1L’idée du déclin des sociétés comme celui des lieux est depuis longtemps mobilisée dans toute sorte de discours et d’écrits. Dans le cas du tourisme, il est aussi depuis longtemps utilisé par des réflexions à prétention théorique servi par des « modèles » bien connus comme le cycle de R. W. Butler s’inspirant du « cycle du produit » [Butler 1980]. Même si l’auteur prévoyait plusieurs scénarii possibles d’évolution de la destination touristique, seul celui du déclin fut retenu et systématiquement cité. Il recyclait alors ceux de Plog fondé sur la psychologie des touristes et proposé dans les années 1970 mais également le modèle de Cohen [Cohen 1972] qui distingue différentes étapes dans la mise en tourisme des lieux, en fonction de la population touristique. D’autres auteurs emboîtèrent rapidement le pas comme Gormsen [Gormsen 1981] et Miossec [Miossec 1977].
2Tous ces modèles alimentent les mêmes idées : le développement massif du tourisme conduit au déclin du lieu par « trop de touristes », « atteintes à la ressource » ou « l’accueil de touristes psychocentriques vieillissant ». Bref, le trop fort développement du tourisme produit la ruine des lieux touristiques. Produits par des scientifiques, cet outil a été généralement mobilisé par de très nombreux acteurs du développement touristique, publics et privés comme des consultants. Il est devenu un outil pour agiter les peurs de la « perte » et la capacité à faire croire que le moindre heurt dans le développement est un malheur. Comment se nourrit cette crainte ? Et comment alimente-t-elle globalement des contre-vérités sur le tourisme et ses lieux. Enfin, comment en apprécier la portée heuristique ? Car les lieux touristiques ne sont pas des lieux ordinaires et en ce qu’ils mobilisent des qualités spécifiques, il est intéressant de se demander si ces lieux extra-ordinaires peuvent connaître le déclin.
3Notre société contemporaine est traumatisée par les crises car la civilisation industrielle a inventé la conscience de l’éphémère qui s’exprime à travers la patrimonialisation [Lazzarotti 2011]. Dès lors, les crises et les mutations sont vécues comme des menaces mortelles et non comme des moments nécessaires dans une évolution marquée par la « destruction créatrice » selon l’expression de Schumpeter [Schumpeter 1939] qui développe l’analyse selon laquelle toute innovation induit le déclin d’un ordre ancien. Ainsi les différentes étapes du développement agricole comme celles de l’industrialisation sont caractérisées par des processus continus entrecoupées d’alternances. Ainsi s’enchaînent des périodes de crise et de prospérité : passage d’une agriculture majoritairement vivrière, peu marchande à un mode d’organisation industriel puis post- industriel diversifié ; passage d’une industrie fondée sur le textile et l’acier puis sur l’automobile et le pétrole et enfin la R&D comme le numérique. Pourquoi le tourisme évoluerait-il alors comme un long fleuve tranquille, différent des autres activités économiques et humaines ?
- 1 Syndrôme respiratoire aigu sévère
- 2 L’évaluation de cette frange d’exclus mérite une clarification. En se fondant sur les enquêtes du C (...)
4À cela s’ajoute un autre élément de réflexion autour de la relation entre tourisme et crise. Car, se pose la question de la bonne échelle d’appréciation d’une crise ou d’un déclin. Si on a, sans cesse, évoqué les travers du « tourisme de masse », les difficultés de telle ou telle destination, le tourisme s’est globalement développé sans discontinuité depuis son invention. À l’échelle mondiale, les chiffres de l’OMT depuis 1950 montrent deux reculs au moment de la crise sanitaire du SRAS1 de 2003 et de la crise économique de 2008, mais le mouvement repart à la hausse dès l’année suivante. Quelques stagnations sont visibles autour des premières crises pétrolières et si les attentats du 11 septembre 2001 furent dramatiques pour la fréquentation touristique des pays arabes, le développement se poursuivit en Asie, montrant l’internationalisation des flux et non leur mondialisation. De même, tandis que les franchissements de frontière ont fléchi en France en 2015 et 2016, du fait des attentats terroristes, le tourisme intérieur s’est maintenu malgré les difficultés économiques faisant preuve d’une remarquable résilience. Ailleurs, la crise subie depuis 2011 par la Tunisie et l’Égypte a fait les beaux jours des destinations concurrentes de la rive septentrionale du bassin méditerranéen montrant des recompositions permanentes des logiques de circulations des touristes. La crise des uns fait le développement des autres mais en aucun cas, la crise du tourisme car, comme le souligne de nombreuses analyses, le tourisme a complètement imprégné les modes de vie et constitue une valeur sociale, à tel point qu’en être privé apparaît comme une inégalité fondamentale2 [Caire 2015], il constitue désormais un « genre commun » [Lussault 2007].
5Et la crise de fréquentation peut tenir à d’autres critères comme l’origine géographique des touristes. Dans le cas de pays ou régions uniquement dépendants de flux internationaux, des événements géopolitiques majeurs peuvent détourner durablement (plusieurs années) les flux touristiques vers d’autres lieux comme évoqué ci-dessus. Ainsi le développement du tourisme national devrait être un impératif pour ces pays pour compenser les possibles retournements d’un marché international et parce que ce sont généralement les habitants d’un pays qui font le tourisme d’un pays, à quelques exceptions près. Dans le cas d’un contexte touristique où se croisent étrangers et nationaux, la crise touristique relève d’autres processus, expression de l’évolution des pratiques et des représentations (cf. supra).
6Est-ce que les modèles proposés permettent de rendre compte de tout cela et quels sont les critères mobilisés ? Comment comprendre leur succès ? Nous centrerons notre propos sur celui de R. Butler, le plus mobilisé autour de la notion de « déclin ».
7Butler s’est inspiré pour son modèle de concepts et méthodes qu’il a transférés à la géographie du tourisme sans beaucoup de précautions. Premièrement, il détourne le modèle de pénétration d’un marché par un produit, qualifié de courbe en S en marketing. Or, dans cette science, l’unité de mesure est relative puisqu’il s’agit de pourcentage. Fatalement la courbe tend à atteindre 100 % et à s’aligner à ce niveau parallèlement à l’abscisse. Ensuite, le concept de saturation a été démontré en chimie. C’est la capacité d’un liquide à absorber une quantité d’éléments solides solubles, soit le nombre de morceaux de sucre qu’une boisson chaude peut dissoudre. Mais, il n’est pas transférable aux sociétés humaines comme l’a démontré Florence Deprest [Deprest 1997].
8En effet, dans les sociétés humaines en général et dans les lieux touristiques en particulier, la capacité d’innovation a toujours permis de passer le temps et d’absorber un nombre croissant de touristes. Aujourd’hui, le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources posent des problèmes mais des solutions sont expérimentées ici ou là et permettent la plupart du temps de renouer avec le succès et la fréquentation sans épuiser la ressource ou détruire le paysage, expression qui nous interpelle fortement car elle renvoie à un état de nature qui serait celui d’avant le tourisme, époque où le lieu pouvait déjà avoir été transformé. Cette idée est totalement déjouée par l’expérience historique. Les géo-prophètes du malheur se sont lourdement trompés. Ils avaient prédit dans les années 1980, le déclin de la Côte d’Azur [Miossec cité par Deprest 1997]. Il est aisé de vérifier que le littoral le plus touristique au monde est toujours fréquenté. Et, qui plus est, il s’est étendu de la côte des Alpes Maritimes jusqu’à Toulon, alors que les Anglais avaient pris soin, historiquement, de prendre leurs quartiers d’hiver dans le Comté de Nice, évitant soigneusement le territoire de la République régicide.
9Ensuite on peut renoncer à ce modèle par une réflexion sur la relation entre gain/perte pour les ressources ou pour la société locale. Le retour du développement et la « relance » du lieu peut parfois prendre des décennies dans certaines régions du fait de l’inertie des logiques entreprises ou du refus des sociétés locales à changer et à s’arquer sur le strict fantasme de renouer avec une gloire passée. Alors la crise est là et le sentiment du déclin est fort. Mais il n’explique par la « destruction » de la ressource ou du paysage ou par le trop grand nombre de touristes. Cela s’explique par les changements du monde que ce soit le passage au trois S délaissant définitivement les stations de la côte sud de l’Angleterre ou l’avènement du ski ne permettant pas aux stations du Massif Central de conserver leur rang dans la hiérarchie des lieux touristiques français.
- 3 Le Monde, numéro du 19 avril 2018.
10L’ensemble de ce propos vise à montrer que la fréquentation des lieux touristiques repose sur les pratiques et représentations des touristes et que ces images évoluent au fil du temps. La Côte d’Azur a bien changé depuis trois siècles mais les acteurs ont su capter les airs du temps et évoluer avec les représentations et les goûts des touristes. Généralement c’est le manque de touristes qui fait la crise et la disparition. Et plus rarement, c’est le choix de certaines sociétés locales de rompre avec le tourisme. À Boulogne-sur-Mer, après la Seconde Guerre mondiale, et le passage du bain froid et de la blancheur des peaux, au bain chaud et au bronzage, les élites locales ont opté pour un développement industriel fondé sur la pêche et l’acier à base de ferromanganèse. Aujourd’hui, alors que ces bases du XXème siècle se sont effondrées (l’acier) ou ont fortement baissé leur activité (la pêche du fait de la raréfaction de la ressource halieutique), le tourisme pointe à nouveau : implantation d’un aquarium géant en 1991 qui vient d’être agrandi (mai 2018), projet hôtelier fondé sur un casino... et le lieu réapparaît dans les pages de la rubrique tourisme du journal Le Monde3.
11Face à ces modèles prédictifs de malheur et servant la cause des détracteurs du tourisme au vocabulaire bien connu : disneylandisation, masse, destruction, folklorisation... les lieux touristiques montrent leur formidable adaptabilité, puisqu’il s’agit d’un système socio-spatial ouvert par l’accueil de populations temporaires plus ou moins diversifiées qui permet des évolutions et par l’installation de nouvelles populations permanentes, le tourisme ne constituant pas une fin en soi.
12Nous allons dans une seconde partie, aborder les processus d’évolution des lieux.
13Cinq processus permettent d’étayer la compréhension de la capacité des lieux touristiques à passer le temps et à résister à la crise ou du moins à voir sa résolution apparaître rapidement. Cette approche est qualitative, fonde le lieu touristique comme un système ouvert où les populations présentes peuvent se renouveler en permanence par leurs origines géographiques, leur âge, leur culture …
14Le premier processus qui soutient la pérennité des lieux touristiques est la diversification interne au tourisme. En effet la pratique évolue et l’imagination humaine ne connaît pas de limites à innover et inventer de nouvelles manières de se « déroutiniser » [Élias et Dünning 1994]. Florence Deprest [Deprest 1997] pour la montagne, ou d’autres pour le littoral [Duhamel & Violier 2009] ont montré que les pratiques touristiques évoluent. Certaines apparues depuis l’invention du tourisme sont toujours actives, comme la contemplation des paysages ou la promenade. D’autres ont disparu et ont été remplacées par de nouvelles pratiques comme le climatérisme qui consistait à fréquenter la montagne l’été afin de profiter du bon air. Cette pratique a émergé au milieu du XIXème siècle, lorsqu’un médecin réfugié à Davos du fait de son engagement lors du Printemps des peuples y a découvert que la montagne ne guérissait pas, mais permettait une amélioration spectaculaire des corps atteints par la tuberculose. Au bord de la mer, le bain à la lame qui fut la pratique glorieuse des stations de la Manche a disparu avec l’avènement des trois S et le bain hédonique.
15L’adaptation des lieux aux nouvelles pratiques dépend de plusieurs facteurs. D’une part, les éléments biophysiques jouent. Le passage du bain froid au bain chaud suppose des conditions thermiques estivales qui sont données. D’autre part, les acteurs professionnels choisissent ou non de s’inscrire dans une stratégie de changement. Ainsi, en montagne, l’irruption du ski a induit de fait un passage d’une saisonnalité unique centrée sur l’été à une double saison. Or, cela suppose l’équipement des hôtels en chauffage central donc un investissement coûteux et une prise de risque que tous les acteurs n’ont pas relevé. De même, certains ont vu dans l’affirmation du ski hors-piste, une pratique déviante et dangereuse qu’il fallait interdire, tandis que d’autres ont perçu que cette posture exprimait la frustration d’une jeunesse devenue experte du fait d’un apprentissage précoce et en recherche de nouvelles sensations. Alors que les premiers ont réagi par les interdictions, les seconds ont accompagné le changement en sécurisant l’affirmation de cette nouvelle pratique. Ainsi, Tignes a capté cette clientèle et a pris de l’avance sur les autres stations qui n’ont pas tardé à l’imiter. Cette dynamique des pratiques s’inscrit de manière différenciée selon les lieux.
16Cette dynamique des pratiques peut s’inscrire et indurer dans un même lieu. Par exemple, si le passage du bain froid au bain chaud a redistribué les cartes du tourisme le long des littoraux, la côte normande a été détrônée par la Côte d’Azur comme principale destination balnéaire. Pour cette dernière, la mise en tourisme estivale a pris le pas sur la saison hivernale qui n’a pas disparu. Dans les régions de montagne le ski s’est déployé dans les massifs déjà touristiques. Cette induration peut être observée à plusieurs échelles. D’une part, les investissements cumulés en Savoie ont creusé les écarts entre les Alpes et les autres montagnes françaises notamment les Pyrénées. D’autre part, les nouvelles pratiques peuvent lancer de nouveaux lieux. Ainsi, le ski a fait son apparition vers 1908 à Chamonix, ville déjà consacrée comme haut lieu touristique, mais Megève, petit bourg à l’activité touristique limitée, l’a supplantée car les qualités des pentes étaient plus adaptées alors à l’apprentissage d’une nouvelle pratique par la société.
17Par ailleurs, la pérennité des lieux pose aussi un problème de vieillissement, par le décalage entre l’immobilisme des réalisations matérielles et la fluidité des goûts et des mentalités. En effet, l’induration induit de fait le vieillissement et donc la pérennité passe par la capacité à maintenir le lieu et à l’adapter à l’air du temps. Aux Baléares, la crise du début des années 1990, interprétée par certains comme un cas de saturation, a été repoussée par le gouvernement qui a promulgué une loi favorisant la rénovation du parc hôtelier et des espaces publics. Les promenades et les plages ont été réhabilitées afin de mieux correspondre aux attentes des touristes. Espaces emblématiques des stations littorales, elles furent au cœur des projets conduits avec la destruction surmédiatisée d’un hôtel en bord de mer à Palma Nova, laissant la place à un jardin d’enfants. Parfois les adaptations sont subtiles. Par exemple, en Vendée, les élus de Saint- Jean-de-Monts ont décidé de transformer le remblai dès la fin des années 1990. Il s’agissait pour eux d’envoyer aux acteurs privés un signal fort de la volonté municipale d’enrayer ce qui était perçu comme un déclin. La promenade très minérale et marquée par le règne de l’automobile a été reconfigurée en appliquant les principes urbanistiques du début des années 2000 à savoir une séparation des circulations laissant la place aux vélos comme aux piétons, repositionnant les parkings et réduisant l’emprise des voitures, à deux voies au lieu de quatre. Dans le prolongement, au sud, la commune de Saint-Hilaire-de- Riez a pris la même décision mais avec dix ans de décalage. Les principes ont changé. La dune a été réintroduite. Les circulations piétonnes et cyclistes ont été réunifiées dans une seule et même voie, ce qui est considéré aujourd’hui comme moins accidentogène.
- 4 La Zone de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager est instaurée en 1983. Elle s (...)
18Mais le vieillissement a aussi ouvert de nouvelles perspectives. En effet, le tourisme a produit son propre patrimoine. Dans les stations les plus anciennes, le processus de sélection et de classement a opéré dès lors que la dynamique en avait raréfié les objets, comme à La Baule, à Deauville ou à Vichy qui se sont dotées de ZPPAUP ou AVAP4. Les villas remarquables ont été d’autant plus vite répertoriées que les destructions ont été massives. Ainsi des circuits de promenades ont été dessinés et certaines destinations jouent une carte « patrimoniale » aujourd’hui encore très incertaine voici 20 ans, activité complémentaire des pratiques touristiques classiques. Ainsi, en Seine-Maritime, le département a mis en scène les plus beaux fleurons, dont Étretat, par un itinéraire des Impressionnistes qui permet d’agrémenter les promenades par des mises en perspectives des paysages et des tableaux des peintres, loin de la pratique de baignade dans une mer qui peut paraître froide à nos contemporains.
19Ce concept proposé par Vincent Coëffé et Philippe Violier [Coëffé & Violier 2018], pointe la diffusion de l’urbanité hors des villes au sens d’une diffusion des caractères urbains, diversité de la société et densité de la population à certains moments de l’année. Ce processus agit comme un autre moteur de la dynamique des lieux car il crée des conditions d’habitabilité qui sont autant de leviers de changement. Les équipements en services et en commerces non banals sont pris en compte par les acteurs dans leurs stratégies de localisation ou de résidentialisation. Ainsi, la population des lieux touristiques s’accroît par l’afflux de nouveaux habitants qui privilégient un cadre paysager et des conditions de vie jugées plus agréables. Une fonction de résidence se déploie ainsi qui génère la construction de nouveaux quartiers, une densification et le développement de services liés à la vie quotidienne. Se met en place une économie résidentielle [Talandier 2015].
- 5 Monsieur Malo a été mareyeur avant d’acquérir une potion de massif dunaire afin d’y réaliser des in (...)
20Deux cas de figure apparaissent. Les lieux touristiques les plus proches tendent à être intégrés en relation avec la mobilité croissante des individus dans des métropoles dont ils deviennent des quartiers résidentiels. Ainsi, Malo-les-Bains commune autonome détachée de Dunkerque à la suite de l’investissement d’un notable local5 a été réabsorbée par la ville de Dunkerque dans les années 1970. La Baule en Loire-Atlantique, a ajouté à la fonction touristique, celle de quartier de Saint-Nazaire. Mais lorsque, le lieu est davantage isolé, la résidentialisation est plutôt le fait des retraités, qui, les uns dans un basculement de la résidence secondaire à la principale, les autres dans le cadre d’un habiter polytopique [Stock 2004], choisissent d’habiter au pays des vacances. A noter que cette mutation concerne assez peu les stations et comptoirs de haute montagne tant les conditions de vie ne sont pas réunies notamment sur le plan climatique. La résidentialisation n’est cependant pas la seule forme de diversification externe.
21Nous qualifions ainsi le processus d’incorporation de fonctions non touristiques dans un lieu autrefois spécialisé. L’industrie de l’événementiel est une première stratégie lancée dès les années 1960 dans de nombreuses stations. En effet, l’existence d’un parc d’hébergement non sollicité une grande partie de l’année a pu susciter des initiatives en faveur de l’accueil hors saison, de populations mobiles. De plus ces projets ont été soutenus par la disponibilité d’un espace, le Kursal ou Casino, souvent de grande dimension et d’architecture soignée, également non mobilisé en dehors de l’été, période pendant laquelle il accueille les animations culturelles. Les lieux les plus dotés en urbanité, jouissant d’une forte image ont même pu s’engager dans une spirale de développement qui tend aujourd’hui à ce que l’activité au départ optionnelle prenne le dessus comme à Cannes ou à Biarritz. Si les touristes restent majoritaires sur la Côte d’Azur, plus de la moitié du chiffre d’affaires de cette destination dépend du voyage d’affaires (Côte d’Azur touriscope). Ces lieux nés du tourisme ou presque s’affirment aujourd’hui comme les concurrents des métropoles pour le siège des événements internationaux.
- 6 « Avec l'Eco-Vallée, Nice rêve d'industrie », Le Monde du 19 avril 2018.
22D’autres lieux optent pour l’accueil de population temporaire sur des périodes plus longues. Tout d’abord il y a les étudiants avec le développement d’antennes universitaires et d’établissements supérieurs d’enseignement et de recherche dans les stations ou villes touristiques. On peut citer en France, La Rochelle comme exemple ou Nice, mais également Biarritz. La croissance démographique de Montpellier et sa forte renommée rendent le lieu coûteux pour un logement étudiant si bien qu’un certain nombre d’entre eux s’installent dans la station de La Grande Motte sur la côte, profitant des meilleures connexions entre le littoral et la métropole. À l’étranger, Acapulco au Mexique, Bournemouth en Angleterre ou Altea sur la Costa Blanca espagnole, peuvent être également évoquées. Ensuite on peut cibler de nouvelles populations. La migration de retraités vers les lieux touristiques est un mouvement très puissant depuis des décennies, il touche tous les pays touristiques. Les logiques sont multiples : de la mobilité entre Paris et la côte normande ou de Paris vers le sud de l’Espagne ou le Maroc où certains viennent passer plusieurs mois par an. À Agadir, on trouve à la fois les retraités qui séjournent l’hiver en hôtel ou les camping-caristes. Mais la stratégie peut être également d’accueillir les actifs, plutôt des cadres à la recherche de lieux aux conditions de vie agréable et au niveau de services élevés. De ce point de vue les lieux touristiques en général et les stations en particulier correspondent bien à cette attente. Ainsi le parc de Sophia Antipolis au nord de Cannes inauguré en 1969 a lancé le mouvement en France et récemment le nouveau quartier de la Plaine du Var à Nice se positionne pour accueillir des investissements dans les hautes technologies et autres activités de communication6. Plus modestement, la municipalité de Saint-Jean-de-Monts a créé un espace pour accueillir les starts-up. Le projet du Maire vise à passer de la station à la ville balnéaire en posant les bases de la diversification de l’économie, à partir de la localisation in situ des services induits par les activités touristiques.
23Enfin le dernier processus concerne ces destinations où le tourisme perd sa position leader dans l’économie et dans l’usage du lieu. Déjà plusieurs exemples ont été proposés dans ce texte comme Boulogne-sur-Mer aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, mais ce passage du tourisme à l’industrie reste une exception alors que plus souvent on observe une mutation du lieu par son intégration au développement métropolitain des villes proches comme Malo-les-Bains relativement à Dunkerque par exemple. Ici la station s’est muée progressivement en quartier urbain avec une double fonction résidentielle et ludique, quittant définitivement sa fonction touristique. Ailleurs, d’autres exemples peuvent être mobilisés comme le quartier de Manly dans l’agglomération de Sydney [Gay in Duhamel & Violier 2009] ou encore de Coney Island proche de New-York.
24L’objectif recherché dans ce texte n’a pas été d’affirmer que tout est facile et dynamique dans les lieux touristiques, que les crises n’existent pas et de nier le sentiment de déclin vécu par de nombreux habitants dans les destinations touristiques. Tout cela existe et doit être pris en compte pour réfléchir à l’actualité et au futur des lieux concernés. En revanche, cela devient une erreur d’appréciation et de compréhension lorsque l’explication de la situation de crise repose sur le trop grand nombre de touristes et la destruction de la ressource/paysage. La plage, comme la montagne, ne disparaissent pas, la ville très fréquentée ne signifie pas la ruine de ses monuments. Car, finalement, les lieux touristiques sont extraordinaires en ce sens où, né du regard et des usages sociaux, ils peuvent se renouveler en permanence et perdurer à travers les décennies, même si des ajustements et des crises conjoncturelles existent. Car tout cela pose des questions et des enjeux de gestion tout comme des coûts.
25De même, il convient de ne pas mobiliser les tensions et conflits qui ont surgi, surtout en 2017, dans les très grandes villes européennes (Barcelone, Venise ou Berlin) pour ressortir l’argument du déclin possible car, là encore, le problème est ailleurs et relève plutôt comme le proposait, Laurent Queije, le délégué général du Welcome City Lab7, d’un grand bal des hypocrites :
« Certains universitaires, ethnologues ou autres sociologues n’ont pas de mots assez acides pour accabler le tourisme de tous les maux. Ils surfent sur une vieille rengaine : regrettant l’époque bénie des « voyageurs cultivés » du XIXème siècle, ils tirent sur « le touriste contemporain, qu’il faudrait d’urgence « réprimer ou éduquer ». L’éternel « c’était mieux avant », version bac + 6. On s’empresse de donner des leçons à la terre entière, sans faire l’effort de s’attaquer aux racines du mal. »
(Mais) les effets néfastes du tourisme de masse sont bien le résultat du cumul des intérêts lucratifs, de court terme, de tout un ensemble de protagonistes. Certes, les comportements peu respectueux de certains touristes sont condamnables. Mais pour les éradiquer, il est nécessaire d’analyser comment ils ont pu naître et d’étudier les bonnes pratiques expérimentées ailleurs. Entre ceux qui poussent des cris d’orfraies contre une poule aux oeufs d’or dont ils ont été les discrets bénéficiaires, ceux qui en ont favorisé l’essor par des politiques du chiffre sans stratégie de long terme, ceux qui ont démultiplié les unités d’accueil sans prendre en compte la capacité des territoires à en absorber les flux, ceux qui font leurs choux gras des mécontentements médiatiques d’habitants sans en scruter les causes, et ceux qui nous donnent des leçons de morale sur la façon dont nous devrions nous comporter en tant que visiteurs, il y a de quoi rester pantois ! » [L’Écho Touristique, 22 septembre 2017].