1Au regard des données de la Banque mondiale, le Viêt Nam serait un des rares pays de la zone intertropicale à voir sa superficie forestière progresser : le taux de boisement serait passé de 28,8 % à 47,6 % de la superficie nationale totale entre 1990 et 2015. La progression paraît impressionnante mais il convient de manier ces estimations avec précaution [Robert 2011] car les forêts sont au cœur d’enjeux et, sous ce terme, ont pu être incluses, par le passé du moins, des formations végétales qui n’en étaient pas, telles « la forêt où domine le bambou » [De Koninck 1997] ou des plantations d’hévéas : il faut « se méfier des données et chiffres issus uniquement de la voie officielle » [Mellac 2000] ; les données disponibles au Viêt Nam sont « souvent peu fiables » [De Koninck 1997]. Pour autant, la progression de la superficie forestière n’en est pas moins réelle aujourd’hui mais elle fait suite à une longue période de régression : au cours du XXe siècle, les forêts ont été confrontées à de profondes menaces. Différentes périodes sociétales se sont en effet succédées depuis la période précoloniale : la colonisation qui débute en 1885 ; les guerres (1945-1975), celle d’Indochine – correspondant aussi à la phase militaire de la précédente période – puis celle du Viêt Nam ; la collectivisation puis la période dite du « Renouveau », marquée par l’ouverture du pays et la libéralisation de l’économie (à partir de 1986). À chacune de ces périodes correspondent des impacts sur les paysages, notamment sur les forêts, générés par les actions anthropiques. Ce sont les pratiques civiles, en l’occurrence, l’exploitation forestière et la progression de l’agriculture sédentaire. Ce sont aussi les pratiques militaires qui ont généré des destructions. La guerre est alors souvent évoquée comme une cause majeure de déboisements, responsable de « la destruction de la plupart des forêts » [Collins 1992]. Il est vrai que, avec ses épandages d’herbicides, la guerre du Viêt Nam peut être considérée comme « the archetypal example of warrelated environmental abuse » [Westing 2002].
2Pour autant, la guerre est-elle la seule menace subie par les forêts vietnamiennes ? Les résultats présentés dans cet article ont été obtenus au terme de recherches doctorales qui ont été conduites dans une province située au centre du Viêt Nam, Thùa Thiên Huê [Robert 2011]. Celle-ci fut choisie comme zone d’étude parce qu’elle offre une diversité paysagère, se divisant en trois unités – plaine, collines et montagnes – (Fig. 1), et parce qu’elle a été particulièrement affectée par les épandages d’herbicides et les bombardements perpétrés pendant la guerre. Pour identifier les impacts de cette dernière et plus largement les dynamiques paysagères et leurs facteurs surtout anthropiques, différentes sources ont été mobilisées. Il s’est agi de la littérature et des données d’archives (en France et au Viêt Nam), de relevés de végétation réalisés le long de transects répartis dans les trois unités paysagères de la province (Fig. 1) et d’entretiens conduits auprès d’habitants des villages traversés par ces derniers. Des états des lieux de l’occupation des sols, notamment des sylvosystèmes, ont aussi été dressés à des dates clés, à partir :
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de deux images satellitales associées aux relevés de végétation pour 2003 ;
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d’une image complétée par les témoignages des villageois enquêtés en 1975 marquant la fin de la guerre ;
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de photographies aériennes pour le début de la guerre vers 1954, en fonction des sources disponibles ;
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d’une carte de la végétation pour 1909 [Chabert-Ostland & Gallois 1909], seule source disponible pour le début de la période coloniale.
Figure 1 – Occupation des sols dans la province de Thùa Thiên Huê en 1975
Les transects schématiques figurent les lignes suivies lors des relevés réalisés sur le terrain.
Source : d’après l’image Landsat 2 MSS du 14 mars 1975 (carte réalisée avec Idrisi Kilimanjaro)
3La comparaison deux à deux (sauf pour 1909) de ces états des lieux dans un SIG a permis d’identifier les dynamiques, par analyse diachronique. Ainsi ont été identifiés les impacts de la guerre sur les forêts qui seront présentés dans une première partie. Nous verrons ensuite les évolutions d’après-guerre et les impacts des pratiques civiles, avant de questionner, dans une troisième partie, une nouvelle menace que pourraient constituer les plantations forestières.
4À l’évocation de la guerre du Viêt Nam, on pense souvent en premier lieu aux épandages d’herbicides, dont le tristement célèbre agent orange. Les substances alors épandues dans un but militaire sont les mêmes que celles utilisées pour l’usage civile, à ceci près que les concentrations sont bien supérieures – même si les taux varient selon les sources [Robert 2011]. Et, au total, ce sont ainsi près de 80 millions de litres qui ont été déversés, selon une estimation revue à la hausse en 2003 [Stellman et al. 2003], principalement sur le Sud-Viêt Nam, où la province de Thùa Thiên Huê a constitué une des cibles majeures [Robert 2016]. Les épandages ont notamment été conduits par voies aériennes – se sont ajoutés d’autres menés au sol et par bateaux –, dans le cadre de l’opération « Ranch Hand ». Dans cette province, ils ont particulièrement affecté la région montagneuse (Fig. 2) ; et pour cause, elle fut le refuge des Viêt Công, traversée par la piste Hô Chi Minh qui permettait à ces derniers de ravitailler leurs positions au Sud-Viêt Nam – alors considérée comme la « colonne vertébrale de l’effort de guerre » nord-vietnamien [Ruscio 1989].
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Figure 2 – Traînées d’épandages d’herbicides perpétrés dans la province de Thùa Thiên Huê
Source : d’après la carte des épandages d’herbicides du FIPI (Forest Inventory and Planning Institute – Carte obtenue en 2005 auprès de PHÙNG TỬU BÔI)
6L’objectif des épandages, perpétrés par les soldats sud-vietnamiens et surtout américains, était en effet de supprimer le couvert foliaire des arbres sous lesquels était censé se dissimuler l’ennemi viêt công – objectif remis en cause [Robert 2018] – et de détruire les cultures susceptibles de les nourrir. Les forêts ont ainsi constitué des cibles privilégiées : 286 000 ha auraient été visés par des épandages, contre seulement 292 400 ha de cultures [Westing 1972]. Sur les photographies de l’époque prises par des soldats américains [Robert 2011], les effets des épandages sont visibles après les déversements. On y perçoit des différences significatives entre des zones exposées qui apparaissent dénudées et des zones épargnées, couvertes de savanes : après épandage, les herbacées et les buissons meurent. Le contraste est aussi notable entre des zones boisées défoliées et d’autres épargnées : après les épandages, la couleur des feuilles change, devenant moins verte puis les feuilles tombent et les arbres meurent. Notons toutefois que ces conséquences sont controversées. Certains, dont le botaniste américain Arthur H. Westing, soulignent que la mort des arbres n’est pas systématique, avec des variations fonction du nombre d’épandages :
« […] In those upland forests that were subjected to one spraying (an estimated 1.5 million hectares), a minimum of 10 per cent of the overstorey trees, and often two to three times that fraction, have been killed […]. (One experienced logger whom we interviewed insisted that only 30 per cent of the timber trees survive one spraying.) In the multiply-sprayed upland forests, estimated at 0.4 million hectares, at least half, and sometimes all, of the trees have been killed. […] » [Westing 1972].
7Aux épandages d’herbicides, il faut ajouter d’autres pratiques militaires qui accroissent les dégâts imputables à la guerre : recours aux bulldozers à partir de 1969 [Westing 1972, Robert 2016] et surtout bombardements, y compris par bombes incendiaires (dont celles au napalm). Suite aux pilonnages, parfois intenses, de nombreuses zones apparaissent parsemées d’entonnoirs de cratères. Tel est particulièrement le cas dans la province de Thùa Thiên Huê, qui fut là aussi une cible privilégiée. Les bombes incendiaires ont, elles, engendré des destructions totales, par le feu, autour des zones d’impact.
8Dans la province de Thùa Thiên Huê, la comparaison de la carte d’occupation des sols de 1975 (Fig. 1) et de la carte des épandages aériens d’herbicides (Fig. 2) semble dévoiler des similitudes : les zones soumises à ces pratiques militaires seraient dominées par des savanes, voire des formations pré-forestières, alors qu’au-delà s’étendent des forêts denses, dans les régions collinéenne et montagneuse du moins [Robert 2011, 2018]. Mais y a-t-il un lien unique entre épandages d’herbicides et présence de sylvosystèmes non forestiers ? En d’autres termes, ces épandages sont-ils la cause unique de la régression de ces derniers ? À lire certains témoignages, tel celui de Vo Quy, on pourrait le penser :
« […] Par exemple, la vallée de 10 000 ha environ de la zone de A Luoi […] avant 1965 était une z[o]ne forestière humide tropicale modèle […] La vallée […] [d’] A Luoi fut lourdement endommagée […] [de] 1965 [à] 1975. Toutes les forêts y furent anéanties. À l’heure actuelle [en 1983], toute cette vallée si vaste, reste encore complètement découverte. Les arbres n’arrivent pas à réapparaître. On trouve à leur place des herbes sauvages comme l’herbe à paillote, le roseau. Les forêts des flancs de montagnes voisines sont aussi clairsemées sous l’influence des herbicides. […] » [Vo Quy 1983].
9Les conséquences apparaissent alors irrémédiables. Les produits chimiques déversés auraient laissé des « marques indélébiles sur les paysages » [Ramade 1990]. Pourtant, des précisions doivent être apportées ; le lien n’est pas si direct [Robert 2011, 2016, Robert-Charmeteau 2015]. En effet, il importe de considérer, pour commencer, l’occupation des sols prévalant avant la guerre, ce à l’échelle locale. Ainsi, le long du transect de Con Tôm Hong Thuong, localisé dans la vallée d’A Luoi (province de Thùa Thiên Huê) perçoit-on que la forêt n’est pas omniprésente en 1952 (Fig. 3) : c’est un paysage en mosaïque qui se dévoile, constitué de sylvosystèmes à différents stades et d’agrosystèmes. C’est à mettre en lien avec l’agriculture itinérante sur brûlis pratiquée par les montagnards.
Figure 3 – Occupation des sols en 1952 et traînées d’épandages d’herbicides le long du transect de Con Tôm Hông Thuong, dans la vallée d’A Luoi
Sources : d’après les photographies aériennes du SHD-DAA (Plot 605A, Mission TV 613 du 25/11/1952, 1/7 500) et la carte des épandages d’herbicides du FIPI (cf. fig. 2) – Géoréférencement : UTM 48N/WGS 84
10De la même manière, il importe de considérer aussi l’occupation des sols au lendemain de la guerre, en 1975, à l’échelle locale : le long de ce même transect (Fig. 4), les savanes se concentrent dans la vallée et cèdent la place à des forêts peu denses sur les versants. Mais, en superposant la carte des épandages d’herbicides à celle de l’occupation des sols (Fig. 4), on s’aperçoit que les sylvosystèmes qui ont été visés ne sont pas tous au même stade : l’explication peut être que la destruction de la végétation a été variable, notamment selon la répétition des épandages, mais elle est aussi à chercher dans l’état des sylvosystèmes avant-guerre. En effet, en 1952, ceux qui ont été visés n’étaient pas tous au même stade non plus (Fig. 3).
Figure 4 – Occupation des sols en 1975 et traînées d’épandages d’herbicides le long du transect de Con Tôm Hông Thuong, dans la vallée d’A Luoi
Source : A. Robert, 2011
11En 1975, la guerre s’achève. Les impacts nécessitent d’être relativisés au regard de la littérature existante mais ils n’en sont pas moins réels : certains sylvosystèmes, surtout dans les régions où les combats ont été intenses (comme la vallée d’A Luoi), ont régressé sous le poids des pratiques militaires. Même si la guerre prend fin, les menaces ne cessent pas pour autant. Les forêts demeurent soumises à diverses pressions anthropiques, émanant désormais des seules pratiques civiles, étant entendu qu’elles n’avaient pas cessé pendant la guerre, évoluant et générant alors elles aussi des dynamiques spécifiques [Robert 2016]. Quelles pratiques civiles menacent les forêts après-guerre et leurs impacts sont-ils de moindre intensité que ceux qui ont été générés par les pratiques militaires ?
12En soulignant le caractère indélébile des empreintes laissées par la guerre sur les paysages, certains auteurs tendent à négliger les pratiques post-guerre qui peuvent elles aussi menacer les forêts, freiner la reconquête, voire engendrer de nouvelles régressions. Il n’y a qu’à comparer les cartes d’occupation des sols de 1975 (Fig. 1) et 2003 (Fig. 5) pour percevoir que le recul de la forêt se poursuit, s’accélère même après-guerre. En 2003, les forêts denses de 1975 ont très largement cédé la place à des savanes, à des formations pré-forestières, sinon à des cultures. Qu’en est-il dès lors des empreintes laissées par la guerre ?
Figure 5 – Occupation des sols dans la province de Thùa Thiên Huê en 2003
Sources : d’après les images satellitales Landsat 7 ETM+ du 31 janvier et du 21 avril 2003 (carte réalisée avec Idrisi Kilimanjaro)
13À l’échelle provinciale, on retrouve bien les savanes près des zones visées par les épandages mais elles se sont étendues bien au-delà (Fig. 2 et 5). Les empreintes laissées par la guerre apparaissent surtout à l’échelle locale, en particulier près des anciennes bases militaires. Ce sont de rares blockhaus qui n’ont pas été démantelés après-guerre par les villageois. Ce sont aussi des sols bétonnés (Fig. 6), attestant de la présence à cet endroit d’une ancienne base militaire.
Figure 6 – Sol bétonné, trace d’une ancienne base militaire
Source : Cliché : A. Robert, près du village de Khe Tran, 2006
14La reconquête de la végétation y est entravée. Il peut en être de même à hauteur d’autres anciennes bases, sans que les sols soient bétonnés. La végétation demeure chétive, clairsemée mais la raison n’est pas tant la guerre que l’accumulation des pratiques, incluant certaines conduites après la guerre mais liées à cette dernière : la mise à feu régulière de la végétation pour faciliter la recherche de métaux issus de la guerre. S’ajoutent également des polémofaciès que sont les entonnoirs de cratères (Fig. 7), créés par les bombardements [Robert 2011]. Dans certaines zones, ils sont nombreux et marquent ainsi fortement les paysages ; tel est le cas par exemple dans la vallée d’A Luoi, près de l’ancienne base des forces spéciales d’A Sâu. Il importe de noter le fait qu’un risque d’explosions demeure dû à certaines bombes encore enfouies. Mais la persistance du risque pour les populations est aussi liée aux épandages d’herbicides, surtout en raison de la contamination par la dioxine, sous-produit issu de l’un des composés chimiques et le plus persistant. Les taux de dioxine présents dans les sols sont désormais considérés comme acceptables à hauteur des zones qui ont été visées par les épandages aériens, du moins est-ce ce qu’atteste l’étude conduite par une équipe vietnamo-canadienne [Hatfield Consultants Ltd & 10-80 Committee 2000] dans le district d’A Luoi. Mais le risque demeure en des « points chauds » que constituent les anciennes bases des forces spéciales, surtout celle d’A Saû. Ceci ne se perçoit pas dans les paysages actuels, où les traces laissées par la guerre ne sont ainsi que ponctuelles. Est-ce à dire que les forêts sont désormais hors de toute menace, voire protégées, et que la dynamique de reconquête, de cicatrisation est désormais enclenchée ? La réponse est négative ; comme souligné, les pratiques civiles se poursuivent, menaçant à leur tour les forêts, plus encore qu’avant et pendant la guerre, compromettant par là même la cicatrisation.
Figure 7 – Les entonnoirs de cratère, des polémofaciès créés par les bombardements
Source : Cliché : A. Robert, près du village de Ta Vai (ancienne base militaire d’A Sâu), 2006
15Au lendemain du conflit, à la fin des années 1970, la plupart des montagnards de la province de Thùa Thiên Huê sont sédentarisés, à la demande surtout du gouvernement ; d’autres le seront au début des années 1990. Appartenant aux ethnies minoritaires, ils pratiquaient en effet jusqu’alors l’agriculture itinérante sur brûlis [Gourou 1940, Robert 2016]. Après-guerre, ils sont établis dans les vallées principales, celles qui sont les plus accessibles, où ils sont ainsi plus facilement contrôlables. Ces populations vivaient en osmose avec les forêts qui leur offraient « mille ressources » [Gourou 1940], de sorte que la sédentarisation est aussi synonyme de changement de pratiques : le territoire est désormais plus restreint et, qui plus est, là où ils sont sédentarisés les forêts ont souvent laissé place à des savanes. Les montagnards abandonnent ainsi l’agriculture itinérante sur brûlis, du moins l’adaptent-ils en réduisant la période de jachère à 3 ans, de sorte que la rotation ne se fait plus qu’entre deux champs. Mais ils adoptent aussi bien souvent la riziculture irriguée, jusque-là ignorée, pratiquée plutôt par l’ethnie majoritaire [Robert 2016]. La réduction du finage engendre une hausse de la pression sur les sylvosystèmes les plus proches. Bois de chauffe et bois d’œuvre y sont prélevés, d’abord pour l’auto-consommation mais ensuite aussi pour la vente ; les zones de collecte s’éloignent de plus en plus, jusqu’à 15-20 km des villages. Ainsi, après-guerre, les changements paysagers se poursuivent. Le « recul de la forêt » – selon le titre de l’ouvrage de Rodolphe De Koninck [1997] – s’accélère : exploitation forestière et progression de l’agriculture sédentaire (ou quasi-sédentaire) constituent les principales menaces pour les forêts. La pression sur ces dernières augmente parce que la sédentarisation réduit le finage, parce que les montagnards commencent à s’adonner à ces pratiques dans une optique commerciale mais aussi parce que la population augmente, à cause de la croissance démographique mais pas seulement. En effet, au moment où les montagnards sont sédentarisés, les Kinh – membres de l’ethnie majoritaire –, originaires de la plaine, s’installent dans les régions montagneuse et surtout collinéenne, à la demande des autorités. Ils y établissent des nouvelles zones économiques et accroissent alors la pression sur les forêts, par la mise en culture de terres proches, par l’exploitation forestière qu’ils conduisent notamment dans une optique commerciale. Ce sont eux qui orientent les montagnards vers la vente : l’arbre devient une ressource financière.
16Ces pratiques agricoles et forestières, leurs évolutions de l’après-guerre à aujourd’hui, expliquent très largement les dynamiques paysagères qu’a connues la province de Thùa Thien Hue entre 1975 et 2003. Les forêts denses, à forte biodiversité, ont été repoussées à des distances croissantes de la plaine et des vallées principales où sont établis les villages. Cette évolution a notamment profité aux savanes, sinon aux terres cultivées. Depuis les années 1990, des changements sont perceptibles ; ceci est à mettre en lien avec l’ouverture d’une nouvelle période sociétale, celle du « Renouveau ». Ces changements concernent particulièrement les forêts : leur surface progresserait désormais, comme l’attestent les données de la Banque mondiale à l’échelle du Viêt Nam. Mais il importe de préciser que cette progression profite surtout à un nouveau type de forêts, issues de plantations [Phung Tuu Boi 2002, Amat et al. 2010]. Or, celles-ci peuvent être perçues comme une nouvelle menace pour les forêts spontanées.
17Les plantations forestières expliquent en large partie le fait que le Viêt Nam fait aujourd’hui partie des rares pays de la zone intertropicale dont les forêts progressent [Phung Tuu Boi 2002, Amat et al. 2010]. Les surfaces plantées augmentent et la province de Thùa Thiên Huê est loin d’être épargnée. En 2006, les plantations forestières occupaient déjà 14,3 % de sa superficie, contre 7,5 % à l’échelle nationale [GSO, 2007]. Sur le terrain, leur présence est notable : elles s’étendent sur de larges étendues, surtout dans la région des collines (Fig. 8).
Figure 8 – Plantations récentes d’acacias dans la région collinéenne de la province de Thùa Thiên Huê
Source : Cliché : A. Robert, près du Village 3 de la commune de Phu Son, 2006.
18Si les plantations forestières ont autant progressé depuis les années 1990, c’est parce que leur essor est encouragé par les autorités forestières qui ont mis en place une politique « de protection et de développement des forêts » (selon l’intitulé des lois forestières de 1991 et 2004). Elles tentent ainsi de sensibiliser les Vietnamiens, y compris en convoquant Hô Chi Minh. Les propos de ce dernier sont alors repris : « La forêts est or si on sait la protéger et l’édifier très respectueusement » ; « 10 ans de plantations d’arbres, 100 ans de bienfaits pour l’Homme » [Robert 2011].
19Les objectifs sont surtout économiques ; il s’agit d’atteindre l’auto-suffisance en production de pâte à papier et de réduire les importations de bois d’œuvre [SNNVPTNT 2002]. Les plantations forestières sont d’ailleurs nommées rùng kinh tê : « forêts économiques », tant par les autorités que par les villageois. Au Viêt Nam, les terres forestières sont distinguées en fonction de l’objectif qui leur est attribué, de protection – y sont ici inclues les terres dites à usage spécial qui correspondent aux parcs nationaux et réserves – ou de production [Robert 2011] et, pour les plantations de la province, 70 % d’entre elles étaient classées en production [SNNVPTNT 2002] ; ce qui conforte l’idée d’un objectif surtout économique associé à ces plantations. Dans la même logique, sont privilégiées des espèces à croissance rapide, formant des peuplements équiennes et monospécifiques. Ce furent des pins, des eucalyptus et désormais surtout des acacias originaires d’Australie, parmi lesquels la préférence a été donnée à des hybrides, reproduits en pépinières [Amat et al. 2010]. Dès lors, les préoccupations financières ne priment-elles pas sur celles environnementales ? C’est ce qu’ont pu dénoncer certains auteurs, comme Marie Mellac à la fin des années 1990 :
« La lente augmentation des plantations, que l’on constate depuis près de 20 ans ne peut pas être attribuée à une volonté de protection de l’environnement de la part du gouvernement et des organismes internationaux. Les plantations monospécifiques […] réalisées à des fins industrielles, continuent en effet à dominer et traduisent bien plus les faveurs accordées à la réalisation de certains objectifs économiques » [Mellac, 1997].
20Dans le même ordre d’idées, Yann Roche et Rodolphe De Koninck dénonçaient la nouvelle orientation prise par les autorités vietnamiennes comme une « nécessité de présenter aux bailleurs de fonds internationaux l’image d’un pays cherchant à protéger son « or vert », faute de quoi certaines sources de financements étrangers se tariraient » [Roche & De Koninck, 2002]. Les plantations forestières peuvent en effet être perçues comme un moyen de protéger cet « or vert » mais aussi comme une menace.
21Les forêts plantées d’espèces à croissance rapide sont au centre de controverses. Avec leurs arbres identiques, de même espèce, on leur reproche leur manque – absence – de biodiversité, même si s’ajoute une biodiversité associée. Pour les mêmes raisons, elles sont aussi plus vulnérables aux aléas (incendies, tempêtes) [Amat et al. 2010]. Leur exploitation se fait bien souvent par coupes à blanc. Or, ceci favorise l’érosion des sols, ce d’autant plus que, au Viêt Nam, les plantations sont réalisées sur des terres en pente relativement forte. Le phénomène est accru par le fait que la replantation ne survient qu’ultérieurement, au mieux au cours de la saison des pluies suivantes ; or, pendant cette saison, les précipitations sont intenses. Les forêts plantées présentent ainsi des limites désormais bien connues. Mais, si elles constituent une menace pour les forêts spontanées, c’est surtout parce que les plantations sont réalisées sur des terres forestières, remplaçant alors des sylvosystèmes spontanés, même s’ils sont en fait généralement savanicoles et non forestiers. Au-delà, des acacias sont parfois visibles dans les savanes voisines de plantations, laissant apparaître une autre menace pour les sylvosystèmes spontanés, celle d’une invasion par les acacias mais, là aussi, héliophiles, ces sujets ne peuvent coloniser que des savanes herbeuses à buissonnantes et non des forêts.
22Les forêts plantées présentent ainsi des limites d’un point de vue environnemental. Pourtant, il est indéniable qu’elles concourent à l’augmentation de la superficie forestière vietnamienne, certes en formant des peuplements bien différents de ceux spontanés. Mais elles ne sont pas moins sources de services écosystémiques, autrement dit de bienfaits pour les populations, et notamment de services d’approvisionnement. Elles permettent ainsi d’abaisser la pression exercée sur les forêts spontanées. En effet, une partie du bois d’œuvre qui était prélevé dans ces dernières l’est désormais dans les plantations forestières – même s’il s’agit de bois d’œuvre de moindre qualité. L’exploitation se fait, qui plus est, à court terme, entre 8-10 et 15 ans, voire moins pour les acacias dont le bois est utilisé pour la fabrication de la pâte à papier : ils sont coupés à 5-6 ans. Avant exploitation, dès trois ans, les branches peuvent aussi être coupées, procurant ainsi du bois de chauffe. Les plantations fournissent ainsi rapidement du bois mais aussi des revenus, si l’exploitation est commerciale, ce qui concourt à l’amélioration de la qualité de vie des populations. Elles présentent un intérêt économique et, de plus, elles détournent en partie les populations des sylvosystèmes spontanés qui, soumis à une moindre pression anthropique, peuvent connaître une dynamique progressive. Par ailleurs, les acacias offrent un couvert forestier seulement quatre ans après la plantation : les arbres atteignent alors déjà 8 m de haut. Ils permettent ainsi la restauration rapide d’un couvert forestier, y compris sur des sols affaiblis par une pression séculaire, comme sur les collines proches de la plaine – même si là leur croissance est plus lente. En effet, ils concourent à améliorer la fertilité des sols, par la production de litière mais aussi grâce à leurs nodules racinaires, qui permettent d’augmenter la teneur en azote. Soulignons enfin l’existence d’expériences tentées par les autorités forestières provinciales qui profitent du couvert des acacias pour réintroduire en sous-étage des espèces locales, qui ont besoin d’ombre pour se développer lorsqu’elles sont jeunes – les acacias sont ensuite progressivement éliminés.
23Au cours de l’histoire, depuis la fin du XIXe siècle, les forêts vietnamiennes ont été soumises à des pressions variables, des perturbations anthropiques successives, des menaces plus ou moins fortes. On pense bien sûr, en premier lieu, à la guerre du Viêt Nam et ses épandages d’herbicides sur les forêts denses. Les impacts sont réels mais ils nécessitent d’être relativisés. Un seul épandage n’a pas mené à la destruction de la forêt mais ils ont parfois été répétés, avec des effets alors croissants. Par ailleurs se sont ajoutés les impacts d’autres pratiques, dont les bombardements. En 1975, le conflit prend fin. Certains sylvosystèmes, notamment là où les combats ont été intenses, sont affaiblis. Mais s’ils demeurent aujourd’hui au stade initial, ce n’est pas seulement lié aux dégâts de la guerre mais également aux pratiques civiles post-guerres. En effet, lorsque que le conflit s’arrête, les menaces ne cessent pas pour autant, au contraire. Les pratiques civiles, agricoles et forestières, s’intensifient. Les montagnards sont sédentarisés ; les Kinh – ethnie majoritaire – sont déplacés dans des nouvelles zones économiques établis dans les montagnes et surtout les collines. La pression sur les forêts s’accroît ; leur recul s’accélère. Les terres agricoles s’étendent au détriment des sylvosystèmes qui régressent aussi, sous le poids de l’exploitation qui devient commerciale. Depuis les années 1990 toutefois, la tendance se serait inversée : les forêts progresseraient. L’explication est à chercher dans les plantations forestières surtout, largement encouragées par les autorités qui se sont engagées dans une politique « de protection et de développement des forêts ». Est-ce à dire que les menaces subies par les forêts ont cessé ? Pas exactement : les plantations forestières peuvent aussi être perçues comme une nouvelle menace. En effet, elles forment des forêts bien différentes des forêts spontanées. Or, elles peuvent les remplacer, du moins compromettre leur reconquête, délibérément – puisque les plantations sont réalisées sur des terres forestières, certes alors couvertes de savanes – ou non – puisque des acacias colonisent parfois des savanes voisines. Pour autant, en offrant du bois et des revenus aux villageois, elles les détournent de l’exploitation des forêts spontanées. Peuplées d’espèces à croissance rapide, elles peuvent aussi être un moyen de réintroduire des espèces locales, étape intermédiaire avant le retour de forêts spontanées. Les expériences allant dans ce sens semblent concluantes. Pour autant, il va sans dire que ce sont des forêts elles aussi différentes des forêts spontanées, de nouvelles forêts qui pourraient à leur tour se multiplier.