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Les espaces du tourisme et des loisirs :entre ordinaire et extraordinaire

Spaces of tourism and leisure: between ordinary and extraordinary
Francesca Cominelli, Édith Fagnoni et Sébastien Jacquot
p. 431-441

Texte intégral

1Longtemps considéré par les milieux académiques en tant qu’objet scientifique teinté de soupçon ou d’illégitimité [Équipe MIT 2002], le tourisme semble avoir confirmé sa place dans le champ de la formation et de la recherche, pour preuve son entrée comme sujet de concours en association avec la thématique des loisirs. En effet, le tourisme et les loisirs sont désormais pleinement reconnus comme des opérateurs de la transformation des territoires, des agents majeurs des mobilités humaines, des constituants fondamentaux des modes de vie pour une partie importante et croissante de la population mondiale, des ressorts des représentations portés sur les territoires et des imaginaires qui les constituent en destinations. Dès lors, le tourisme et les loisirs deviennent une clé de lecture privilégiée pour comprendre les mutations tant des espaces que des pratiques qui leur sont associées.

2Les textes rassemblés dans ce numéro visent ainsi à interroger la transformation des lieux touristiques et de loisirs, en (re)questionnant la dichotomie ordinaire / extraordinaire. Longtemps analysé comme rupture spatio-temporelle, sortant donc de l’ordinaire, le tourisme apparaît désormais davantage multiforme, se déclinant en différents types de lieux, impliquant des mobilités de portée variable, et non motivées uniquement par la figure du haut-lieu [Condevaux, Djament-Tran & Gravari-Barbas 2016]. Quelles reconfigurations touristiques peuvent être appréhendées en examinant le champ du tourisme au prisme de la distinction ordinaire - extraordinaire ? Peut-on sur cette base maintenir une ligne de partage au sein de la sphère des loisirs ?

1. L’apport de la géographie à l’étude du tourisme et des loisirs

3Si les deux notions de tourisme et loisirs renvoient chacune à des positionnements et problématiques bien identifiés, leur association conjointe est de plus en plus fréquente. Elle se justifie par le fait que les activités à la fois de tourisme et de loisir dépendent de la notion de temps libre tendant à devenir de plus en plus du temps à investir [Bonneau 2009 ; Viard 2002].

1.1. Temps libre, tourisme et loisirs

4Le temps libre a été un préalable aux loisirs et au tourisme. Fait sociétal, rupture dans le temps de travail, son accroissement, qui dépend majoritairement de la réduction du temps de travail, de l’âge de la retraite, de l’allongement de la durée de vie et des congés payés, entraîne une nouvelle organisation de vie. À l’augmentation du volume de temps libre correspondent aussi de nouvelles mobilités et nouveaux rythmes touristiques (vacances moins longues, pratiques du week-end et court séjour, du mid-week, de l’excursionnisme) qui mènent à réfléchir à l’articulation entre mobilités de tourisme et mobilités de loisir.

5Dans ce cadre, la construction du champ de la récréation invite à analyser la relation tourisme « et » / « ou » loisirs. Doit-on évoquer une confusion des pratiques ? Une hybridation voire une fusion ? En effet, les pratiques touristiques s’alimentent et continuent à s’alimenter - et réciproquement - avec celles des loisirs : occupation des mêmes espaces dédiés, transposition des expériences (plages urbaines, pistes de ski hors sol - indoor, outdoor -…), rendant compte et justifiant de cette approche fusionnelle tourisme-loisirs [Fagnoni 2017]. Ainsi, l’objet tourisme-loisirs s’inscrit d’emblée dans une transversalité forte, entre lieux, espaces, territoires, habitants, groupes sociaux, acteurs, mais aussi entre les disciplines. Il a lancé un défi, à la géographie en particulier, et aux sciences humaines et sociales en général, relevant d’une construction qui n’a pas toujours été aisée, et qui s’opère de façon interdisciplinaire, voire de plus en plus transdisciplinaire ouvrant la voie aux Tourism Studies [Darbellay & Stock 2012]. En allant plus loin, l’entrée par le tourisme offre désormais des moyens d’analyse et de compréhension des sociétés contemporaines.

1.2. Quelle géographie dessine cette évolution ?

6Comment ces deux objets, tourisme et loisirs, contribuent-ils à écrire ou réécrire les lieux ? Comment évoluent ces lieux ? Ces interrogations conduisent à une analyse des trajectoires des lieux en termes de pérennisation, d’adaptation, d’évolution, de bifurcation, de mutation, de réinvention, ou - plus fort - de rupture. À un autre niveau les processus de territorialisation et déterritorialisation de l’objet tourisme (voire sa reterritorialisation) reconfigurent-ils la hiérarchie des lieux allant des lieux ordinaires, aux hauts-lieux, jusqu’à devenir hyper-lieux [Lussault 2017] ? Ces enjeux se posent aussi au niveau des imaginaires : le regard touristique réenchante les territoires alors que le quotidien peut devenir extraordinaire pour le visiteur : les frontières entre l’ailleurs et l’ici, l’exotique et le quotidien vacillent.

7L’étude de la construction des lieux et plus globalement des espaces - avec pour champ donc la géographie de la récréation - permet d’interroger/réinterroger les concepts fondamentaux de la discipline, en l’occurrence les concepts de spatialité [Mérenne-Schoumaker 2012]. Cette étude a progressivement conduit à la nécessité d’une théorisation de l’approche géographique du tourisme [Stock 2010].

8Enfin, les nouvelles problématiques mobilisant la question de l’hybridation des lieux et des pratiques apparaissent fécondes pour explorer l’évolution de l’objet tourisme-loisirs, selon trois directions : cette hybridation est analysée d’un point de vue spatial (exploration des lieux ordinaires, nouveaux lieux voire nouvelles destinations touristiques), social (redéfinir la relation touristes-habitants) et temporel (dans les rythmes des pratiques, notamment la distinction jour-nuit).

2. Le tourisme entre ordinaire et extraordinaire

9C’est donc une double distinction que nous saisissons, entre tourisme - loisirs et entre ordinaire - extraordinaire. Ce point corrobore ce que le texte de cadrage des concours CAPES et Agrégations mentionne en évoquant notamment « La métropolisation (qui) tend à brouiller la limite entre espaces touristiques et espaces de loisirs à travers la relation au quotidien et au hors-quotidien »1. À l’instar de l’interrogation de J.-D. Urbain sur la relation entre tourisme - vacances - villégiature, il faudrait se demander si cette relation est du genre ou de l’espèce, et donc si le tourisme est en relation d’inclusion dans la sphère des loisirs ou de contiguïté et proximité.

10C’est du point de vue de la coupure ordinaire - extraordinaire qu’est effectuée la séparation du tourisme des loisirs, et c’est du doute porté sur cette coupure, et du trouble qu’elle produit, que jaillit aussi cette sphère d’indifférenciation entre tourisme et loisirs.

11Le tourisme est communément présenté comme l’extra-ordinaire, à travers une de ses manifestations spatiales, les haut-lieux du tourisme, produisant une certaine hiérarchisation de l’espace touristique. Les données communiquées par l’industrie touristique - au sens large - véhiculent cette idée, à travers les classements des destinations, monuments, musées, ou encore parcs, les plus fréquentés et/ou commentés, qui induisent l’idée d’une hiérarchie d’intérêts, situation confortée par les étoiles décernées par les guides.

2.1. Les hauts lieux du tourisme

12Le Grand Tour déjà provoquait une hiérarchisation du monde par la mise en place de parcours types, à différentes échelles, comme le montrent les récits de ces touristes, et l’agrégation des cartes de leurs itinéraires. Plus tard, le régime prescriptif inventé par les guides touristiques met en place une sémiologie de la hiérarchie des lieux, par le nombre de pages, puis plus explicitement par le nombre d’étoiles en fonction de l’intérêt. Comme le rappelle la préface des guides Baedecker, éditée fin du XIXème siècle, le but est de « donner au voyageur les renseignements nécessaires, pour bien voir, sans perte de temps ni trop de frais, ce qui mérite surtout d’être vu ».

13L’approche patrimoniale des lieux est significative. En effet, sans réduire le patrimoine mondial sur une liste des merveilles du monde, les biens inscrits par l’UNESCO apparaissent bien comme des haut-lieux sanctionnés par leur « valeur universelle exceptionnelle », emblématiques et structurant désormais des stratégies de promotion et de développement touristique aux échelles locale et nationale. Les projets d’inscription de lieux au Patrimoine mondial de l’humanité, portés par des coalitions d’acteurs locaux et nationaux, font désormais l’objet d’une large publicité, alimentant des stratégies de mise en tourisme, de marketing territorial plus large, et révèlent une volonté de singularisation basée sur l’affirmation de l’exceptionnalité d’un lieu, à des fins d’attractivité.

14Toutefois, cette singularisation appuyée par une qualité patrimoniale n’est pas l’exclusivité des 1080 biens inscrits au Patrimoine mondial. L. Boltanski et D. Esquerre [2018] montrent que l’économie de l’enrichissement, qui s’appuie sur le passé comme gisement, se traduit par une singularisation des lieux par leur mise en récit et mise en association à une force mémorielle, de façon transversale, et vise à de nouvelles formes de mise en valeur, dont le tourisme en constitue une modalité. Les biens sortent ainsi d’un régime ordinaire, celui de la standardisation, par des démarches de singularisation. Or la relation tourisme - patrimoine n’est pas univoque, le tourisme se fixant a posteriori sur des haut-lieux. Au contraire, le tourisme contribue à les faire émerger et à les façonner, par exemple par la diffusion d’imaginaires, récits, façons de regarder et de ressentir. À ce propos, à Venise [Davis & Marvin 2004], les choix de restauration effectués au tournant du XXème siècle découlent aussi, d’une certaine façon, de la manière de regarder la ville véhiculée par les séjours touristiques. Le triptyque patrimoine - identité - territoire se complexifie dès lors que le tourisme apparaît comme catalyseur et accélérateur de patrimonialisation. Il n’est plus possible de définir l’extra-ordinaire par une qualité des lieux qui serait consubstancielle : c’est bien de façon relationnelle qu’un lieu est exceptionnel, notamment par son développement touristique et ses structures de mise en valeur.

15Dans ce numéro, Caroline Blondy et Hélène Pébarthe-Désiré montrent la façon dont les îles tropicales touristiques sont constituées comme lieux extraordinaires à partir des caractéristiques de leurs imaginaires, repris par les stratégies locales, tout en connaissant des trajectoires divergentes pour la Polynésie française et l’île Maurice. La contribution d’Emmanuel Jaurand propose une lecture alternative de l’extraordinaire, qui ne réside pas tant dans les caractéristiques intrinsèques des lieux que dans la façon dont ils sont investis, par exemple dans le cas du tourisme gay, qui s’inscrit dans un ordinaire touristique (comme les lieux emblématiques du tourisme balnéaire) tout en permettant de s’y « affirmer comme gay ».

16Le croisement du tourisme et des loisirs avec la distinction ordinaire - extraordinaire peut être appréhendé de façon plus principielle encore. Elle fait aussi écho à la façon dont le tourisme a longtemps été considéré, à savoir comme hors quotidien et rupture du quotidien, aux différents âges de la vie. Suivant la définition normée, proposée par l’OMT, le tourisme comprend « les activités déployées par les personnes au cours de leurs voyages et de leurs séjours dans des lieux situés en dehors de leur environnement habituel à des fins de loisirs, pour affaires ou autres motifs ». Derrière l’évidence de la définition se cache tout un ensemble de difficultés, qui ont souvent été soulevées par les géographes. Considérons seulement l’expression « en dehors de leur environnement habituel » : qu’est-ce que cela signifie ? La définition écarte nettement les mobilités quotidiennes, de travail, scolaires, etc. ; elle écarte aussi les mobilités régulières de loisirs dans un périmètre restreint. Toutefois, la définition intègre implicitement les résidences secondaires ; or les résidences secondaires sont des lieux marqués par des habitudes, des lieux habités, avec pour tendance à devenir un habituel, instaurant une résidentialité hybride bien identifiée par Philippe Bachimon dans ce numéro. Signe de ce statut ambivalent entre ordinaire et extraordinaire, un certain nombre de personnes déménagent ensuite dans leur résidence secondaire au moment de la retraite, constituant aussi des communautés vacancières [Duhamel 2008]. Au-delà des différences, cette définition peut être rapprochée sur ce point spécifique de la relation à l’habituel ou au quotidien de la définition de l’Équipe MIT. Celle-ci définit le tourisme comme un « système d’acteurs, de pratiques et d’espaces qui participent à la "recréation" des individus par le déplacement et l’habiter temporaire hors des lieux du quotidien ».

17Comme le rappelle B. Réau [2011], si le tourisme est le non-quotidien, c’est aussi, en reprenant l’approche de Norbert Elias et Eric Dunning [1994], parce qu’il constitue une fonction de libération des tensions et émotions. Notons toutefois que suivant ces deux auteurs, le sport partage cela, et ce sont les loisirs au sens large qui s’inscrivent dans cette perspective de la rupture avec le temps social contrôlé du travail. Simplement le tourisme en constitue la forme la plus aboutie [Réau 2011].

18Toutefois, si cette approche en termes de haut-lieux touristiques n’est pas devenue obsolète, elle est aujourd’hui de plus en plus dédoublée par un mouvement de despécification du tourisme, sur la base de l’identification des liens entre tourisme et ordinaire. Cela prend deux directions. En effet, le tourisme peut désormais être appréhendé, d’une part, comme un nouvel ordinaire, renvoyant à un rapport ordinaire au monde, et, d’autre part, comme dynamique voire processus qui tend à se transformer par infusion voire intégration de l’ordinaire et ses pratiques.

2.2. Le rapport touristique au monde, un nouvel ordinaire

19Tout d’abord, le tourisme peut apparaître de façon large comme un nouvel ordinaire, qui se traduit par tout un ensemble de manifestations globalisées et généralisées : le nombre croissant de voyages internationaux, objet de communiqué régulier de l’OMT, atteignant bientôt 1,5 milliard de voyages ; le nombre croissant de territoires en dehors de l’Europe et l’Amérique du Nord qui ne sont plus seulement destinations touristiques et foyers récepteurs mais qui deviennent aussi foyers émetteurs d’un tourisme des Suds vers les Nords et des Suds vers les Suds, manifestant une seconde mondialisation du tourisme [Équipe MIT 2011, Sacareau, Taunay & Peyvel 2015, Gravari-Barbas & Jacquot 2018].

20La façon dont le tourisme se développe participe aussi d’une forme de banalisation : Michel Lussault [2007] identifie le tourisme comme « genre commun », façon de dire qu’il est désormais non sectoriel mais bien intégré au vécu et à la fabrique des territoires. En même temps, la mixité des usages et des publics est devenue un objectif des aménagements du territoire, parallèlement au développement touristique [Novy 2013]. Le modèle de l’enclave touristique et de la bulle touristique [Judd 1999] semble obsolète, correspondant à une relation ville - tourisme peu valorisée désormais, alors que l’industrie touristique dans ses nouvelles formes promet des quartiers vivants et un contact avec les habitants. Dans ce numéro, c’est l’expérience analysée par Dimitra Kanellopoulou à Athènes, où des associations d’habitants proposent la redécouverte des quartiers centraux à travers des balades collectives qui deviennent des outils de réactivation touristique et économique du centre-ville.

21De la même façon on peut évoquer une banalisation du festif et de l’événementiel à des fins d’attractivité, ce qu’avait bien identifié Maria Gravari-Barbas [1998] en évoquant la ville festive. En forçant le trait, on pourrait arriver à dire que pour un territoire ayant des ambitions d’attractivité, l’extraordinaire consisterait à ne pas mobiliser l’événementiel. Par sa contribution, Alexandra Monot montre comment l’événementiel des marchés de Noël en Alsace s’inscrit dans l’ordinaire urbain, via la pérennisation des installations, mais aussi les débats et oppositions locales à ces manifestations.

22La pratique des hauts-lieux du tourisme peut elle-même renvoyer à des formes de banalisation, ce que montre Emmanuelle Peyvel [2016] étudiant les espaces du tourisme domestique et du tourisme international au Vietnam, et montrant que les sites UNESCO sont les seuls à manifester une homologie des pratiques, du fait de leur contrôle plus important aligné sur des normes plus globales et contraignantes.

23Du point de vue des touristes aussi, plusieurs perspectives contribuent à banaliser les temporalités et pratiques touristiques. Les analyses de trajectoires de socialisation, et de l’importance de la socialisation par le tourisme, montrent l’acquisition ou le rejeu de compétences mobilitaires transposables en d’autres circonstances [Chapuis 2010]. De même les pratiques touristiques imprègnent d’autres formes de mobilité, notamment les voyages académiques contemporains [Réau 2016].

24De façon plus fondamentale, tout un ensemble de travaux insiste sur le brouillage des catégories touristes / habitants, depuis K. Sherlock [2001] à partir de Port Douglas en Australie, ou J. Novy [2018] à propos de Berlin. L’exemple berlinois permet aussi de revenir sur la rupture ordinaire / extraordinaire d’une autre façon : pour J. Novy, il faut considérer tout un ensemble de mobilités d’ampleur et de durée variables, qui rendent complexe l’identification du tourisme et des lieux du tourisme. Au contraire, les courts séjours, socialement marqués [Réau 2011], construisent des pratiques d’homologie entre visiteurs locaux et lointains, si bien que les luttes anti-gentrification et hypster à Berlin avaient en ligne de mire les touristes et des gentrifiers locaux.

3. Le tourisme de l’ordinaire

25Au-delà de cette volonté de montrer que le tourisme constitue désormais un régime ordinaire des territoires et d’une partie des individus, dans une imbrication au local, l’ordinaire constitue aussi un nouveau mode d’extension spatiale du tourisme. Cela concerne deux dynamiques différentes.

26Tout d’abord, on peut mentionner les dynamiques d’après ou de sorties du tourisme, qui constituent parfois des hybridations avec des pratiques locales de loisirs. Par exemple, le village de Saint-Nizier-du-Moucherotte, station climatique du Vercors entrée dans une logique périurbaine de Grenoble dans l’après-guerre, est devenu à présent espace récréatif à cette échelle métropolitaine [Bachimon, Bourdeau, Corneloup & Bessi 2014]. On pourrait mentionner bien d’autres lieux, comme Long Beach pour New York, Brighton au sud de Londres et les travaux de l’Équipe MIT [2011] qui évoquent plusieurs autres cas de sorties du tourisme.

27Philippe Violier et Philippe Duhamel dénoncent, quant à eux, dans leur contribution une erreur d’appréciation lorsque l’explication de la situation de crise repose sur le trop grand nombre de touristes et la destruction de la ressource. À titre d’exemples, ils rappellent que la plage, comme la montagne, ne disparaissent pas, ou encore que la ville très fréquentée ne signifie pas la ruine de ses monuments. Alimentant un système socio-spatial ouvert, ils affirment donc, que les lieux touristiques sont extraordinaires en ce sens où, nés du regard et des usages sociaux, ils peuvent se renouveler en permanence et perdurer, même si des ajustements et des crises conjoncturelles existent.

28Toutefois, Philippe Bourdeau [2009, 2018] propose une interprétation plus globale, proposant la notion de post-tourisme, qui renvoie à des reconfigurations générales qui déspécifient le tourisme, davantage poreux avec d’autres pratiques de loisirs. Il évoque la fin du tourisme comme uchronie et utopie, car le tourisme a longtemps été vu comme un ailleurs et une rupture dans le quotidien. Or le post-tourisme autorise un tourisme du quotidien, des formes de mobilité davantage imbriquées dans les vies quotidiennes, comme le montre l’expérience des quartiers nord de Marseille, présentée par Yannick Hascoët et Isabelle Lefort. Cela a des conséquences sur la géographie des espaces du tourisme et des loisirs : touristification des lieux ordinaires et résidentialisation des lieux touristiques.

29Dans ce schéma général, l’ordinaire devient objet de la découverte touristique, par rejeu d’un discours de l’authenticité, qui va concerner tant les territoires ruraux, les quartiers migratoires, les banlieues, que certaines marges sociales. Comme l’illustrent dans leur contribution Vincent Marcilhac et Vincent Moriniaux, les fêtes gastronomiques constituent une modalité de mise en tourisme de lieux ordinaires, à partir des produits de terroir qui se voient dotés d’un nouveau statut. À travers son article, Aude Le Gallou approfondit le cas des valorisations touristiques des ruines urbaines contemporaines à Berlin et à Détroit et montre comment ces appropriations touristiques des espaces urbains soulèvent des questions qui dépassent la sphère touristique.

30Attention néanmoins à l’usage du terme ordinaire : pas plus que le qualificatif extraordinaire il ne faut le considérer comme substance des lieux, il est le connoté de pratiques touristiques ou d’injonction au tourisme, et au contraire le discours de la promotion touristique peut mobiliser le registre de l’enchantement (comme le montrait Sophie Corbillé [2009] pour le XXème arrondissement à Paris).

31À l’inverse, le tourisme devient un opérateur sur l’ordinaire, du point de vue des pouvoirs publics par exemple, pour lesquels le tourisme est avant tout un changement de regard, y compris de la part des habitants sur leurs propres espaces du quotidien. C’est une autre approche : on peut être touriste chez soi. Ici, le rapport à l’espace n’est plus objectif, c’est une perspective, un état d’esprit, il est structuré par un imaginaire. Le quotidien devient touristique, et non plus seulement le hors quotidien. Le tourisme de l’ordinaire devient le discours public prescriptif d’un regard extra-ordinaire sur ses espaces.

32Dans leur contribution, Sophie Gaujal et Caroline Leininger-Frézal confirment cette approche d’un point de vue didactique, en rappelant qu’outre le fait que l’objet loisir n’est pour ainsi dire pas mobilisé dans les manuels scolaires, l’enseignement du tourisme, quant à lui, est un objet peu ordinaire, souvent à la marge des programmes scolaires. Il fait l’objet d’un véritable éclectisme épistémologique, privilégiant certains espaces lointains, comme les îles tropicales, alors que des espaces plus ordinaires, comme les montagnes, sont peu traités dans les manuels scolaires. Dans la géographie scolaire, l’ordinaire est extraordinaire et inversement.

Conclusion

33« Les espaces du tourisme et des loisirs : entre ordinaire et extraordinaire », les textes proposés ici ne couvrent pas l’ensemble de la question, mais pointent vers les multiples directions des questionnements, comme le souligne aussi le texte de synthèse de Bernadette Mérenne-Schoumaker : culturels, sociaux, environnementaux, d’aménagement, économiques, régionaux, politiques, et épistémologiques.

34Paul Claval et Rémy Knafou ont fait l’honneur d’accepter de participer à cette rencontre en tant que chercheurs et grands témoins. L’objet tourisme-loisirs a progressivement été légitimé dans le champ de la géographie culturelle, comme l’évoque Paul Claval dans sa contribution. L’Équipe MIT (Mobilités, Itinéraires, Tourisme), sous la direction de Rémy Knafou, a amplement servi la cause de cet objet d’étude, et Rémy Knafou, par la présentation de son itinéraire de chercheur, en rappelle les enjeux et étapes. Depuis 2008, l’EIREST (Équipe Interdisciplinaire de REcherche Sur le Tourisme), sous la direction de Maria Gravari-Barbas, a délibérément positionné le tourisme dans son caractère pluridisciplinaire.

35Toutefois, l’investissement du tourisme par la géographie doit beaucoup aux travaux de Georges Cazes, qui a su faire naître et reconnaître les fondamentaux de la géographie du tourisme [1992]. Alors que l’objet tourisme était méprisé, il a su mobiliser méthodes, concepts, postures d’analyse, outils, terrains pratiqués, pour justifier sa reconnaissance et sa légitimité au sein de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée [1996]. Nous lui rendons hommage.

36La diversité des communications retenues s’entend comme une contribution aux réflexions en cours portant sur la notion d’évolution et d’infusion des lieux touristiques. Elles devraient permettre d’avancer vers une meilleure connaissance des dynamiques touristiques, depuis l’opposition mouvante mais principielle entre ordinaire et extraordinaire.

37Pour conclure, on peut se demander si ce couple ordinaire - extraordinaire n’est pas à reconsidérer au profit d’autres partitions plus discriminantes désormais des pratiques touristiques et de loisirs. Cette approche mettrait davantage en évidence non le changement de condition d’un même individu traversant les sphères du tourisme et des loisirs, mais plutôt les inégalités d’accès à la sphère plus générale des loisirs et mobilités choisies et aussi les visibilités et dynamiques de reconnaissance que permet la mise en avant, effective, performative ou prescriptive, d’un regard touristique. La rupture ordinaire - extraordinaire mènerait ainsi à une compréhension plus profonde, et conflictuelle, des tensions et inégalités d’accès aux lieux et visibilités qui reste à approfondir.

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence papier

Francesca Cominelli, Édith Fagnoni et Sébastien Jacquot, « Les espaces du tourisme et des loisirs :entre ordinaire et extraordinaire »Bulletin de l’association de géographes français, 95-4 | 2018, 431-441.

Référence électronique

Francesca Cominelli, Édith Fagnoni et Sébastien Jacquot, « Les espaces du tourisme et des loisirs :entre ordinaire et extraordinaire »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 95-4 | 2018, mis en ligne le 31 décembre 2018, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/3839 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.3839

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Auteurs

Francesca Cominelli

Maître de Conférences en Sciences économiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, IREST, Laboratoire EA 7337-EIREST (Équipe Interdisciplinaire de REcherche Sur le Tourisme), Université Paris1 Panthéon-Sorbonne – Courriel : francesca.cominelli[at]univ-paris1.fr

Édith Fagnoni

Professeure des Universités en Géographie, Sorbonne Université, Laboratoire ENeC (Espace, Nature et Culture) - UMR 8185, Sorbonne Université et associée au Laboratoire EA 7337-EIREST (Équipe Interdisciplinaire de REcherche Sur le Tourisme), Université Paris1 Panthéon-Sorbonne ; Présidente de l’AGF (Association de Géographes Français) – Courriel : edith.fagnoni[at]sorbonne-universite.fr

Articles du même auteur

Sébastien Jacquot

Maître de Conférences en Géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, IREST,Laboratoire EA 7337-EIREST (Équipe Interdisciplinaire de REcherche Sur le Tourisme),Université Paris1 Panthéon-Sorbonne – Courriel : sebastien.jacquot[at]univ-paris1.fr

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