1Comment est enseigné le tourisme en géographie scolaire ? Enseigner le tourisme peut être un moyen d’appréhender l’Autre et l’Ailleurs : une invitation à l’extraordinaire. Cela peut aussi être un moyen d’explorer l’espace proche par un prisme nouveau, un moyen de mettre de l’extraordinaire sur des espaces quotidiens. Mais questionner l’enseignement du tourisme, c’est d’abord interroger les contenus à enseigner, qui résultent d’un processus de transformation des savoirs géographiques et sociaux qui sont sélectionnés, décontextualisés, anonymisés puis recontextualisés selon des logiques qui sont propres à la discipline scolaire : proximité avec la géographie savante, respect des théories de l’apprentissage, influence des corporations des enseignants, influence de lobbys (pour introduire tel thème dans le programme) etc. Les enseignants ont chacun une lecture propre des contenus à enseigner qu’ils s’approprient et mettent en œuvre dans la classe. Les élèves s’approprient à leur tour les contenus enseignés (contenus appris). C’est le processus de transposition didactique [Chevallard 1986], interne et externe. Il y a un premier écart entre les contenus à enseigner et ceux de la géographie savante, un second entre les contenus à enseigner et les contenus enseignés et un troisième entre les contenus enseignés et appris.
2Notre question initiale renvoie aussi aux pratiques des enseignants et aux apprentissages des élèves. Les pratiques de classe ordinaires, telles qu’elles ont pu être caractérisées par les didacticiens [Lautier, Allieu Mary 2008] privilégient le cours magistralo-dialogué, dans lequel les interactions entre les élèves et l’enseignant et entre les élèves eux-mêmes sont très limitées : l’enseignant questionne ; un/des élève(s) répond(ent), de manière souvent très brève, puis le professeur « évalue », validant ou refusant la proposition de l’élève, il reformule souvent par l’emploi d’une terminologie plus précise, et apporte des éléments factuels destinés à nourrir, étayer ce qu’il faudra apprendre [Audigier, Mousseau, Crémieux 1996]. Ce modèle (question-réponse-évaluation-formalisation-compléments) prive l’élève d’une réelle prise en charge énonciative. L’élève est invité à adhérer à la parole d’autorité du professeur, qui devient un texte à apprendre. Ses prises de parole ne reflètent pas son point de vue mais sont « sa contribution à un texte déjà clos sur lui-même » [Tutiaux-Guillon, 1998, in Lautier & Allieu Mary 2008, p. 322]. Les activités elles-mêmes reposent sur une « illusion constructiviste », se limitant à l’« écoute, l’identification » ou le « repérage d’un fait, d’une date, d’une notion dans un document et des activités de reproduction », de « basse tension intellectuelle ». [Mousseau & Pouettre 1999].
3Questionner l’enseignement du tourisme, c’est donc se demander, comme pour n’importe quel autre objet d’enseignement : ce qui est à enseigner, comment cela pourrait être enseigné (les pratiques extraordinaires), comment c’est enseigné (les pratiques ordinaires) et comment c’est appris. Nous n’analyserons cependant pas dans cet article l’ensemble des maillons de la transposition didactique, mais nous nous centrerons sur le texte de savoir, c’est-à-dire les contenus à enseigner et sur la manière dont ces savoirs peuvent être enseignés pour être efficaces dans les apprentissages et satisfaisants d’un point de vue épistémologique.
4Nous avons analysé les programmes scolaires en vigueur et vingt-trois manuels scolaires actuels des éditions Hachette Education, Hatier, Magnard, Nathan, des classes de la sixième à la terminale. Notre choix porte sur des manuels scolaires car ils sont la première ressource des enseignants pour faire cours. Les manuels proposent une interprétation des savoirs à enseigner et participent ainsi à la construction du texte de savoir. Nous avons identifié les documents abordant explicitement le tourisme et les loisirs et relevé les espaces concernés, analysé le discours construit sur ces espaces, sur le tourisme et sur les loisirs. Nous avons réalisé par ailleurs une analyse spécifique des 154 images de ces manuels en prenant en compte la prise de vue, le sujet de la photographie et le lien texte/image.
5Cette analyse nous conduit dans un premier temps à montrer que la géographie scolaire contribue à construire une vision enchantée des espaces touristiques, ce qui permet difficilement d’en cerner la complexité. Ce constat nous amène ensuite à proposer une démarche d’enseignement par le tourisme pour proposer une autre vision des espaces touristiques.
6Le tourisme traverse l’ensemble des programmes actuels du secondaire. C’est rarement une thématique à part entière si ce n’est en classe de 4ème où sont étudiés « le tourisme et ses espaces » pour comprendre « les mobilités humaines transnationales ». Le tourisme constitue le plus souvent une entrée pour appréhender le développement d’un territoire, à l’échelle locale ou régionale, comme en 6ème et en 3ème sur les espaces de faible densité. Il est aussi mobilisé comme facteur d’insertion dans la mondialisation, à l’exemple de Paris étudiée comme une ville mondiale en classe de 1ère. Le tourisme est aussi présenté comme un facteur d’organisation du littoral (6ème et 2nde). Enfin, le tourisme permet d’aborder des questions relatives au développement durable des territoires notamment en classe de 5ème. Inversement, la question des loisirs est quasiment absente des programmes. Ceci explique notre propos, centré majoritairement sur le tourisme.
7Ainsi, la diversité des thématiques à travers lesquelles le tourisme est abordé à l’école laisse supposer que son enseignement permet de dresser un large tableau de la question. Pourtant, l’analyse des espaces étudiés et la mise en image de ces espaces par les manuels met en évidence une représentation restrictive du tourisme.
8Il y a en effet une très grande sélectivité des espaces touristiques abordés par la géographie scolaire et représentés dans les manuels. Le tourisme balnéaire y est surreprésenté. Il constitue plus de la moitié des images des manuels scolaires analysés, loin devant d’autres formes de tourisme. C’est ce que montre la figure ci-dessous (Fig. 1).
Figure 1 – Types de tourisme mis en image dans les manuels scolaires
Source : Gaujal & Leininger, 2018
9Pour obtenir cette répartition, nous avons classé les images des manuels en fonction des éléments représentés. Quatre catégories ont émergé de manière inductive : le tourisme balnéaire (plage, hôtels de luxe, croisières), le tourisme d’exploration (Arctique, jungle, parcs animaliers pour des safaris), le tourisme culturel (tourisme urbain, festivals, sites historiques) et, enfin, le tourisme de montagne (randonnées, ski).
10Certains espaces touristiques sont donc peu abordés. Les espaces montagnards, qui constituaient pourtant un grand classique de la géographie scolaire française, sont aujourd’hui peu présents dans les programmes et dans les manuels. Le tourisme culturel est identifié à un tourisme urbain centré principalement sur quelques métropoles parmi lesquelles Paris, Venise, New-York, Tokyo, Mumbai, Istanbul.
11Ce sont les littoraux et les îles qui sont au centre de l’enseignement du tourisme, ou plus précisément certains littoraux et certaines îles. En effet, là encore, il y a une forte sélectivité des espaces étudiés : ainsi, en France, la Guadeloupe et la Corse sont des îles totalement absentes des manuels scolaires contrairement à la Martinique, la Réunion ou la Polynésie. En Europe, la Grèce et l’Europe de l’Est, notamment la Croatie qui a beaucoup développé son activité touristique cette dernière décennie, sont évincées des espaces étudiés. L’Asie n’apparaît que de manière très fragmentaire. A l’inverse, les hauts lieux du tourisme de masse américain sont bien représentés : Miami, Cancun, Hawaï notamment. L’espace touristique balnéaire se réduit donc à des îlots comme le montre la carte ci-dessous (Fig. 2).
Figure 2 – Le tourisme dans les manuels scolaires : un tourisme balnéaire, une planète en îlots
Source : Gaujal & Leininger, 2018
12Ce constat permet d’identifier une double réduction du tourisme dans la géographie scolaire : une réduction du tourisme au tourisme balnéaire, et une réduction du tourisme balnéaire à des îlots mis en image. De manière tout à fait paradoxale, les espaces touristiques qui pourraient être pratiqués par les élèves, ceux qui peuvent relever d’une forme d’ordinaire, sont peu abordés par les manuels au profit d’espaces lointains sur lesquels circulent des imaginaires territoriaux que reprennent les manuels scolaires.
13Les manuels scolaires subliment les images relatives aux espaces touristiques, véritable invitation au voyage avec pour constante : un ciel bleu et dégagé, un temps ensoleillé auquel s’ajoutent une mer limpide voire turquoise et la plage de sable fin dans le cadre du tourisme littoral. Autour de ces constantes photographiques, s’articulent d’autres éléments : un aménagement, des espaces urbains ou encore l’arrière-pays au dernier plan de l’image.
14Par ailleurs, les éléments représentés relèvent d’un tourisme plutôt luxueux : grands hôtels, piscines, casino, etc. Les images de croisières sont très présentes dans les photographies des manuels par le biais d’images de gros paquebots naviguant ou à quai. Les éléments qui pourraient évoquer un tourisme plus populaire comme les campings sont en revanche peu présents. Cela contraste avec les manuels des années 1990 qui mettaient en image le tourisme populaire des stations balnéaires du Languedoc Roussillon notamment leurs campings.
15Peu d’images représentent les impacts négatifs du tourisme sur un espace : pollution, saturation de l’espace, dégradation du milieu biophysique etc. Un contre-exemple est l’image d’une petite fille impuissante sur une plage jonchée de déchets plastiques au Cambodge dans le manuel de la classe de 4ème chez Magnard (2016). De la même manière, les conflits (d’usage, d’aménagement, de ressources) sont peu abordés dans les manuels et dans les programmes.
16Les manuels scolaires contribuent à construire un imaginaire territorial proche de celui des cartes postales. « La carte postale photographique participe en effet bel et bien d’une construction symbolique du territoire qui met en jeu l’imaginaire » [Malaurie 2001, p. 77], ce qui contribue à réduire la complexité des espaces représentés [Litot 2010, p. 71]. Les logiques de production des images de manuels et celles des cartes postales sont très proches. Comme l’a montré Jean-Baptiste Litot dans sa thèse [op.cit.], les cartes postales sont des produits commerciaux destinées à promouvoir l’image d’un territoire. De la même manière, les images de manuels, issues de banques de photographies, sont destinées à la vente et doivent donc se conformer aux attentes des éditeurs et des enseignants qui décident de l’achat des manuels. Ces images reflètent ainsi ce que les acheteurs potentiels cherchent à voir, des géosymboles, c’est-à-dire « un lieu, un itinéraire, une étendue qui, pour des raisons religieuses, politiques ou culturelles prend aux yeux de certains peuples et groupes ethniques, une dimension symbolique qui les conforte dans leur identité » [Bonnemaison 1981, p. 256].
17La dimension imaginaire de ces espaces touristiques prend alors le pas sur leur « mise en récit » [Thémines 2016]. Les acteurs, les dynamiques et les aménagements qui ont concouru à cette organisation sont quasi absents, et les espaces touristiques sont étudiés dans leur état actuel, l’approche diachronique des espaces touristiques restant marginale, dans les programmes comme les manuels.
18C’est un changement par rapport aux programmes antérieurs notamment ceux des années 1990 où la mise en tourisme des territoires était convoquée pour aborder les évolutions marquantes du territoire français et son aménagement. Par exemple, l’histoire de l’aménagement des stations touristiques du Languedoc-Roussillon en classes de 1ère et de 4ème, tout comme la reconversion industrielle des terrils du Nord-Pas-de-Calais ou des friches en Lorraine en piste de ski artificielle, en parc de loisirs ou en centre thermal étaient un grand classique des manuels scolaires.
- 1 Expérience menée en 2012-2013, 2013-2014 et 2014-2015 par Sophie Gaujal, professeure d’histoire-géo (...)
19Ces pratiques scolaires ordinaires, véhiculant une vision enchantée du tourisme, dans le prolongement des représentations sociales, ne favorisent donc pas l’initiation des élèves au raisonnement géographique : les acteurs et les enjeux qu’implique la pratique du tourisme, à différentes échelles de temps et d’espace en sont gommés au profit d’une image réifiée du monde. Se pose alors la question de savoir comment sortir de ces images de carte postale pour enseigner les espaces touristiques ? Nous nous appuierons pour y répondre sur une expérimentation menée avec une classe de Première ES d’un lycée de la banlieue parisienne, dans le cadre du chapitre sur les territoires ultramarins, et de l’étude de cas qui l’inaugure (BO n° 9, 30 septembre 2010)1. Le territoire ultramarin choisi pour l’étude est la Guadeloupe, un territoire perçu comme un lieu « extra »-ordinaire, comme le confirme la simple requête « Guadeloupe » sur google image : sur les 20 première images en effet, 17 présentent une image stéréotypée de la Guadeloupe : une plage tropicale, souvent déserte, bordée de cocotiers (requête du 8 mars 2018). L’objectif de l’étude de cas est que les élèves comprennent que la Guadeloupe est loin de se limiter à cette image de carte postale, qu’elle n’est pas une simple entité composée d’une unité paysagère unique, une plage de sable fin, dont l’unique objectif serait d’accueillir des touristes exténués par une année de dur labeur, mais d’y substituer une lecture plus complexe prenant en compte :
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La structuration interne de l’île, caractérisée par une forte dissymétrie entre l’intérieur et le littoral (qui concentre les activités, le peuplement et les axes de transport), ainsi que par le déséquilibre du réseau urbain, marqué par la domination de Pointe-à-Pitre, et du réseau de transport, unimodal et annulaire.
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À une échelle plus fine, la diversité des paysages guadeloupéens : d’une part, des paysages associés à l’insularité et à la tropicalité, facteurs d’aménités et de contraintes, comme les plages, aménagées pour les touristes dans quelques endroits restreints de l’île (Le Gosier notamment), les plantations de bananiers et canne à sucre, les paysages volcaniques (volcan de la Soufrière, parc naturel national de Guadeloupe), et, d’autre part, des paysages urbains qui s’apparentent à ceux que l’on trouve en métropole, et qui connaissent des inégalités socio-spatiales analogues.
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À plus petite échelle encore, l’intégration de cette île perçue comme lointaine à la métropole française et à l’Union Européenne, et son paradoxal isolement de la région caribéenne.
20Pour que les élèves explorent la complexité de l’organisation de ce territoire ultramarin, nous leur avons proposé un voyage virtuel, mobilisant ainsi une démarche expérientielle.
21La théorie de l’apprentissage par l’expérience a été formalisée par Leon Kolb [1984] dans la lignée des théories de Dewey [1938], Lewin [1951] et Piaget [1971]. La pédagogie expérientielle s’inscrit dans une démarche holistique qui prend en compte la personne dans toutes ses dimensions : intellectuelles, éthiques, psychologiques, culturelles. Elle repose sur une pédagogie active qui place l’apprenant et son expérience au cœur du processus d’apprentissage. Cette théorie repose sur le postulat que les individus peuvent apprendre de leur expérience par l’analyse critique de leur vécu qui les conduit à conceptualiser cette expérience. Ils sont ensuite amenés à éprouver la solidité et la validité de cette construction théorique en l’éprouvant à nouveau par l’expérimentation. L’ensemble du processus peut être schématisé comme le montre la figure ci-dessous (Fig. 3).
Figure 3 – L’apprentissage par l’expérience
Source :D’’après Jenkins [1998, p. 43] selon Healey & Jenkins [2000, p. 187].
22Les géographes, notamment anglo-saxons, se sont saisis de la théorie de l’apprentissage, pour développer une géographie expérientielle [Healey & Jenkins 2000, Pruneau & Lapointe 2002, Ives-Dewey 2009]. La géographie expérientielle est une démarche didactique, à l’articulation entre la géographie spontanée et la géographie raisonnée. Basée sur l’expérience, elle permet aux élèves de questionner leurs représentations, leur pratiques spatiales et de les relire au regard des savoirs et connaissances acquises en classe. Or les élèves ont tous une expérience du tourisme, qu’ils l’aient pratiqué dans un espace proche de leur domicile ou plus loin. Ils sont également familiers des sites de calcul d’itinéraires en ligne (par exemple Mappy), que ce soit pour organiser un voyage, calculer le coût d’un billet d’avion etc. Une géographie par le tourisme consiste donc à mobiliser l’expérience spatiale des élèves, et/ou à en susciter de nouvelles, sous la forme de sorties scolaires ou de jeux de rôle.
23En étant invités par exemple à organiser un voyage, depuis la salle de classe, les élèves se projettent mentalement dans un autre espace, l’arpentent, expérimentent ses rugosités. Ils voyagent ainsi virtuellement depuis la classe, et, avec l’aide de leur professeur, construisent progressivement une approche géographique de l’espace visité. C’est du moins l’hypothèse qui a prévalu lors du voyage virtuel en Guadeloupe et dont nous présentons dans la suite de ce texte les modalités puis les résultats, en nous appuyant sur un corpus de cartes postales « sensibles » qu’ils ont réalisé à l’issue de ce voyage.
- 2 Carte IGN TOP 25 n°4605 GT & 4603 GT.
24Le « voyage » a commencé par le cadrage suivant : « cette semaine nous partons en Guadeloupe. Départ dimanche. Nous serons sur place le lundi. Le premier jour, repos et plage ! Le mardi nous partirons en excursion à Basse Terre sur le volcan de la Soufrière. Nous dormirons dans les environs, pour pouvoir aller visiter le lendemain une bananeraie. Le jeudi, nous visiterons la ville de Pointe-à-Pitre. Vendredi, veille du départ, repos et plage. Samedi, retour en métropole … Pour organiser ce voyage, vous allez être divisé en groupes. Le groupe 1 s’occupera du voyage en avion et des transports sur place. Le groupe 2 trouvera un logement et organisera les journées plages. Le groupe 3 sera chargé d’organiser l’excursion dans le volcan et la nuit sur place. Le groupe 4 la visite de la bananeraie. Le groupe 5 la visite de Pointe à Pitre. Pour faire vos recherches, vous pouvez vous aider d’internet. Vous pouvez également vous aider des deux cartes IGN qui sont au tableau »2.
25À l’aide de sites d’agences de voyage, et à l’appui de cartes topographiques, les élèves ont ainsi découvert la Guadeloupe, ce qui leur a permis de questionner l’image de carte postale qu’ils en avaient initialement. Chaque groupe a ainsi expérimenté une problématique différente, comme le montre la carte ci-dessous, puis mis en commun ses observations au moment de la restitution. La carte (fig.4) et le tableau 1 ci-après synthétisent leur itinéraire.
26Par groupes d’abord, puis tous ensemble les élèves ont ainsi été conduits à réinvestir les connaissances acquises lors des chapitres précédent, mobilisant des opérations de mise en relation à différentes échelles (entre la métropole et la Guadeloupe, entre différents espaces de la Guadeloupe). Progressivement, les élèves, sous la conduite de leur professeur, ont progressivement abouti à l’élaboration d’un modèle de l’organisation d’un territoire ultramarin (Fig. 5), s’appuyant sur le modèle de l’île tropicale [Brunet 1986, Guébourg & Théry 1988, Couix & Desse 1992].
27Figure 4 – Croquis de synthèse du voyage virtuel effectué par la classe en Guadeloupe.
Source : Gaujal & Leininger, 2018.
Figure 5 – Schéma de l’organisation d’un territoire ultramarin
Source : Gaujal & Leininger, 2018 d’après Hatier, Manuel Première, 2011, Brunet (1986), Guébourg & Théry (1988),
Tableau 1 – Synthèse du voyage virtuel effectué par la classe en Guadeloupe
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Missions
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Observations des groupes
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Analyse en classe
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Groupe 1 (G1)
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Voyage en avion et transports sur place
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Observation du coût et distance importante du voyage depuis la France, décalage horaire.
Comparaison de l’aéroport de Pointe à Pitre avec celui de Roissy, étudié lors du chapitre sur les réseaux de communication.
Observation d’un axe de transport « en anneau » autour de l’île ; de la saturation des axes menant à Pointe à Pitre.
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Insularité de la Guadeloupe.
Liens avec la métropole, l’aéroport fonctionne comme un « cordon ombilical ».
Organisation « annulaire » du réseau de transport en Guadeloupe et macrocéphalie du réseau urbain.
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Groupe 2 (G2)
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Trouver un logement et organiser les journées plage
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Observation d’un nombre d’équipements touristiques limités à certains lieux.
« Nous allons au Gosier car c’est là qu’on trouve tous les hôtels ».
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Pour être accessible aux touristes, le littoral doit être aménagé.
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Groupe 3 (G3)
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Organiser une excursion au volcan de la Soufrière et prévoir une nuit sur place
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Observation de l’altitude, prise en compte du risque volcanique.
Peu d’endroits où loger (« nous avons beaucoup cherché. Nous trouvons un logement à Saint-Claude ») (« sur la plage il y a beaucoup de moustiques »).
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Risques. Tropicalité. Aménagements touristiques ponctuels.
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Groupe 4 (G4)
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Organiser la visite d’une bananeraie
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Observation sur la carte IGN de l’organisation d’une plantation.
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Tropicalité. Organisation d’un territoire productif. Agritourisme.
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Groupe 5
(G5)
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Organiser la visite de Pointe à Pitre
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Les formes urbaines sont semblables à celles étudiées lors du chapitre sur les villes, avec des difficultés analogues à celles de la métropole.
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Organisation d’un espace urbain (ville centre, centre- ville, banlieue, espace périurbain).
Discontinuités spatiales. Fractures socio-spatiales.
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Source : Gaujal & Leininger, 2018.
28Restait à l’issue de ce travail à évaluer plus finement ce qu’il avait apporté à chaque élève, et si cela leur avait permis, comme c’était notre hypothèse, de bousculer leur représentation initiale de carte postale au profit d’une lecture de la complexité du fonctionnement de ce territoire ultramarin. C’est pourquoi, à la suite du voyage virtuel qu’ils venaient de réaliser, nous avons proposé aux élèves de réaliser une « carte postale sensible » de la Guadeloupe. Au recto, il s’agissait de réaliser une carte sensible, c’est-à-dire s’affranchissant des contraintes de la cartographie traditionnelle par le recours à différentes projections et au dessin d’imitation. Au verso, cette carte était complétée d’un texte rédigé sous une forme épistolaire et adressé à la personne de leur choix. Cet exercice présentait l’avantage d’être dans la continuité du jeu de rôle proposé aux élèves (l’envoi d’une carte postale à la fin d’un voyage) tout en recourant à la cartographie, outil privilégié des géographes pour présenter l’organisation des territoires.
29Les résultats obtenus sont variés. Pour les analyser, nous avons cherché quelle distance les élèves avaient pris d’une part, avec leurs représentations initiales (la Guadeloupe une plage de sable fin), d’autre part, avec le voyage virtuel qu’ils avaient réalisé, pour éventuellement aboutir à une représentation de l’organisation de ce territoire.
30Par exemple, sur le croquis d’E, le soleil rayonnant et l’itinéraire tracé en pointillé sont des traces de ses représentations initiales et de son voyage virtuel.
Figure 6 – La carte postale d’E, recto
31Mais à regarder de plus près, l’approche est plus complexe : ainsi, elle se livre à une véritable typologie des différentes plages de la Guadeloupe : « plages dangereuses » avec une tête de mort dessinée à côté, « belle plage sans rien », « plages sympas » et enfin « rendez-vous des touristes » qui désigne les plages du Gosier, qu’elle prolonge d’une explication au verso : « ton papa m’a expliqué les trois types de plage : les dangereuses au Nord à cause des énormes vagues, les plages « sympas », belles mais souvent occupées par des drogués surtout le soir … et puis les plages à touristes, où tout est aménagé, protégé … On dirait de fausses plages ! ». A cette première distinction s’ajoute une différenciation entre les différents espaces de la Guadeloupe : le volcan, la bananeraie, la ville de Pointe-à-Pitre. Enfin, on voit apparaître une dimension réticulaire, avec la représentation des différents moyens de transports, à différentes échelles : bateau, voiture, et avion, avec cette mention : seul aéroport, destiné à marquer le caractère insulaire de l’île, et dont elle note, dans son texte : « ça change de Roissy ! ». La lecture d’E articule ainsi plusieurs niveaux d’échelle, selon une vision de l’espace qui conjugue une approche réticulaire (un réseau de transport multimodal) et une approche topologique (différents espaces et différents usages en Guadeloupe).
32À l’inverse, quelques élèves ont eu des difficultés à prendre de la distance avec leurs représentations initiales (la Guadeloupe comme un paysage de carte postale). La vision idyllique semble alors s’imposer, comme pour C qui écrit à ses parents : « la Guadeloupe est un pays magnifique, presque paradisiaque ». La carte, ornée de palmiers, d’un bateau, d’un soleil dardant ses rayons sur l’ensemble de l’île, et d’un volcan fumant qui ajoute au pittoresque, accompagne cette vision.
Figure 7 – La carte postale de C, recto
33D’autres - parfois les mêmes - ont tout autant de difficultés à prendre de la distance avec la pratique spatiale (le voyage virtuel). C’est ainsi qu’au recto, leur carte se résume à leur itinéraire dans l’île, tandis qu’au verso leur texte peut se résumer à un simple « Gros bisous de la Guadeloupe ! ».
34Cela peut même aller, dans le cas de M, à présenter un simple paysage de la Guadeloupe, sans tenir compte de la consigne (une cartographie sensible).
Figure 8 – La carte postale de M, recto
35Dans les deux derniers cas, le résultat est le même : ces élèves ont eu des difficultés à remobiliser les connaissances apportées par le cours, ils se sont retrouvés, en quelque sorte, piégés par leur représentation et la pratique sociale proposée.
36Ces différentes observations permettent de distinguer trois types d’attitude possibles.
37Celle de l’élève consommateur d’espace tout d’abord, comme C et M (Fig. 7 et 8). Les paysages sont perçus comme un décor contribuant au plaisir du voyageur et le volcan de la Soufrière comme la possibilité de ressentir des sensations fortes. C’est le cas de 20 % des élèves. La Guadeloupe reste à leurs yeux un paysage de carte postale, un lieu extraordinaire, et l’image qu’ils en proposent est conforme à l’image d’Épinal qu’ils s’en faisaient au départ.
38Celle de l’élève routard ensuite, comme C (Fig. 9). Le décor de rêve est nuancé, sa dimension aménagée est perçue, des inconvénients sont pointés (embouteillages, moustique, certaines plages inhospitalières …). C’est le cas de 50 % des élèves. Après avoir décrit leur voyage, ils ajoutent une précision, une nuance au tableau idyllique qu’ils viennent de décrire, donnant à leur interlocuteur les trucs et astuces pour ne pas rater leur voyage, une sorte de conseil de routard à routard. Ils mettent ainsi en garde contre les moustiques, les embouteillages, les quartiers mal famés, les plages dangereuses. Ils racontent des évènements surprenants comme la présence d’un iguane sur la route. Ils préviennent des risques causés par le volcan de la Soufrière, mais ils se font rassurants : « ça ne craint rien, il y a une bonne gestion du risque ». Et bien sûr, il y a les quartiers à éviter, mal fréquentés… mais précise une élève « je n’y suis pas allée [dans ces quartiers], ça m’aurait donné une mauvaise image de ce pays ». Autant d’éléments qui rendent compte de l’expérience qu’ils ont « vécue » lors de leur voyage virtuel. Sur le plan graphique, la carte est soignée.
Figure 9 – La carte postale de C, recto
39Il y a enfin l’élève écotouriste voire citoyen, comme E (Fig. 6) ou J (Fig. 10) : il part à la rencontre des habitants, tente de découvrir une autre réalité, que le décor de rêve qui lui est spontanément montré. Des discontinuités sont mises en évidence. Le point de vue est distancié. C’est le cas de 30 % des élèves. La carte ne cherche plus alors à être décorative. Au verso, le texte est court, mais incisif : pour J. par exemple, qui s’adresse directement au président de la République « il est temps que ça change » (Fig. 10b). Les élèves parlent de « dichotomie », « d’envers du décor », de « contraste », voire « d’enfer ». Ils prennent de la distance par rapport à leurs représentations initiales mais aussi par rapport au voyage virtuel qui leur a été proposé. La Guadeloupe n’est plus vue seulement comme un décor de rêve mais comme soumise à des risques et des nuisances multiples : atteinte à l’environnement causée par la pollution sonore de l’aéroport ou par la déchetterie installée dans un milieu fragile et protégé, la mangrove ; insécurité liée à des zones de relégation urbaine, coincées entre les grands axes, l’aéroport, les usines et la déchetterie ; ou encore la progression tentaculaire de la ville, grignotant sans cesse les terrains agricoles. Des moyens graphiques et la nomenclature mettent ces idées en évidence : « le quartier du crime », le « vrooom » des avions ou encore le dessin d’une machine à laver et de boîtes de conserve abandonnées au milieu de la mangrove. Des dynamiques et des conflits d’acteurs sont associés : dynamique de protection du littoral contrariée par l’extension urbaine (« mangrove protégée ou presque »), dynamique de rénovation urbaine et son lot de démolition (« quartier de la démolition et du renouveau »), axes partagés par les riverains qui en subissent les nuisances et les touristes qui en apprécient l’efficacité (la route vers le Gosier est celle « des touristes et des révoltes »).
Figure 10a – Carte postale de J., recto
Figure 10b – Carte postale de J., verso
40Nous avions fait en introduction le constat d’une géographie scolaire du tourisme marquée par une vision enchantée du monde : restreinte au tourisme balnéaire, sélectionnant quelques lieux de la planète, se limitant au tourisme de luxe. Cette « cartepostalisation » du monde est un obstacle à l’apprentissage de la géographie qui nécessite de mobiliser des échelles, des dynamiques, des acteurs, et d’observer des différenciations, voire des discontinuités spatiales, loin d’une vision des lieux du tourisme limitée à des plages de sable fin bordées d’hôtels de luxe. Ces pratiques ordinaires laissent place cependant à des pratiques plus extraordinaires. C’est l’une d’entre elles à laquelle nous avons consacré la deuxième partie de cet article, basé sur l’hypothèse suivante : de quelle manière un voyage virtuel, mené depuis une approche expérientielle, peut-il permettre à des élèves de construire une image plus complexe d’un espace touristique ? La réalisation de cartes postales sensibles a permis d’en analyser les résultats, et d’aboutir à une typologie, de l’élève resté consommateur d’espace, à l’élève routard voire éco-citoyen. Vient ensuite le temps de la remédiation et l’occasion de présenter cette grille d’analyse aux élèves, et de leur fournir ainsi une nouvelle occasion de construire une démarche plus complexe.