1Lieux extraordinaires car puissamment évocateurs d’exotisme, nombre d’îles tropicales connaissent un réel succès touristique. Cet exotisme s’appuie sur la dimension mythique voire paradisiaque de l’insularité, l’éloignement, la tropicalité et l’altérité culturelle. Ces îles sont parvenues à faire une force de leur périphéricité, de leur éloignement des centres émetteurs de touristes, de leur discontinuité territoriale multiscalaire ou encore de leur exiguïté pour beaucoup d’entre elles. Leur caractère « extraordinaire » a été également profondément instrumentalisé et cultivé par les acteurs du tourisme [Blondy 2017a]. Ils mettent en avant, par la promotion faite des territoires et par les aménagements touristiques mêmes, le caractère exclusif des expériences vécues par les visiteurs et la rupture opérée avec les temps et espaces du quotidien des touristes. Mais ces destinations se sont aussi fait une place dans les lieux de la mondialisation touristique contemporaine, avec plus ou moins de succès [Blondy, Gay & Pébarthe-Désiré 2017]. Elles renouvellent pour partie leurs stratégies pour l’accueil des visiteurs, et en particulier ceux émanant des pays émergents [Pébarthe-Désiré 2015]. Cet article propose ainsi de questionner cette ambivalence de lieux touristiques qui se veulent coupés, hors du monde, mais qui œuvrent à leur pleine intégration dans une mondialisation touristique de plus en plus diversifiée. Il s’appuie sur un dépouillement de données statistiques, des plans de développement touristiques et des entretiens auprès des acteurs locaux du tourisme qui permettent d’analyser l’évolution de la structuration de ces territoires touristiques insulaires et les mutations des jeux d’acteurs de leur mise en tourisme à aujourd’hui [Pébarthe 2003, Blondy 2010, 2017b, Pébarthe-Désiré & Mondou 2014].
2Nous analyserons ainsi dans un premier temps l’imaginaire exotique associé à ces territoires que l’on peut qualifier d’extraordinaires car en rupture de par leur éloignement, et l’instrumentalisation opérée par les acteurs touristiques. Puis, dans une perspective comparative, nous analyserons les évolutions des systèmes touristiques polynésiens et mauriciens, qui ont, en plusieurs décennies d’internationalisation de leur tourisme, muté, mais très différemment.
3Les îles tropicales sont globalement associées dans l’imaginaire collectif aux plages de sable blanc, cocotiers et eaux turquoises. Pourtant les imaginaires qui les entourent ont évolué et n’ont pas tous la même puissance évocatrice. Concernant l’évolution des images associées aux îles en Occident, il convient déjà de rappeler que « la figure idéalisée de l’île est une production historique de la culture occidentale. La construction moderne du désir d’île est née à la fin du XVIIIème siècle et se précise au XIXème » [Péron 2008, p. 12]. Le mythe du bon sauvage comme vivant dans un paradis sur terre avant le péché originel trouve sa source dans les récits des explorateurs et conquérants de la Renaissance. Les récits d’Amerigo Vespucci Mundus Novus (1503) sur les Indiens d’Amérique ou encore ceux de Jacques Cartier relatant ses Voyages au Canada (1534), même s’ils ne portent bien sûr pas sur les populations des îles tropicales, illustrent assez bien l’émergence de l’idée européenne du bon sauvage. Le paradis terrestre trouve ensuite à s’incarner dans l’île lointaine tropicale grâce à des romans qui ont façonné l’imaginaire européen au XVIIIème siècle : Robinson Crusoé (1719) dans un contexte d’île sud-américaine au XVIIème siècle tout d’abord, puis Paul et Virginie (1788) dont le théâtre est l’île Maurice (Ile de France alors). Mais Maurice est dans ce roman davantage mise en valeur pour sa végétation luxuriante et l’intérieur de l’île que pour ses rivages qui sont davantage associés au naufrage du Saint-Géran et à la mort de l’héroïne. La mue vers l’imaginaire plus littoral et touristique n’est donc alors pas opérée et les héros restent des enfants blancs venus de métropole, qui était alors la France avant que l’île ne devienne britannique en 1810. Maurice inspirera aussi plus tard à Baudelaire certains poèmes des Fleurs du mal, notamment « A une dame créole » ou « L’Invitation au Voyage », après son séjour mauricien de 1841.
- 1 DE BOUGAINVILLE, L.-A. (2006 (réed.)) – Voyage autour du Monde, Paris, La Découverte, 322 p.
- 2 COOK, J. (2005 (réed.)) – Relations de voyages autour du monde, Paris, La Découverte, 462 p.
- 3 Comme par exemple William Hodges, Paul Gauguin, Pierre Loti, Bernard Borderie, etc.
4Si Maurice a joué un rôle dans la construction de cet imaginaire exotique et extraordinaire, l’une des destinations insulaires les plus fantasmées et idéalisées demeure Tahiti, dont le toponyme « magique » est devenu une marque, « Tahiti et ses îles », occultant le nom même du territoire « Polynésie française » [Blondy 2010], trop empreint sans doute de stigmates de l’époque coloniale [Gay 2009]. L’exposition « Kannibals & vahines » au Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie de Paris en 2001-2002, souligne les différences de représentations gravitant autour de la Polynésie et de la Mélanésie [Tcherkézoff 2008]. La vahine incarne la douceur et le paradis perdu polynésien, quand la figure du cannibale renvoie au primitivisme mélanésien. Ainsi la tropicalité, l’insularité et la vahine sont les trois dimensions de l’imaginaire touristique polynésien [Bachimon 1996] construit dès la découverte de ces contrées par les Européens. Ce mythe présente un « Tahiti imaginé par Gauguin et ses contemporains [véritable] projection européenne qui mêle représentations coloniales et mythes occidentaux des origines » [Staszak 2003, p. 103]. Les premières pierres du mythe sont posées par les récits des circumnavigateurs, Bougainville (1768)1 et Cook (1768-1779)2 en tête qui en font un paradis retrouvé, puis par les missionnaires qui le présentent comme le paradis d’après la Chute [Ellis 1972], puis par les œuvres des artistes – peintres, écrivains ou cinéastes3 – qui décrivent souvent un paradis perdu. Malgré un regard pourtant parfois critique et peu flatteur, tous ont été des acteurs de la mise en désir et du mythe construit autour de ce lieu en exaltant la générosité de la nature, la beauté des paysages et le charme des vahine. Les acteurs du tourisme ont théâtralisé ce mythe en poussant à l’extrême le « malentendu occidental » [Tcherkézoff 2004], à savoir l’image de la vahine sensuelle et prétendument ouverte aux aventures sexuelles. Cette dernière a participé à l’érotisation, à la sexualisation des îles tropicales associées aux 4 S (Sea, Sand, Sun and Sex). Dès les années 1960, les affiches des compagnies aériennes, puis les cartes postales exhibant nature luxuriante, lagons, plages, cocotiers, bungalows sur pilotis et femmes peu vêtues sont à la fois des révélateurs des fantasmes collectifs mais également autant de pièces qui participent à la construction de l’imaginaire touristique de cette destination et à sa promotion [Gay 1990]. Les catalogues ou sites internet aujourd’hui empruntent les mêmes clichés et renforcent cette idée d’une destination paradisiaque [Blondy 2010]. Ainsi se construit l’extraordinaire de ces îles dans la beauté, la générosité et l’accueil de ces paysages insulaires tropicaux et surtout de ces hommes et ces femmes renvoyant à l’âge d’or et au mythe rousseauiste du Bon Sauvage. L’île tropicale devient cet Eden.
- 4 Pébarthe-Désiré & Mondou 2014, p. 40.
5Les îles tropicales sont, pour beaucoup, des espaces périphériques, peu peuplés et aux ressources peu diversifiées. Leurs plaines littorales souvent étroites ont été mises en valeur pour la monoculture d’exportation, comme celle du sucre à Maurice, ou pour une agriculture vivrière qui n’a, comme en Polynésie française, que ponctuellement débouché sur des productions d’exportation. On peut citer la vanille et le coprah. Souvent, la pêche ne tient pas non plus une grande place économique et, dans le cas polynésien, la perliculture connaît de graves difficultés. À l’exiguïté de nombre d’îles tropicales, et la rareté des ressources disponibles, s’ajoute un éclatement extrême : la Polynésie française est composée de 118 îles éparpillées dans un espace vaste comme l’Europe.
6Le tourisme est donc apparu dans beaucoup de territoires insulaires comme une des rares voies de diversification économique possible et de développement [Gay 2009, Hoarau 2016]. Alimenté par l’imaginaire précédemment évoqué, il a donné aux îles l’occasion de faire de leur périphéricité un atout et de développer leur accessibilité. Ce sont d’abord les « happy few » qui ont le temps et les moyens de se payer de longs trajets en bateau puis en avion qui y séjournent. Avec le temps, ces voyages vers les îles se démocratisent, au moins pour certaines d’entre elles, celles proches des pays émetteurs de touristes ou celles qui n’ont pas misé sur le tourisme de luxe.
- 5 Ce chiffre intègre les liaisons interinsulaires de la population et des touristes domestiques et in (...)
- 6 Le Mauricien, 21 octobre 2015.
7Ces destinations sont plus ou moins éloignées des principaux pôles émetteurs de touristes : environ 24h de trajet entre la métropole et Papeete, près de 11h entre Los Angeles et Papeete. La mise en tourisme de la Polynésie est ainsi étroitement liée à l’ouverture de l’aéroport de Faa’a à Tahiti en 1961. Ce dernier n’avait subi des travaux de renforcement qu’en 1989. Il nécessitait donc de gros travaux d’aménagement et a été rénové de juillet à décembre 2014. La piste a connu une amélioration de son gabarit permettant aux gros porteurs de type A380 et B777-330 de se poser et les infrastructures aéroportuaires ont été réhabilitées et mises aux normes de sécurité internationales. Cet aéroport est essentiel à l’ouverture et au développement du territoire avec environ 1 million de passagers transportés5, près de 16 000 vols et 11 000 tonnes de fret transportées en 2015. A Maurice, située à 11h de vol de Paris, l’accessibilité est également déterminante dans le développement de ce territoire. La fonction aérienne de l’île a même devancé la fonction touristique : l’île devient une île-escale en 1952 et le premier hôtel est alors ouvert dans le centre de l’île pour accueillir les voyageurs en escale technique entre l’Afrique du Sud et l’Australie. L’aéroport s’est depuis progressivement développé et le dernier agrandissement date de 2013. Il a accueilli 3,2 millions de passagers en 2015 mais peut en accueillir jusqu’à 4,5 millions : les autorités ont prévu notamment de renforcer le trafic provoqué grâce au « corridor aérien » mis en place avec Singapour en mars 20166. Ce couloir a pour objectif de positionner Maurice comme un hub, une véritable plate-forme aérienne et non plus simplement une île-escale comme par le passé, entre Asie – d’où le choix de nouer un partenariat avec le hub singapourien de Changi – et Afrique. À une échelle plus régionale, Maurice se pose ainsi plus solidement aussi comme « pivot aérien » entre les îles de l’océan Indien comme la Réunion, les Seychelles ou Madagascar et les autres continents.
8Si l’amélioration de la desserte aérienne et les aménagements aéroportuaires ont été une nécessité et un levier pour la mise en tourisme et le développement touristique continu depuis les années 1960, les pratiques touristiques ont appelé des aménagements essentiellement littoraux qui ont pu renforcer l’imaginaire touristique associé aux îles.
9L’aménagement des littoraux des îles tropicales est marqué par des hôtels le long des plages de sable blanc ourlées de lagons. Ces zones étaient parfois peu aménagées avant le développement touristique. Dans le cas de Maurice, le tourisme a pu se développer sur les littoraux lagonaires, à partir des années 1970, en grande partie car la population se concentrait dans les villes du plateau central. La disponibilité spatiale a été de pair avec une disponibilité foncière : les emprises littorales les plus propices étaient aux mains de l’industrie sucrière, laquelle a investi dans l’hôtellerie. Les premiers établissements balnéaires sont donc construits sans grande contrainte spatiale ce qui permet l’ouverture de comptoirs hôteliers haut-de-gamme [Pébarthe 2003].
10Dans le cas de la Polynésie, les premiers hôtels émergent dans les années 1960. Ils sont construits sur le littoral ou à proximité. Les îles hautes ne possèdent qu’une étroite bande côtière. Le manque de place mais également le principe d’indivision sont les deux clefs de compréhension de l’évolution de la localisation et de la configuration des structures hôtelières polynésiennes, où l’insularité est souvent surjouée. En effet, les aménagements hôteliers développent une mise en abyme de l’insularité à différentes échelles (Fig. 1), celle des îles et celle des infrastructures touristiques.
11Bora Bora en est un bel exemple. En effet, les logiques territoriales de la mise en tourisme le montrent avec une première phase de développement des structures hôtelières sur l’île principale dans les années 1960 puis vers les motu périphériques à partir du milieu des années 1990 (Fig. 1). L’hôtel se met en scène comme une île : à l’échelle des infrastructures hôtelières s’opère un retranchement touristique multiscalaire (Fig. 1 et 2) à travers la construction de bungalows sur pilotis [Blondy 2010, 2016]. Ces derniers ont été largement imités ailleurs dans le monde et sont devenus des emblèmes spatiaux des destinations insulaires tropicales, une figure sophistiquée de la cabane de Robinson Crusoé. Ces hôtels sur les motu ont donc très fortement évolué dans leur conception en misant sur la surinsularité et la fusion avec l’espace lagonaire (Fig. 2). Ils se déploient ainsi très largement sur le lagon, en répondant à une attente des touristes (« faire communion avec les eaux turquoises ») et en économisant l’espace terrestre difficile à louer ou acquérir dans ce territoire assujetti à l’indivision, où les concessions lagonaires sont plus faciles à acquérir.
Figure 1 – L’espace touristique de Bora Bora : entre polarisation et diffusion en 2017
Source : C. Blondy, 2017
Figure 2 – L’évolution des structures hôtelières à Bora Bora
Source : C. Blondy, 2016
12Ces hôtels polynésiens sont des lieux qui sortent de l’ordinaire des populations locales, tant ils sont marqués par le luxe et l’intégration paysagère qu’ils déploient. Ils sont en effet soumis à des cahiers des charges très stricts lors de leur construction, et utilisent des matériaux naturels et/ou « locaux » que bien des particuliers ne peuvent pas utiliser faute de moyens. Ces derniers se tournent vers des matériaux de recyclage, ou achètent un bungalow standardisé très différent de l’architecture traditionnelle polynésienne. Certes, ces hôtels polynésiens se conforment à l’imaginaire occidental : un exotisme qui se détache de l’urbanité et de la modernité occidentales. Néanmoins, même s’ils sont un pastiche luxueux, ils sont souvent beaucoup plus proches des canons de l’architecture océaniennes que les habitations des locaux. Les hôtels mauriciens quant à eux présentent une architecture et des jardins évoquant le style balinais et parfois l’architecture coloniale créole quand cette dernière a largement disparu des paysages urbains de l’île.
13La mobilisation du littoral s’opère également, depuis les années 2000, et surtout 2010, par le développement de terminaux de croisières. Dans ces îles éloignées des marchés émetteurs, l’activité des croisières apporte une diversification relativement récente et un développement renouvelé de la fonction portuaire.
- 7 L’Express, quotidien mauricien, 15 février 2010.
- 8 Statistics Mauritius, 2018.
14Pour les besoins de la croisière, de la plaisance et des liaisons interinsulaires, Papeete mène ainsi une politique de rénovation de son front de mer. L’aménagement du Parc de Paofai en 2010 offre aux croisiéristes et touristes un lieu de promenade. La création de la gare maritime inaugurée en mars 2012 permet notamment la liaison entre Tahiti et Moorea tandis qu’une marina a été inaugurée en avril 2015, et l’aménagement d’une zone internationale pour l’embarquement et le débarquement des croisiéristes lancé en 2016. La réhabilitation des axes routiers et piétonniers du front de mer et des places Vaiate et Toata renforce également cette requalification du front de mer. Alors que la Polynésie avait connu une baisse de la fréquentation des croisiéristes – ils étaient 42 793 en 2007 puis 24 704 en 2010 –, elle connaît à nouveau une progression de leur nombre avec 33 650 croisiéristes en 2017. Elle est à la fois une étape en Océanie, mais elle accueille aussi des croisières basées dans les eaux polynésiennes. Dans le même temps, Maurice, qui ne figurait pas vraiment sur les routes des croisières, encore peu nombreuses entre les îles de l’océan Indien jusqu’aux années 2000, a inauguré son port en eaux profondes en février 20107, ce qui permet à l’île d’accueillir des paquebots de 300 mètres de long qui naviguent entre Maurice, la Réunion, les Seychelles et Madagascar. L’île est ainsi passée de 25 bateaux et 28 000 croisiéristes en 2009 à l’accueil de 49 355 croisiéristes en 20178.
15Ces nouvelles activités offrent donc un déploiement touristique maritime aux îles éloignées et un certain renouvellement des clientèles et des destinations. Si les îles tropicales utilisent un imaginaire touristique établi, elles ne sont pas des espaces figés mais intégrés à une mondialisation touristique évolutive dont elles tirent plus ou moins profit.
16Un certain nombre de recherches sur le tourisme ont permis une remise en cause du modèle de Butler sur le cycle de vie des lieux touristiques (Tourism Area Life Cycle), lequel propose différentes phases de développement touristique des destinations. En effet, ce modèle s’appuie sur l’idée de la capacité de charge supposée des lieux touristiques qui porte en elle celle d’un déclin des destinations au-delà d’une certaine fréquentation [Deprest 1997]. Or, la rareté des déclins avérés de lieux touristiques suffit à remettre en cause le modèle TALC [Equipe MIT 2002] et invite à convoquer plutôt une approche des évolutions des lieux touristiques via leur diversification en termes de pratiques et d’acteurs [Equipe MIT 2005 et 2011].
17Toutes les îles tropicales ne connaissent pas le succès de Hawaii avec ses plus de 8,9 millions d’entrées touristiques en 2016 et la puissance évocatrice des îles est parfois en décalage avec la fréquentation touristique réelle. Ainsi, à l’échelle du Pacifique, la Polynésie française fait figure de destination secondaire voire négligeable. Maurice s’en sort mieux à l’échelle de l’océan Indien : elle a dépassé le million d’arrivées en 2014 et rivalise avec Sri Lanka (qui lui a ravi sa place de leader régional en 2012) et les Maldives. Ces effectifs sont loin d’atteindre néanmoins ceux des « poids lourds » caraïbes que sont la République Dominicaine, Porto Rico ou Cuba (Fig. 3).
Figure 3 – Les entrées touristiques dans les destinations insulaires tropicales en 2015
Source : Blondy, 2017.
18Avec 1 341 860 arrivées touristiques à Maurice et à peine 198 959 entrées touristiques en Polynésie française en 2017, ces deux territoires, surtout le second, ont un poids sur l’échiquier touristique mondial assez marginal. Ce décalage invite à s’interroger sur la trajectoire touristique de ces deux destinations.
19Maurice se distingue avec une croissance continue de sa fréquentation quand la Polynésie française connaît un développement touristique cahoteux, notamment dans les années 2000 et 2010. Il existe en effet un réel décalage entre la notoriété de la Polynésie française et le nombre de touristes qui s’est effondré au début des années 2000 après un pic à 251 900 entrées en 2001. La destination peine à retrouver ce niveau depuis. Cette perte de vitesse s’accompagne également d’un repli des infrastructures hôtelières à Tahiti, Moorea ou Bora Bora, pourtant les trois îles les plus touristiques. La capacité hôtelière a ainsi diminué à Bora Bora, fleuron du tourisme polynésien, au rythme des fermetures d’hôtels laissant place à des friches hôtelières [Bachimon 2012, Blondy 2017a] notamment après le milieu des années 2000 sur l’île principale essentiellement (Fig. 4). Ce repli représente une perte de 375 chambres environ soit près de 45 % de la capacité en chambres de l’île en 2016 (826 chambres). Les motu sont moins concernés par ce repli. Ces ex-lieux de l’extraordinaire que sont les friches hôtelières reviennent d’ailleurs à la population. En effet, pour un certain nombre, ils ont été investis par les propriétaires de la terre qui les occupent pour en faire leur résidence principale ou les utilisent comme résidences secondaires [Blondy, 2017b].
- 9 Fenua signifie terre ou territoire en reo maohi (tahitien)
20La destination a surtout connu un développement touristique dépendant de la politique de défiscalisation. Des investisseurs étrangers et/ou locaux sont à l’origine de la construction des hôtels mais la gestion de ces derniers se fait sous l’égide d’une grande chaîne internationale (Hilton, Intercontinental, Méridien, Four Seasons). Seules trois chaînes hôtelières locales se sont développées (Maita, Manavai et Pearl Beach) mais elles n’ont pas vraiment réussi à sortir du fenua9 pour essaimer ailleurs dans le monde.
Figure 4 – Repli de la capacité hôtelière à Bora Bora
Source : C. Blondy, 2017.
21Ce décalage entre la notoriété de la Polynésie française et sa fréquentation touristique et le manque d’intérêt de la population pour le secteur touristique [Blondy 2010, Bachimon 2012], expliquent la nécessité pour les pouvoirs publics locaux de lancer et multiplier les campagnes de sensibilisation de la population au tourisme et à son intérêt pour le territoire. La dernière a été menée en 2016 : « Tous ensemble pour notre tourisme : je suis fier de ma Polynésie, fier de la partager » (Fig. 5) montre la nécessaire contribution des populations en vue de proposer une expérience touristique complète. La population boude l’emploi salarié dans le tourisme, ce qui n’exclut pas un intérêt de cette dernière quand il s’agit d’être entrepreneur ou de faire de l’accueil à son compte. Ainsi, il existe un développement de l’initiative des populations locales dans le tourisme avec la multiplication des hébergements chez l’habitant qui constituent 38 % de la capacité en lits de la Polynésie en 2016 soit 1389 lits, et la multiplication des hébergements mis en vente sur le site Airbnb (1081 hébergements en mai 2018).
Figure 5 – Affiches des campagnes de sensibilisation de la population au tourisme
Source : Tahiti Tourisme, 2017.
22Dans le cas de Maurice, la destination n’a connu, depuis l’indépendance en 1968, qu’une seule année de recul des arrivées internationales, en 2009, suite à la crise internationale de 2008, et en matière d’investissements, on peut observer au fil du temps une diversification de leur provenance en parallèle d’un renforcement des groupes locaux (Fig. 6). Ces derniers dominent même largement l’offre hôtelière.
Figure 6 – Provenance des investissements dans l’hôtellerie mauricienne en 2014
Source : H. Pébarthe-Désiré, 2015.
- 10 AHRIM (Association des hôteliers et restaurateurs de l’île Maurice), 2018, p. 10.
23On n’assiste pas à un repli de l’offre d’hébergement mais plutôt à une progression et à un développement et une montée en gamme des formes d’hébergement alternatives à l’hôtellerie. Si la capacité de cette dernière augmente en moyenne de 2,8 % par an entre 2007 et 201710 et reste majoritaire avec 62 % des chambres, l’hébergement non-hôtelier a lui progressé de 18,5 % par an sur la période. Cette hausse s’explique en partie par l’homologation progressive par la Tourism Authority, organisme créé en 2003 par le gouvernement mauricien, des hébergements locatifs de type « guest houses » chez l’habitant. Alors que 7500 chambres environ étaient disponibles à la location touristique sur un marché encore informel et peu ou pas contrôlé en 2003 [Pébarthe 2003], la Tourism Authority comptabilisait 8288 chambres homologuées non hôtelières en 2016, soit 38 % de la capacité d’hébergement de l’île.
24Du point de vue qualitatif, si l’hôtellerie haut de gamme et de luxe s’est donc maintenue et développée, une variété de niveaux de gamme et de types d’hébergements compose l’offre de la destination. Depuis les années 2000, les autorités ont d’ailleurs eu à réguler le système touristique, en imposant des normes notamment aux « campements », offres de locations jusqu’alors souvent informelles, tout en lançant aussi des opérations d’aménagement d’envergure juste à l’arrière des littoraux sous la forme de zones résidentielles haut de gamme à l’aménagement planifié et accessibles à la propriété pour les étrangers. La construction et la mise en vente de villas de luxe se fait dans le cadre d’opérations d’aménagement qualifiées d’IRS (Integrated Resort Schemes) : en 2017, on compte 278 villas [AHRIM 2018], bâties dans 6 domaines, sur d’anciennes emprises agricoles sucrières des différentes zones littorales, qui sont venues se greffer à l’arrière d’hôtels, de beach clubs et autres golfs et offrent la possibilité d’une défiscalisation avantageuse et l’obtention d’un permis de résidence pour des acquéreurs étrangers, français et sud-africains pour l’essentiel.
- 11 La Polynésie ne connaît ces contraintes spatiales que dans les trois principales îles touristiques (...)
- 12 L’indivision en rassemblant un très grand nombre de propriétaires sur un même terrain complexifie l (...)
25Maurice et Polynésie française ont donc connu des trajectoires différentes : si Maurice a réussi une diversification et une internationalisation de son développement touristique, la Polynésie française est à la peine. Dans les deux cas, l’aménagement littoral connaît de fortes contraintes spatiales et sociales, même si les situations varient d’un littoral à l’autre et d’une île à l’autre11. Les freins sont moins le manque d’espaces libres, que les contraintes sociales : indivision12, manque d’enthousiasme des populations face au tourisme et aux infrastructures hôtelières.
- 13 L’acronyme anglais MICE inclut les séminaires et réunions (« meetings »), les voyages de stimulatio (...)
26Les trajectoires divergent également sur le développement de nouvelles formes de tourisme, et en particulier les voyages et événements d’affaires, qui est à l’œuvre à Maurice et montre la plus grande maturation de la destination quand elle est très difficile en Polynésie française à cause entre autres de l’éloignement, de la faiblesse et du coût de la desserte aérienne. Les politiques de développement touristique sont également différentes : Maurice a à la fois fidélisé et diversifié sa clientèle en termes d’origine géographique des visiteurs mais aussi de motifs de visites avec le développement, certes encore modeste, des mobilités d’affaires et du MICE13. La décennie 2010 a été celle de l’ouverture d’une hôtellerie d’affaires à Port-Louis, mais aussi à proximité de l’aéroport ou encore dans la nouvelle « cybercité », quartier d’affaires créé ex-nihilo sur le plateau central à Rose Hill. Des mobilités de courts séjours et professionnelles se développent, bien distinctes des séjours balnéaires, encore largement dominants néanmoins. Tahiti et ses îles, elles, en sont restées à une politique de développement d’un tourisme quasi exclusivement balnéaire et haut de gamme (éviction de la compagnie Corsair en 2002). On peut se demander si l’arrivée récente en mai 2018 de la compagnie low cost French Blue et l’ouverture de trois liaisons hebdomadaires entre San Francisco et Papeete par United Airlines sont une étape dans la diversification. Ce renforcement des liaisons aériennes alimentera le projet d’aménagement touristique, le Village tahitien, sur le site d’Outumaoro, remporté en avril 2018 par un consortium néo-zélandais et samoan. Ce projet a pour but de renforcer la fonction touristique de Tahiti, porte d’entrée aéroportuaire et île-relais, en misant notamment sur la diversité des gammes hôtelières et des clientèles (éventuellement affaires en plus de la clientèle touristique).
27Maurice et Polynésie française sont des destinations touristiques internationalisées où la part des touristes des pays émergents progresse et notamment la clientèle chinoise. Il existe ainsi un renouvellement des clientèles. Maurice connaît une diversité et une diversification de la provenance des touristes. Sur un total de 1 341 860 arrivées en 2017, la France (métropole et Réunion) reste le premier pays émetteur avec un peu plus de 31 % des arrivées touristiques, suivie du Royaume-Uni avec 11 % des entrées, puis l’Allemagne (8,9 %), l’Afrique du Sud avec 8,4 %, devant l’Inde (6,4 %), et la Chine (5,4 %) (Tabl. 1). L’objectif affiché des autorités mauriciennes est le maintien des clientèles européennes mais aussi la croissance de la venue des clientèles émergentes (Fig. 7), en particulier chinoise et indienne en jouant sur la relative proximité géographique et culturelle de cette dernière, et sur l’amélioration des liaisons aériennes qu’Air Mauritius a opérée avec ces deux pays. Des lignes directes desservent ainsi New Delhi, Mumbai ou Hong Kong depuis les années 1980, mais aussi désormais Jaïpur et, en Chine, Pékin et Shanghaï.
Tableau 1 – Les 7 principaux pays d’origine des touristes à Maurice en 2017
Pays d’origine
(7 premiers en 2017)
|
Arrivées touristiques en 2017
|
Part des arrivées touristiques
en 2017
|
France
|
273 419
|
20,4 %
|
Royaume-Uni
|
149 807
|
11,2 %
|
Réunion (France)
|
146 040
|
10,9 %
|
Allemagne
|
118 856
|
8,9 %
|
Afrique du Sud
|
112 129
|
8,4 %
|
Inde
|
86 294
|
6,4 %
|
Chine
|
72 951
|
5,4 %
|
Les 7 premiers pays d’émission
|
959 496
|
71,5 %
|
Total des arrivées
|
1 341 860
|
100 %
|
Source : Statistics Mauritius, 2018
Figure 7 - Evolution des arrivées touristiques à Maurice selon l’origine géographique des touristes
Source : Statistics Mauritius, 2018
28L’Inde est déjà un marché secondaire pour Maurice depuis les années 1990 tandis que la Chine est considérée comme un nouveau marché très prometteur. Cette dernière occupe désormais la première place des pays émetteurs de touristes dans le monde, avec 135 millions de départs enregistrés par l’OMT en 2016, et la clientèle chinoise est désormais la première mondiale en termes de dépenses touristiques internationales. En s’efforçant de faire croître les arrivées de Chinois, Maurice suit l’exemple des Maldives, dont les arrivées de clientèles non européennes progressent fortement, mais selon des modalités différentes du point de vue des opérateurs. Les Maldives ont choisi l’ouverture de l’aéroport de Malé à de nombreuses compagnies aériennes étrangères, ouverture choisie comme stratégie lors de la disparition de la compagnie nationale Air Maldives en 2000. Maurice privilégie plutôt le développement des liens aériens avec la Chine par sa compagnie Air Mauritius. Ces touristes chinois ont des pratiques spécifiques. Ils apprécient par exemple les vagues et falaises du sud mauricien, paysages ignorés par les touristes européens.
29La Polynésie française se tourne également vers cette clientèle chinoise. La simplification des formalités administratives est entrée en vigueur le 27 juin 2014. Les ressortissants chinois, dont le voyage et le séjour sont organisés par l’intermédiaire d’une agence agréée et dont le séjour est inférieur à quinze jours, sont désormais dispensés de visa. En 2016, 3,6 % des 192 495 entrées touristiques en Polynésie sont le fait de touristes chinois derrière les trois principaux pays émetteurs (États-Unis avec 35,3 %, France métropolitaine 20,3 % et Japon 5,9 %). Mais la Polynésie française de manière plus générale multiplie les initiatives pour tisser des partenariats avec la Chine en accueillant des délégations régulièrement et en favorisant les investissements dans le secteur touristique, notamment avec HNA Aviation & Tourism, firme chinoise qui détient compagnie aérienne et hôtels [Blondy 2017b] et qui connaît cependant, depuis la signature d’accords en 2015, de grandes difficultés.
30Mais l’ouverture à la clientèle chinoise est également complexe pour les opérateurs touristiques : il ressort des entretiens conduits à Maurice entre 2014 et 2017 que, en amont, les tour-opérateurs chinois négocient fortement à la baisse les tarifs hôteliers, beaucoup plus que les tour-opérateurs européens ne le font, et, en aval, lors des séjours, les attentes des clientèles chinoises diffèrent fortement de celles des autres clientèles du point de vue des visites, de la restauration ou des animations recherchées, remettant en cause le modèle de fonctionnement d’établissements hôteliers fondé sur des pratiques balnéaires, un luxe discret et une gastronomie plutôt européenne, métissée d’influences créoles et indiennes, plus que chinoises. La Polynésie française connaît les mêmes difficultés face à cette nouvelle clientèle
31On assiste ainsi à une concentration des enjeux liés à la mondialisation touristique dans ces destinations insulaires dont les ressources spatiales et sociales de même que les capacités entrepreneuriales, en matière d’aérien et d’hôtellerie notamment, appellent des arbitrages de la part des acteurs du système touristique. Après plusieurs décennies de développement, des maturations inégalement complètes et ouvertes se dessinent.
32Le niveau de développement touristique peut être inégal entre les destinations. Si certaines ont atteint une certaine maturité qui se décline en une fréquentation touristique importante et diversifiée, une internationalisation des investissements dans le système touristique local, une diversification des formes de tourisme, une très forte connexion à différentes échelles, un déploiement des acteurs locaux à l’international, etc., d’autres sont plus à la traîne ou plus fragiles : leur fréquentation peinant à décoller, elles sont moins bien desservies et inégalement internationalisées.
33En Polynésie, comme dans d’autres territoires de la France d’Outre-Mer, la Nouvelle-Calédonie par exemple, il y a une opposition entre grande hôtellerie et petite hôtellerie (petits hôtels et hébergement chez l’habitant). Quand le premier secteur est aux mains des investisseurs étrangers et métropolitains qui profitent de la défiscalisation, les investisseurs locaux sont majoritaires dans la petite hôtellerie et l’hébergement chez l’habitant. Les investisseurs étrangers se cantonnent aux trois îles les plus touristiques et en particulier à Bora Bora. Dans les îles moins connues, seuls les investisseurs locaux sont présents. Trois « chaînes locales » seulement se sont développées en Polynésie française : Pearl Beach (Tahiti, Bora Bora, Tahaa, Hiva Oa et Nuku Hiva), Manava (Tahiti, Moorea, Tikehau) et Maitai (Huahine, Rangiroa, Bora Bora d’où est originaire la famille qui a lancé la chaîne).
34La desserte aérienne montre également des différences de maturité entre les deux territoires. En Polynésie française, il existe une très faible internationalisation des liaisons aériennes. Depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, le départ de nombreuses compagnies aériennes (Qantas en 1995, Air Liberté/AOM en 2002, Corsair en 2003, etc.) a freiné la maturation de la destination. Ce départ a été « facilité » ou « provoqué » par la politique territoriale menée à l’époque par Gaston Flosse qui cherche alors à faire de la place à la compagnie aérienne locale, Air Tahiti Nui. La création de cette dernière en 1998 est sans doute l’exemple le plus marquant de cette réappropriation par des acteurs « endogènes » du secteur touristique polynésien. Sa création intervient dans un moment charnière de l’histoire politique et économique de la Polynésie. La mise en place du Pacte de Progrès pour pallier l’arrêt des essais nucléaires en 1996 et le Programme stratégique pour le renforcement de l’autonomie économique de la Polynésie française de 1996 semblent renforcer l’idée qu’une compagnie aérienne locale est nécessaire. Le tourisme est alors considéré comme l’un des piliers du développement économique, lequel doit se faire sur des bases solides et donc une desserte aérienne stable.
35Gaston Flosse, alors président de la Polynésie française a ainsi pesé de toute son influence dans les négociations de retrait de Corsair en 2002-2003, le gouvernement de la Polynésie étant actionnaire majoritaire d’Air Tahiti Nui, société d’économie mixte. Il semble que tout a été fait pour éviter une concurrence trop importante à la jeune compagnie locale qui devait s’imposer désormais sur les rotations à destination de la métropole. En 2003, il ne reste plus en face d’elle qu’Air France pour desservir Paris, et elle vise toute l’Europe, grâce aux partenariats passés par ATN avec d’autres compagnies aériennes et ferroviaires. La compagnie est devenue l’un des plus gros employeurs de Polynésie avec plus de 800 salariés dont plus d’une cinquantaine sont basés dans les aéroports de destination (Paris, Los Angeles, Tokyo, Auckland, Sydney). Le déploiement d’Air Tahiti Nui ne se fait pas sans difficultés mais la compagnie a concentré en quelques années la majorité des sièges offerts, le nombre de compagnies aériennes desservant la Polynésie s’étant contracté.
36À Maurice, les investisseurs locaux dominent le système touristique sans pour autant exclure des investisseurs étrangers qui se sont diversifiés au fil du temps. Dans le secteur aérien comme dans l’hôtellerie, la priorité du gouvernement d’une part, actionnaire majoritaire d’Air Mauritius, et des groupes privés hôteliers mauriciens d’autre part, n’a cessé d’être le maintien de leur contrôle sur le secteur touristique, mais tout en encourageant la venue d’opérateurs étrangers. Cette ouverture a permis une meilleure desserte de l’île, avec 18 compagnies aériennes étrangères qui opéraient à l’hiver 2016-2017 [AHRIM 2018, p. 31] depuis 31 villes dans le monde (sauf l’Amérique), en particulier Paris, Londres, mais aussi Dubaï à raison de 2 vols d’Airbus 380 d’Emirates par jour ou encore Singapour, Hong Kong ou Shanghaï. Maurice s’efforce de devenir un hub régional et même intercontinental tout en ménageant une place privilégiée à Air Mauritius via la signature d’accords commerciaux de partages de codes avec les grandes compagnies étrangères, et via l’interdiction de la venue de compagnies charters. Cette dernière est aussi en cohérence avec la volonté d’assurer de bons taux d’occupation à l’hôtellerie, essentiellement haut de gamme.
37Outre la domination exercée par les acteurs mauriciens sur leur destination, la maturation de ce que l’on pourrait qualifier de « modèle » mauricien se caractérise également par une extraversion. Ainsi, les groupes hôteliers investissent d’autres « Suds » (Tabl. 2) tout en maintenant leur suprématie à Maurice.
Tableau 2 – L’internationalisation des groupes hôteliers mauriciens en 2018
Groupe hôtelier
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Pays
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Nombre d’hôtels gérés
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Années d’ouverture
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Beachcomber
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Seychelles (Sainte-Anne, Praslin)
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2
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2002
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Maroc (Marrakech)
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1
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2013
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France (Antibes)
|
1
|
2017
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Île Maurice
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8
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à partir de 1954
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Sun Resorts
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Maldives
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1
|
2010
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Île Maurice
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5
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à partir de 1975
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Lux Resorts
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Maldives
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2
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2005
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Île de la Réunion (France)
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1
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2007
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Chine (Lijiang, province du Yunnan)
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2
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2014 et 2018
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Turquie (Bodrum)
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1
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2018
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Vietnam (Phu Quoc)
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1
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2018
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Émirats Arabes Unis (Dubaï)
|
1
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2018
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Île Maurice
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5
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à partir de 1989
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Constance Resorts
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Seychelles (Praslin, Mahé)
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2
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1999, 2010
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Madagascar (archipel des Mitsio)
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1
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2006
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Maldives
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2
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2009, 2010
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Île Maurice
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2
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1998, 2002
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Source : Pébarthe, 2003 ; rapports d’activités 2017 et sites internet des groupes hôteliers.
38Après avoir opté pour l’ouverture d’établissements dans les autres îles de la région océan Indien, les groupes mauriciens se sont donc tournés vers d’autres Suds, dont la Chine, le Maroc, ou même vers la France.
39Si l’on peut donc parler de maturation solide dans le cas du tourisme mauricien et de montée en centralité dans la mondialisation touristique, le succès est tout de même à relativiser. En effet, les moyens de développement des entreprises clés comme Air Mauritius restent limités si on les compare à ceux déployés par les nouveaux géants de l’aérien que sont les compagnies du Golfe. Or ces dernières ont tendance à gagner du terrain dans l’océan Indien, Etihad aux Seychelles et Emirates à Maurice. Si cela assure aux destinations insulaires une plus grande capacité d’emport de visiteurs, être dans l’aire géographique d’influence des toutes puissantes compagnies du Golfe peut avoir pour conséquence à terme un affaiblissement des compagnies nationales et une baisse de souveraineté des destinations sur leur développement touristique. Les autorités mauriciennes avancent donc prudemment en matière d’ouverture aérienne ce qui empêche par ailleurs un trop fort développement hôtelier. Ainsi, le gouvernement a même gelé l’ouverture de nouveaux hôtels en 2015 et 2016 afin de garantir une amélioration du remplissage des établissements. L’équation « seat capacity – room capacity » entre sièges d’avions et chambres d’hôtels se pose immanquablement et régulièrement pour les destinations insulaires dépendantes du verrou aérien. Par ailleurs, la force que représentent les investissements opérés à l’étranger dans l’hôtellerie disent aussi la quasi-impossibilité d’avoir désormais accès à du foncier disponible sur le littoral mauricien pour l’hôtellerie balnéaire, ou alors en prenant sur les plages publiques, ce qui est devenu socialement épineux.
40Des mouvements, de plus en plus médiatisés et suivis localement, se sont constitués pour empêcher de nouveaux aménagements comme « aret kokin nou la plaze » (« arrêtez de voler nos plages ») qui proteste en particulier depuis 2017 contre un projet de construction d’hôtel conduit par un groupe sud-africain sur la plage publique de Pomponette, dans le sud de l’île. Ces résistances aux projets d’aménagement touristique existent aussi en Polynésie : les îles de Maiao ou Maupiti s’opposent ainsi au développement hôtelier depuis plusieurs décennies, les habitants de Tumaraa à Raiatea militent contre un projet de marina depuis 2017. Mais ces résistances et la difficulté d’accès à la propriété foncière ne se traduisent pas par les mêmes effets qu’à Maurice et ne conduisent que rarement à l’investissement à l’extérieur du fenua. Seul le groupe South Pacific Management, derrière la chaîne locale Manava, possède un hôtel sur l’Île de Pâques, le Hangaroa Eco Village & Spa. Il s’est par ailleurs diversifié dans la croisière de luxe avec le navire Haumana.
41Si l’adaptation à la mondialisation touristique est une chose difficile pour un territoire éloigné et aux ressources limitées, mais accomplie désormais dans le cas mauricien et embryonnaire dans le cas polynésien, l’adaptation aux contraintes locales montantes en est une autre. Ainsi, la question de l’eau, des importations nécessaires, de l’accès des populations au littoral, du « capital d’entrepreneuriat touristique » [Blondy 2010] local sont autant de défis et questionnements pour la poursuite du développement alors que la société est composite, voire fragmentée en communautés qui profitent plus ou moins des retombées du tourisme.
42Alors que les îles tropicales peuvent s’appuyer sur un imaginaire valorisant mobilisé par les acteurs touristiques pour leur développement, les itinéraires des destinations et leur intégration à la mondialisation touristique actuelle présentent de nettes différences. Maurice offre un réel exemple de développement largement endogène et qui a réussi, en composant avec des contraintes spatiales et des mutations sociales réelles, à se diversifier d’une part et à diffuser ses comptoirs hôteliers d’autre part, vers d’autres îles de l’océan Indien tout d’abord, puis vers de grandes destinations continentales. Certaines périphéries insulaires montent ainsi en centralité. À l’inverse, la Polynésie française, bien que mythique, reste une destination confidentielle. Une certaine défiance ou un désintérêt face au tourisme d’une partie de la population, le pari d’un tourisme exclusif et haut de gamme, l’inégale internationalisation des acteurs touristiques et un décalage entre discours politique et réalités de terrain expliquent la difficulté de la destination à se renouveler et à s’imposer à différentes échelles.
43Au total, du côté mauricien s’est solidement établi un système touristique avec une maîtrise par les acteurs endogènes (publics et privés) du développement. Mais ce dernier présente aussi des points de fragilités d’un État jeune pour lequel le développement touristique est impératif, même si d’autres secteurs économiques ont été développés avec succès. D’un autre côté, le système touristique polynésien est moins abouti, inégalement maîtrisé par les acteurs locaux, soulignant des disparités socio-spatiales fortes et témoignant d’une forte dépendance aux politiques de défiscalisation. Souvent présenté comme une solution de développement pour ce territoire ultramarin français doté d’une assez grande autonomie politique et de ressources étroites, le tourisme n’en reste pas moins fragile et boudé par une partie de la population plus encline à intégrer la fonction publique ou les secteurs monopolistiques.