1Un marché de Noël est un marché limité dans le temps à la période de préparation des fêtes de fin d’année et dans l’espace à quelques places et rues au sein des villes et villages. Ce marché est originellement dans le monde germanique spécifiquement dédié à la commercialisation des produits nécessaires à la confection des décorations, des mets et des cadeaux de Noël. Un marché de Noël est conçu comme une expérience à part entière, une pause hors du temps du quotidien et de ses contraintes, par la création d’une ambiance permettant d’enchanter l’ordinaire.
2En 2016, la France a compté 37 marchés de Noël qui ont accueilli près de 27 millions de visiteurs qui ont généré 826 millions d’euros de recette, ce qui en fait le deuxième pays au monde, certes loin derrière l’Allemagne et ses 2 234 marchés rapportant 2 477 millions d’euros [Veille Info Tourisme 2018]. Les dix principaux regroupent les trois quarts des visiteurs et des recettes, notamment en Alsace qui porte le plus grand nombre de marchés de Noël de France.
3Le formidable essor de ces marchés depuis les années 1990 correspond au développement d’un tourisme festif, fondé sur la mise en scène de « la magie de Noël », qui a induit un tourisme de masse posant aujourd’hui question. Dans le même temps, la touristification de l’événementiel, par définition éphémère et cyclique, a conduit au transfert partiel de l’extraordinaire de la fête à l’ordinaire de l’urbain, tant dans les paysages que dans les pratiques.
4Le contenu de cet article relève d’une réflexion menée dans le cadre d’un séminaire transdisciplinaire de recherche de l’EA 3400-ARCHE de l’Université de Strasbourg, « Frontières et itinéraires », initié en 2016, analysant notamment les relations culturelles de longue durée entre des sociétés de part et d’autre des frontières nationales des pays européens, par l’étude de sources historiques et statistiques, et par des enquêtes de terrain associant observations in situ sur les marchés de Noël à travers l’Alsace, questionnaires auprès des instances régionales et locales du tourisme et entretiens sur un mode semi-directif principalement à Colmar auprès des visiteurs des marchés et des commerçants résidents et temporaires. Le caractère fluctuant dans le temps des frontières a conduit à des extensions de pratiques culturelles ne correspondant pas aux limites actuelles des États. Tel est le cas des marchés de Noël en Alsace.
5L’essor des marchés de Noël s’inscrit dans un mouvement général de développement d’événements festifs urbains [Gwiazdzinski 2011] depuis les années 1990. À l’échelle de l’Alsace, cet essor est lié à l’initiative d’acteurs du tourisme, tel le syndicat des hôteliers alsaciens souhaitant combler une période de faible fréquentation touristique et de faible taux d’occupation des hôtels. En 1993, ce taux dans l’hôtellerie strasbourgeoise était à peine de 36 % [Observatoire régional du Tourisme 2017]. Les offices régionaux du tourisme (région Alsace, Strasbourg, Colmar notamment) cherchaient aussi un événement fédérateur qui pourrait attirer la clientèle. En 1990, ces décideurs alsaciens se rendent au marché de Noël de Nuremberg, référence en la matière, qui accueillait alors encore un grand nombre de visiteurs tandis que le marché de Strasbourg était à bout de souffle n’ayant un intérêt que pour les visiteurs locaux. Les marchés de Noël allemands et le marché traditionnel de Noël de Kaysersberg mis en place depuis 1987 allaient servir de modèles à la renaissance des marchés de Noël en Alsace.
6En 1991, une version contemporaine des marchés de Noël est lancée à Strasbourg et à Colmar par les municipalités et leurs offices du tourisme, soutenus par le syndicat des hôteliers alsaciens. Le succès est très rapide grâce à un marketing très efficace par ces mêmes acteurs, qui utilisent les médias pour relayer l’opération par des reportages télévisuels, par l’installation de régies temporaires de chaînes nationales de radios, par une stratégie de communication auprès de 5 000 tour-opérateurs et autocaristes entre 1992 et 1994 [Wendling 2014]. L’intérêt de ces derniers est régulièrement avivé par des opérations médiatiques : inauguration du marché de Noël de Strasbourg par une personnalité, au pied du plus haut sapin d’Europe, invitation d’un pays tiers pour le marché de Noël de Strasbourg depuis 1994. Des slogans accrocheurs sont élaborés, tel celui adopté par Strasbourg en 1992 : « la capitale de Noël ». Dans son sillage, d’autres villes de la région établissent des slogans mettant en avant l’extraordinaire de l’événement favorisant un dépaysement du visiteur : « les Etoffééries de Mulhouse », « Rêvez Noël à Obernai », « Noël bleu à Guebwiller », « la magie de Noël en Alsace à Colmar », etc. À la suite de Strasbourg, tous les slogans insistent sur un monde enchanteur dans lequel le visiteur est censé oublier l’ordinaire de son quotidien et retrouvera son âme d’enfant.
7Les données statistiques montrent la rapide montée en puissance de l’événement [Observatoire régional du Tourisme 2017] : en 1990 l’Alsace ne compte plus que 8 marchés de Noël, ils sont plus d’une centaine en 2017. À Strasbourg, le million de visiteurs est atteint en 1995, le seuil des 2 millions est franchi au milieu des années 2010. Entre 2005 et 2016, le nombre de visiteurs sur le mois de décembre a doublé.
8Pourtant, la réussite n’était pas assurée à l’origine. Ce tourisme événementiel est placé sur une période de faible fréquentation touristique qui court de fin octobre à début mars, saison peu agréable en Alsace : froid, humidité, brouillard, gelées sont souvent le lot climatique ordinaire. Cette météorologie n’incite par les touristes à la promenade et à la découverte du patrimoine architectural et naturel de la région, premier motif de tourisme en Alsace [Observatoire régional du Tourisme 2017]. La région a donc réussi le tour de force d’attirer une forte clientèle au cœur d’un tourisme hivernal sans neige [Fumey & Monot 2008].
9Le tourisme des marchés de Noël se fonde sur une tradition née dans le Saint-Empire Romain germanique au XIIIème siècle autour de la figure de Saint-Nicolas. Si la célébration liturgique de Noël au 25 décembre est indiquée par des sources historiques depuis le pape Libère en 354 à Rome, et inscrite dans le calendrier de Furius comme un jour de commémoration des martyrs [Cabantous & Walter 2016], la fête de la Nativité relève d’une période centrale du calendrier chrétien qui s’étend de l’Avent à l’Épiphanie, soit de fin novembre au 6 janvier. La tenue de marchés de la Saint-Nicolas, aux alentours du 6 décembre, est attestée historiquement à Vienne dès 1294 puis dans d’autres villes du Saint-Empire au XIVème siècle (Munich, Nuremberg, Dresde). De tels marchés semblent avoir existé en Alsace dès la fin du XIIème siècle-début du XIIIe siècle [Wendling 2014] entre les 3 et 6 décembre. Il s’agissait des « Klausenmärik » (marché de Klaus, c’est-à-dire de Saint Nicolas). Strasbourg va jouer un rôle fondamental dans le déplacement temporel de ces marchés de la Saint-Nicolas à la Nativité. Devenue protestante en 1529, la ville est sous la férule du pasteur Johann Flinner qui prêche contre l’adoration des Saints. En 1570, le Conseil des XXI (une des trois chambres qui administrent alors la ville) transforme le Klausenmärik en « Christkindelsmärik » (marché de l’Enfant-Christ), qui se tiendra du 18 décembre à la nuit de Noël.
10Un marché de Noël est ainsi originellement lié aux lieux de culte et à une période restreinte de l’année. Il est limité dans l’espace : si l’on se réfère à Strasbourg, le marché était installé sur le parvis de la cathédrale et sur la place du château (au niveau de l’aile droite de la cathédrale), lieu qu’il conservera jusqu’en 1830, date à laquelle, faute de place, il sera déplacé place Kléber puis étendu aux rues adjacentes dans la seconde moitié du XIXème siècle. En 1871, il est déménagé place Broglie plus spacieuse. Ces trois places sont toujours utilisées aujourd’hui pour les marchés de Noël. Il est limité dans le temps : à 3 jours pour le marché de la Saint-Nicolas puis 6 jours pour le marché de l’Enfant-Christ, même 8 jours à partir de 1836 [Wendling 2014]. Mais, c’est un événement avant tout commercial qui se dessine dès la seconde moitié du XIXème siècle : le marché de Noël, surnommé « foire à la Bimbeloterie », est alors associé à la foire de Noël, créée en 1806 et organisée du 26 décembre au 6 janvier [Archives de Strasbourg 2006].
11Le succès des marchés de Noël se maintient en Alsace jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale par une fréquentation largement locale et régionale. Mais, à compter des années 1970-1980, le déclin est constant [Wendling 2014] : le nombre de maisons en bois y diminue régulièrement, ainsi que l’espace public occupé par l’événement, tandis que la durée de ces marchés se limite peu à peu à quelques jours, soit autour de la Saint-Nicolas, soit au week-end précédent Noël.
12Le renouveau et le succès des marchés de Noël en Alsace depuis les années 1990 est fondé sur un patrimoine culturel mis en valeur par une politique volontariste de promotion touristique et par une importante mise en tourisme d’une tradition pluriséculaire par un petit groupe d’acteurs locaux et régionaux.
13La temporalité de l’événement est plus longue qu’il n’y paraît. Il occupe quasiment 3 mois et se scinde en trois étapes de quasi-égale durée :
-
Du 2 novembre au premier week-end de l’Avent, c’est l’installation des marchés de Noël et la mise en tourisme de leur environnement urbain ;
-
Du premier week-end de l’Avent au 24 décembre voire au 30 décembre, selon les villes, c’est l’ouverture des marchés de Noël au public ;
-
Du 27 décembre ou du 2 janvier à fin janvier, c’est le démontage de toutes les installations temporaires.
14La temporalité spécifique de ce tourisme festif passe aussi par une forte concentration dans le temps de la fréquentation touristique. Selon les statistiques de l’hôtellerie [Observatoire régional du Tourisme 2017], la fréquentation touristique est très concentrée sur l’Avent, et plus précisément sur les week-ends, principalement les deuxième et troisième week-ends de l’Avent et prioritairement le samedi, jour où se cumulent les visiteurs et la clientèle locale et régionale qui vient faire ses achats en ville. Sur la journée, la fréquentation est maximale de la tombée de la nuit à la fermeture des marchés de Noël (de 17h à 20h), ce qui explique la prolongation d’ouverture de ceux-ci les vendredis et samedis soirs (de 19h à 20h), lors du pic d’affluence, au moment où les marchés se parent de leur décor féérique par les illuminations. En conséquence, la clientèle locale ou régionale des marchés de Noël a tendance à se répartir sur les jours de la semaine, notamment le mercredi, jour de vacance des enfants, afin d’éviter les pics d’affluence des excursionnistes et des touristes le week-end. Mais, de plus en plus, les habitants tendent à se reporter sur de petits marchés de Noël dans les villages, qui demeurent peu connus des personnes extérieures à la région.
15À l’échelle de l’Alsace, un marché de Noël concentre l’essentiel des visiteurs : celui de Strasbourg, avec 2 millions de visiteurs en 2016 pour 3 à 3,5 millions sur l’ensemble des marchés de Noël alsaciens [Observatoire régional du Tourisme 2017]. Ceci s’explique par la taille de ce marché, le plus vaste de la région, et par l’accessibilité renforcée de la ville depuis l’ouverture de la ligne à grande vitesse Est-européenne en 2007, réduction de l’espace-temps encore accentuée depuis 2012 par l’ouverture du second tronçon de la ligne à grande vitesse. Les autres marchés de Noël très fréquentés sont ceux qui ouvrent tous les jours sur la période de l’Avent, et qui sont en général liés, soit aux villes principales de la région à l’accessibilité aisée (Haguenau, Saverne, Sélestat et Obernai dans le Bas-Rhin, Colmar, Mulhouse, Guebwiller et Thann dans le Haut-Rhin), soit à des villages touristifiés, tels Riquewihr, Éguisheim et Kaysersberg, qui font partie du label « Les plus beaux villages de France » ou qui ont gagné le concours organisé par France 2 du « Village préféré des Français », jouissant ainsi d’une forte notoriété médiatique. Néanmoins, de nombreux autres marchés de Noël existent au sein de la région, dans de nombreux villages. Organisés sur un week-end ou une journée, ils sont avant tout à destination de la population locale et offrent une moindre appétence du fait de leur non aménagement, consistant la plupart du temps en quelques étals, sans autre décoration. On constatera également la plus forte concentration des marchés de Noël le long d’une ligne visible de Thann au sud à Obernai-Molsheim au nord et qui correspond à la route des vins d’Alsace, au niveau des collines sous-vosgiennes.
16Afin d’améliorer la visibilité des marchés de Noël alsaciens, les offices du tourisme ont établi en 1998 une carte répartissant l’Alsace en 7 « pays de Noël », structurés à partir d’un ou plusieurs marchés de Noël principaux et d’une multitude de marchés secondaires. Seuls deux échappent à cette règle : le « pays des Saveurs » polarisé par l’agglomération strasbourgeoise et le « pays des Veillées » qui ne porte que le site de l’Écomusée d’Alsace.
17On peut alors tenter d’établir une typologie des marchés de Noël alsaciens en s’appuyant sur la durée de l’événement, sur sa régularité interannuelle, sur le type de clientèle (alsacienne ou non) et sur la fréquentation. Trois types apparaissent :
-
Les marchés de Noël permanents, ouverts tous les ans sur 4 à 5 semaines et qui connaissent une forte affluence de touristes et d’excursionnistes non alsaciens ;
-
Les marchés de Noël réguliers qui se tiennent tous les ans mais qui se limitent à 2 ou 3 week-ends. Leur clientèle est plus mélangée et leur fréquentation augmente d’année en année [Observatoire régional du Tourisme 2013] ;
-
Les marchés de Noël ponctuels, qui pour certains sont plutôt des marchés de la Saint-Nicolas. Ils n’ont pas lieu tous les ans et sont limités à un ou deux jours. Leur clientèle, peu nombreuse, est avant tout locale.
18En changeant d’échelle, la concentration spatiale des marchés de Noël est tout aussi visible et s’est même renforcée dans le cadre du plan Vigipirate depuis 2015. À Strasbourg, ils sont, du fait du risque d’attentats, limités à l’île de la ville historique dont les ponts d’accès sont barrés par les forces de l’ordre, soit ils sont fermés à toute circulation, soit des « checkpoints » y sont installés avec unique possibilité de les franchir à pied et en subissant une fouille de ses effets personnels. Au sein de l’île, ce sont les places et les rues qui les relient qui portent les marchés de Noël. À Colmar, les marchés sont répartis en 5 places dans le centre historique, lui aussi fermé à la circulation automobile. Il en va de même dans les autres villes et dans les villages : les marchés investissent en priorité les places des centres historiques, au cœur du patrimoine architectural plébiscité par les visiteurs [Observatoire régional du Tourisme 2017].
19Accessibilité par les transports et centralité des lieux festifs semblent ainsi des conditions indispensables à l’essor de la fréquentation touristique [Pickel-Chevalier 2012].
Carte 1 – Les marchés de Noël en Alsace en 2017
Source : Conception : Alexandra Monot – Réalisation Carl Voyer
20La création d’une ambiance féérique favorisant le dépaysement des visiteurs nécessite un réaménagement de l’espace public, lui conférant, tant dans ses règles que dans ses paysages un caractère extraordinaire. L’installation des marchés de Noël conduit à la fabrique d’une autre ville par la modification du cadre de vie ordinaire des habitants. Les centres historiques se parent de décorations et d’illuminations, des cabanes en bois sont installées sur les places des marchés, ainsi que des panneaux de signalétique de circulation tant piétonne que routière. La gestion de ce décorum relève des municipalités, parfois au travers d’associations spécifiques ou conjointement avec les associations de commerçants. Un ordre extraordinaire est promulgué par les édiles sur l’occupation de l’espace public. Les terrasses des cafés et des restaurants peuvent être couvertes, afin d’augmenter leur capacité d’accueil, la circulation est réglementée voire interdite dans certaines rues. L’espace public est ainsi reconfiguré au profit des visiteurs des marchés de Noël et des commerçants qui y travaillent. Ces aménagements temporaires s’inscrivent dans une tradition. Les cabanes en bois servant de cadre aux marchands temporaires sont apparues à Strasbourg en 1830 [Wendling 2014], l’ornementation des rues est héritée de celle des églises et attestée dès le XVIème siècle [Cabantous & Walter 2016], la mise en lumière spécifique des rues pour la veillée de Noël serait apparue au cours du XVIIIème siècle dans les grandes villes françaises, mais dans un but d’abord sécuritaire [Cabantous & Walter 2016].
21Les marchés de Noël offrent ainsi une expérience totale mobilisant tous les sens et censée enchanter le quotidien et transfigurer le réel [Gwiazdzinski 2011]. Ils sont certes une expérience visuelle marquée non seulement par les illuminations et les décorations des maisons par leurs habitants et de l’espace public par les collectivités territoriales, mais aussi par les marchandises des stands. Ils sont également une expérience sonore, des hauts parleurs maintenant tout au long de la journée des chants de Noël, tandis que dans nombre de marchés des pastorales ou des chœurs d’enfants viennent chanter, transmettant des répertoires tant populaires que religieux, œuvres artistiques qui se sont développées à partir du XVIIème siècle [Cabantous & Walter 2016]. Enfin, les marchés de Noël mobilisent l’odorat par un mélange d’odeurs qui flottent dans les airs, entre épices (cannelle notamment) des vins chauds et senteurs de mets cuits pour l’occasion (tartes flambées, lards et saucisses grillés, etc.). Ces odeurs facilitent la consommation de produits alimentaires typiquement alsaciens vendus sur les étals : bredeles (gâteaux de Noël aux épices diverses), choucroute, etc.
22Ainsi, les marchés de Noël possèdent des temporalités et des échelles spécifiques qui introduisent dans un cadre urbain ordinaire de l’extraordinaire. L’espace public devient alors une destination en soi [Monnet 2012]. Mais les retombées sur le quotidien des habitants posent plusieurs enjeux.
23Les dépenses des touristes et des excursionnistes sont importantes. La dépense moyenne par jour et par personne est de 65 euros [Observatoire régional du Tourisme 2017], mais avec une variation forte entre l’excursionniste alsacien ne dépensant que 45 euros et le touriste étranger 92 euros, entre l’excursionniste avec 54 euros et le touriste avec 77 euros, la différence tenant dans le transport et l’hébergement. Les marchés de Noël en Alsace ont généré en 2012 un chiffre d’affaires de 380 millions d’euros, dont 250 millions uniquement à Strasbourg [Observatoire régional du Tourisme 2013].
24L’hôtellerie, la restauration et les marchands de souvenirs sont les principaux bénéficiaires de cette manne économique. En 2016, les marchés de Noël ont représenté 2 millions de nuitées en Alsace dont 772 000 en hôtels. Le mois de décembre est même devenu le mois au meilleur taux d’occupation (70,3 % contre une moyenne annuelle de 59 %). De plus, le revenu moyen des chambres est amélioré sur la période avec 73 euros par chambre en décembre, contre une moyenne annuelle de 50 euros.
Tableau 1 – Nuitées hôtelières sur les principaux marchés de Noël en Alsace . D’après Observatoire régional du Tourisme, 2017.
|
Strasbourg
|
Colmar
|
Mulhouse
|
Alsace
|
Nombre de nuitées sur l’année 2016
|
2 600 000
|
851 000
|
729 000
|
6 800 000
|
Nombre de nuitées en décembre 2016
|
310 000
|
100 000
|
nc
|
772 000
|
Part du mois de décembre dans les nuitées annuelles
|
11,9 %
|
11,7 %
|
nc
|
11,3 %
|
Revenu moyen par chambre sur l’année 2016 (euros)
|
56,1
|
47,1
|
35,5
|
50
|
Revenu par chambre en décembre 2016 (euros)
|
87
|
78
|
35
|
73
|
Taux d’occupation hôtelière sur l’année 2016
|
64,4 %
|
64,2 %
|
58,3 %
|
59 %
|
Taux d’occupation en décembre 2016
|
83 %
|
90 %
|
59,5 %
|
70,3 %
|
n.c. : données non communiquées
25Les marchés de Noël se développent prioritairement, comme nous l’avons vu, dans des espaces déjà touristiques et touristifiés. Ils permettent d’améliorer leur notoriété et leur visibilité médiatique. Les marchés de Noël appartiennent ainsi au marketing des offices de tourisme pour la promotion de la destination Alsace. Ils mettent en valeur les points forts de l’attractivité du tourisme alsacien : la « visite de villes ou villages à maisons typiques », « les traditions et le folklore » qui représentent les trois quarts des motifs de visite dans la région [Observatoire régional du Tourisme 2017]. Mais, ils permettent également de faire venir une nouvelle clientèle qui peut être fidélisée : un tiers de la clientèle non alsacienne n’était jamais venue en Alsace avant de venir aux marchés de Noël [Observatoire régional du Tourisme 2013]. Cette nouvelle clientèle est principalement française [Observatoire régional du Tourisme 2017] : les marchés de Noël attirent plus de Français (83 % des visiteurs non alsaciens) que le reste de l’année (75 %), prioritairement originaires de quelques régions : la région Grand Est (34 %), Auvergne-Rhône-Alpes (16 %), l’Île-de-France (15 %), les Hauts-de-France (9 %). Néanmoins, la clientèle alsacienne demeure indéfectible, représentant 43 % des visiteurs des marchés (mais seulement 34,5 % à Strasbourg). Ces marchés participent ainsi de l’offre de marketing territorial et de développement économique des villes alsaciennes, mais ils introduisent une reformulation des identités collectives par leur dimension symbolique et l’apparition de pratiques nouvelles [Chaudoir 2007].
26Le XIXème siècle apparaît comme une rupture dans la pratique des marchés de Noël qui va mettre sur le devant de la scène la dimension commerciale au détriment de celle religieuse [Cabantous & Walter 2016, Wendling 2014]. Cette dimension mercantile est aujourd’hui accentuée. En effet, la renaissance des marchés de Noël en Alsace dans les années 1990 s’est fondée sur un objectif économique, en réinterprétant la tradition et en en extrayant ce qui était le plus intéressant pour le développement du tourisme et des loisirs. Se pose alors la question de leur authenticité qui joue sur la fréquentation et la fidélité des visiteurs : « l’absence de racines historiques véritables d’un événement est susceptible de générer une désaffection du public » [Castéran & Roederer 2011]. Par conséquent, la recherche de l’authenticité est aujourd’hui un maître mot des organisateurs des marchés, tant dans l’élaboration de l’offre marchande que dans la communication autour de l’événement. Elle passe notamment par la sélection des marchands temporaires au profit de producteurs régionaux et d’artisans proposant davantage de produits locaux ou artisanaux [Hertrich & al. 2010].
27L’évolution mercantile des marchés de Noël se lit également à travers les produits qui y sont mis en vente. Au Moyen Âge, aux origines des marchés, les marchandises sont directement liées à la préparation de la fête : cire pour les bougies, épices pour assaisonner les mets ou fabriquer les gâteaux spécifiques (pain d’épices, gâteaux de Noël), fruits séchés ou en conserve, objets en bois sculptés pour les enfants. À partir du XVIème siècle s’ajoutent les décorations du sapin de Noël, tradition née en Alsace (en 1521 à Sélestat, 1539 à Strasbourg, 1556 à Kaysersberg, [Cabantous & Walter 2016]). À la fin du XIXème siècle apparaissent les bijoux, les parfums et toutes les décorations pour les maisons, tant intérieures qu’extérieures. Depuis les années 1990, les chalands vendent de tout : des produits traditionnels aux bibelots en tout genre. De plus, des boutiques ouvrent désormais à l’année, comme la Maison alsacienne de biscuiterie créée en 1996 et qui commercialise les bredeles toute l’année dans 11 boutiques installées dans les principaux sites des marchés de Noël (Colmar – 3 boutiques-, Strasbourg – 3-, Riquewihr – 2-, Obernai, Éguisheim, Mulhouse), ou la boutique Féérie de Noël qui vend toute l’année les décorations de Noël depuis 1995 à Riquewihr et qui est indiquée dans les guides touristiques comme un passage obligé lors des marchés de Noël. Les produits extraordinaires de la fête de la Nativité sont devenus ordinaires.
28En parallèle, on assiste à une marchandisation et une folklorisation croissantes de l’espace public qui se donne en spectacle, mais son occupation est largement monnayée par les collectivités pour les loisirs [Monnet 2012]. À Strasbourg, un emplacement de cabane de Noël coûte de 1 000 euros par mois pour 4 m2 à 7 000 euros par mois pour les plus grandes, dans une ville qui compte 300 à 350 chalets. L’organisation des marchés oblige également les municipalités à des investissements spécifiques, reportant une partie de leur budget annuel sur l’espace-temps de l’événement [Pradel 2007]. À Strasbourg, ce sont 2,5 à 3 millions d’euros dépensés par la municipalité (dont un million pour la sécurité). À Colmar, 800 000 euros ont été dépensés pour la décoration et les illuminations de la ville et 200 000 pour la sécurité des marchés en 2017. Certaines illuminations sont désormais définitives : les illuminations spécifiques lors des marchés de Noël ont donné lieu à une mise en lumière des façades et des monuments des centres historiques depuis le milieu des années 1990, dans le cadre d’une scénographie urbaine métamorphosant la vision ordinaire des bâtiments, tant remarquables que les maisons traditionnelles à colombages, dans le cadre d’une politique d’aménagement urbain de revitalisation des centres anciens par le tourisme qui vise cependant avant tout à mettre en valeur un décor [Mallet & Comelli 2017]. La transformation des marchés de Noël d’une tradition religieuse en un événement festif engendre leur mutation en espaces de loisirs où se multiplient les attractions par l’installation de manèges et de patinoires, par l’organisation d’animations de rues ou dans les théâtres, les musées voire les églises (concerts, spectacles, expositions). C’est l’ensemble des sites ordinaires urbains qui sont désormais mobilisés et esthétisés favorisant « la transition de la ville productive à la ville festive » [Gravari-Barbas 2000].
29Cependant, les marchés engendrent aussi des difficultés économiques pour certains commerçants locaux, situation dénoncée depuis la fin du XIXème siècle (une pétition avait même circulé à Strasbourg en 1887 demandant l’arrêt des marchés de Noël pour cette raison [Wendling 2014]). Les magasins des centres historiques connaissent une baisse d’affluence durant les marchés de Noël, leur clientèle habituelle ayant du mal à y accéder ou à se stationner. Ainsi, les magasins de vêtements, les fleuristes, les coiffeurs du centre historique de Colmar indiquent une baisse de 20 à 30 % de leur chiffre d‘affaires mensuel en décembre (enquête réalisée début janvier 2018) et un report partiel de leur clientèle sur les jours de la semaine. Certains vont jusqu’à aménager les horaires de leurs salariés, voire à les mettre en congés. Il en est de même pour certains restaurateurs qui travaillent majoritairement avec la clientèle d’affaires le midi et qui prennent leurs congés annuels au mois de décembre.
30La saturation des marchés est régulièrement mise en exergue par certains hommes politiques régionaux et associations de riverains. Cette saturation est celle des axes de circulation pour accéder aux marchés, tant dans les trains et les gares que sur les axes routiers. Ainsi, les TER de l’axe Strasbourg-Mulhouse, qui dessert les principaux marchés de Noël de la région, déjà habituellement complets aux heures de pointe, sont pris d’assaut pendant l’Avent, avec des mouvements de foule dangereux sur les quais, une agressivité des abonnés excédés faute de places suffisantes. La forte affluence et la certitude de remplir les rames conduit aussi la SNCF à augmenter ses tarifs sur les TGV entre Paris et l’Alsace durant la période, pénalisant les Alsaciens devant l’emprunter. C’est ensuite la saturation des centres historiques par les visiteurs qui s’y pressent, ce qui oblige dans les goulets d’étranglement à la mise en place de sens de circulation piétons séparés pour éviter les mouvements de foule, d’autant plus que ces centres urbains ou villageois médiévaux comportent des rues étroites et sinueuses. La forte affluence génère des dégradations de plus en plus dénoncées par la presse régionale qui se fait le relais de l’exaspération des résidents : utilisation des impasses ou des cours privées comme toilettes publiques sauvages, comportements inappropriés de certains visiteurs avinés, voirie transformée en dépotoir, etc.
Carte 2 – Les marchés de Noël de Colmar et la saturation des axes de transport
Source : Conception Alexandra Monot- Réalisation Carl Voyer
31Les résidents des centres historiques dénoncent également les conséquences des marchés sur leur vie quotidienne, ou quand l’extraordinaire gêne l’ordinaire ! L’Avent devient pour eux une période d’isolement social, du fait des modifications des règles de voirie, il devient difficile de sortir ou de recevoir. Certains dénoncent leur prise en otages, notamment le week-end. L’événementiel perturbe leurs rythmes quotidiens [Gwiazdzinski 2011] : la vitesse de la flânerie dans les marchés n’est pas celle du travailleur pressé, la densité humaine sur les parcours des marchés de Noël est telle que les résidents mettent en place des stratégies spatiales de contournement pour aller d’un point à un autre. L’espace du tourisme événementiel est alors structuré par les pouvoirs publics afin de faciliter la coprésence de ces pratiques spatiales dans des lieux de plus en plus polyvalents, usités tant par les visiteurs que par les populations résidentes [Pickel-Chevalier 2012].
32Les conflits sont ainsi croissants entre les résidents et les visiteurs, entre les commerçants à demeure et ceux temporaires, entre les municipalités et les associations de riverains et de commerçants. La difficulté première vient du changement de statut du résident qui d’acteur de son quotidien dans son cadre ordinaire en est dépossédé au profit d’un statut de spectateur d’un événement extraordinaire, ce qui modifie son rapport au temps et à l’espace.
33En définitive, les marchés de Noël sont à la fois des marchés au sens premier du terme et des attractions touristiques, favorisant la destination Alsace par leur rayonnement. Ils transfigurent les lieux par des paysages urbains historiques illuminés et décorés, et en prisme, transforment l’événement festif lui-même en une attraction plutôt qu’une tradition. Les marchés de Noël posent la question de l’articulation entre tradition et marchandisation, entre événement et vie quotidienne, entre un espace-temps ordinaire et un espace-temps extraordinaire dont la coexistence n’est pas indemne de tensions [Perrot 2000]. S’ils servent à célébrer la mémoire et l’identité des lieux, s’ils participent de l’essor d’une ville événementielle et festive, ils relèvent aussi d’un élément et d’un levier de promotion et d’attractivité d’échelle régionale.
34Mais, revers d’un succès devenu massif, les marchés de Noël engendrent de nouvelles problématiques et une désaffection croissante des résidents directement et indirectement concernés par les restrictions de tous ordres liées à l’exceptionnalité de l’événement. Loin d’améliorer la coprésence et le lien social, les marchés de Noël contribuent à l’éclatement du temps social pour les résidents reclus chez eux. De plus, confrontés depuis le début des années 2000 à leur banalisation par leur extension à l’échelle nationale et leur essaimage dans d’autres villes françaises, les marchés de Noël semblent de plus en plus standardisés, se répétant d’année en année, risquant l’usure et l’overdose des visiteurs eux-mêmes. Pour autant, malgré ces travers décriés parfois de longue date, leur fréquentation continue d’augmenter au rythme de 3 % par an en moyenne et certaines municipalités, comme Colmar, ont établi, depuis le début des années 2010, sur le même modèle, des marchés de Printemps aux alentours d’une autre fête chrétienne traditionnelle, Pâques.