1Hérodote est désormais la première revue de géographie par son tirage (2000 à 3000 exemplaires avec des tirages exceptionnels pour quelques numéros la Question serbe (9000) et l’extrême droite en Europe (6 000) par exemple, par son nombre d’abonnés (près de 1000, dont 500 à l’étranger), par le nombre de consultations sur le portail Cairn (245 000 consultations en 2013), par la mise en ligne des 100 premiers numéros par la bibliothèque nationale et enfin par la traduction en anglais et la mise en ligne de dix articles chaque année sur le portail Cairn international. Le succès de la géopolitique y contribue assurément mais la pertinence du choix des thèmes et la richesse des contenus des articles y contribuent tout autant.
2En 2016 Hérodote fêtera ses quarante ans et son 160e numéro. Qui l’eut dit, qui l’eut cru en 1976, première année de la parution de la revue ? Personne et peut-être même pas son célèbre fondateur Yves Lacoste, car les débuts furent difficiles et par certains aspects homériques.
3Mais fort heureusement Lacoste occupait depuis le succès international (12 traductions) de sa Géographie du sous – développement une place particulière parmi les géographes universitaires. Sa notoriété ne le mettait assurément pas à l’abri des jalousies mais elle lui assurait d’écrire avec une sereine liberté tout ce qu’il estimait nécessaire, sans qu’il ait trop à se préoccuper des conséquences pour sa carrière. C’était de toutes façons son caractère, conforté par le soutien bienveillant de Jean Dresch, à cette époque président de l’Union géographique internationale. C’est d’ailleurs lui qui a suggéré à Lacoste de quitter l’Institut de géographie de la rue Saint Jacques pour le Centre expérimental de Vincennes, dont la création a été décidée à l’été 1968 et qui fut ouvert fin novembre. Sans les événements de 1968, auxquels Lacoste a relativement peu participé, et la création de Vincennes il se peut que la revue Hérodote n’ait jamais vu le jour. En effet, les débuts de Vincennes furent une période d’intenses débats, de joyeuses confrontations, de bouillonnement d’idées dans un climat favorable à la contestation. Ajoutons encore une organisation universitaire totalement atypique qui permit des rencontres entre des intellectuels de disciplines différentes, pour Lacoste ce fut la rencontre avec le philosophe François Chatelet, personnalité qui était aussi chaleureuse et intellectuellement libre que l’est toujours Lacoste.
4Conteur hors pair de ses aventures géographiques, Lacoste séduisait surtout les étudiants d’histoire contraints de faire de la géographie. Avec lui, la géographie devenait plus qu’intéressante, passionnante. Il faut dire que son récit de sa mission au Nord Vietnam en 1972, lors du bombardement des digues du fleuve rouge par l’armée américaine avait de quoi tenir en haleine l’auditoire : son voyage rocambolesque jusqu’au Vietnam, la thèse de Gourou sous le bras, sa rencontre avec Pham Van Dong, le premier ministre nord vietnamien, etc. On découvrait un géographe fier et heureux de l’être, (il se définit toujours comme « géographe » et jamais comme professeur de géographie) qui critiquait la géographie des professeurs qu’il qualifie dans un petit livre resté très célèbre « La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre » (1976), de discipline bonasse où il n’y a rien à comprendre mais seulement à apprendre, ce qui correspondait à la perception qu’étudiants d’histoire nous en avions. Il nous expliquait que la géographie est en vérité un savoir très ancien, indispensable à l’exercice efficace du pouvoir.
5En outre, la démonstration de l’efficacité du raisonnement géographique lacostien était des plus convaincante, on comprenait qu’il n’y avait pas d’un côté la géographie physique et de l’autre la géographie humaine et que c’était bien dans la combinaison des deux que le raisonnement devenait pleinement géographique, il était alors le seul non seulement à l’affirmer mais à le mettre aussi efficacement en pratique.
6Dans cette familiarité des relations entre enseignants et étudiants qui caractérisait Vincennes à cette époque, il associe un petit groupe d’étudiants, dont je fais partie, majoritairement historiens au projet qu’il a en tête depuis quelques années : créer une nouvelle revue de géographie. Avec l’inconscience et l’arrogance de nos vingt ans nous ne nous en étonnons même pas ! Les réunions qui ont lieu le plus souvent chez lui se succèdent mais il faut du temps pour murir le projet. En fait c’est surtout Lacoste qui le réfléchit, en revanche ce qu’il a décidé très tôt, sans doute bien avant même de nous en parler, c’est son titre Hérodote, alors que le sous-titre idéologie, géographie, stratégie est le résultat de nombreuses discussions. Pourquoi ce titre ? Sans doute pour faire bisquer les historiens qui à cette époque sont les seigneurs de l’enseignement de l’histoire-géo, la géographie n’étant comme le dit Braudel qu’une discipline asservie.
7Plus sérieusement, Hérodote est pour Lacoste non pas seulement un historien, ce qu’est Thucydide, mais aussi un géographe qui, il y a vingt-cinq siècles, observe le monde des Barbares pour renseigner Péricles en vue d’une troisième offensive de l’empire perse. Hérodote, agent de renseignements, c’est pourquoi Wiaz, à la demande de Lacoste, a détourné le célèbre buste d’Hérodote en lui donnant la posture de James Bond avec un révolver muni d’un silencieux en forme de petit globe.
8Lacoste avait publié en 1969 aux éditions Maspero un ouvrage inattendu sous la plume d’un géographe : Ibn Khaldoun, naissance de l’histoire, passé du Tiers Monde. Lacoste et sa femme Camille, sont connus pour être des auteurs « Maspero » comme on disait alors, rappelons pour les plus jeunes que François Maspero était le grand éditeur d’extrême gauche et du Tiers Monde. Cet ouvrage sur Ibn Khaldoun devint rapidement une référence. L’intelligence de ce texte et surtout l’enquête de 1972 au Vietnam ont convaincu François Maspero d’être l’éditeur de la future revue de ce géographe atypique. C’est François Maspero qui choisit ce format singulier presque carré qui fait qu’Hérodote se distingue encore des autres publications sur les étagères et il réalise la première couverture si particulière dans les couleurs bistres et noires avec un agrandissement d’une photo de rizières criblées de cratères de bombes sur laquelle il surimpose un bombardier B 52. Quand nous la découvrons nous la trouvons affreuse, Lacoste compris !
9Dans ce premier numéro, un texte de Lacoste « Pourquoi Hérodote ? » est accompagné en marge des commentaires critiques de douze membres d’un « groupe de discussions », géographes de renom. Mais ceux-ci ne constituent pas un comité de rédaction. En revanche est constitué un important « secrétariat de rédaction » formé de jeunes chercheurs, les anciens étudiants vincennois de Lacoste ceux qui appartenaient au groupe proche de lui. Ce n’est qu’en 1986, soit dix ans après les débuts d’Hérodote qu’est instauré un comité de rédaction qui remplace le secrétariat de rédaction.
10Par ailleurs, en ce début des années 1970, conséquence du chambardement universitaire de mai 68, les géographes s’interrogent sur leur discipline souvent qualifiée par les universitaires des sciences sociales de discipline bâtarde, tiraillée entre la géographie physique et la géographie humaine, qui traite de tout sans la rigueur méthodologique des historiens ou des sociologues, et de ce fait sans véritable objet. Tout ceci conduisait les géographes à remettre en question les fondements de leur discipline, à chercher à lui donner un caractère soit disant plus scientifique en séparant la géographie physique et la géographie humaine. On commence à s’intéresser à l’épistémologie de la géographie car comment répondre à cette question : qu’est-ce que la géographie ?
11Puis après avoir tourné cette question dans tous les sens sans réussir à lui apporter une réponse claire et peu convaincus par les réponses qu’essayaient d’apporter les autres groupes de géographes qui se posaient eux aussi cette question nous commençons à prendre le problème de la nature de la géographie différemment. Savoir si la géographie était une science commençait à nous lasser puis s’est imposée une question évidente et simple : à quoi sert la géographie ? Cette question sous son apparence prosaïque fut en fait une grande avancée pour notre petit groupe. Pour Lacoste la réponse était évidente puisqu’il avait l’expérience de l’efficacité du raisonnement géographique pour établir des diagnostics pertinents sur des situations complexes et difficiles à comprendre et qui par la suite des événements se révélaient justes quand d’autres disciplines étaient dans l’incapacité de les établir : un savoir efficace pour penser l’espace et agir. On ne cherchait plus à démontrer que la géographie était une science mais un savoir qui utilise les résultats d’autres savoirs et d’autres sciences à l’instar de la médecine.
12La reconnaissance internationale de son analyse de la stratégie de l’état-major américain du bombardement des digues du delta du fleuve rouge permit à Lacoste d’affirmer que la géographie ça sert d’abord à faire la guerre. Dans les milieux de gauche de la géographie universitaire française plutôt pacifiste et hostile à l’armée perçue comme nécessairement de droite, cette affirmation, on le sait, ne passa pas inaperçue ! Heureusement qu’Hérodote et le petit livre bleu (l’ouvrage était en effet publié dans la Petite Collection Maspero –PCM– dont le format était comparable à celui d’un “Que sais-je ?” et la couverture de la première édition était bleue) étaient publiés chez Maspero, éditeur de gauche indéniable sinon Lacoste était bon pour être catalogué de réactionnaire !
13Quant au caractère idéologique de la géographie des professeurs, il était facile de le démontrer puisque, on le sait, sa création est une conséquence de la défaite de 1870 les instituteurs ayant alors la charge d’enseigner la géographie de la France pour développer chez les élèves l’amour de la patrie. Comme d’autres à cette époque, le petit groupe proche de Lacoste dénonçait la géographie scolaire et universitaire qui, affirmait-on, masquait sous un discours pseudo scientifique sa fonction idéologique. Brocarder le caractère trompeur de « l’objectivité » de la géographie nous donnait l’impression de faire œuvre utile.
14Le sous-titre Stratégie - Géographie - Idéologie était donc logique.
15Les jeunes chercheurs vincennois confiants dans leurs capacités, fiers de faire partie du secrétariat de rédaction, avec une certaine arrogance rédigent le premier éditorial : Attention géographie ! éditorial que Lacoste n’a pas apprécié mais qu’il nous a néanmoins laissé faire mais par la suite il s’est écoulé de longues années avant qu’un édito ne soit pas signé Lacoste ! Trente ans jusqu’à ce que Lacoste me confie la direction d’Hérodote.
16On a sans doute oublié l’hostilité universitaire qu’ont rencontré les premiers numéros de la revue et ce petit livre dont le titre – La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre – fut pourtant rapidement plagié. En revanche les étudiants qui les appréciaient, invitèrent Lacoste à présenter sa revue dans des amphis chaleureux que boycottaient leurs enseignants. Nous nous sommes beaucoup amusés à défendre la revue et la conception lacostienne de la géographie. A cette époque, les jeunes d’Hérodote ferraillaient un peu avec Jacques Lévy et Christian Grataloup qui avaient lancé leur revue Espace-Temps tandis que Lacoste poursuivait sa route. En revanche nous ne cherchions pas à débattre avec l’équipe de l’Espace géographique, revue créée par Roger Brunet en 1972. Leurs préoccupations scientifiques étaient et sont toujours aux antipodes des nôtres, ils recherchaient des lois géographiques et ne voyaient le salut scientifique de la géographie que dans l’approche quantitative alors que nous dénoncions l’illusion scientifique de la recherche de lois en science humaine.
17L’hostilité à Hérodote tenait à ce que la majorité des géographes universitaires considérait comme inutile ou pire, comme non scientifique, d’aborder en géographie des questions politiques même quand elles avaient des rapports évidents aux territoires. Or Lacoste et son équipe refusaient cette conception a-politique de la géographie. L’œuvre colossale de Reclus, œuvre politique à bien des égards, fut des plus utiles pour démontrer la pertinence d’une géographie qui prenait en compte le politique et qui était alors passée sous silence.
18Mais dans le 22e numéro, en 1981, Lacoste avec un gros article intitulé « Géographicité et géopolitique, Élisée Reclus » suscite l’ire de quelques géographes dont Roger Brunet. Ce terme si banal aujourd’hui était alors complètement proscrit depuis les lendemains de la Seconde guerre mondiale sous prétexte qu’il avait été largement utilisé par les nazis. Comme aime à le rappeler Lacoste le terme avait pourtant été utilisé début 1979 dans un éditorial du journal Le Monde dans lequel son directeur, André Fontaine, stigmatisait l’invasion du Cambodge par l’armée vietnamienne par l’emploi du mot géopolitique, sans susciter la moindre réaction hostile. Mais un journal n’est pas une revue scientifique. Aussi lorsqu’en 1981, Lacoste l’utilise en tant que terme majeur dans Hérodote et justement dans le numéro consacré à Reclus, il choque nombre de géographes, pour lesquels “géopolitique” était un terme banni. Roger Brunet était sans doute le plus hostile de tous à son utilisation. Comme l’écrit Lacoste dans l’éditorial Hérodote et Reclus (2005, 117e numéro) : « dès 1980, Roger Brunet (dans sa préface au livre de Claude Raffestin, Pour une géographie du pouvoir) trépignait déjà d’horreur, sans d’ailleurs expliquer pourquoi, ni que ce terme avait été lancé par des géographes allemands bien avant qu’il soit question de nazisme. »
19À la différence des géographes scandalisés par ce terme, Lacoste, qui avait dirigé la thèse de Michel Korrinman sur la géopolitique allemande publiée sous ce beau titre « Quand l’Allemagne pensait le monde », avait une bonne connaissance de l’histoire de la géopolitique allemande. En outre, il avait perçu que ce mot, si étroitement lié à géographie, était fort utile, à la condition d’être clairement défini, pour désigner les rivalités de pouvoirs sur des territoires. C’est donc avec l’article « Géographicité et géopolitique : Élisée Reclus » que le terme géopolitique a été utilisé dans Hérodote, pour désigner, outre des conflits en cours, une façon géographique de voir les choses, en privilégiant les problèmes politiques. Un an plus tard le sous-titre d’Hérodote devient « revue de géographie et de géopolitique » avec le n° 27, fin 1982.
20Assez rapidement Hérodote est devenue une revue centrée sur un thème ou sur une partie du monde avec des articles assez longs et même parfois très longs dont certains grands éditoriaux de Lacoste. Une formule qui peu à peu a été reprise par d’autres revues, par contre nous n’avons jamais cédé à la facilité des « varias », ces articles qui n’ont aucun rapport entre eux et qui font parfois même tout un numéro.
21La longévité d’Hérodote est due avant toute chose au savoir penser l’espace de Lacoste et à sa façon autoritaire mais toujours généreuse de diriger la revue, ce que des membres du comité de rédaction - toujours réduit - n’ont pas supporté et l’ont donc quitté. Hérodote a continué avec le réseau de ses amis et porté aussi par l’intérêt général pour la géopolitique.
22Lacoste m’a fait l’honneur de me confier la direction de la revue en 2006. La belle aventure continue.