1La créativité de l’Équipe MIT a été un moment d’exception aussi bien dans la vie professionnelle de ses membres que dans la production intellectuelle de la géographie touchant au tourisme, dans la mesure où elle a introduit une innovation de rupture, comme on dit de nos jours, en repensant la relation géographie/tourisme et en changeant la manière de considérer aussi bien le touriste que les lieux qu’il fréquente et les raisons pour lesquelles il les fréquente. On en prendra pour preuve deux constats tirés de la littérature récemment publiée à l’occasion de la venue de la question du tourisme au programme de l’agrégation de géographie ainsi que du Capes d’histoire-géographie : d’une part, l’omniprésence des apports de cette équipe (les types de lieux du tourisme, les spatialités du tourisme, la différenciation tourisme/loisirs, etc.) et, d’autre part, l’absence de perspective nouvelle apparue depuis la disparition de cette équipe. On pourra en déduire que l’alchimie de la rencontre entre ses membres a permis de générer une inventivité collective, assez exceptionnelle dans l’histoire de la recherche en sciences humaines et sociales, très généralement constituée de parcours individuels parallèles rarement convergents.
2Ce témoignage porte donc principalement sur l’expérience de l’Équipe MIT, qui s’est achevée il y a dix ans, et que je présenterai rapidement en trois points : dans quelles circonstances cette équipe, qui fut longtemps la seule équipe française à prendre le tourisme pour objet principal de sa recherche, a-t-elle été créée ? Comment a-t-elle fonctionné ? Qu’a-t-elle apporté ? Auparavant, quelques éléments de biographie personnelle sont nécessaires pour mettre en perspective cette expérience de recherche collective.
3Ayant créé l’équipe en 1993, à l’âge de 45 ans, j’ai nécessairement eu une vie avant, dont il me faut parler dans la mesure où cette création n’est pas née de génération spontanée mais a été précédée de plusieurs aventures à la fois distinctes et liées, dont je vais rapidement retracer la genèse et les étapes.
- 1 Ma thèse portait sur les « stations intégrées de sports d’hiver des Alpes françaises » et, comme je (...)
4Initialement, il y eut une recherche totalement solitaire, aux antipodes de ce que fut l’expérience de l’équipe MIT, et à un point qu’il n’est probablement pas facile d’imaginer aujourd’hui dans le contexte très encadré des écoles doctorales : un jeune professeur agrégé parisien en poste au Lycée Louis-le-Grand, décidant de se lancer dans la production d’une thèse de doctorat d’État, à 23 ans et la soutenant avant 30 ans, ce qui, dans ma génération, a probablement constitué un record. Ce fut un travail de recherche selon l’ancienne manière, sans véritable laboratoire d’accueil (Jacqueline Beaujeu-Garnier avait assuré le financement d’une mission, non sans peine du reste, face à l’administration du CNRS qui lui avait répondu qu’il n’était pas question de financer les vacances aux sports d’hiver1 d’un professeur du second degré), sans structure de réflexion, sans contact avec le monde académique (ma première participation à un colloque s’est faite dix ans après la soutenance de ma thèse...), tout mon temps disponible étant consacré à mes travaux de terrain puis à la rédaction, avec un jeune directeur de thèse, certes très remarquable (Olivier Dollfus), mais que je ne voyais que quelques dizaines de minutes une fois par an, comme cela était alors en usage.
- 2 Ce qui, à l’époque, était faux, car les géographes grenoblois ne s’intéressaient pas encore à ces s (...)
- 3 Dont le directeur éditorial était Gérard Dacier, mon ancien collègue à Louis-le-Grand, où il enseig (...)
5Cette thèse a, en son temps, présenté plusieurs originalités : aborder une question neuve (la production d’un territoire nouveau en haute montagne), en complète distorsion avec la pratique grenobloise des époux Veyret consistant à découper le royaume alpin, sur lequel ils régnaient, en duchés distribués à leurs vassaux, qui multiplièrent ainsi les thèses d’une géographie régionale thématisée (du reste fort intéressante), sur le Valais, le Val d’Aoste, le Tyrol, etc., et qui m’avaient promptement et définitivement ostracisé par une lettre dans laquelle Germaine Veyret-Verner me disait qu’il était inutile que je me lance dans cette thèse, car on y travaillait déjà à l’Institut de Géographie Alpine2 ; elle avait également refusé de me recevoir pour la même raison : travailler depuis Paris sur les Alpes était visiblement inacceptable ; et, facteur aggravant, ce travail qui portait non pas sur un espace régional, mais sur un mode de production nouveau conduisant à rassembler un type de stations dispersés dans les Alpes françaises, ne fut pas compris par tous. Une autre originalité fut que j’ai soutenu cette thèse sur un exemplaire déjà publié (car j’avais eu la chance de trouver un éditeur, Masson3, au prix de devoir impérativement tenir en 320 pages, ce qui conduisit à utiliser le corps le plus petit jamais employé par cet éditeur et à tirer à part la bibliographie).
6Ayant soutenu ma thèse en 1978, je poursuivis ma vie d’enseignant en lycée, toujours sans connexion avec le monde de la recherche (bien que qualifié à la fonction de maître-assistant, avec Paul Claval comme l’un des rapporteurs), car je ne souhaitais pas travailler en Université où l’organisation toujours mandarinale ne m’attirait pas ; je lui préférais les classes préparatoires aux Grandes Ecoles (khâgne dite moderne), où je pouvais apprécier à la fois la qualité des élèves et, dans la pratique, ne dépendre de personne, situation idéale pour un franc-tireur.
7Ce n’est que dix ans plus tard, du fait d’un concours de circonstances, que, sans transition, j’ai été recruté comme directeur de recherche au CNRS, amené à diriger le principal laboratoire de services en géographie (Intergéo) et, de ce fait, obligé de produire du sens autour de cette mission et de créer les conditions de ma propre recherche ; en effet, le Directeur des Sciences Humaines et Sociales qui m’avait recruté m’avait clairement dit qu’on attendait de moi que je remplisse ma fonction de directeur d’un « laboratoire à problèmes », investi par ailleurs d’une mission spéciale de « valorisation et diffusion du savoir géographique » et que je devais me contenter d’encadrer la recherche des autres. Après avoir enseigné dix ans en classes préparatoires et sans lien véritable avec la recherche, je me retrouvais au CNRS dans la situation très paradoxale que mon institution me demandait de ne pas faire de recherche.
- 4 L’attente du nouveau maire de Saint-Dié, Christian Pierret, était la création d’un « événement cult (...)
8Je me suis donc attelé à la fois à remplir la mission de valorisation du savoir géographique, pour laquelle on m’avait recruté sur un poste spécialement affecté, et à créer les conditions d’une recherche personnelle hors CNRS... Pour la mission, ce fut la création presque concomitante de l’Observatoire de la géographie et des géographes et du Festival international de géographie de Saint- Dié-des-Vosges (1989), événement que j’ai imaginé de toutes pièces4, organisé et dirigé à ses débuts (1989-1992), puis à nouveau en 1997 et 1998.
9Pour ne pas renoncer à ma recherche sur le tourisme et les Alpes, ce fut la création d’un organisme de recherche-action, avec l’Institut de Saint-Gervais (1990-1994), pensé comme un « institut éphémère » qui fut, de facto, le lieu de préfiguration de la future équipe MIT.
- 5 Nous ne dirons jamais assez à quel point Mireille Bruston contribua à l’émergence d’une pensée nouv (...)
10À Intergéo, j’étais à la fois en position centrale dans la géographie – renforcée par ailleurs, par la direction scientifique du FIG - et sans moyens car ce laboratoire ne comptait pas de chercheur en dehors de son directeur. Il me fallut donc constituer ex nihilo une équipe. Mon équipe initiale a donc été composée d’une assistante-ingénieure, sociologue de formation, Mireille Bruston, que j’avais recueillie à Intergéo parce que les autres laboratoires n’en voulaient pas, pas plus qu’elle ne voulait y travailler (elle avait le goût ou l’art de provoquer des situations conflictuelles), puis de deux étudiants en maîtrise, Florence Deprest et Philippe Duhamel. Mireille, disparue prématurément en 2001, était une personnalité exceptionnelle comme on en rencontre rarement dans une vie5 et ces deux étudiants étaient représentatifs d’une nouvelle génération imaginative et peu éduquée dans le respect des pesanteurs universitaires.
11Ce trio très particulier m’a accompagné dans l’Observatoire, la création du FIG et l’Institut de Saint-Gervais, où nos séances ne ressemblaient en rien au fonctionnement ordinaire de l’Université, avec une liberté de parole totale, ce qui n’alla pas sans poser parfois quelques problèmes. Mais cet Institut fut aussi le moyen de développer des liens avec l’Institut de Géographie Alpine de Grenoble, via Jacky Herbin, Bernard Debarbieux, John Tuppen et Jean-Paul Guérin, après quelques années de compagnonnage avec le regretté Robert Vivian, dans le cadre du réseau « Monde alpin » qui rassemblait des universitaires des différents pays alpins.
12L’Institut de Saint-Gervais me permit à la fois de relancer mon activité de chercheur, de commencer à me légitimer dans la communauté des chercheurs et de préparer la création de l’équipe MIT.
13Parallèlement, mon intégration à l’équipe de la « Géographie Universelle » de Roger Brunet, également à partir de 1988, me donna l’occasion de nouer d’autres contacts et de commencer à apparaître comme le spécialiste du tourisme au sein d’un groupe qui n’avait pas d’intérêt particulier pour ces questions (c’est un euphémisme).
14En 1992, un autre concours de circonstances intervint : la mort prématurée d’Etienne Dalmasso, professeur à l’université Paris 7 : le poste était à pourvoir et les équipes de géographie de cette université n’avaient alors de candidat à présenter, aucun n’ayant soutenu sa thèse ; Olivier Dollfus me sollicita et je fus élu. L’université me demanda alors de créer une « jeune équipe » ; c’est ainsi que naquit l’équipe MIT (Mobilités, Itinéraires, Territoires) qui, un peu plus tard, à la faveur d’un renouvellement troqua le « T » de Territoires en « T » de Tourismes, au pluriel. Mais dès le début, la question touristique était au cœur de sa problématique. L’université comme le ministère de la Recherche avaient accepté la création de cette curieuse équipe, composée d’un professeur (l’auteur de ces lignes), de deux ou trois maîtres de conférences fantômes (qui n’y firent qu’une courte figuration : François Durand-Dastès, Colette Vallat, Josée de Félice), d’une ITA ( = ingénieurs, techniques, administratifs) du CNRS (Mireille Bruston) et de trois ou quatre doctorants (dont Florence Deprest et Philippe Duhamel, puis Mathis Stock et bien d’autres).
15Et c’est autour de ce petit noyau que s’agrégèrent progressivement plusieurs personnalités (Jean-Christophe Gay, Isabelle Sacareau et Olivier Lazzarotti qui venaient de soutenir leur thèse, Philippe Violier qui l’avait soutenue depuis quelques années, Giorgia Ceriani qui en commençait une ; puis passèrent pour un court séjour Olivier Dehoorne et Emile Flament ; arrivèrent ensuite Luc Vacher, Christian Hélion, Anne Gaugue, Hélène Pébarthe, Vincent Coeffé, Edith Fagnoni et Amandine Chapuis).
Tableau 1 – Évolution de la composition de l’équipe MIT
Date
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Organisme / événement
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Membres
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Commentaire
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Prolégomènes
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1988
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Intergéo CNRS
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Rémy Knafou
Mireille Bruston
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Le noyau initial…
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1989-1990
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Intergéo CNRS (en parallèle, création du FIG de Saint-Dié- des-Vosges)
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Florence Deprest
Philippe Duhamel
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…complété par deux électrons libres (étudiants maîtrise, Paris 1)
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1990
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Création de l’Institut de Saint-Gervais (1990-94)
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Rémy Knafou
Mireille Bruston
Florence Deprest
Philippe Duhamel
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la partie parisienne du groupe de recherche de cet Institut de recherche- action
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L’Équipe
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1993
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Création de la « Jeune Équipe d’université » devenue « Équipe MIT » en 1998
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Rémy Knafou
Mireille Bruston
Florence Deprest
Philippe Duhamel
François Durand-Dastèsa
J. de Félicea
Colette Vallata
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Reconnaissan-ce officielle d’un groupe qui existait donc déjà et travaillait sur le tourisme
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1997
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1ère publication de l’équipe : « Une approche géographique du tourisme » (L’Espace Géographique)
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Rémy Knafou
Mireille Bruston
Florence Deprest
Philippe Duhamel
Jean-Christophe Gay
Isabelle Sacareau
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Le manifeste de l’équipe, complété la même année par la publication du volume de l’Atlas de France (GIP-Reclus) consacré au tourisme et aux loisirs
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2002
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Publication : « Tourismes 1. Lieux communs »
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Rémy Knafou
Philippe Duhamel
Jean-Christophe Gay
Olivier Lazzarotti
Isabelle Sacareau
Mathis Stock
Philippe Violierb
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1er d’une trilogie écrite collectivement
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2003
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Publication : « Le tourisme. Acteurs, lieux et enjeux »
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Mathis Stock
Olivier Dehoorne
Philippe Duhamel
Jean-Christophe Gay
Rémy Knafou
Olivier Lazzarotti
Isabelle Sacaraeau
Philippe Violier
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Le manuel de l’équipe, réédité à plusieurs reprises
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2005
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Publication : « Tourismes 2. Moments de lieux »
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Rémy Knafou
Giorgia Ceriani
Vincent Coëffé
Philippe Duhamel
Anne Gaugue
Jean-Christophe Gay
Hélène Pébarthe
Isabelle Sacareau
Mathis Stock
Luc Vacher
Philippe Violier
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Autour d’un concept qui fut une création individuelle au sein de cette expérience collective
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2011
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Publication : « Tourismes 3. La révolution durable »
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Amandine Chapuis
Giorgia Ceriani Sebregondi
Vincent Coëffé
Philippe Duhamel
Edith Fagnoni
Anne Gaugue
Jean-Christophe Gay
Christian Hélion
Rémy Knafou
Hélène Pébarthe-Désiré
Isabelle Sacareau
Mathis Stock
Luc Vacher
Philippe Violier
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Ouvrage posthume de l’Equipe, coordonné par Philippe Duhamel.
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Notes : a - Rattachés administrativement à cette équipe, ils n’y ont que peu ou pas participé. .b - Avec la collaboration – éphémère – d’Olivier Dehoorne.
16Cette équipe fut originale à plusieurs titres, voire hors norme. Hors norme par sa petite taille (elle dépassa rarement le nombre de six membres en rattachement principal), enrichie par des compagnons de route dont les apports intellectuels furent précieux : Olivier Dollfus, Paul Messerli (Berne), Bernard Debarbieux, Jacques Lévy ou Michel Lussault. Hors norme aussi par sa composition, eu égard aux exigences générales de constitution d’équipes reconnues par les instances scientifiques. En effet, pendant plusieurs années, l’équipe ne compta qu’un seul professeur, son directeur, et un nombre proportionnellement élevé de doctorants ou de jeunes docteurs (en revanche, si l’équipe existait encore de nos jours, elle ressemblerait à une armée mexicaine, la plupart de ses membres étant désormais professeurs des universités, en France ou en Suisse). Hors norme par l’engagement de ses membres, à travers des productions authentiquement collectives ; des productions collectives à signature collective (« Équipe MIT », une signature peu parlante qui défrisa beaucoup l’éditeur et nombre de collègues, qui préféraient parler de « R. Knafou et l’Équipe MIT »). Car les productions ont été véritablement pensées, discutées et écrites en commun, notamment durant nos séminaires présahariens, chaque automne, à l’hôtel des Trois chameaux de Mirleft transformé en annexe saisonnière de l’équipe. Cette situation a été bien résumée par le compte rendu de Tourismes 1. Lieux communs par Jean-Robert Pitte, dans les Annales de géographie [Pitte 2003] :
« Sous un titre et un nom collectif aussi peu évocateurs que possible, voici un ouvrage bien écrit, sainement décapant, voire ironique et plein d’aperçus passionnants sur le tourisme. MIT est une équipe [...] qui s’attaque ici à une question majeure du monde contemporain ».
17Et de conclure :
« Au total, il faut absolument lire ce livre pénétrant, quitte à se remettre soi-même en cause et à attraper une légère urticaire. Il ne remplace pas les manuels de géographie existants, mais il est un préalable à leur lecture ».
18Hors norme également quand on rappelle qu’elle bénéficia régulièrement des meilleures évaluations scientifiques, alors qu’elle ne satisfaisait aucunement aux standards en vigueur que le ministère de la Recherche établissait au même moment.
19Dirigée par un marginal ayant occupé différentes fonctions centrales (Intergéo, le FIG, la présidence du jury de l’agrégation externe, des responsabilités éditoriales), cette équipe eut une visibilité dans le paysage géographique bien supérieure au nombre de chercheurs qu’elle rassemblait et en contradiction paradoxale avec le manque de considération dont souffrait encore la recherche dans le domaine du tourisme.
20Hors norme enfin fut sa disparition, assez paradoxale pour une équipe sans équivalent en matière de travail collectif mais qui dépendait exagérément du rapport à une seule personne. On peut y trouver au moins trois explications qui se cumulent. Tout d’abord, un constat objectif : fondée et dirigée par moi, qui étais l’élément rassembleur ayant des liens directs, personnels, avec la quasi-totalité de ses membres, l’équipe n’a pas survécu à mon départ de l’Université, en 2008.
21Il s’y ajoute un mécanisme général qui n’est pas si difficile à comprendre : certains de ses membres y ont grandi, y ont beaucoup appris (en y apportant beaucoup) et, à un moment donné, ont ressenti un besoin d’émancipation tout aussi fort et pressant qu’avait été le besoin d’agrégation. Ainsi, ce qui, à un moment donné, constituait une puissante force centripète, a fonctionné comme une force centrifuge, dans un mouvement brutal de basculement.
22À la dimension psychologique, s’ajoute à l’évidence un autre constat : l’équipe était scientifiquement en bout de cycle et peinait à produire du neuf : les personnes se connaissaient trop bien, commençaient à avoir d’autres projets ailleurs et la synergie affichait un rendement sans cesse décroissant. Une équipe, c’est une rencontre humaine, une alchimie qui fonctionne à plein régime à certains moments puis s’essouffle, voire s’épuise.
23Il est du reste dans l’ordre des choses qu’une organisation naisse, grandisse et meure. Je l’avais formalisé dans le concept « d’Institut éphémère », imaginé, théorisé et mis en pratique pour l’institut de Saint-Gervais (que j’avais créé pour une période de 3 à 4 ans). Pour l’Équipe MIT, ce n’était pas annoncé, mais c’était probablement écrit... C’est ainsi que se désintégra en 2008 l’Équipe MIT.
- 6 Que je remercie pour avoir relu l’une des versions intermédiaires de ce texte.
24À y réfléchir un peu, cette fin atypique n’est probablement pas pour surprendre ceux qui ont participé à cette aventure ou ceux qui ont eu à côtoyer cette curieuse équipe. Car s’il y eut de l’excès dans l’éclatement, il y en eut aussi dans son fonctionnement ordinaire. En effet, je dois dire qu’à certains moments, j’ai pu percevoir des formes d’intolérance qui me dérangeaient, comme me mettaient mal à l’aise certains comportements non respectueux d’une urbanité ordinaire (vis-à-vis de personnes extérieures à l’équipe, souvent ostracisées sans ménagement et parfois sans grand discernement), urbanité que j’ai toujours cru utile au bon fonctionnement des relations sociales et au dialogue scientifique. On peut interpréter cette tendance au sectarisme comme un effet de groupe qui, comme me le faisait remarquer récemment Jean- Christophe Gay6, n’était pas sans rappeler l’esprit de clubs sportifs en compétition avec le monde extérieur. En retour, ces comportements alimentèrent quelques aigreurs chez certains chercheurs extérieurs au groupe, probablement inévitables du reste en raison de la position centrale de l’activité scientifique du MIT dans le paysage de la géographie française du tourisme.
25Quoi qu’il soit, la désintégration de l’équipe a évidemment beaucoup pesé sur les conditions d’achèvement du volume 3, de la série « Tourismes », intitulé « La révolution durable », finalement publié – non sans difficultés – en 2011, à la fois chant du cygne et publication posthume…
26Au départ de l’aventure, il y eut une analyse et un objectif : l’analyse portait sur l’importance ignorée ou sous-estimée du tourisme, pas tant pour lui-même que pour étudier nos sociétés, en s’appuyant sur les outils et méthodes de la géographie (la géographie est fondamentale pour l’étude du tourisme, car le tourisme est géographique par nature. Le tourisme se réalise dans des lieux, reconnus puis généralement aménagés à cet effet ; il implique des mouvements et des activités entre des lieux, etc.) ; dans notre article fondateur de L’Espace géographique [« Une approche géographique du tourisme », 1997], véritable manifeste de l’Équipe, nous y ajoutions qu’en retour le tourisme pouvait être utile pour faire progresser la géographie (le lien entre lieux touristiques et centralité, les types de lieux touristiques). L’utilité, voire fréquemment, la nécessité de distinguer entre tourisme et loisirs y était déjà affirmée (cf. infra).
27Quant à l’objectif, il s’agissait de prendre le tourisme au sérieux et commencer à le faire accepter comme tel par la communauté scientifique des géographes. On notera que le groupe de recherche ainsi constitué en 1993 mit du temps à produire, puisque son – court – article publié dans L’Espace Géographique ne parut qu’en 1997. Et la raison n’en est pas tant à rechercher dans la suractivité de son directeur (au même moment engagé dans la conception et la direction de plusieurs projets), mais tint à la volonté affirmée de mener de front trois axes distincts :
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une recherche de terrain engagée à Saint-Gervais ;
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le souhait, pour travailler sur les concepts, de faire table rase du passé, en questionnant la pertinence des mots employés et en en déconstruisant le sens, travail de maturation qui exigea beaucoup de lectures et du temps ;
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le souci de développer une réflexion d’ensemble sur la géographie alors à la fois en sortie de crise d’identité et en plein renouvellement de ses méthodes et questionnements. On ne peut comprendre la dynamique de l’équipe MIT si on néglige le contexte dans laquelle elle est née et a commencé à fonctionner.
28La contribution du MIT repose sur une approche dialogique à la fois centrée sur la géographie, discipline de formation des membres de l’équipe, et ouverte aux autres disciplines. En témoignent notamment les bibliographies des ouvrages produits et les réflexions élaborées à partir ou sur des thématiques travaillées par d’autres disciplines comme l’anthropologie, l’économie, l’histoire, la sociologie, les sciences de gestion, etc.
29Mais force est de constater que ces ouvertures disciplinaires n’ont guère été suivies d’effets ou de retours : en France, le rassemblement des maigres forces de l’étude du tourisme hors de la géographie reste à faire et les tentatives d’organiser la recherche dans ce champ ont fait long feu.
30Nos travaux ont mis l’accent sur le recentrage sur la personne, l’acteur (le touriste) – qui était oublié, par les uns, et ravalé au rang de sujet manipulé par les entreprises capitalistes, par les autres – ce qui induit également une réflexion sur la mise en acte du projet et sur la capacité du touriste à se confronter à l’altérité. L’une des conséquences de cette posture a été la remise en cause du concept d’attraction auquel nous avons préféré le concept d’élection, de choix des lieux par les touristes et les professionnels du tourisme.
31L’Équipe MIT a également revisité des concepts fondamentaux et en a proposé de nouveaux pour contribuer à l’analyse du tourisme. Ce travail ne consiste pas à élaborer des définitions immuables, mais à se doter des outils pour penser le tourisme, si bien que ces concepts évoluent au fil des publications : définition du tourisme et des loisirs, de la recréation, du déplacement. Partant de l’idée qu’une démarche scientifique pouvait difficilement s’épanouir dans le contexte ambiant d’une culture de la confusion, nous avons tenu à distinguer le tourisme des loisirs – alors que beaucoup d’auteurs s’y refusaient, pour des raisons qui n’étaient pas toujours bonnes - en proposant une grille de lecture simple et évolutive, à la fois opérationnelle dans la majorité des pratiques et ouverte aux situations complexes que notre système touristique tend à produire.
32A une époque où le mot était encore peu employé, nous avons pointé l’importance de la notion de « mobilité », complétée par une attention particulière au « déplacement », le tourisme étant défini comme un changement de place induit par l’intention des touristes de mettre en œuvre des pratiques dans des lieux adéquats. Ce franchissement de distance et cet « habiter le Monde » se heurtent à l’altérité autant qu’ils s’en nourrissent et posent des problèmes, que contribuent à résoudre de nombreux acteurs. Cette approche nous a poussés à concevoir et à proposer un concept de tourisme qui intègre l’ensemble comme un système d’acteurs, de pratiques et de lieux [Knafou et Stock 2003 et 2013].
33Si la question des lieux n’a évidemment jamais été absente des travaux des géographes sur le tourisme, il manquait une approche systématique qui appréhende l’ensemble des lieux du tourisme dans leur diversité, sans les amalgamer dans une appellation globale et, de fait, confuse, comme le mot « station » qui tend à occulter la complexité de la réalité. La typologie des lieux proposée dans Tourismes 1 [Équipe MIT 2002] a été enrichie dans le manuel Le Tourisme. Acteurs, lieux et enjeux [Stock 2003, plusieurs mises à jour]. Son intérêt principal réside dans l’émancipation vis-à-vis du critère traditionnel du « milieu géographique ». En effet, nous avons voulu dépasser cette approche déterministe et aussi et surtout heuristiquement pauvre, pour montrer que la caractérisation littorale, montagnarde ou rurale d’un lieu touristique n’était pas le critère le plus pertinent, mais, qu’à l’inverse, des lieux structurellement assez similaires pouvaient exister dans ces différents milieux. Nous avons élaboré un modèle de mise en tourisme des lieux [Équipe MIT 2000], ainsi qu’une dynamique des lieux.
- 7 A l’exception de publications de membres de l’équipe, comme en particulier le très intéressant arti (...)
34Dans Tourismes 1 [Équipe MIT 2002], l’accent était mis sur l’effet de lieu. Tourismes 2 [MIT 2005], s’est appuyé sur le nouveau concept de « moment de lieu » que j’avais imaginé pour saisir les processus qui ont conduit à l’émergence, dans un temps donné et dans des lieux identifiés, de nouveaux systèmes d’acteurs et de nouvelles pratiques qui, pour la plupart, fonctionnent toujours aujourd’hui et ont été reproduits par milliers. Était ainsi analysée la relation entre des lieux emblématiques et les pratiques touristiques, ce qui permettait d’aborder la question de la diffusion de modèles de lieux, dans le contexte d’un début de géohistoire de la mise en tourisme des lieux à l’échelle mondiale. Force est de constater que la communauté scientifique ne s’est pas (encore ?) approprié ce concept7, alors que pourtant, avec le recul, il m’apparaît être l’un des rares outils apportés par la géographie aux sciences sociales afin d’analyser dans un même mouvement – car c’est bien là son enjeu et son utilité - la dimension temporelle et localisée des innovations en matière de pratiques sociales.
35Tourismes 3, « La révolution durable » [MIT 2011] approfondit des pistes ouvertes précédemment, en proposant une lecture diachronique des pratiques touristiques, ainsi qu’une observation de leur diffusion spatiale avant d’étudier comment les lieux touristiques survivent et évoluent dans le temps. La conclusion de ce dernier volume résume le sens des réflexions et des recherches menées sur le tourisme depuis la création de l’Équipe, avant de déboucher sur des propositions visant à une théorie générale du tourisme laquelle devait, initialement, constituer le volume 4 de la série des « Tourismes ».
- 8 Un constat peut cependant être fait, a posteriori : la posture idéologique de défense d’un tourisme (...)
36Les travaux de l’Équipe MIT, comme toute production scientifique, sont datés et reflètent des réflexions élaborées à l’extrême fin du XXe siècle, mais leur validité ne me semble pas pour l’instant remise en cause par la croissance exponentielle du tourisme8 ni par des recherches plus récentes, y compris celles menées par les anciens membres de l’Équipe qui, pour la plupart, approfondissent utilement des pistes ouvertes en commun, mais qui ne modifient pas l’approche.
37Il appartient donc désormais à une nouvelle génération, en cumulant la culture – la nécessaire maîtrise d’un continuum de connaissances acquises et mûries -, l’imagination ainsi qu’une dose d’anticonformisme indispensable (ce qui manque le plus à la recherche), de s’affranchir à son tour des cadres de pensée existants et ainsi de parvenir à produire des renouvellements des approches du tourisme, de la géographie et de l’Université – les trois se faisant attendre.