1En Europe, les coups de vent violents occasionnent des dégâts notables en forêt et la France est l’un des pays les plus exposés en raison de son volume important de bois sur pied. Sur le plan humain, les conséquences sont souvent dramatiques d’autant plus que peu de forêts françaises sont assurées pour des raisons tant structurelles (habitudes de recours à l’État face aux catastrophes naturelles) qu’économiques (la forêt est rarement prépondérante dans le revenu des ménages). Lorsque de grandes tempêtes sévissent, les paysages sont souvent très affectés voire dévastés et la cicatrisation ne peut s’opérer que dans le temps long. Après la catastrophe, un processus de résilience s’enclenche et nécessite de mener des réflexions sur la nécessaire reconstitution. Dans ces réflexions, le paysage en tant qu’objet d’étude peut être un fil directeur qui amène à initier des projets inscrits dans une dynamique territoriale. Ces projets s’inscrivent dans un espace de dialogue multi-acteurs et dans la recherche de solutions adaptées à la durabilité des sylvosystèmes.
2Après avoir rappelé que les forêts françaises sont exposées à un risque dont la récurrence nécessite un besoin croissant de connaissances, la réflexion montre comment les paysages dévastés constituent à la fois le vecteur d’une émotion post-tempête et le levier d’une dynamique socio-territoriale à partir duquel se dessinent de nouveaux projets. Ces projets amènent à repenser la place et le rôle de la forêt de demain.
3Les tempêtes affectent régulièrement le territoire français et mettent à mal un patrimoine forestier qu’il s’agit de reconstituer.
4Parmi les tempêtes récentes les plus emblématiques, celles de 1999 (en fait deux tempêtes consécutives, Lothar au nord et Martin au sud-ouest) et de 2009 (Klaus dans la région des Landes) ont fortement marqué les esprits en fragilisant durablement la filière-bois et en occasionnant des pertes directes (bois invendable ou fortement déprécié) ou différées (peuplements endommagés, attaques de scolytes, remise en état des parcelles).
5Les tempêtes récentes ont accéléré le besoin de connaissances, ce qui n’était pas concevable jadis car les pouvoirs publics reliaient la puissance des tempêtes à l’échelle des continents et se contentaient de replanter dans un contexte de déboisement planétaire. De même, les populations locales n’avaient cure des origines et de la propagation des tempêtes et ne reliaient pas l’aléa venteux aux perturbations qui secouaient les marchés ligneux [Buridant 1999, Corvol 2005]. Aujourd’hui, le contexte est bien différent et le forestier a pris conscience que les tempêtes ne diminueront pas dans les années à venir. Dans un contexte d’incertitude face au changement, il ne peut s’engager dans des projets durables et résilients que s’il dispose d’une culture du risque et donc d’un socle de connaissances solides qui lui permettent de mieux évaluer la vulnérabilité et donc d’identifier les zones et les peuplements les plus à risques dans leurs états actuels et futurs [Barthod 2009].
6Le risque de tempête est aujourd’hui mieux connu grâce à une meilleure connaissance de la vulnérabilité. L’appréciation de cette vulnérabilité a constitué l’une des priorités d’un important programme de recherche soutenu financièrement par les ministères en charge de l’agriculture et de l’écologie et par deux organismes de recherche, l’INRA et le CEMAGREF à partir des années 2000. La coordination de ce programme a été confiée à ECOFOR, Groupement d’Intérêt Public créé en 1993 dont la principale mission est d’animer des programmes de recherche sur les écosystèmes forestiers et leur gestion. Ce programme ambitieux a duré cinq ans et ses principaux résultats ont été présentés lors du colloque « Forêt, vent et risque » tenu à Paris les 16 et 17 mars 2005 [Birot & al. 2009].
7Le bilan de ces années de recherche a permis de faire progresser les connaissances sur les facteurs de stabilité des peuplements forestiers. Toutefois, face au grand nombre de facteurs agissant sur la vulnérabilité des forêts, aucune certitude absolue ne peut se dégager mais seulement une plus ou moins grande présomption de sinistre selon la valeur de ces facteurs. Alors que la composition en essences et le mode de traitement sont souvent incriminés pour expliquer l’ampleur des dégâts, il n’a pas été possible de mettre en évidence une incidence nette de la structure, régulière ou irrégulière, ni du mélange d’essences. En revanche, l’homogénéité et le caractère fermé du couvert diminuent le risque de chablis car la turbulence des écoulements d’air au-dessus des peuplements est moindre. Le forestier doit donc en tenir compte pour planifier ses interventions (éclaircies) surtout lorsque les peuplements sont jeunes et peu hauts.
Photo 1 – Paysage de forêt dévastée (Geloux, département des Landes)
Source : cliché. Y. Petit-Berghem, 2009
8Commentaire : La tempête Klaus occasionne dans cette forêt communale d’énormes pertes principalement dans les peuplements de futaies de pin maritime. Les parcelles dévastées ont été nettoyées et ont fait l’objet de coupes de régularisation. Les reboisements bénéficiant des subventions de l’État dans le cadre du dispositif d’aides suite à la tempête Klaus ont été réalisés entre 2013 et 2016. La commune a été autorisée à construire une centrale photovoltaïque ; l’utilisation temporaire du sol forestier fait l’objet d’une concession dont les revenus ont vocation à compenser les pertes de recettes bois suite à la tempête.
9Le programme du GIP Ecofor montre que la grande majorité des recherches portant sur les dégâts occasionnés par les tempêtes en forêt ont été menées à l’échelle de parcelles forestières, beaucoup plus rarement à l’échelle de la mosaïque paysagère à l’intérieur d’un massif ou sur ses bordures. De même, à l’échelle nationale, l’estimation des dégâts est facilitée par l’analyse des placettes de suivi des dommages forestiers gérées par le Département Santé des Forêts (DSF) du ministère de l’agriculture [Badeau 1998]. Ces placettes offrent un échantillonnage précieux pour le suivi de l’état sanitaire des forêts et leur visite post-tempête permet de faire une première synthèse de l’ampleur des dégâts [Degron 2000]. Cette approche facilite l’évaluation dendrométrique et spatiale des conséquences de la tempête mais n’aborde pas l’analyse des effets paysagers, sociaux-économiques, voire psychologiques du phénomène qui reste largement à explorer.
10Or, la forêt ne constitue pas qu’un écosystème doté d’une fonctionnalité et d’un potentiel productif, c’est aussi une mosaïque paysagère complexe inscrite dans un territoire qui renvoie à une combinaison de matérialités biophysiques et sociales et à une dimension immatérielle liée à la manière dont un individu ou un collectif exprime sa sensibilité, sa culture, son identité à un lieu donné.
11Ces paysages forestiers ne peuvent laisser indifférents d’autant plus qu’ils sont largement montrés par les médias lorsque survient une catastrophe.
12Les paysages post-catastrophes ont toujours une très forte charge émotionnelle. Les tempêtes suscitent en particulier une vive émotion dont les médias s’emparent en mettant en scène des images et une population souvent démunie face à l’ampleur de la catastrophe. Les tempêtes marquent les esprits car elles touchent la sensibilité de tous ceux qui ont un lien affectif à la forêt et au bois. En Bretagne, la tempête d’octobre 1987 libère un flot de paroles et déclenche une réaction identitaire du breton meurtri dans sa chair et dont la souffrance a bien été retranscrite dans le film documentaire de Patrick Prado, un documentaire sur le vif (« Paysage après la tempête ») réalisé en 1988 suivi d’un article décrivant les effets de la catastrophe et la capacité du paysan breton de s’en emparer et d’en faire le symbole d’un ferment identitaire dans la solidarité de crise [Prado 1990]. Face à l’image d’une forêt dévastée, meurtrie, comme l’avait été dix ans plus tôt les paysages maritimes suite à l’échouage de l’Amoco Cadiz, la tempête de 1987 réactive un lien social fort en renforçant l’image romantique et stéréotypée du Breton endurant, solitaire et tourmenté, capable de reconstituer son patrimoine à force de volonté et de travail. La tempête est en définitive vécue comme une crise suscitant une émotion collective dont il faut sortir par le haut en recréant du lien social. La recherche de solutions adaptées au contexte territorial est dans ce cas une alternative aux préconisations d’un pouvoir sécuritaire et à la capacité de la science à traiter une catastrophe dont on ne peut comprendre la complexité qu’en recoupant les données et témoignages dont les acteurs locaux sont en partie les dépositaires.
13Les effets psycho-sociaux post-tempêtes sont aussi liés aux désordres provoqués par le météore. Lorsque survient une tempête, le paysage forestier est bouleversé car les repères que l’on avait en tête sont chamboulés. Après le coup de vent, une nouvelle géographie forestière est créée avec des structures végétales profondément transformées, des arbres à terre, d’autres cassés ou encroués ; des peuplements initialement denses sont entrouverts, certains sont entièrement détruits alors que des arbres plus résistants se retrouvent isolés et exposés brutalement à de nouvelles conditions. Les tempêtes rendent inaccessibles des routes ou des parcelles que l’on pouvait fréquenter et montrent aussi qu’une formation végétale marquée avant tout par sa verticalité et sa forte assise spatiale est vulnérable : la forêt peut s’écrouler et transformer un espace de quiétude en un lieu mortifère où la désolation et l’inquiétude se conjuguent et où l’insécurité prend place.
14La tempête modifie l’écosystème forestier dans l’ensemble de ses composantes en produisant de nouveaux paysages fragmentés générateurs d’une nouvelle mosaïque paysagère bouleversant les équilibres entre les communautés végétales et animales. Sur un plan écologique et spatial, une forte hétérogénéité est créée conférant au paysage forestier sa diversité en termes de motifs et d’assemblages entre espaces fermés et ouvertures, couverture boisée et milieux associés.
Photo 2 – Nouveaux paysages générés par les tempêtes (Rion-des-Landes, département des Landes)
Source : cliché. : Y. Petit-Berghem, 2009
15Commentaire : Les tempêtes produisent en quelques heures un bouleversement des paysages : la régularité des peuplements de pin se transforme en un chaos démesuré, image de champ de bataille, de forêt éventrée et de bois gisant à terre. Le paysage dévasté ne peut laisser insensible le forestier ou toute personne fréquentant la forêt.
16Il est clair que la perception aux changements varie selon la catégorie d’observateur. L’œil averti du forestier capable d’identifier des structures de peuplement, de repérer des arbres sains ou d’identifier à l’inverse des sujets affaiblis, n’est pas celui du naturaliste prompt à saisir la diversité biologique du sous-bois ou à se mettre à l’affût pour observer le passage des animaux dans les nouveaux corridors créés par les chablis. Cette perception est soumise à des biais, en particulier lorsqu’un seul plan ou élément du paysage est sélectionné par l’observateur [Dobré & Cordellier 2011]. Celui-ci peut ainsi insister sur un point particulier du paysage, en exagérer le trait, insister sur ce qu’il lui inspire, et fonder un discours sur les impressions qu’il ressent à son approche. C’est pourtant cette perception qui confère au paysage son existence et la valeur que chacun lui accorde. Cette valeur dépend des affects et des sensations qui se dégagent à la lecture de ce tableau.
17Les nouveaux paysages produits par les tempêtes appellent des interventions immédiates ou différées. Les premières sont liées au contexte de crise et à la nécessité de redonner une sécurité à des lieux localement peu pénétrables mais exploitables. Cette mise en sécurité est d’autant plus importante lorsque la forêt est fréquentée et que des chantiers sont programmés. Les secondes sont à placer dans un temps plus long et dans une réflexion portant à la fois sur l’aménagement forestier et les enjeux territoriaux en matière de culture du risque et de gestion forestière durable.
18Lorsque la reconstitution de la forêt est abordée, force est de constater que le paysage et ce qu’il véhicule en termes de valeurs et de sensibilités, n’est pas une priorité car le premier impératif est de recapitaliser la ressource forestière en mesurant notamment le coût de la reconstitution d’un peuplement productif valorisant la régénération naturelle. En parallèle, une autre stratégie post-tempête consiste à s’appuyer sur les retours d’expérience réalisés par la filière et le marché du bois afin d’anticiper les risques, de réfléchir à l’évolution des techniques sylvicoles afin de mieux prendre en compte le risque tempête dans la gestion forestière. Lorsqu’il s’agit d’un espace forestier très fréquenté, le paysage ne peut être passé sous silence, en particulier lorsque la population manifeste son mécontentement face à l’ampleur des dégâts, à l’impact visuel qu’ils génèrent, et aux conséquences induites en termes d’aménités et de valeur esthétique lorsque vient le temps de se ressourcer. Le forestier n’a ni le temps ni la capacité d’apporter une réponse immédiate aux questions paysagères soulevées car il n’a pas été formé pour cela et son impératif premier est de reconstruire la forêt en s’appuyant sur les aides publiques et les orientations politiques axées sur la remise en ordre d’une filière structurellement déficitaire que la tempête a mis à mal. En contrepartie, lorsque des chantiers de reconstitution sont engagés, le forestier ne peut être insensible aux revendications des usagers, en particulier lorsque des chartes forestières de territoire existent et permettent aux territoires de développer leur propre politique forestière.
19Dans ce cas, le forestier peut s’appuyer sur des démarches expérimentales en intégrant les préoccupations forestières des acteurs locaux. Dans ces démarches, la perspective paysagère est bien souvent reléguée à une approche esthétisante de la forêt, elle conduit à proposer des solutions techniques dont les principes ont été définis au début des années 1990 [Fischesser 1988, Breman 1993, Deuffic 2005]. Ce paysagisme d’aménagement est important mais il est souvent réducteur car il conduit les forestiers à utiliser le paysage pour organiser les flux d’usagers en forêt sur des portions d’espace réduites et sélectionnées du boisement, au titre de leur valeur visuelle exceptionnelle ou remarquable [Fourault-Cauët 2010]. Des cartes de sensibilités paysagères sont dressées pour permettre de déterminer les zones les plus intéressantes mais aussi les plus exposées à un risque paysager, elles sont éclairantes mais ne dispensent pas de mener une réflexion territoriale plus globale que les politiques paysagères forestières peinent à intégrer.
20Une approche paysagère ne peut se contenter de parler des différents services rendus par les écosystèmes forestiers, elle doit surtout les dépasser en s’écartant des logiques normatives tendant structurellement à intégrer les espaces agro-forestiers dans la planification. C’est dans cette optique que naissent des réseaux composés de professionnels de la forêt (forestiers, scieurs, artisans du bois) et de non professionnels de la filière (associations, propriétaires, usagers, agents de développement territorial…) ayant pour objectif de repérer et de valoriser des expériences alternatives et qui ont une incidence directe ou indirecte positive sur la gestion forestière. C’est par exemple le cas du Réseau pour les Alternatives Forestières (RAF) créé en 2008 et constitué en association autonome en 2013. Cette structure entend réunir et encourager les acteurs, professionnels ou non, d’une sylviculture différente, écologiquement responsable et socialement solidaire et favoriser l’émergence de nouveaux projets. En créant une synergie entre acteurs, l’association souhaite mutualiser les savoirs et envisager des actions communes. La finalité est de développer des réflexions et des outils méthodologiques favorisant la coopération entre acteurs et, in fine, d’en informer la population civile sur les questions environnementales et paysagères et les pratiques forestières associées. Si l’intention est bonne, la pierre d’achoppement tient à l’absence de cadre fédératif, de relais au niveau local, et à des moyens d’action insuffisants rendant difficile la mise en œuvre d’actions communes.
21Dans une perspective de gestion durable, les réflexions portant sur la reconstitution ne peuvent être déconnectées de la demande sociétale et des acteurs locaux animant les projets de territoire. Mais si cela est entré dans les mœurs depuis la loi d’orientation forestière de 2001, il y a souvent un décalage de temps entre l’urgence des reconstitutions et le délai du débat social qui rend difficile la mise en application de cette démarche. Afin de faciliter ce débat, l’existence d’une structure fédératrice facilitant la mise en dialogue et la concertation est rendu nécessaire ; les organismes investis d’une mission d’intérêt public tels que les Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et Environnement (CAUE) ou les Parcs Naturels Régionaux (PNR) sont souvent les catalyseurs d’une réflexion collective car ils assurent une animation locale permettant de faire avancer un projet. La tempête constitue dès lors une opportunité non pas pour reconstituer la forêt partout où elle a été détruite mais plutôt pour relancer le débat social et donner un sens au projet en impliquant les populations locales. Si le débat peut porter sur des questions techniques liées à l’orientation et à la durabilité de la gestion sylvicole, il doit aussi permettre de repenser la place et le rôle de la forêt dans les territoires. C’est sur ce point qu’un projet ne concerne pas seulement la parcelle ou la propriété forestière mais touche aussi des enjeux au niveau d’unités territoriales imbriquées ou superposées (État, région, commune). Dans la pratique, les parcs sont de bons relais pour communiquer sur ces enjeux et identifier la perspective d’une action au niveau du territoire et décider des moyens correspondants à mettre en œuvre.
22Lorsque les propriétés forestières ont été très impactées, les projets prennent d’abord un caractère pragmatique car le besoin de trésorerie à court terme est une préoccupation première pour un grand nombre de propriétaires dont les revenus dépendent fortement de la forêt. Dans un contexte post-tempête, la vente des produits accidentels ne suffit pas et des solutions sont à trouver afin de recapitaliser des parcelles offrant de nouveaux paysages productifs. Soutenu par les pouvoirs publics et s’inscrivant aussi dans la transition énergétique, le bois énergie peut être perçu comme un moyen de mobiliser des produits rapidement tout en diversifiant les débouchés pour les bois à faible valeur ajoutée. Quand les parcelles forestières sont nettoyées, une part importante de la biomasse disponible (tiges de faible volume, branches, houppiers) constitue un volume de petits bois prêts à être transformés en plaquettes par déchiquetage. Bien que soutenus, ces projets ne sont pas faciles car ils nécessitent de reconvertir des parcelles en choisissant des itinéraires techniques dédiés à la biomasse et en espérant un retour sur investissement rapide. Ils ne dépassent pas souvent le cadre d’initiatives individuelles et le paysage n’est pas véritablement l’objet d’une réflexion collective au sens d’un commun à partager.
- 1 Le Pays Médoc est une structure administrative d'aménagement territorial créée en 1999 située dans (...)
23Quand le projet amène à repenser la place et le rôle que doit tenir la forêt dans le territoire, il a une plus forte légitimité auprès des populations locales. Celles-ci peuvent débattre dans des lieux publics et les collectivités impulsent dans ce cas des démarches prospectives afin d’anticiper les évolutions possibles et d’éclairer les actions collectives à mener. C’est notamment le cas des chartes forestières de territoire (CFT) qui relèvent d’une démarche contractuelle récente, où les acteurs d’un territoire donné se réunissent pour mettre en forme un projet commun. Lorsque la tempête amène à reconsidérer les fonctions de la forêt et les formes paysagères induites par le choix des itinéraires sylvicoles, les chartes sont un moyen de réfléchir à de nouveaux modèles et d’aboutir à des solutions qui font consensus. Mais en dépit de leur inscription territoriale, ces démarches débouchent sur des succès en demi-teinte comme l’a bien montré la rédaction de la charte du Médoc d’abord confiée à une structure administrative territoriale1 puis à une cellule spécifique dont fut écarté tout acteur étranger à la filière forêt-bois [Alban & Lewis 2005].
24D’autres projets sortent un peu plus des sentiers battus. Ils ont par exemple une dimension associant l’art et l’histoire, et la reconstitution s’accompagne dans ce cas d’une mise en scène invitant à redécouvrir les forêts. Soutenu par le PNR des Landes de Gascogne, « La Forêt d’Art Contemporain » est un projet artistique itinérant et cheminant dans plusieurs parcelles de la forêt.
25Ce projet se met en place en 2009-2010 au lendemain de deux tempêtes successives qui mettent à mal le patrimoine forestier des Landes. Il s’agit d’un projet qui laisse libre court aux expressions plurielles du paysage et offre un nouveau regard sur l’environnement : des œuvres créées in situ utilisant du matériau produit localement et qui dévoilent les valeurs à la fois culturelles et sensibles de cet espace loin de la forêt productrice de pin qui a été malmenée par les tempêtes. Pour ce projet, l’idée est d’initier une nouvelle découverte de la forêt et de faire passer des messages en confrontant des expériences, des cheminements. Ce projet a permis au PNR des Landes de Gascogne de travailler avec des partenaires de la société civile (association Culture et Loisirs de Sabres, association des Floralies de Garein) et le projet s’est construit sur plusieurs années débouchant sur un parcours original autour de l’art contemporain. L’objectif est de rompre avec les approches très technicistes habituellement pratiquées en forêt, de faire de celle-ci un sujet où s’aiguisent des regards singuliers, et où les dynamiques culturelles se rassemblent autour d’un projet cohérent où l’accueil d’artistes plasticiens, et la présentation permanente ou temporaire de leurs œuvres, participent à l’aménagement culturel d’un territoire marqué par les tempêtes. Si ce projet tranche avec d’autres, il démontre que la forêt se reconstruit aussi par la recherche d’un sens à donner à des paysages qui ne peuvent être reconstruits à l’identique par l’unique voie d’une ingénierie accoudée à des normes ou à des indicateurs et déconnectée de la sensibilité humaine.
26Lorsque la dimension artistique s’exprime dans un projet, elle donne lieu à des représentations prenant la forme d’expositions organisées par des structures muséographiques ; des animations de type workshops ou ateliers sont l’occasion de communiquer sur le projet tant dans ses aspects formels que dans le sens et la symbolique véhiculés par les œuvres constituées d’une alliance entre le naturel et l’artificiel, la mémoire ou le présent. Le choc produit par la tempête invite également à se replonger dans le temps d’une histoire forestière où la longue transformation des paysages est entrecoupée d’aléas et d’évènements brutaux déséquilibrant les sylvosystèmes.
27Aussi, dans certaines communes très forestières du massif landais où plusieurs centaines d’hectares ont été dévastés par les vents, la tempête a pu déclencher une prise de conscience d’un patrimoine forestier transmis par les générations antérieures et, dans ce cas, la transmission de ce patrimoine est devenue un défi majeur. Ce patrimoine est lié à la longue transformation d’un paysage dont les caractéristiques sont à rechercher dans l’architecture, l’utilisation des matériaux de construction, des ressources et des richesses locales associées à un savoir-faire transmis de générations en générations. Les paysages forestiers des landes ne peuvent être dissociés de ces cabanes de résiniers et de ses vieux pots de résines, vestiges de la collecte de l’arbre d’or. Les paysages sont indubitablement construits avec les hommes qui ne peuvent être écartés dans des projets qui se donnent pour objectif de reconstituer une forêt où patrimoine culturel et familial se conjuguent.
28La forêt pensée avec les hommes qui l’ont construite et exploitée est aussi une façon de se projeter vers l’avenir et de s’interroger sur l’identité d’un paysage auquel on confère de multiples valeurs. Si certaines valeurs sont liées à la fonctionnalité d’un paysage dont on peut mesurer les paramètres et évaluer les services, d’autres sont porteuses de symboles identitaires, d’une dimension sensible qui met en avant une vision plus personnelle et intimiste de l’espace, entre esthétisme et ambiance. En intégrant cette relation complexe que l’homme entretient avec la forêt, apparaissent d’innombrables sensibilités paysagères et autant de points de vue, conférant au paysage forestier sa richesse et sa complexité.
29Un projet résilient est par définition un projet durable. C’est évidemment la qualité recherchée par l’aménageur qui doit intégrer la longévité du temps forestier et donc la vision à long terme du projet.
30Afin que le processus de résilience s’inscrive dans la longue durée des paysages forestiers, le projet de reconstitution doit pousser les habitants à se questionner sur les éléments de leur quotidien et à réfléchir sur le temps qui n’est pas seulement celui de l’action et de l’intervention ponctuelle mais aussi celui de la forêt qui rassemble les générations et pousse à la patrimonialisation de sylvosystèmes où se décèlent les marques de l’histoire. Ici, les tempêtes ont dévasté des parcelles anciennement cultivées ou pâturées, ailleurs, elles ont révélé des traces archéologiques que les arbres masquaient, ailleurs encore elles ont mis à terre d’énormes quantités de bois revivifiant d’anciennes pratiques de débardage et mobilisant la population locale. Le temps long de la forêt donne une dimension mémorielle aux projets et relativise les plaies d’un écosystème dont la cicatrisation n’est pas urgente. Ce temps long s’inscrit dans une résilience, celle du territoire où la parole doit être donnée à l’ensemble des acteurs qui gravitent autour de la forêt. C’est en s’appuyant sur cette ressource territoriale, en faisant travailler les acteurs ensemble, en co-produisant des connaissances que des solutions peuvent être plus efficacement trouvées et acceptées par le plus nombre.
31Pour parvenir à un tel objectif, un travail de communication est nécessaire afin de ne pas proposer que des réponses techniques adaptées aux différentes échelles du territoire selon les compétences de chaque aménageur.
32Ce travail de communication prend parfois la forme d’une médiation car les acteurs n’ont pas le même positionnement et les intérêts divergent entre par exemple les tenants d’une forêt productive soutenant un modèle sylvicole et ceux privilégiant la valeur patrimoniale des peuplements. Si cette mise en tension est arbitrée par une symbolique politique qui sert de cadre et d’affirmation institutionnelle pour considérer la forêt comme un espace multifonctionnel, elle ne peut se dissocier des enjeux locaux liés à la sociologie de la propriété forestière et à la complexité des représentations qui expliquent l’ancrage de certains usages (chasse, affouage) ou le développement de pratiques liées aux aménités qui en sont retirées (cueillette, activités sportives…). Pour juguler ces possibles conflits, les parcs font souvent appel à des chargés d’étude spécialisés dans la médiation capables d’écouter des discours aux sensibilités divergentes. Lorsqu’il s’agit d’évoquer la forêt au prisme des tensions du développement métropolitain, le recours au paysagiste expert est possible afin de s’interroger sur les stratégies et les outils à mettre en place pour mieux maîtriser l’avenir d’un territoire fragile exposé à la complexité des interactions entre des logiques d’action aux temporalités différentes. Par exemple, les choix mettant en jeu le devenir de la sylviculture font appel à une vision à moyen et long terme (plusieurs décennies), tandis que les documents d’urbanisme (PLU notamment) imposés par le Grenelle de l’Environnement se construisent plus rapidement (entre deux et cinq ans) pour être sans cesse remaniés ou modifiés. Lorsque la forêt se déploie sur des lisières urbaines fragmentées, le choix des propriétaires est parfois cornélien entre le maintien de la valeur productive de leurs parcelles boisées et la décision de changer d’affectation. Lorsque l’extension de la forêt est contrainte par l’urbanisation, le médiateur doit être à même de rappeler que les valeurs patrimoniales sont des paramètres majeurs du choix de conservation de l’usage sylvicole. Dans cette perspective, la médiation se construit autour d’un argumentaire qui amène à dire que la forêt doit être valorisée dans son identité collective et considérée comme une ressource pour asseoir un projet fédératif et un dialogue entre frange urbaine et frange forestière. Dans les landes plus particulièrement, ces zones d’interface entre les espaces urbanisés et les espaces naturels constituent des zones de confrontation souvent peu prises en compte alors qu’elles sont exposées à des contraintes importantes comme les risques incendie ou de tempête et peuvent présenter un impact fort sur le paysage.
33La gestion d’une crise passe en premier par le déploiement de mesures visant à aider les sinistrés et à rassurer les professionnels du bois. Les projets de reconstitution sont pour les gestionnaires forestiers une façon de rappeler que la France dispose d’un capital forestier sous-exploité et que les bois stockés n’arriveront pas forcément à être écoulés sur des marchés engorgés et où les produits français trouvent difficilement preneurs faute de débouchés. Les tempêtes mettent en lumière un des problèmes sous-jacents de l’industrie française du bois avec plusieurs milliards d’euros de bois importés par an, des clients en aval qui préfèrent importer du bois d’Allemagne, de Suède ou de Finlande, qui disposent d’une industrie intégrée verticalement. En dépit d’une couverture forestière importante, la France reste un pays où les forêts sont « atomisées » entre des petits propriétaires, une industrie dispersée sur de nombreuses petites scieries, et des bois sur pied vieillissants que les forestiers peinent à récolter. Dans ces conditions, la tempête constitue une aubaine pour repenser la forêt et redéfinir des priorités.
34Les projets de reconstitution sont ainsi un bon moyen de déclencher des réflexions et de mettre en dialogue différents publics entretenant une relation plus ou moins forte avec la forêt [Cloarec 2000]. Bien que le paysage n’apparaisse pas comme une orientation fondatrice de l’aménagement forestier, il constitue un bon outil capable d’intégrer les représentations, de négocier entre des enjeux contradictoires, et finalement de créer des lieux où se construisent des projets dessinant les forêts de demain.
35La gestion des risques passe par le renouvellement de la forêt. Pour le forestier, cela nécessite la mise en place de sylvicultures adaptées, intégrant le renouvellement des peuplements par régénération naturelle ou plantation ; la préservation de la biodiversité et des capacités de régénérations naturelles ; le respect des sols ; et en cas de reboisement, l’utilisation de plants de qualité et de techniques de plantation efficaces garantissant la pérennité des jeunes peuplements. Ces objectifs sont louables au regard d’une ressource forestière qu’il faut reconstruire et inscrire dans la durabilité, mais ils ne correspondent pas à la construction d’un projet commun intégrant les attentes des citoyens et les spécificités et enjeux de chaque territoire.
- 2 La notion de « communs » entend dépasser une vision simplement basée sur des ressources à valoriser (...)
36La forêt post-catastrophe ne serait-elle pas celle d’un projet construit par et pour les acteurs intéressés par le devenir d’un paysage qui soit capable de répondre aux aspirations sociétales ? Si la gestion des risques est un des objectifs à atteindre pour chaque nouveau projet d’aménagement en forêt, elle n’exclut pas la construction de « communs paysagers » qui serait une bonne manière d’inventer le vivre ensemble dans un environnement incertain2. Loin d’être une utopie, cette recherche devra aussi pouvoir répondre explicitement à la question politique de la résilience des sociétés aux crises actuelles et à venir.