Navigation – Plan du site

AccueilNuméros92-1Les habits neufs de la géographie

Texte intégral

1C’est un lieu commun de l’autorécit de la géographie en France que de considérer que les années 1970 ont représenté une mutation fondamentale. La banalisation de la grille de lecture de Thomas Kuhn suggère vite l’usage du terme « révolution ». Aujourd’hui où les plus jeunes acteurs de l’époque sont à l’âge de la retraite, le temps était venu de revenir sur cette époque. Les querelles du moment qui furent très vives sont apaisées et le débat est devenu possible entre acteurs qui ne se seraient alors guère adressé la parole. Une quarantaine d’années d’écart permet également de faire appel à de jeunes chercheurs qui ont travaillé sur un temps qu’ils n’ont pas connu mais qui les a formés. Le dialogue entre souvenir et démarche historique n’est pas toujours simple, mais il peut être fructueux. L’histoire du temps présent, comme il est convenu de dire lorsqu’on travaille sur des événements dont les participants ont encore bon pied, bon œil, est un risque nécessaire pour pouvoir cumuler les héritages et non plus les opposer.

2Périodiser est toujours insatisfaisant. Où que l’on coupe, pour débuter ou terminer une période, fusse une transition, on trouvera toujours de bonnes raisons de remonter plus tôt ou d’achever plus tard. Comme toujours, le cadre d’une décennie est une paresse intellectuelle et il fallu préciser un peu plus en taillant large : de 1968 à 1981. Le choix de dates évidemment politiques mettait en valeur des contraintes extérieures au champ de la discipline géographique elle-même. Mais l’influence des « Evénements » est suffisamment évidente pour que cela permette de distinguer le moment de la réflexion par rapport aux années 60, certes marquées par quelques prémices (les thèses de Dugrand ou de Rochefort sont les plus souvent citées), mais généralement considérées comme dominées par la géographie qualifiée dans les années 70 de « classique » (et parfois de qualificatifs beaucoup moins neutres). Réciproquement, l’élection de Mitterrand et le climat de « changement » qui l’accompagna eut des effets suffisamment nets pour que s’ouvre une autre étape où ce qui avait été pionnier est devenu banal, sinon dominant à son tour.

3Comme Simon Leys en 1971, parodiant le conte d’Andersen, démystifia la révolution culturelle dans Les habits neuf du président Mao, il n’est pas toujours mauvais de rappeler que, quand il y a d’évidence rupture, il y a souvent tout autant continuité.

Un champ autonome

4La vue d’ensemble des différents sous-champs disciplinaires aurait pu mettre plutôt en valeur des chronologies distinctes. De fait, l’histoire de la géomorphologie n’est pas tout à fait celle de la didactique ou celle de la géographie quantitative. Mais il ne s’agit que de nuances. Un fait frappant rétrospectivement est la grande similitude des calendriers des diverses dynamiques et résistances. On aurait pu s’attendre au contraire, puisqu’un des paramètres du changement réside dans le gonflement démographique des jeunes universitaires dès la fin des années 60, croissance spectaculaire qui fait passer d’un tout petit monde de quelques dizaines de personnes, effectif qui pouvaient encore utiliser un seul autocar pour les Journées géographiques des années 50, à plusieurs centaines d’enseignants-chercheurs, finalement plus d’un millier dans les années 80 (1291 dans le Répertoire des géographes français de 1989). Une telle évolution démographique n’a rien d’originale et exprime des tendances sociales de fond au travail dans tous les pays occidentaux d’alors, la conjonction des effets du baby boom d’après-guerre avec la démocratisation de l’enseignement supérieur, mais elle est évidemment plus déstabilisante dans une discipline universitaire aux effectifs initialement très modestes que dans une corporation scientifique plus étoffée.

5Or une lecture globale des textes qui suivent montre au contraire que les dynamiques des sous-ensembles disciplinaires sont largement synchrones. La didactique dialogue évidemment avec les autres domaines qui tentent d’apparaitre dans la géographique scolaire (la géographie quantitative et modélisatrice) ou qui, au contraire, y défendent une présence menacée (la géographie physique). Des alliances, ne serait-ce que face à des « ennemis » communs, nouent les chronologies particulières. Peut-être, la seule thématique pour laquelle le cadre de la décennie, même taillée large, est trop étriqué, est sans doute celui de la géographie qu’on appelait « appliquée ». Sa genèse a dépendu du climat colbertiste de la politique gaullienne, symbolisée par la création de la Datar, donc apparait dès le début des années 60. Le moment le plus vif du débat, marqué par la figure de Michel Phlipponneau s’opposant à Pierre George, est antérieur à notre fenêtre de tir. Réciproquement, la géographie dite sociale ou culturelle ne s’affirme vraiment que dans les années 80, mais il est banal de considérer la publication de La région, espace vécu d’Armand Frémont comme la manifestation de son émergence, donc en 1976.

6Aujourd’hui, où chercher l’ensemble commun aux bibliographies de masters d’environnement, de didactique, de modélisation, de géopolitique, etc. - tous diplômes qui affichent encore « géographie » dans leurs libellés (même si se rencontrent de plus en plus des « sciences des territoires ») – risque d’être bien décevant, on est frappé par la cohérence systémique du champ géographique d’alors. Si les années 70 furent bien une période de controverses, parfois d’anathèmes, c’est bien qu’on était encore « en famille ». Pour se disputer, il faut bien considérer qu’on a beaucoup de choses en commun et on peut être d’autant plus violent qu’on sait bien que finalement ces liens ne seront pas rompus. Même si certains rites identitaires, comme les journées géographiques, s’étaient effacés.

7On peut d’ailleurs, dans plusieurs interventions, percevoir une certaine nostalgie de cette unité conflictuelle et il ne semble pas qu’on puisse réduire ce sentiment à un passéisme d’anciens combattants. Deux domaines me semblent plus affectés : la géographie physique et la géographie scolaire. Un paradoxe s’est développé postérieurement à la « crise » des années 70. Alors que cette époque fut celle de la naissance de la didactique de la géographie, pour qui la décennie suivante représente rétrospectivement une sorte d’âge d’or, c’est également le moment où le débouché scolaire, central dans la géographie classique, voit sa marginalisation s’amorcer dans les cursus universitaires de géographie. Dans une certaine mesure, c’est aussi un processus qui remonte aux années 70. Moins parce que les concours, et particulièrement l’agrégation de géographie, sont restés des bastions traditionnalistes jusqu’aux années 90, que parce que d’autres débouchés, liés à l’aménagement, au souci de l’environnement, aux techniques cartographiques, ont été mis en valeur. On comprend le message angoissé de Bernadette Mérenne-Schoumaker en conclusion de la journée de l’AGF, s’inquiétant de l’effacement du souci de la discipline scolaire.

Une époque moderne

8Si la contextualisation des mutations de la géographie des années 70 ont montré de fortes contraintes externes, comme les bornes chronologiques choisies ou la démographie universitaire l’ont rappelé, il y a aussi bien des traits qui correspondent plus à la vie des sciences sociales du siècle ouvert par la création des universités à l’époque de Jules Ferry, moment dont Vidal de La Blache est pour nous la figure identitaire, et qui s’achève justement au début des années 1980. L’expression de Jean-François Lyotard, « la fin des grands récits » résume assez bien ce tournant. Non seulement des thématiques portées par ceux qui se veulent novateurs sont profondément « modernes », mais elles prennent également des formes sociales typiques du XXe siècle.

9La naissance de la géographie quantitative et systémique n’est pas vraiment originale. L’adjectif « quantitatif » se retrouve également au même moment derrière les mots sociologie ou histoire (qualifiée également alors de sérielle). C’est l’époque où s’affirme l’économétrie, dont la domination du champ économique n’est d’ailleurs toujours pas démentie. La spécificité géographique réside dans l’association de la quantification et de la théorie, couple que le personnage de Théo Quant (auteur collectif, géographe imaginaire et nom de colloque) incarnera quelques années plus tard. Aujourd’hui, au temps des Big Data, il y a là un paradoxe qui ne se comprend que dans l’inversion opérée par rapport à la géographie classique, processus dont le Groupe Dupont fut un acteur plus que symbolique. Or une inversion est une forme de forte continuité. La mise en avant des modèles, dont la chorématique née également à ce moment fut l’expression non quantitative, s’ancre dans une modernité affirmée et même, ce que signalait aux yeux de son inventeur, Roger Brunet, le mot « chorème », représente une version géographique du structuralisme, acmé de la combinatoire issue de Lumières.

10La rupture qui s’opère dans l’ensemble des sciences sociales à partir des années 80, dans le contexte de la mondialisation (terme qui apparait justement vers 1980), a pu être qualifiée de post-modernité. Rien d’étonnant que ce soient les façons de faire de la géographie centrées sur les individus, les acteurs, les milieux de vie, bref sur des espaces beaucoup plus micro (au sens de la micro storia), guère présentes dans les années 70, qui s’affirment depuis, en particulier tout ce qui est rangé sous les expressions de géographies culturelles ou sociales (le pluriel est typique de cette nouvelle période). La disparition du grand récit majeur jusqu’aux années 70, le marxisme sous toutes ses formes, qui était incontournable en particulier dans le champ géographique, même si on était politiquement hostile à ses applications, modifie profondément toutes les réflexions sur les sociétés. Un seul exemple interne le montre bien : le tournant de la revue Hérodote au début des années 80 qui passe d’une mise en avant du politique assez post-soixante-huitarde, à une réflexion pragmatique autour du mot géopolitique.

11Et ce n’est pas que par ses thématiques, que l’on ait été du côté des défenseurs de la géographie post-vidalienne ou de ceux qui voulaient une révolution épistémologique, que la géographie des années 70 s’ancre dans le passé, mais aussi par ses formes. Là encore, le changement est plus global, mais il a pris une forme spécifique, du fait de la taille sociale modeste de la discipline et de sa cohésion encore forte, même si ce fut sous forme d’un conflit systémique. Le marqueur classique depuis l’époque fondatrice de la seconde moitié du XIXe siècle prenait la forme d’une polarisation du champ par des sous-ensembles, qualifiés souvent d’écoles, presque toujours organisées autour d’une revue et/ou d’un colloque récurrent. C’était une époque d’avant Internet, les réseaux sociaux et l’immédiateté du débat. De fait, la naissance de revues (évidemment sur papier) actrices majeures de l’époque (par ordre d’entrée en scène : Le Tigr, L’Espace géographique, EspacesTemps, Hérodote, les Brouillons Dupont), sans compter quelques feuilles éphémères dont la réjouissante revue Attila et son numéro Hun (sic), ont largement structuré le champ.

12Un dernier aspect diffère également du paysage contemporain : le rôle de fortes identités locales plutôt que des structures réticulaires. Les géographes ne peuvent évidemment oublier que c’était avant le TGV (apparu justement en 1981), les compagnies aériennes à bas prix, la chute du prix des communications téléphoniques et, évidemment, Internet et tous ses succédanés. Des villes universitaires s’identifiaient nettement, comme on le verra ci-après avec l’exemple de Toulouse ; mais on aurait également pu évoquer les spécificités des géographies de Reims, Besançon, Grenoble, Caen, Strasbourg… comme il y avait eu, dans l’Entre-deux-guerres, une école de Grenoble face à une école de Paris à propos de la morphologie glaciaire.

13Bien sûr, ce numéro du BAGF, reflet fidèle de la journée du 17 mai 2014 à l’Institut de Géographie de Paris, peut aisément être critiqué pour ses lacunes. De même que bien des particularités locales auraient pu être rappelées, bien des acteurs, des ouvrages, des courants, des revues… ont comptés mais ne sont pas évoqués. Il y a toujours une part d’aléatoire dans les réponses positives qui ont été faites après l’annonce de la journée. Les oublis sont la conséquence d’intervenants potentiels indisponibles. Heureusement d’ailleurs, car il aurait fallu une journée d’une centaine d’heures et un numéro du BAGF au format quadruple.

14Il convient néanmoins de vivement remercier tous ceux qui ont témoigné. Il faut saluer aussi les jeunes chercheurs qui ont accepté de parler devant des acteurs de leur sujet d’étude. C’est toujours un exercice périlleux et le dialogue fut non seulement courtois mais surtout fructueux. Les textes qui suivent bénéficient de cette fécondation croisée. Enfin, un coup de chapeau final aux deux témoins de l’époque qui ont accepté d’ouvrir et de conclure la journée : Roger Brunet, qui s’affirme alors au centre de la géographie, et Bernadette Mérenne-Schoumaker dont le léger décalage transfrontalier donne une acuité salubre à sa conclusion.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Christian Grataloup, « Les habits neufs de la géographie »Bulletin de l’association de géographes français, 92-1 | 2015, 3-7.

Référence électronique

Christian Grataloup, « Les habits neufs de la géographie »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 92-1 | 2015, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/391 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.391

Haut de page

Auteur

Christian Grataloup

Professeur émérite à l’Université Paris 7 Denis Diderot – Courriel : grataloup.c[at]wanadoo.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search