse la simple reconnaissance d’un partage du même intérêt de recherche pour aller vers une véritable coopération. La RCP 354 en est l’exemple le plus parlant, puisque c’est bien autour d’un élément lexical, l’expression d’ « espace vécu », que se fonde ce petit réseau de recherche. C’est probablement aussi ce qui favorise des rapprochements entre l’équipe de Pau et celles de la RCP, même si l’ « espace vécu » des Palois s’oriente beaucoup plus vers la question des « pratiques ».
27Les différences épistémologiques qui existent entre les différents protagonistes des recherches sur les représentations constituent un autre critère pertinent de distinction entre ces derniers. S’il n’est bien entendu pas possible d’épuiser ici toute la variété de ces divergences, nous voudrions en donner un aperçu. Les différents géographes qui travaillent sur les représentations ne les abordent pas de la même façon.
- 16 Propos tenus dans l’introduction au colloque de la RCP en 1976, voir RCP 354, 1977, L’Espace vécu : (...)
28Il existe une première posture qui consiste à mettre en avant un schème de l’inversion du point de vue adopté, que l’on retrouve chez plusieurs chercheurs. C’est le cas chez X. Piolle par exemple qui, pour sa thèse, décide de « choisir une perspective encore peu adoptée : l’espace de la ville vu du côté de ses habitants » [Piolle 1979, p. 15], ou bien chez A. Frémont qui souligne que « la notion d’ “espace vécu” inverse la perspective habituelle des géographes » car l’ « espace vécu » est « l’espace vu des hommes qui y vivent »16. Ici, l’étude d’un objet considéré comme non-« objectif », c’est-à-dire qui connaît une médiation (il passe au filtre des opérations cognitives pour devenir une perception, une représentation ou une image), s’accompagne d’un discours de renversement de la perspective adoptée. Puisque l’espace est vécu, il convient de partir de ceux qui le vivent. Chez un bon nombre de ces chercheurs, cela a notamment une influence sur les méthodes employées : les années 1970-1980 voient le développement des enquêtes par questionnaire et des « cartes mentales » où l’on fait dessiner aux individus interrogés la perception, l’image, la représentation qu’ils ont de leur quartier, du centre-ville, etc. Ces méthodes sont employées par des chercheurs aux approches très différentes, depuis A. Metton jusqu’à C. Rolland-May.
- 17 En réalité, il considère que cette citation est une « exagération de l’auteur » (p. 5, BAILLY A., 1 (...)
29On retrouve chez A. Bailly, dès sa thèse en 1977, une même valorisation du point de vue du « résident » [Bailly 1977, p. 3] (et de la perception qu’a celui-ci de l’« espace urbain »), ce qui rejoint les positions de X. Piolle ou A. Frémont. Cependant cela prend chez A. Bailly une tournure que l’on pourrait qualifier de beaucoup plus « anti-réaliste », qui transparaît dans le crédit qu’il accorde à une phrase d’Abraham Moles selon laquelle « l’espace n’existe qu’à travers les perceptions que l’individu peut en avoir »17. Ainsi, il semble considérer que le réel n’existerait qu’au travers de l’expérience que les individus font du monde qui les entoure. C’est une posture d’anti-réalisme qu’il maintient jusqu’en 1985 : au colloque de Lescheraines, il co-signe une communication dans laquelle les auteurs affirment que « le réel n’existe qu’au travers de nos construits, subjectifs bien sûr » [Bailly, Racine & Söderström 1985, p. 268].
- 18 Propos tirés de son intervention en ouverture aux communications sur le thème de « L’Espace vécu et (...)
30Ces positions rejoignent parfois des approches « individu-centrées ». C’est le cas chez A. Bailly, qui souligne dans sa thèse que « les phénomènes de groupe ont été depuis longtemps étudiés » mais que « l’explication des perceptions, des attitudes et des comportements des individus a été négligée » [Bailly 1977, p. 6]. On retrouve des postures individualistes chez d’autres, comme Alain Metton : « La notion d’espace vécu est avant tout le témoignage de cette unité relationnelle entre un individu à un moment de son histoire et un espace choisi ou subi mais toujours modelé et qualifié en fonction de cet instant de l’individu »18
- 19 « Dans la pratique quotidienne, nous subordonnons tous la réalité au monde que nous percevons, expé (...)
31Se dessine ainsi, chez certains géographes, une approche des représentations centrée sur les individus. Cela ne signifie pas que l’inscription sociale de ces derniers n’est pas évoquée, mais quand elle l’est, c’est généralement en utilisant l’expression de « groupe humain » (plutôt que de « groupe social »). Il existe en revanche des approches qu’on pourrait qualifier de plus « holistes », bien plus préoccupées par les représentations sociales (au sens fort) que par les représentations individuelles. C’est particulièrement le cas chez A. Vant. Si celui-ci reconnaît par exemple l’importance des « perceptions »19, son objectif n’est pas d’étudier les représentations symboliques en soi. Il écrit ainsi, dans l’introduction de sa thèse publiée en 1981 :
« C’est que notre propos n’est pas simplement d’isoler un perçu ou un vécu, objet de description phénoménologique qui vaudrait comme expérience et problème, mais il est de restituer à l’imagerie, fonctions et rôles, valant comme « connaissance et solution », c’est-à-dire comme explication » [Vant 1981]
- 20 Parmi les premiers textes qu’il publie dans le début des années 1970 sur le centre-ville de Saint-E (...)
32C’est donc moins pour elle-même que pour ce qu’elle permet d’expliquer qu’A. Vant entreprend d’analyser l’« imagerie ». Or précisément, tout son travail de thèse consiste à montrer que l’image de la ville de Saint-Etienne joue à la fois un rôle idéologique, en ceci qu’elle voile les antagonismes de classe qui ont cours dans l’espace stéphanois, et à la fois un rôle dans le processus d’urbanisation puisque, en maintenant les différences de classe, elle renforce en même temps la capacité des classes dominantes à prendre en charge l’urbanisation et à la produire telle qu’elles l’entendent : autrement dit elle vaut bien « explication » (au moins partielle) de l’urbanisation stéphanoise. On le voit assez clairement : les représentations symboliques de l’espace chez A. Vant ont assez peu à avoir avec l’ « espace vécu », quand bien même il n’est ni opposé ni indifférent à cette dimension-là20. Il apparaît surtout que son approche dépasse l’échelle individuelle pour s’intéresser bien plutôt aux « classes sociales » entendues dans un sens marxiste.
- 21 Si l’objet de leurs études est bien la perception (subjective) qu’ont les individus ou les groupes (...)
33On trouve enfin des approches plutôt « théorico-quantitatives » : c’est, pour cette période des années 1970-1980, l’approche privilégiée de Colette Cauvin ou de Christiane Rolland-May, par exemple. Elles se distinguent toutes les deux à la fois par une approche qui n’adopte pas réellement le schème de l’« inversion » du point de vue21, mais aussi — et c’est plus singulier dans ce corpus — par une volonté de réaliser une formalisation mathématique de la « perception » [Cauvin 1984] pour la première et des espaces « subjectifs » [Rolland-May 1981] pour la seconde.
34Si ce panorama est bien sûr incomplet et stylisé, il n’en reste pas moins qu’il permet de prendre conscience de la diversité des postures et des approches développées par les géographes s’intéressant aux représentations symboliques de l’espace. Approches centrées sur l’individu, approches « sociales », postures anti-réalistes ou d’« inversion » du « point de vue », mais aussi approches « théorico-quantitatives ». Apparaissent aussi des divergences en termes de finalités des recherches : si la plupart sont intéressés par les représentations ou les perceptions en et pour elles-mêmes, d’autres en privilégient bien plutôt la valeur heuristique, au sein d’un travail et d’une analyse plus larges.
35Les années 1970 constituent d’une certaine façon la pré-histoire d’un intérêt pour les représentations symboliques chez les géographes français. Ce sont les années qui voient l’émergence plurielle de cet objet en géographie, avant que ne se réalise une structuration plus poussée des recherches sur ces thématiques. Ces recherches connaissent beaucoup de mouvement, et leurs protagonistes changent, vont et viennent : ainsi, c’est surtout dans la longue durée que l’on peut appréhender des configurations, des liens, des réseaux.
36Nous le soulignions en introduction, l’émergence de ces préoccupations chez les géographes est probablement liée à un contexte plus général des années 1970 : années de réception de certains travaux qui s’intéressent à des questions similaires ; années, entre autres, de la création d’un Ministère de la Qualité de la Vie, dont un représentant est présent au colloque de la RCP en 1976. C’est peut-être aussi par ce prisme que s’explique l’émergence de ces thématiques en géographie, qui pourrait manifester l’influence (consciente ou inconsciente) d’un certain « air du temps » sur le travail des géographes.