1À la fin de mes études, au milieu des années 1950, le tourisme n’occupait qu’une place mineure dans la discipline – un chapitre assez bref dans la plupart des thèses régionales, une approche descriptive des lieux, des équipements et de l’affluence des vacanciers et estivants. Consacrer ses recherches au tourisme faisait sourire : n’était-ce pas substituer à l’austérité que devait revêtir le travail de terrain les plaisirs des bains de mer ou les joies de la montagne ?
2Avec Élisée Reclus, tout avait pourtant bien commencé pour la géographie du tourisme : il avait passé des années à rédiger des guides Joanne pour la maison Hachette [Reclus 1864] ! Pour lui, le progrès devait à la fois assurer le pain de tous et ne pas priver le civilisé de la vigueur que le primitif tenait de ses activités physiques au contact de la nature. Alors qu’il ne dit pratiquement rien des activités agricoles, Reclus vante le sentiment de plénitude physique auquel conduit l’alpinisme [Reclus 1866] et insiste sur le rôle du tourisme sur la Côte-d’Azur, sur la côte méridionale de l’Angleterre ou sur celle de Nouvelle-Angleterre [Reclus 1892].
3L’optique sous laquelle les géographes conçoivent alors l’espace et les manières dont l’utilisent les hommes est généralement bien différente. Les géographes partent du paysage et y distinguent, à la manière de Jean Brunhes, une pyramide d’usages allant des plus indispensables à des ajouts moins nécessaires ; il énumère « la géographie élémentaire des premières nécessités vitales, la géographie de l’exploitation de la terre, la géographie économique et sociale, la géographie politique et la géographie de l’histoire » [Brunhes 1947, p. 25]. Brunhes attire l’attention sur trois groupes et six types de faits essentiels : les faits d’occupation improductive du sol (maisons et chemins), les faits de conquête végétale et animale (champs cultivés et animaux domestiqués) et les faits d’économie destructive (exploitations minérales et dévastations végétales et minérales) [ibid. p. 26-30]. Du tourisme, il n’est question ni dans le texte de La Géographie humaine, ni dans l’index des principaux sujets traités.
4La première géographie humaine de langue française est assez proche en cela des physiocrates : elle s’intéresse à ce qui permet aux hommes de vivre et de se reproduire : aux denrées alimentaires d’une part, à l’habitat ensuite. Les activités manufacturières la retiennent moins que l’extraction des minerais et du charbon qui les font tourner. Elle ne s’attache qu’aux consommations les plus indispensables.
5Une telle perspective n’est guère favorable à la structuration d’un champ d’études consacrées au tourisme. Les travaux qui le concernent comportent au mieux une description des lieux visités, un calendrier de leur fréquentation, quelques indications sur l’origine de leur clientèle et un historique de leur formation. On ne propose même pas de définition de ce qu’est une région touristique, acceptant sans l’expliciter l’idée qu’il s’agit au départ de régions vivant de l’agriculture et de l’élevage, de rivages voués à la pêche ou au cabotage, ou de vieux centres urbains consacrés à l’administration et au commerce. Le tourisme y est toujours arrivé dans un second temps, parce que ces zones sont apparues pittoresques, mais sans effacer les activités qui l’ont précédé et qui continuent généralement à rester vivantes et à donner leur caractère aux aires concernées.
6Je me souviens de notre surprise, ma femme et moi, un week-end d’octobre 1972 où nous parcourions en voiture les White Mountains, à la limite du Vermont et du Maine : il s’y trouve un certain nombre de petites stations, mais entre la saison d’été et les premières neiges, elles étaient totalement désertes – pas un restaurant pour manger, un ou deux gardiens tout au plus ! Chacune avait sa spécificité : on passait d’une ambiance suisse à une ambiance bavaroise puis sicilienne ou andalouse ! Le tourisme s’était développé en terrain vierge, en copiant arbitrairement d’autres lieux. Il avait été en quelque sorte parachuté sur un milieu jusqu’alors vierge de toute activité humaine et de toute tradition.
7Le développement de la réflexion sur le tourisme était ainsi handicapé par des présupposés non explicités : l’idée, d’abord, que le tourisme était une activité complémentaire qui se développait sur un substrat historique qui ne disparaissait pas et le conditionnait en partie ; celle, ensuite, que son but était d’analyser une nouvelle forme d’activité économique, et pas un autre type d’utilisation de l’espace.
8Un regard sur le passé aurait pu conduire à une vision plus nuancée. Le tourisme tel qu’on l’observe de nos jours remonte au Grand Tour qu’accomplissent, pour compléter leur formation, les jeunes aristocrates anglais à partir de la seconde moitié du XVIème siècle : il leur fait traverser la France - ou les Pays-Bas et l’Allemagne - avant de converger vers les Alpes et de gagner Milan, Venise, Florence, Rome et dans une moindre mesure Naples. Mais deux autres pratiques ont précédé le tourisme au sens moderne : le pèlerinage, qui pousse les fidèles de nombreuses religions à fréquenter des lieux saints, le parcours comptant presque autant que le lieu visité ; le séjour des puissants et des riches dans une maison d’été, leur villa rurale, comme Pline-le-Jeune à la Laurentienne, ou dans un environnement plus exceptionnel, à Capri comme Tibère, à Herculanum ou Pompéi, ou dans les Champs Phlégréens, autour de Cumes et de Pouzzoles. Ce que l’on recherche dans ce pré-tourisme de séjour, c’est l’otium, l’absence d’activité, le loisir, l’atmosphère qui convient à la méditation mais aussi à l’amitié et à l’amour, et qui est l’opposé du négoce. Dès le XIIIème siècle, comme l’a montré Emilio Sereni [Sereni 1961] il y a déjà soixante ans, les familles bourgeoises de Sienne quittent la ville l’été pour passer la belle saison dans les belles villas édifiées dans leurs propriétés suburbaines, ainsi que l’atteste la fresque du bon gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti au palais municipal. Le mouvement est général en Italie, où il donne naissance, dans un rayon de 10, 20 ou 30 km aux bel paese – que l’on retrouve en France à la même époque autour d’Aix-en-Provence, de Montpellier, de Toulouse, de Bordeaux et de bien d’autres villes.
9Les préfigurations du tourisme de séjour et de celui de déplacement que je viens d’évoquer répondent clairement a` une logique qui n’est pas économique. Ce n’est pas dans cette direction que se développent cependant les premiers essais de théorisation géographique du tourisme.
10Pour Walter Christaller, le tourisme est une activité productive et plus précisément une activité de service [Christaller 1955, 1964]. Elle lui pose problème, car à l’opposé de la plupart des autres, elle ne répond pas à la logique des lieux centraux : elle tend à éloigner les gens des concentrations de population et des agglomérations, et ne se fixe dans un centre urbain que pour des raisons qui n’ont rien à voir avec son accessibilité : c’est la qualité du site, l’harmonie des formes bâties et la multiplicité des hôtels, des palais, des monuments et des parcs jointe à d’autres témoignages du passé, qui y attirent des foules.
11La géographie telle que la conçoit Christaller voit fondamentalement dans l’espace un obstacle aux déplacements. Comme les touristes ne disposent que d’un temps et d’un budget limités, les destinations touristiques qu’ils choisissent s’ordonnent en fonction de la distance aux aires d’émission et aux moyens de transport utilisés. Les déplacements de week-end s’inscrivent dans un premier cercle, celui que l’on parcourt aller-et-retour en voiture (aujourd’hui, et hier à bicyclette ou à pied). Ceux qui se font en voiture pour des séjours plus longs forment une couronne dont le rayon externe est généralement compris entre 1000 et 1200 km. Au-delà, les déplacements se font en avion, si bien que le tourisme y est davantage de séjour que de parcours.
12Le modèle de Christaller ne précise pas les caractères qui font d’une ville, d’un littoral, d’une montagne ou d’une région rurale une ville ou une aire touristique. Il les inscrit simplement dans un système d’enveloppes qui ressemble à celui imaginé par von Thünen pour les productions de la terre, mais à la différence de ce qui se passe pour l’agriculture, ces couronnes ne sont pas livrées en totalité à telle ou telle forme de tourisme. Elles indiquent simplement que cette forme d’activité y est possible.
13L’économie n’analyse pas les activités productives et la consommation avec les mêmes instruments : les entrepreneurs cherchent à maximiser leurs profits ; les particuliers mesurent les satisfactions qu’ils tirent de leurs consommations en termes d’utilité – champ sur lesquels l’économie s’attarde moins.
14Si l’on veut étudier le tourisme dans une perspective économique, c’est pourtant par là qu’il faudrait commencer : le tourisme n’est pas primordialement une activité productive ; c’est une forme de consommation des lieux, une forme qui implique déplacement préalable car les lieux ne sont pas mobiles. Ce que les voyageurs vont chercher est très divers : certains apprécient le calme, le silence, le repos ; d’autres se déplacent pour pratiquer des sports, se baigner, se dorer au soleil ou éprouver les mille sensations que les activités de glisse offrent à leurs corps ; d’autres encore recherchent les plaisirs de l’amour, que l’on trouve aussi dans son lieu de résidence habituel, mais sans le piquant que lui donne une atmosphère de flirt et des partenaires inhabituels… Nombreux sont aussi ceux qui ne bougent que pour aller de restaurant en restaurant ou de bar en bar. Les jeunes courent de bal en bal, de concert en concert, de boîte de nuit en boîte de nuit. Le tourisme se nourrit largement de passions artistiques, de la visite de musées, de scènes de théâtre ou d’opéra, de grands concerts.
15Consommation d’espace ? Le tourisme se définit donc d’abord par les qualités des lieux ou des espaces où il se développe. Beaucoup des caractéristiques qui les rendent attirants sont naturelles ou réputées telles : un cadre montagneux, d’immenses plages de sable blanc, un climat agréable… Certaines tiennent à la qualité des utilisations traditionnelles de l’espace : les collines toscanes, leurs fermes dispersées sur les hauteurs, les allées de cyprès, le feuillage vert cendré des oliviers… Certains traits agréables naissent de la gestion avisée d’éléments naturels, comme les magnifiques futaies de conifères des Vosges ou du Jura. Les villes fascinent par leurs perspectives ou le fouillis de leurs rues, par leurs places immenses ou par les coupures aux formes irrégulières de leur tissu ancien.
16L’espace gagne à être aménagé : lorsque les eaux thermales attirent une clientèle de plus en plus importante au XVIIIème siècle, on invente un modèle nouveau de composition urbaine, où le centre ville n’est plus une place entourée de bâtiments officiels, d’églises, de magasins ou de cafés, mais une promenade, large, ombragée, bordée de terrasses de cafés et de restaurants, et où les curistes se donnent mutuellement en spectacle.
17L’inventivité des architectes et des promoteurs n’a cessé depuis de se développer, au point que les régions touristiques ont souvent servi de laboratoire pour les nouvelles formes urbaines et suburbaines comme pour la composition des parcs. Certains thèmes ne cessent de subir des métamorphoses : la promenade se mue en pier dans les stations balnéaires des villes britanniques ; elle se transforme en grenouillère là où débouchent les pistes de ski, dans les stations alpines planifiées des années 1950 ou 1960, ou encore en larges quais le long des ports de plaisance. Ailleurs, l’urbanité vient de la multiplication des canaux, comme à Port-Grimaud. À une autre échelle, la rénovation de l’Inner Harbor de Baltimore est imitée à des dizaines d’exemplaires en moins de trente ans sur tous les continents.
18Parler d’utilité, c’est introduire dans l’économie une dimension qui n’est pas quantifiable – pour les économistes, les utilités que créent les consommations n’ont qu’une propriété métrique : elles sont classables ; c’est parce que, pour une même dépense, l’utilité que X retire d’un bon repas est supérieure à celle que lui procurerait l’achat d’un livre, qu’il s’arrêtera dans un restaurant et pas dans une librairie.
19Il faut faire un saut et adopter une approche culturelle pour aller plus loin dans l’exploration des logiques touristiques.
20L’approche culturelle fournit d’abord une réponse à la question centrale : qu’est-ce qui fait que l’espace est ici plus désirable qu’ailleurs ? C’est du côté de la perception des environnements et des représentations qu’elle engendre et permet de diffuser sous forme d’images et d’imaginaires, qu’il faut se tourner. Le tourisme se nourrit d’expériences individuelles, quelquefois authentiquement nouvelles – il y a des découvreurs – et généralement reprises de ce que d’autres ont déjà éprouvé avant nous et que l’on cherche à dupliquer. Cela conduit à prendre en compte beaucoup d’éléments : la perception des lieux, les représentations auxquelles elle donne lieu, leur diffusion et le désir de reproduire ce que tous ont déjà connu (la mimésis au sens de René Girard) [Girard 1978] ou ce que quelques originaux viennent d’inventer (la distinction au sens de Nicole Heinich) [Heinich 2005, 2012]. L’exploration du tourisme implique l’analyse des processus culturels (la perception, la représentation, la diffusion) et socio-culturels (le désir de reproduction sous sa forme de mimesis ou celle de distinction).
21Le tourisme, une expérience ou la reproduction d’une expérience ? Cela souligne qu’il y a au départ des femmes et des hommes aux sens en éveil, à l’âme sensible – des artistes, des peintres, des photographes, des poètes, des romanciers. Cela implique qu’ils sont capables de communiquer leur expérience à travers les représentations qu’ils en créent. La demande de tourisme est une demande inventée. Elle reflète les conceptions d’une époque – la quête de sacralité des sociétés religieuses, la volonté de s’affranchir de l’agitation du monde de certaines philosophies antiques, la conviction romantique selon laquelle la nature est la valeur suprême, la volonté hygiéniste de donner à son corps ses meilleurs chances d’épanouissement, ou le désir d’oublier un présent jugé lugubre dans le tourbillon de la fête. Ainsi naissent les imaginaires touristiques, celui qui valorise l’Antiquité classique ou les chefs d’oeuvre de la Renaissance à partir du XVIème siècle, celui qui découvre les littoraux ou la montagne au XVIIIème siècle, celui qui valorise l’air iodé, l’altitude et l’activité physique au XIXème, ou celui qui fait du soleil le grand bienfaiteur dont sont privés les malheureux habitants des concentrations urbaines et industrielles à la fin du XIXème et au début du XXème. On doit y ajouter celui qui prône l’exploration de toutes les expériences sensorielles pour assurer l’épanouissement de l’individu aux XXème et XXIème siècles.
22Les médias qui assurent la diffusion des imaginaires varient avec le temps. C’est par les mythes, par la voie orale, que se répandent les imaginaires du sacré qui poussent les croyants à entreprendre des pèlerinages. Pausanias, que l’on qualifie parfois de Baedecker grec, ne dispose que de l’écrit [Jourdain-Annequin 2014]. Dès 1500, l’imprimerie mobilise les gravures sur bois pour illustrer des textes qui font rêver, comme Le Rêve de Polyphile de Francesco Colonna, ou les gravures sur cuivre à la manière de Dürer. Le Baron Taylor, Charles Nodier et Alphonse de Cailleux mobilisent la toute récente lithographie pour populariser le nouvel imaginaire qui fait des antiquités médiévales une des motivations du tourisme cultivé européen [Claval & Jourdain-Annequin 2017]. La photographie, le cinéma, les enregistrements sonores élargissent la gamme des supports que mobilisent les créateurs et les diffuseurs d’imaginaires. Il est désormais possible de rendre sensibles les formes et les couleurs des lieux que l’on vante à toutes les heures du jour et à toutes les saisons, et de faire entendre les ambiances sonores qui leur sont associées.
23Les études en ce domaine sont si nombreuses qu’il n’est pas possible de les recenser ici : nos collègues grenoblois et genevois se sont attachés aux imaginaires de la montagne, et à la manière dont ceux-ci ont remodelé non seulement la perception qu’en ont les touristes, mais les attitudes de l’ensemble des populations [Debarbieux 2001, Debarbieux & Rudaz 2010]. Michel Chadefaud [a souligné combien l’imaginaire des Pyrénées est lié au romantisme, au thermalisme mais aussi aux pyrénéistes de Pau, de Bordeaux ou de Toulouse [Chadefaud 1987]. Le laboratoire que Rémy Knafou a animé durant des années a systématiquement analysé la genèse des grandes destinations touristiques à travers la littérature, les reportages et l’iconographie [Knafou 1998, Équipe MIT 2002, 2005].
24Le tourisme met en contact des populations : les visiteurs d’un côté, les résidents qui continuent à vivre d’activités qui ne leur doivent rien et les travailleurs saisonniers ou permanents qui sont à leur service. Ces contacts se passent plus ou moins bien. C’est affaire de nombre, de perception et d’images réciproques.
25De nombre évidemment : les premiers visiteurs à fréquenter un lieu sont regardés avec curiosité, avec inquiétude ou avec hostilité. J’ai fréquenté aux alentours de 1960 un village du Capcir où il y avait encore des agriculteurs. Un certain nombre de ceux-ci prétendaient ne pas comprendre le français les jours de semaine, car ils ne supportaient de voir les vacanciers ne rien faire alors qu’ils trimaient dur. Le dimanche où ils étaient au repos, le français leur revenait…
26Avec l’accoutumance, ces premières réactions de refus ou de rejet disparaissent généralement. Les populations apprennent à cohabiter. Mais certains points de friction subsistent – la tenue jugée indécente des vacanciers, par exemple. Cela ne va guère, dans le Midi de la France, au-delà de quelques remarques.
27Cela pose un problème grave dans le monde musulman – un problème qui s’est aggravé avec la montée du fondamentalisme. Il était si connu et déjà jugé si explosif que les promoteurs du tourisme tunisien – un tourisme très encadré dès le départ – avaient parqué les touristes dans les larges périmètres où étaient bâtis les hôtels en bord de mer.
28Le problème prend une nouvelle tournure avec les formes les plus massives du tourisme contemporain.
29Venise est-elle toujours Venise lorsque trois ou quatre grands bateaux de croisière sont ancrés dans la lagune et dominent de leurs ponts multiples la cité des Doges, et que des milliers de visiteurs se pressent au même moment face à la cathédrale Saint Marc ou au pont du Rialto ? Dans un pays aussi accueillant au touriste que l’a longtemps été la Catalogne, les Barcelonais ont fini par avoir le sentiment que leur ville était envahie et qu’ils en étaient dépossédés. On peut craindre les mêmes réactions dans les toutes les villes européennes submergées par les flux touristiques d’été, que ce soit Tallinn, Cracovie, Prague, Budapest, Vienne, Berlin, Amsterdam, Bruxelles, Londres ou Paris. Fort heureusement, une partie des indigènes de ces villes sont alors en montagne, au bord de la mer ou en train de visiter d’autres cités…
30L’approche culturelle va un pas plus loin : elle montre que la nature et l’histoire ne sont bien souvent que des alibis ou des prétextes à la construction des imaginaires touristiques. Les environnements touristiques sont toujours des inventions et des créations. Cela est devenu évident dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque le tourisme d’animation a été inventé. Je n’en retiendrai que deux exemples : le Club Méditerranée, et les Disneylands et Disneyworlds.
31Ce que proposent Gérard Blitz et Gilbert Trigano en 1950, ce sont des villages de vacances où tout est fait pour permettre aux touristes de mener une vie de baignade et de sport en les dégageant des autres soucis. Les lieux où ils implantent leurs clubs sont choisis pour leur paysage et pour leur climat, mais ils sont délibérément coupés de tous les liens locaux. C’est un trait essentiel du nouveau tourisme d’animation. Le personnel, formé ailleurs, est parachuté ; les installations sont standardisées et cherchent à créer, sous l’influence de l’épouse de Gérard Blitz, une atmosphère polynésienne.
32L’expérience de Disneyland est à peu près contemporaine de celle du Club Méditerranée. Walt Disney conçoit son projet en 1949 : il veut créer un parc de loisirs qui réponde à la fois aux attentes des enfants et à celles des parents. Le lieu doit être sécurisé au maximum, et tout y est pensé pour aller au devant des besoins des uns et des autres. L’expérience va un pas plus loin que celle de Blitz et Trigano, dans la mesure où le lieu où elle prend place, une ancienne plantation d’orangers, n’a d’autre avantage que d’offrir une vaste surface à bâtir…
33Le tourisme commence à se détacher de ses racines naturelles ou historiques pour s’affirmer création – une création à fin récréative, puisque dans un cas comme dans l’autre, le but est de décharger les participants de leurs soucis quotidiens et de leur offrir des activités ou des distractions soigneusement mises au point et encadrées.
34Le tourisme était, si l’on peut dire, une activité artisanale dans laquelle des hôteliers, des transporteurs, des syndicats d’initiative bricolaient des lieux déjà largement occupés pour en faciliter la visite et pour y offrir des hébergements – et dans laquelle les vacanciers et estivants se débrouillaient individuellement pour se loger, manger et se distraire. Il relève après la Seconde Guerre mondiale du capitalisme alors dominant, celui de l’encadrement des activités et de la production à la chaîne. Il est fait pour une clientèle acquise aux nouveaux modèles de la culture de masse. Celle-ci n’ignore pas les mécanismes socio-culturels de mimesis et de distinction, mais ceux-ci revêtent une forme très particulière : les individus sont devenus des status seekers, comme le souligne alors Vance Packard [Packard 1960] : ils cherchent à s’affirmer en consommant ce que la modernité offre alors, les produits de consommation de masse qui sortent des usines, et leur variante dans le domaine touristique que constitue le tourisme organisé. En une génération, les littoraux et les montagnes d’une bonne partie du monde sont ainsi bétonnés, couverts de centres et de parcs de loisir, de clubs, de grands hôtels, d’immeubles divisés en petits studios ou de petites villas toutes semblables.
35L’évolution a été rapide : le temps où Henry Ford pensait qu’il était possible d’améliorer le sort de tous en proposant à chacun le même véhicule de couleur noire – le fameux type T – est bien loin ! Les mécanismes socio-culturels mettent toujours en jeu le couple mimesis/distinction, mais ils ne le font pas dans les mêmes proportions et selon le même schéma.
36On souligne volontiers tout ce que le changement actuel doit à l’accélération de la globalisation - et la montée du tourisme au départ ou à destination des pays de l’Asie orientale et méridionale en est une parfaite illustration. On n’insiste pas autant sur la révolution des modes de communication qui a pris place parallèlement. Le temps n’est plus où toute la famille se retrouvait le soir devant l’écran de télévision, dans la cuisine ou la salle de séjour. Le père et un de ses fils suivent un match de foot sur le grand téléviseur, la mère regarde un feuilleton sur un petit écran dans la chambre conjugale, les autres enfants alternent jeux vidéo sur leurs consoles et consultation de leur téléphones portables. Nous sommes soumis à un trop plein d’information. Les choix qui s’offrent à chacun se multiplient.
37Dans un tel contexte, ce n’est pas en accumulant les consommations de biens et de services produits en masse qu’on se singularise et qu’on acquiert un statut envié. Les schémas rebattus des cultures de masse n’y conduisent pas : il faut s’en départir. La meilleure manière d’y parvenir, c’est de choisir, dans la gamme des cultures (ou des variantes de la culture dominante) qui s’offrent désormais, celles qui vous singularisent le plus : on passe ainsi des cultures de masse à des cultures de niche.
38Depuis que les bases religieuses et idéologiques de la culture occidentale sont remises en cause, ce n’est pas en poussant jusqu’à l’excellence les valeurs morales, artistiques ou intellectuelles qu’elle préconisait, en devenant un saint, un savant ou un artiste, qu’on affirme sa place dans la société. C’est en s’assurant une visibilité supérieure – nous sommes dans un monde de médias [Heinich 2012]. Cette visibilité se gagnait, il y a trente ou quarante ans, en s’entourant de tous les objets durables que fabriquaient les usines et en profitant des services standardisés qui devenaient accessibles. Elle s’acquiert aujourd’hui en rompant avec ces cadres.
39Il ne suffit plus d’être convenablement et confortablement vêtu, de disposer d’une voiture, de passer ses vacances à la mer ou à la montagne. Il faut porter des vêtements de marque, rouler en BMW, aller au Seychelles, faire du ski à Courchevel. Il faut se mettre sur les pas de la jet society, fréquenter Davos, passer quelques jours à Mykonos, faire du trekking dans l’Himalaya, du surf aux Hawaii ou à Biarritz, courir des marathons dans le désert…
40Toute une génération de lieux touristiques se trouve, de ce coup, frappée d’obsolescence. Certains le doivent aux nouvelles facilités de transport : on comprend que les Britanniques fassent un saut en avion vers l’Espagne, le Portugal, Malte ou Chypre plutôt que de fréquenter Brighton, Torquay ou Blackpool, où l’eau est souvent trop froide pour se baigner. Mais ailleurs, dans les Alpes ou sur la côte du Languedoc et du Roussillon, c’est le style des équipements conçus pour le tourisme de masse qui est devenu obsolète. Aux grands opérateurs du tourisme de masse qui dominaient, et dominent encore le marché en Grande-Bretagne et en Allemagne, ou en Italie (pour le tourisme de croisière au moins), on voit s’ajouter, spécialement en France, des compagnies qui développent le nouveau tourisme de niche qui s’harmonise avec la diversité des aspirations du monde postmoderne et postindustriel.
41Les mécanismes à l’oeuvre aujourd’hui sont tout autant économico-culturels que socio-culturels. On le voit dans le domaine foncier et immobilier.
42L’économie classique prend en compte deux facteurs dans la formation du prix des terrains et des immeubles. Le premier est strictement local ; dans le domaine agricole, il s’agit de la fertilité ; dans le domaine foncier, il s’agit de la constructibilité ; dans le domaine immobilier, de la qualité de l’habitat. Le second facteur est fonction de l’accessibilité : accessibilité des champs depuis le lieu où résident ceux qui les travaillent ; accessibilité des marchés pour les denrées produites par les terres ; accessibilité des quartiers centraux dans les agglomérations d’autrefois, accessibilité à la pluralité des nouveaux centres dans les aires urbaines contemporaines. Ce second facteur lie la valeur de chaque lieu à celle d’autres points : sa composante principale est horizontale et, dans les villes traditionnelles, monocentrée.
43L’économie classique accorde moins d’attention au troisième facteur, que l’on pourrait qualifier de paysager : un terrain est apprécié pour la végétation qu’il porte et par les vues qu’il offre ; une maison ou un immeuble peuvent apparaître beaux, plaisants et agréables vus de l’extérieur. Ils valent aussi par les perspectives qu’ils offrent depuis leur entrée, depuis leurs fenêtres ou depuis leurs balcons. La composante principale du facteur paysager est horizontale, comme pour l’accessibilité, mais elle est polycentrée. Il s’y ajoute une composante verticale tout aussi importante : c’est elle qui fait émerger les bâtiments les plus hauts de leur environnement, elle qui assure depuis leurs étages des vues imprenables.
44Ces trois logiques – dont la troisième est de toute évidence essentiellement culturelle – sont évidemment à l’oeuvre dans les zones touristiques, mais leur poids n’est pas le même qu’ailleurs. La composante locale ponctuelle (agrément du terrain, constructibilité, qualité du bâti) joue un rôle, mais qui n’est pas essentiel. La composante accessibilité est moins importante. La composante paysagère passe au premier plan : dans une station balnéaire, c’est le front de mer qui est le plus recherché. Si des mesures de zoning ne limitent pas la hauteur des constructions il se couvre de grands buildings qui privent de vue et d’aération tout ce qui est en retrait : contradiction majeure de tout développement non contrôlé de l’immobilier touristique, comme on l’a vu spécialement en Espagne dans les années 1950 et 1960.
45Cette logique paysagère condamne les populations les plus modestes à vivre dans les secteurs les moins agréables. Les pêcheurs résident désormais loin des ports où sont ancrés leurs bateaux. La main-d’œuvre qu’emploient les hôtels et les restaurants a de la peine se loger. C’est spécialement vrai dans les stations saisonnières où elle vient de l’extérieur : problème grave pour les syndicats d’initiative, les sociétés qui gèrent les grands ensembles touristiques et les municipalités.
46Je suis passé très vite sur les études qui explorent les points que je viens de signaler. Pour en avoir une vue plus complète, je ne peux que renvoyer à l’ouvrage qu’Édith Fagnoni [Fagnoni 2017] vient de diriger : Les Espaces du tourisme et des loisirs. Ce travail offre également un tableau d’ensemble des études touristiques dans ses deux premiers chapitres et une illustration de l’ensemble des perspectives mises en oeuvre pour les analyser dans les pages qui suivent.
47J’ai choisi de mettre l’accent sur le rôle de l’approche culturelle dans ce domaine de recherche – j’insiste sur le mot approche, car l’apport n’est pas strictement culturel ; il résulte aussi de l’enrichissement ou du renouvellement que le point de vue culturel apporte à l’analyse de processus généralement considérés comme sociaux ou économiques.