1Le tourisme est classiquement défini comme une mobilité des lieux de l’univers quotidien vers des lieux situés en dehors du quotidien [Stock 2003]. Il s’agit pour les touristes, à travers leur mobilité circulaire depuis leur lieu de résidence habituel, d’aller habiter temporairement un autre lieu. Cette mobilité vers l’ailleurs constitue ainsi une autre façon d’habiter le monde [Duhamel 2003]. Alors que le lieu de résidence peut être un lieu contraint, par le lieu de travail associé notamment, le lieu touristique est un lieu d’élection, dans les limites des moyens et des informations à la disposition des touristes. Le choix de la destination est, au moins partiellement, l’expression de la liberté du touriste en vue de la réalisation d’un projet.
2Ainsi, les lieux touristiques sont, sinon des lieux extraordinaires, au moins des lieux vus comme fondamentalement autres par les touristes. Symétriquement, les lieux du quotidien seraient des lieux ordinaires marqués par des activités routinières auxquels le touriste souhaiterait échapper pendant une parenthèse temporelle enchantée.
3Ce clivage classique entre des lieux du quotidien et du hors-quotidien semble remis en cause récemment avec le développement d’un tourisme en direction des lieux ordinaires, a priori non touristiques, qu’on pourrait interpréter de deux façons. Ce pourrait être la simple poursuite de l’extension de l’oekoumène touristique ou bien le signe d’une mutation du tourisme et d’un basculement vers le post-tourisme [Fagnoni 2017]. Toutefois, le processus de dédifférenciation entre des lieux touristiques et des lieux qui ne le seraient pas ou pas encore, n’abolit pas le différentiel des lieux du point de vue des touristes. Des touristes qui visitent la Seine-Saint-Denis, département dont le conseil général promeut de nouveaux lieux à visiter tels la cité-jardin de Stains, peuvent percevoir les lieux qu’ils découvrent comme très différents des lieux qu’ils connaissent, donc dotés d’un caractère extraordinaire. Inversement, la cathédrale Notre-Dame n’est-elle pas un site ordinaire pour un habitant de l’Île de la Cité ? On comprendra que dans cette perspective, qui est celle d’une construction de la réalité sociale par les sujets, il n’existe pas de lieu ordinaire ou extraordinaire en soi, en raison de caractéristiques intrinsèques ou d’une vocation quelconque, mais plutôt en fonction du regard porté sur le lieu par des acteurs, selon une projection mentale particulière. De façon générale, la qualité d’un lieu, touristique notamment, est une construction actorielle [Coëffé 2017]. A l’instar de l’équipe MIT [2003] on définira les lieux touristiques comme ceux fréquentés par les touristes, dans une approche fondée sur les pratiques et l’intentionnalité des acteurs concernés. L’ordinaire et l’extraordinaire sont donc des notions toute relatives, éminemment construites et reliées à l’imaginaire. C’est l’acteur qui lit l’espace, se le représente, l’interprète, évalue la qualité du lieu, le considère comme digne de devenir un lieu de destination, et ceci est à relier à l’attente d’un décalage avec le lieu habituel c’est-à-dire d’un dépaysement.
4Cette réflexion générale sur les lieux ordinaires et extraordinaires dans le tourisme peut être enrichie par la prise en considération du tourisme gay, sur lequel des recherches ont été menées depuis plusieurs années en France [Jaurand & Leroy 2010], plus anciennement dans les pays anglophones et davantage dans une perspective sociologique [Hughes 2006]. Le tourisme gay articule des acteurs, des pratiques, des produits et des lieux. Il est une forme de tourisme spécifique dans laquelle les motivations, le choix de la destination et des activités sont guidés par le fait d’être gay et se définir comme tel. Apparu aux États-Unis dans les années 1970 en lien avec l’affirmation d’un mouvement communautaire militant, il a concerné ensuite d’autres touristes, occidentaux pour l’essentiel. Ce tourisme est relié à une identité gay historiquement construite en Occident, qui revendique un droit à la visibilité, ce qui n’épuise pas la diversité des formes d’identité homosexuelles possibles ailleurs dans le monde : sa diffusion dans le monde s’accompagne de celle d’une identité gay d’origine occidentale, appelée global gay [Jaurand & Leroy 2011]. Autre précision, le tourisme gay n’est pas complètement confondu avec le tourisme des gays, qui peuvent participer à titre individuel à un tourisme généraliste. Dans le tourisme gay, l’appartenance à une communauté et la validation de l’identité sexuelle personnelle au cours du déplacement sont fondamentales et impliquent l’engagement d’acteurs professionnels. D’autres formes de tourisme communautaire existent, comme le tourisme halal ou le tourisme juif religieux, illustrant le fait que le tourisme joue un rôle important dans la construction et l’affirmation du sujet [Lussault 2007]. Ces tourismes particuliers sont des niches du tourisme mondialisé, portées par des professionnels spécialisés, mais aussi par des professionnels généralistes à l’affût des tendances du marché.
5Nous allons essayer de comprendre en quoi peut consister le caractère extraordinaire des principales destinations du tourisme gay. Quelles seraient les qualités des lieux investis, du point de vue des touristes concernés ? Existe-t-il ou non un décalage entre ces lieux et ceux du tourisme en général ? La relative diversité des situations, non pointée dans les premières recherches géographiques sur le sujet, permet d’établir qu’il n’existe pas un seul modèle de lieu touristique gay.
6Si le tourisme a tendance à s’étendre au monde, les pays et les lieux sont touristiques à des degrés éminemment variables. À l’échelon mondial, le caractère spatialement sélectif du tourisme gay est encore plus net, ce qui est en partie lié au nombre réduit des hommes concernés par ce tourisme de niche. Les spatialités du tourisme gay y apparaissent à la fois restreintes et partiellement décalées par rapport à celles du tourisme généraliste. En fait, d’une part les lieux du tourisme gay sont tous des lieux où se trouvent d’autres touristes, et donc d’autres formes de tourisme. D’autre part, de nombreux lieux touristiques que l’on peut qualifier d’ordinaires d’un point de vue gay, ne sont pas concernés par le tourisme gay. Cela ne signifie pas qu’aucun individu se définissant comme gay ne les visite ; mais plutôt que le secteur structuré du tourisme gay n’y a pas déployé ses investissements, en terme financiers, immobiliers et à travers ses représentations, en particulier les guides spécialisés et sites internet de voyages.
- 1 Diffusion à 9,5 millions d’exemplaires depuis 2000 selon la présentation de l’éditeur disponible su (...)
7Nous avons déjà proposé une carte mondiale du tourisme gay [Jaurand & Leroy 2008 et 2011]. Celle-ci était fondée sur l’analyse du Spartacus International Gay Guide, publication annuelle de plus d’un millier de pages, éditée à Berlin et largement diffusée dans le circuit gay1, qui recense les lieux gays du monde entier. On y trouve des lieux commerciaux (bars, discothèques, restaurants, hôtels, chambres d’hôtes, etc.) et des lieux publics extérieurs où se déroulent des rencontres homosexuelles discrètes (jardins, bois, aires d’autoroute, plages, etc.). Des commentaires sur le caractère gay friendly ou dangereux des pays et localités recensés sont également fournis au voyageur gay. Ce répertoire des destinations est fondé sur des critères différents de ceux du tourisme généraliste : les qualités du lieu ne sont pas liées à son patrimoine mais aux possibilités de rencontrer facilement d’autres hommes qui partagent la même identité. Dans le même sens, le site internet associé au guide propose un classement de tous les pays du monde susceptibles d’intéresser ou non le touriste gay (tableau 1). Les critères sont la législation par rapport à l’homosexualité et le caractère sécuritaire (safe) du pays de destination, qui explique que l’on trouve en bas de classement les pays dans lesquels l’homosexualité masculine est réprimée, jusqu’à la peine de mort pour dix pays. Inversement, les pays les plus ouverts à l’institutionnalisation de l’homosexualité (partenariat, mariage, lutte contre les discriminations, etc.) se retrouvent en tête : le premier prix décerné au Canada correspond à un pays qui n’est pas dans les pays du monde à la plus forte fréquentation touristique.
Tableau 1 – L’indice du voyage gay selon le Guide gay international Spartacus : classement des pays du monde selon de degré d’acceptation ou d’hostilité par rapport à l’homosexualité
Rang des 19
premiers pays
|
Premiers pays
|
Rang des 19
derniers pays
|
Derniers pays
|
1
|
Canada
|
174
|
Malaisie
|
1
|
Suède
|
174
|
Papouasie-Nouvelle-Guinée
|
3
|
Belgique
|
174
|
Soudan
|
3
|
Danemark
|
174
|
Swaziland
|
3
|
Finlande
|
174
|
Tanzanie
|
3
|
France
|
174
|
Turkménistan
|
3
|
Allemagne
|
174
|
Ouganda
|
3
|
Islande
|
174
|
Zimbabwe
|
3
|
Pays-Bas
|
187
|
Afghanistan
|
3
|
Nouvelle-Zélande
|
187
|
Cameroun
|
3
|
Novège
|
187
|
Libye
|
3
|
Réunion
|
187
|
Malawi
|
3
|
Espagne
|
187
|
Qatar
|
3
|
Royaume-Uni
|
192
|
Émirats Arabes Unis
|
15
|
Autriche
|
192
|
Yémen
|
15
|
Gibraltar
|
194
|
Iran
|
15
|
Groënland
|
194
|
Arabie Saoudite
|
15
|
Irlande
|
196
|
Somalie
|
15
|
Luxembourg
|
197
|
Tchétchénie
|
Plus le rang est fort, plus le voyage est considéré comme à risque pour le touriste gay.
Source : The Gay Travel Index 2018 by Spartacus, http://www.coupleofmen.com, consulté pour la dernière fois le 27.04.18
8À partir d’une édition récente [Spartacus International Gay Guide 2017], nous avons actualisé la carte mondiale du tourisme gay (fig. 1). Si quelques destinations s’affirment davantage (Prague, Buenos Aires), tandis que d’autres déclinent (Marrakech), les grands contrastes qui avaient été relevés il y a dix ans se maintiennent. Le tourisme gay y apparaît principalement concentré dans le monde occidental (Amérique du Nord, Europe occidentale, centrale et méridionale, Israël, Australie), et concerne secondairement une partie des Suds. Pour ces derniers, on relève des territoires touristiques (Thaïlande, Bali, Costa Rica), mais des pays importants du tourisme international dans les Suds et au Nord sont absents : les pays du Maghreb, l’Egypte, le Kenya, la Chine, le Japon et la Russie.
Figure 1 – Les principales destinations du tourisme gay dans le monde
Source : Réalisation ESO-Angers, Université d'Angers CNRS 2018
9A un échelon spatial plus fin, le choix d’un relevé fondé sur la concentration d’établissements et lieux extérieurs gays dans une localité favorise certes la représentation des métropoles et désavantage la mention de petites localités touristiques ou d’espaces de nature. Malgré tout, des stations balnéaires de taille moyenne sont concernées par le tourisme gay (Sitges, Fire Island, Quepos, etc.), ce qui témoigne de leur importance relative pour le tourisme gay. Quant à l’absence des destinations du tourisme de sports d’hiver, de nature ou polaire, elle n’est pas qu’un effet de représentation. Sauf exception (Tignes, qui organise l’European Snow Pride tous les mois de mars), les stations montagnardes n’ont pas d’offre spécifiquement gay, et les professionnels du tourisme gay ignorent presque totalement toute une gamme de produits touristiques (safari, trekking dans le désert, tourisme solidaire, etc.) et partant, de destinations, pour se focaliser sur les séjours au bord de la mer, en métropole ou les croisières, principalement en Méditerranée et aux Caraïbes.
10Au total, le tourisme gay montre une diffusion au monde très partielle, avec une offre et des espaces concernés assez limités à l’échelon mondial. Les espaces du tourisme gay sont, par ailleurs, aussi des espaces du tourisme de masse. Mais il apparaît simultanément que certains espaces du tourisme de masse sont complètement ignorés par le tourisme gay. Cela signifie que les espaces du tourisme gay sont à la fois plus restreints que les espaces du tourisme de masse et inclus dans ces derniers. Une répartition si sélective conduit à rechercher les logiques sociales ou communautaires qui la sous-tendent.
11Le tourisme gay repose sur le modèle du push and pull [Jaurand & Leroy 2010]. Il s’agit du fait d’être à la fois attiré vers un ailleurs, ce qui est habituel dans le tourisme, et d’être poussé loin de l’univers habituel, ce qui est un peu plus spécifique, surtout qu’il s’agit de raisons qui tiennent à l’identité du sujet.
- 2 Cette notion de psychologie sociale évoque le fait qu’être membre d’un groupe marginalisé dans le c (...)
12En effet, pour Hughes [2006], il s’agit d’abord de fuir un environnement quotidien marqué par l’hétéronormativité, c’est-à-dire la domination de la sexualité hétérosexuelle et du couple hommes/femmes comme modèles sociaux dominants. Comme d’autres groupes sociaux, les homosexuels peuvent ressentir une forme de stress minoritaire2 lié à leur faible nombre, leur faible visibilité et au fait qu’ils vivent dans des sociétés organisées selon d’autres normes sexuelles que les leurs. Toutefois cette idée d’un lieu du quotidien à fuir nous semble devoir être fortement nuancée selon : les pays (contexte législatif, contexte culturel), le lieu de résidence (métropolitain ou autre), l’environnement professionnel, social, familial et amical, le profil psychologique personnel, etc. Mais cet évitement peut jouer aussi symétriquement par rapport aux destinations, notamment des pays qui sont à la fois touristiques et hostiles par rapport à l’homosexualité, au moins la visibilité de cette dernière. C’est le cas de nombreux pays africains ou moyen-orientaux, où la loi ou une bonne partie de la société répriment l’homosexualité, au nom de normes sociales régissant la sexualité ou au nom de principes religieux réaffirmés avec force dans le cadre du revival islamique contemporain. Des pays touristiques majeurs, du Maroc à l’Égypte, qui étaient vus comme incarnant les fantasmes d’un Orient ouvert à l’homosexualité aux débuts du tourisme et jusqu’aux dernières décennies du XXème siècle, ont vu leur image se retourner. Le refus de ports marocains ou turcs d’accueillir des navires de croisières gays témoigne de ce renversement et le Guide Spartacus multiplie les conseils de prudence à destination des voyageurs visitant ces pays.
13Dans le tourisme gay, il s’agit plutôt de se rendre vers des destinations vues comme accueillantes pour l’homosexualité, qui n’y serait pas stigmatisée mais bien considérée comme acceptable, possible au grand jour et dans un contexte de sécurité. Dans ces destinations pourrait s’opérer le relâchement des contraintes et de l’auto-contrôle, ce qui est habituel dans le déplacement touristique [Equipe MIT 2002]. Dans l’expérience touristique gay, la notion d’expérience permettant d’articuler les dimensions de l’intériorité et de l’extériorité de l’individu, ce relâchement s’opèrerait en rapport avec le mental et avec le corps, notamment à travers la sexualité.
14Le tourisme gay, comme le reste du tourisme, fait appel à l’imaginaire, un imaginaire érotisé, et il repose largement sur un mythe : il s’agirait de retrouver, quelque part, un lieu paradisiaque, où l’homosexualité se vit au grand jour et ce lieu serait quelque part en Méditerranée ou dans l’Orient [Aldrich 1993, Jaurand & Leroy 2010], La référence à la Grèce antique et à la nudité masculine associée est très connue et forte dans les œuvres des artistes et écrivains homosexuels dès le 19e siècle, comme en témoigne par exemple le tableau du peintre allemand Ferdinand Flor, Badende Jugen in der Blauen Grotte auf Capri (1837) exposé au Schwules Museum de Berlin. Peu importe que dans la Grèce antique il s’agisse plus de relations adulte/adolescent en formation, modèle d’homosexualité très différent du modèle gay contemporain. Le mythe fonctionne et explique que les premiers voyageurs homosexuels se soient dirigés vers l’Italie (du Sud surtout), la Grèce ou le Maroc. En témoignent notamment les milliers de photographies d’adolescents dévêtus du baron Wilhem Von Gloeden autour de 1900 prises en Sicile et dont une partie est exposée à la galerie de Nicole Canet à Paris ; à l’époque il s’agissait d’un nu acceptable car lié à une représentation artistique inspirée par l’Antiquité grecque, alors très en vogue en Europe.
15Cette mise en avant de la nudité est importante pour appréhender le tourisme gay [Jaurand 2015], : se mettre nu c’est aussi se mettre à nu et révéler au grand jour son identité, ce qui ne serait pas possible en dehors de ces lieux paradisiaques. On comprend que ce goût pour la Méditerranée et plus largement la mer, le littoral, la plage et et un Sud idéalisé, vu comme ouvert par rapport aux sociétés européennes des années 1900, est très lié à l’érotisation de corps vus comme exotiques : cela s’inscrit dans la tendance globale d’un tourisme sexuel, mais il ne s’agit pas ici du corps de la vahiné ou de la femme asiatique comme dans l’orientalisme [Merle 2017], mais de celui de l’éphèbe méditerranéen ou asiatique (kathoey en Thaïlande, à l’identité de genre ambiguë).
16Les représentations iconographiques des couvertures du guide Spartacus, montrent le prolongement de ce goût pour le littoral (avec les éléments de base du décor balnéaire : palmier, sable blanc, eau turquoise, etc.), mais l’on remarquera que le corps représenté est plutôt celui d’un Européen du nord du continent ou de l’Amérique du Nord. Peut-être s’agit-il de mettre en avant le profil du client potentiel puisque l’essentiel des touristes concernés est composé d’États-uniens, de Britanniques, d’Allemands, etc. Cela a aussi une autre signification et c’est là une différence avec le tourisme sexuel hétérosexuel. Si une motivation importante du tourisme gay est la possibilité de réaliser des interactions sexuelles sur son lieu de destination, la rencontre de l’autre au cours du séjour touristique est souvent celle avec le même que soi, c’est-à-dire un autre touriste, et sans compensation monétaire. La relation sexuelle est un moyen de valider son identité personnelle et de participer à la construction d’une identité collective partagée.
17Ainsi, à côté des littoraux touristiques où les corps se donnent à voir, on comprend l’importance du tourisme gay dans les métropoles. Elles se caractérisent par une densité et une diversité maximales et offrent des possibilités de rencontres et d’interactions sexuelles élargies, avec des habitants ou d’autres touristes, surtout si elles disposent de nombreux établissements commerciaux spécialisés. Ces derniers peuvent être regroupés dans des quartiers étiquetés gays, qui sont plutôt des quartiers à visibilité gay que des quartiers exclusifs, tels le quartier Castro à San Francisco, le Village Gai de Montréal, Chueca à Madrid ou le Marais à Paris. Les métropoles situées en bordure d’une mer au climat attractif combinent tous les attraits et on pourrait citer Barcelone, avec le doublon balnéaire proche de Sitges, comme une des principales destinations du tourisme gay en Europe.
18Il ressort donc qu’à l’instar de nombreux lieux touristiques, ceux du tourisme gay sont marqués par l’urbanité [Coëffé 2017]. Mais celle-ci est à entendre aussi comme permettant l’établissement de sociabilités par affinités, entre gens du même monde, selon une logique clairement communautaire et identitaire. La réalisation d’un entre-soi social dans un cadre moins contraint est d’ailleurs aux fondements du tourisme élitiste dès la seconde moitié du 18e siècle, comme en témoigne l’exemple de Bath [Equipe MIT 2005]. Derrière ce schéma explicatif général des motivations du tourisme gay, il s’agit aussi de décliner les diverses formes possibles des lieux concernés. S’agit-il de lieux autres ou de lieux communs au tourisme généraliste ? En quoi sont-ils extraordinaires ou ordinaires ?
19La construction d’une typologie des espaces en rapport avec des phénomènes et processus sociaux relève d’une démarche classique de la géographie. On peut relever tout autant l’intérêt, avec la mise en évidence de régularités et de logiques de l’espace, que les limites d’une catégorisation, avec une tendance à la simplification et à la fixité là où les jeux d’acteurs construisent ou reconstruisent en permanence l’espace. Une typologie des lieux touristiques a été proposée par l’équipe MIT [2002]. Elle distingue des types de lieux de complexité croissante, avec des fonctions qui s’ajoutent quand on passe d’un type à l’autre, lieux qui peuvent d’ailleurs s’emboîter dans l’espace (site, comptoir, station, ville). Les lieux y sont donc de taille éminemment variable, depuis le site, élémentaire, jusqu’à la métropole. On rappelle ici que si le lieu est d’abord une notion spatiale, c’est aussi une notion sociale : il se caractérise par la co-présence des personnes et des groupes. Les lieux touristiques sont donc analysés comme des situations spatiales qui organisent la cohabitation entre touristes et résidents et aussi entre touristes porteurs de diverses origines et identités. Dans une perspective adaptée à la thématique du tourisme gay, nous considérons donc comme lieux touristiques des destinations ou localités, qui rassemblent à la fois des touristes et des résidents permanents ; ces localités comprennent le cas échéant des micro-lieux (des sites tels des plages, des comptoirs tels des hôtels-clubs) dans lesquels la population résidente ou une partie des touristes peut manquer et qui reposent sur une forme de ségrégation spatiale librement consentie. Contrairement à la typologie générale de l’équipe MIT, les types que nous distinguons se situent donc à un échelon spatial et à un niveau de complexité moins hétérogène : la notion de destination touristique, qui met au fondement du lieu touristique le projet et les pratiques des touristes, est ici essentielle.
20Les critères que nous retenons pour la typologie des destinations du tourisme gay sont en relation avec le caractère ordinaire ou extraordinaire du lieu, dont on rappelle qu’il est une qualité attribuée par des acteurs et qu’il s’inscrit dans une logique touristique fondamentalement historique. Ainsi, seront pris en compte et croisés les deux critères principaux suivants :
-
Le rapport à l’altérité du point de vue de la sexualité.
21Du point de vue du tourisme gay, l’altérité est liée à la diversité des groupes et des personnes présentes dans la destination, qu’il s’agisse d’autres touristes ou de résidents. Plus cette diversité est prononcée, plus la confrontation du touriste gay à l’altérité est susceptible d’être forte et plus le caractère ordinaire du lieu est prononcé. Inversement, plus la proportion et la visibilité d’homosexuels masculins sont fortes, plus le caractère extraordinaire (différent de l’ordinaire ultra-minoritaire voire stigmatisé de l’homosexualité) est prononcé. Il est connu depuis Friedrich Engels qu’au-delà d’un certain seuil, la quantité devient une qualité. Si l’on applique cela à l’espace, cela signifie que la concentration relative d’une certaine catégorie de population dans la formation socio-spatiale considérée modifie l’identité même du lieu. Dans le sens horizontal sur le tableau ci-après (tabl. 2), les cas distingués sont : la tendance à l’exclusivité, jamais atteinte complètement à l’échelon d’une destination (1er cas) et la diversité maximale (3e cas) ; dans une situation intermédiaire, la diversité existe bien mais s’accompagne cependant d’une image gay de la destination (2e cas).
-
La trajectoire historique.
22L’équipe MIT et d’autres chercheurs qui ont travaillé sur l’évolution des lieux touristiques ont bien montré qu’ils s’inscrivaient dans une logique historique, en liaison avec un regard extérieur nouveau porté sur un lieu et un processus d’accumulation (de valeur, de fréquentation, de fonctions, etc.) ou de déprise. On prend ici en compte l’inscription du tourisme gay dans le développement de la destination touristique. Dans le sens vertical sur le tableau, on peut voir les situations suivantes : ce tourisme de niche a pu exister au début de la construction de la touristicité du lieu puis décliner (1er cas), être toujours actif et bien installé (2e cas) ou être plutôt en développement récent, depuis une à deux décennies au maximum (3e cas) (tabl. 2).
23À partir du croisement des deux critères énoncés précédemment, sur neuf situations potentielles, cinq peuvent être distinguées aujourd’hui dans l’espace touristique. On propose de présenter les types de destinations du tourisme gay selon leur caractère extraordinaire décroissant, soit de gauche à droite dans le tableau 2. Deux des cinq types, très proches, peuvent être associés.
24Le type 1 correspond à des lieux actuels à tendance exclusive. Ces destinations sont largement réservées au tourisme gay, associé au tourisme lesbien le cas échéant comme à Provincetown, qui y impose sa marque dans le fonctionnement et l’identité du lieu. Les signes d’appartenance communautaire dans l’espace public sont des drapeaux arc-en-ciel, des événements tels des défilés, des couples de même sexe se tenant par la main ou s’embrassant, des secteurs de plage à public masculin et nu, etc. ; les commerces communautaires sont nombreux, tout comme les structures d’hébergement spécialisées. Peu de destinations correspondent en fait à ce type, avec des situations réelles qui tendent plus vers l’exclusivité qu’elles ne l’atteignent. Il s’agit en fait de localités de taille limitée, ce qui fait d’autant mieux ressortir la concentration relative du tourisme gay : ce sont surtout des stations balnéaires qui se promeuvent comme des destinations gays. Il ne pourrait s’agir de villes importantes, qui reposent sur une certaine diversité. C’est aux États-Unis que l’on trouve la déclinaison de ce type, conformément à la logique communautaire affirmée dans l’ensemble de la société. Des statistiques concernant les couples de même sexe résidents permettent d’ailleurs de confirmer la singularité de la localité : la commune de Provincetown (Massachusetts) est la seule des États-Unis où la proportion de couples de même sexe dans les couples résidents dépasse 50 % [Gates & Ost 2004]. Ceci est lié au fait que nombre d’actifs du tourisme sont aussi des homosexuels et que des résidents, travaillant dans d’autres secteurs ou retraités, sont installés ici parce qu’ils recherchent la qualité particulière du lieu, liée à une forte présence numérique de l’homosexualité et au-delà, à une ambiance libérale (au sens états-unien) héritée de la contre-culture des années 1960. L’idéal-type du tourisme gay vraiment exclusif serait à chercher hors des territoires, sur la mer, avec les paquebots de croisière, conformément à la logique classique du comptoir ; la confrontation à l’altérité se fait lors des escales.
Tableau 2 – Typologie des destinations du tourisme gay
Caractéristiques des lieux
|
Tendance à l’exclusivité de la fréquentation gay
|
Diversité de la fréquentation mais image gay de la destination
|
Diversité maximale de la fréquentation : destination ordinaire
|
Lieux passés du tourisme gay
|
_
|
_
|
4
Capri Taormina Tanger
|
Lieux actuels du tourisme gay
|
1
Provincetown Fire Island Key West
+ paquebots de croisières gays
|
2
Mykonos Ibiza San Francisco
|
3A
Nice New York Sydney
|
Lieux émergents du tourisme gay
|
_
|
_
|
3B
Prague Buenos Aires
Cape Town
|
Dans le sens horizontal est indiqué le degré d’exclusivité de la fréquentation gay ou de diversité de fréquentation touristique de la destination (diversité croissante vers la droite), à la base de son caractère extraordinaire ou ordinaire. Dans le sens vertical la dimension chronologique du lieu touristique par rapport au tourisme gay est introduite (du plus ancien en haut vers le plus récent en bas). Les numéros (1, 2, 3A et 3B, 4) renvoient aux différents types distingués dans le texte.
25Le type 2 correspond à des destinations qui ont une image gay : elles sont connues comme emblématiques pour le tourisme gay, voire par d’autres touristes. Toutefois, à la différence du type précédent, ce tourisme y est minoritaire dans les flux et un tourisme généraliste, voire de masse, concerne aussi largement cette destination et participe à sa dynamique, en termes d’impact économique et de représentations. Ce type comprend majoritairement des destinations littorales ou insulaires et est bien représenté en Espagne, avec Sitges, Torremolinos, Playa del Inglès, Ibiza, etc. De ce type relève aussi clairement Mykonos, dans les Cyclades, qui est à la fois connue pour être une destination-phare du tourisme gay, inscrite au catalogue des tour-opérateurs à ce titre, et aussi une escale classique de nombreuses croisières généralistes en Mer Égée, tout autant qu’un lieu branché de la fête pour la jeunesse dorée de Grèce. On y a donc à la fois une présence gay visible, notamment à travers des lieux précis appropriés (plages, établissements commerciaux), mais bel et bien minoritaire compte tenu de l’attractivité de Mykonos par rapport à d’autres publics. Côté villes, il n’y aurait guère que San Francisco qui se rangerait dans ce type. La ville a eu un rôle pionnier dans l’affirmation politique, sociale et territoriale de la communauté gay et une fonction-refuge pour nombre d’homosexuels états-uniens ; le quartier emblématique de Castro, au centre-ville, est à la fois un lieu de référence pour des homosexuels du monde entier et une étape obligée des circuits touristiques généralistes qui l’inscrivent à leur programme ès qualité.
26Les autres types correspondent à des destinations touristiques à la diversité maximale, tout en étant concernées, de façon diverse en intensité et dans le temps, par le tourisme gay.
27Les types 3A et 3B comprennent des lieux actifs du tourisme gay mais sont aussi des lieux communs, partagés avec les autres touristes, infiniment plus nombreux. La destination n’a pas une image principalement gay. Ce sont donc des lieux ordinaires du point de vue du tourisme gay. On y trouve des îles (Phuket, Sylt en Allemagne) ou des stations littorales très fréquentées, à clientèle tantôt populaire, tantôt huppée (Berck-Plage, Le Cap d’Agde, Benidorm, mais aussi Cannes ou Brighton) et surtout de nombreuses métropoles, comme les principales d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Australie. Dans tous les cas, la présence gay n’y est pas jugée incompatible avec l’image du lieu touristique. A l’instar de Berlin, des municipalités et des offices de tourisme mènent d’ailleurs des actions spécifiques par rapport au tourisme gay, avec des actions de communication, de sensibilisation auprès des touristes et des professionnels (brochures spécifiques, chartes commerciales, soutien de manifestations et événements à intérêt touristique comme comme la Gay Pride ou le carnaval gay de Sydney, etc.). Pour le touriste gay, si la destination est ordinaire globalement, des sas ou plutôt des enclaves lui assurent une suspension momentanée de la confrontation à l’altérité et la possibilité de rencontres avec des résidents (aspect local) et des touristes venus de partout (aspect global) : ce rôle est joué par les quartiers à visibilité gay dans les métropoles, les plages à fréquentation gay en marge des villes ou des stations littorales et plus généralement, tous les fragments d’espaces extérieurs ou fermés à appropriation communautaire. La dimension chronologique permet de distinguer le sous-type A (ancien), où le tourisme gay est installé depuis longtemps, comme à Paris ou New York, et le sous-type B (émergent), comme Prague, première destination gay au sein des PECO.
- 3 Selon l’expression dûe à l’historien britannique Andrew Hussey : « A utopia of dangerous and unknow (...)
28Le dernier type, le type 4, correspond à des lieux passés du tourisme homosexuel. L’appellation de tourisme homosexuel est ici choisie car ce tourisme pionnier d’homosexuels masculins voyageant à titre individuel ou en groupe date de la seconde moitié du 19e siècle ou de la première moitié du 20e siècle, soit antérieurement à la structuration d’un tourisme gay professionnalisé et à la construction d’une identité gay spécifique. Ces lieux fondateurs du tourisme homosexuel sont apparus en lien avec le tourisme élitiste et cosmopolite des débuts du tourisme : des homosexuels connus et fortunés ont alors choisi de séjourner dans des lieux marginaux qui leur paraissaient incarner une utopie (caractère extraordinaire), celle d’une vie homosexuelle libre loin des contraintes sociales ordinaires, très fortes alors en Angleterre comme en témoigne le cas d’Oscar Wilde. Les exemples de ces lieux de villégiature sont peu nombreux et groupés autour de la Méditerranée. Il s’agit en Italie de l’île de Capri, avec l’itinéraire du baron Fersen retracé par Roger Peyrefitte dans L’Exilé de Capri (1959) et de Taormina. Le tourisme gay y est négligeable aujourd’hui et c’est surtout à travers la patrimonialisation que l’héritage du tourisme homosexuel apparaît : visite de la villa Lysis à Capri, photographies de Von Gloeden vendues en cartes postales à Taormina. Le développement de formes concurrentielles de masse associées au tourisme gay (stations balnéaires, comptoirs, croisières) et l’évolution sociale de la clientèle rendent compte en partie de cette involution. Tanger, ville à statut international jusqu’en 1956, donc à caractère de marge, a été qualifiée de « ville d’utopie du plaisir dangereux et inconnu3 » : elle a en effet aussi été investie par de nombreux artistes et écrivains de toutes nationalités (Capote, Burroughs, Bowles, Gide, Genet, etc.), avant de voir sa fréquentation décliner, plus pour des raisons de pression sociale ou religieuse. Dans tous les cas, le caractère extraordinaire de ces lieux pionniers du tourisme gay, très lié à un contexte historique, a disparu.
29Dans le tourisme gay, le caractère extraordinaire du lieu de destination ne tient pas à des données esthétiques, paysagères ou même d’activités de loisirs, mais plutôt à l’ambiance et à la possibilité de s’affirmer comme gay au milieu d’autres gays, venus du monde entier ou habitants du lieu le cas échéant. Le tourisme homosexuel en général est apparu et s’est développé selon les mêmes phases que le tourisme en général et si les lieux actuels du tourisme gay ne sont pas des lieux à part des autres lieux touristiques, ils ne correspondent en fait qu’à une petite partie de ces derniers, avec une tendance à l’évitement de pays perçus comme homophobes. Le tourisme gay n’est en tout cas pas incompatible avec le caractère de masse du tourisme, pour peu que les conditions de sécurité de l’homosexualité soient permises dans ces lieux, ce qui exclut l’Égypte, favorise l’Occident et de rares pays du Sud, principalement en Amérique latine et en Asie du Sud-Est. Ces caractères sont évidemment évolutifs dans le temps et dépendent du contexte politique, législatif et sécuritaire. Ces dernières décennies, des trajectoires inverses par rapport au tourisme gay se sont manifestées dans le cas de plusieurs pays. L’Espagne de la movida a pris le relais de la Grèce, en étant devenue un des pays du monde les plus concernés par le tourisme gay, de Barcelone aux Canaries ; la Tchéquie post-communiste à la société moins marquée par la religiosité que la Pologne a un tourisme gay polarisé par Prague. Inversement, le Maroc qui était autrefois vu comme un paradis pour des homosexuels européens, est très peu concerné par le tourisme gay organisé tout en continuant d’être fréquenté individuellement par des touristes homosexuels appelés à la prudence par les guides et les professionnels du secteur.
30Les lieux du tourisme gay sont donc pour une partie des lieux partagés avec le tourisme généraliste, même si l’habiter ensemble n’y est pas permanent. Dans le tourisme gay, le modèle Sol y Playa perdure, avec des comptoirs ou établissements qui reposent sur une logique de séparation et d’entre-soi et qui font que l’espace-temps du touriste gay se partage entre l’immersion dans la communauté gay et la confrontation à l’altérité, dans un contexte gay friendly prioritairement. Le caractère banal de l’architecture de destinations comme Playa del Inglès (Grande Canarie), première destination du tourisme balnéaire gay européen, montre que les qualités paysagères du lieu importent moins que la possibilité de réalisation d’un projet individuel et communautaire : il s’agit de la validation de son identité homosexuelle à travers la rencontre de l’« autre » qui est en fait le même que soi. L’intérêt économique des destinations du tourisme de masse est aussi de favoriser ce caractère commun des lieux, brassant une large gamme de publics comme à Benidorm, dans la mesure où cela ne heurte pas de front les mœurs ou les lois du pays. On pourrait ainsi considérer les lieux du tourisme gay comme des lieux inclusifs-modèles, tout en abritant des micro-lieux exclusifs. Leur caractère extraordinaire pour le touriste gay tiendrait donc à leur basse conflictualité et à la micro-société originale qu’ils permettent de réaliser temporairement, ce qu’on pourrait appeler un « séjourner ensemble » pacifié.