« Vouloir se conserver soi-même c’est l’expression d’une situation de détresse, une restriction du véritable instinct fondamental de la vie, qui tend à l’élargissement de la puissance, et qui, fort de cette volonté, met souvent en question et sacrifie la conservation de soi » F. Nietzsche, Le gai savoir, 1882, §349 (traduction, 1993, TII, p. 214)
« L’avenir […] tu n’as pas à le prévoir, mais à le permettre » A. de Saint-Exupéry, 1948, Citadelle
1Le Groupe Dupont s’efface, en tant qu’infrastructure de recherche autoconstituée en 1971 de la géographie française. Cette disparition peut-elle avoir un intérêt ? Certains ont souhaité un au revoir signifiant. Cela implique d’abord de se poser la question de savoir de quoi le Groupe Dupont a été le nom. Quelles logiques furent les siennes ? Quel projet a-t-il poursuivi, consciemment ou inconsciemment ?
2Nous utiliserons donc cette opportunité pour essayer de proposer des réponses qui puissent servir le futur. Mais comment dès lors faire de cette situation un moment signifiant sans être un laudateur naïf de ce à quoi on a travaillé passionnément ? Tel est l’écueil principal de cette entreprise.
3À quoi, une fois disparu, pourra encore servir le Groupe Dupont ?
4Comme membre actif tardif (2003) et culturellement extérieur au Groupe (je suis spéléologue avant d’être karstologue et géographe physicien avant d’être géographe d’un milieu peuplé de formes et loin du monde), mais ayant participé avec un vif intérêt intellectuel aux douze ou treize dernières années de son activité, il me semble qu’il m’est possible de porter un regard amical, mais non moins distancié, sur ce dont le Groupe Dupont a été le nom afin, peut-être, de rendre, en son nom, un dernier service à la communauté des géographes en leur disant à quoi, une fois disparu, il pourra encore servir. Quelle peut donc bien être la postérité de son absence, c’est-à-dire la postérité de son exemple ? Telle est la question dont nous allons débattre. Il s’agit donc de prospective, d’essayer de servir le futur géographique, ce qui n’est pas sans risque… L’avenir jugera.
5L’idée est ici de me servir d’une histoire du Groupe Dupont pour survoler ce qu’a pu être la période 1971- 2016 afin de mieux mesurer ce que la production réalisée par le Groupe doit au bain culturel du moment. Ceci pourra peut-être permettre de mieux voir aujourd’hui ce que l’évolution de la géographie doit, et surtout devra, à l’évolution sociétale récente ou en cours, mais dont le déroulement est très incertain, même si certaines ruptures sont déjà bien visibles, portées généralement par des structures anthropologiques et culturelles, bien plus qu’économiques, qui commencent à être bien analysées [Girard 1972, 1994, Todd 2011, 2017, Galam 2012, Roddier 2012, Toussaint & al. 2012].
6Leur identification, et surtout leur acceptation, comme processus sans sujet à l’issue d’une période où le progressisme a servi de cap, ont été, et restent, la question clivante des sciences humaines et sociales et donc de la géographie. Toutefois, la connaissance de ces déterminants culturels, évoluant sur le temps long, permet de jeter un regard inquiet sur l’évolution des sociétés occidentales. Celle-ci ne manquera pas de bousculer la géographie comme c’est déjà le cas en Amérique du Nord [Mukakayumba & Lamarre 2012].
71971 est l’année de la cristallisation du projet qui se fera connaître sous le nom de Groupe Dupont. 2016 est l’année du dernier Géopoint (organisé en Suisse à l’EPFL, par le laboratoire Choros de J. Lévy) durant lequel le Groupe s’est volontairement mis en retrait après un Géopoint 2014, à Avignon, qui avait déjà été fortement soutenu par nos amis suisses. D’une certaine façon la boucle a été ainsi bouclée, géographiquement (les premiers Géopoints ont été réalisés avec des collaborations suisses) et idéologiquement (le marxisme est globalement, peut-être pour un temps, passé de mode).
8Il s’agit donc, dans cet envoi, de réfléchir à l’influence du bain culturel tout autant qu’à la dynamique démographique d’une période où la géographie est devenue Nouvelle tout autant que théorique et quantitative afin d’entrevoir ce que pourrait être la géographie des cinquante prochaines années emportée qu’elle sera par le déploiement de la crise de civilisation que commence à traverser l’occident et plus largement le monde [Martin 2004, 2008a], et dont la géographie ne sortira pas indemne.
9La fin du communisme comme système économique a permis l’ouverture pleine et entière du monde et la mise en concurrence des prolétaires de tous pays au moment où, aux États-Unis, puis en Europe, apparaissait un plafonnement [Toussaint & al. 2012, Todd 1999, 2017] de la progression du niveau de formation et une nouvelle segmentation de la société sur la base d’une différence forte entre ceux qui ont acquis une formation secondaire et ceux, de plus en plus nombreux (en masse, mais pas en taux) qui ont acquis une formation supérieure. Les premiers sont conduits à une prolétarisation croissante, alors que les seconds peuvent s’inscrire avec profit dans la mondialisation, du moins en théorie, dans les métropoles et selon les métiers. Pour le moment il est préférable d’être diplômé en finance ou dans les activités qui motivent les consommateurs solvables.
10Si nous considérons que -1- l’offre de travail a été démultipliée depuis 1989, -2- que tous les processus de production (ou presque) peuvent être délocalisés et -3- que les marchandises sont aisément transportées (conteneurs de 20 ou 40 pieds) vers des consommateurs recrutés à grands frais, il est logique de voir apparaître une nouvelle structuration territoriale à l’échelle du monde et plus particulièrement en Occident. Celle-ci est maintenant très sensible aux USA, comme en France, comme le montre systématiquement chaque élection. On soulignera sur ce point le désarroi d’une partie des intellectuels qui manifestement ne comprennent pas ce qui se passe [Appadurai & al. 2017].
11Elle s’organise entre d’un côté des zones métropolisées aux populations variées et insérées dans la globalisation grâce à leur haut niveau de formation et, de l’autre, des périphéries de l’intérieur (internes à chaque échelle des territoires ; il y a donc des périphéries intramétropolitaines et intermétropolitaines [Guilluy 2015] dont les forces de travail sont non compétitives sur le marché mondial et trop chères pour le marché domestique (d’où l’explosion en Occident des mini-jobs, des temps partiels, des stages, et autres emplois de services mal ou si peu rémunérés). Cette structuration explique grandement les phénomènes politiques récents que ce soit le Brexit, l’élection de D. Trump, ou la déclaration d’indépendance (suspendue !) de la Catalogne, en attendant d’autres bouleversements majeurs, en Allemagne, en Autriche, etc.
12À ces phénomènes économiques s’ajoute une évolution anthropologique majeure qui s’enracine dans la déchristianisation de l’Occident, liée à la progression de l’alphabétisation [Todd 2011, 2017], et qui se poursuit par la proclamation de la mort de Dieu par Nietzsche (« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué. Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? » [Nietzsche 1993, p. 131]), pour se « terminer » par la révélation par René Girard du rôle du bouc émissaire innocent dans le contrôle de la violence des nations [Girard 2004].
13Dès lors est-il possible de dire quelque chose de pertinent et d’un peu durable sur l’avenir et en particulier sur l’avenir de la géographie à la lumière de l’épiphanie de ce fragment d’histoire prospective ?
14La Nouvelle géographie peut être résumée à deux promesses majeures : la quantification qui a été très largement tenue, et la théorisation qui l’a pas été, ou si peu. Pour pouvoir avancer sur le chemin de la théorie il faut nécessairement définir le problème que doit modéliser ladite théorie, lequel en géographie, peut se résumer à la compréhension de l’hétérogénéité de l’espace géographique, à la compréhension de sa faible symétrie, donc de sa complexe morphologie et organisationnelle. Ceci conduit à essayer de définir ce que peut être ledit espace géographique.
15Si l’espace (Leibniz) est l’ordre des coexistences (et le temps, l’ordre des successions), alors il apparaît qu’il n’a pas d’existence en dehors des formes ou des modalités d’ordre qui le définissent, lesquelles peuvent être des structures. C’est-à-dire des lois de transformation qui peuvent s’énoncer formellement et être, analytiquement, manipulées. Ceci est conforme à la définition d’un espace, au sens mathématique du terme, établi à partir de règles.
16Il est ainsi possible de définir l’espace géographique comme la quintuple interface terrestre (atmosphère, lithosphère, hydrosphère, biosphère, anthroposphère) dont nous habitons les anfractuosités. Conçue comme un système dissipatif global à l’échelle de la planète, cette morphologie se présente comme un ensemble de formes qui en définissent son hétérogénéité structurée à toutes les échelles. Le projet du géographe doit alors être de rendre compte de l’état et de la transformation de cette interface, berceau unique de l’humanité, semble-t-il pour longtemps encore [Sérisé 2011]. Le problème essentiel de la géographie est ainsi celui de la différenciation, de la mise en forme ou de la mise en ordre, de la réorganisation à partir d’une configuration existante. Cela consiste à comprendre (à modéliser) les ruptures de symétries dont les organisations observables sont le produit.
17Ceci devrait conduire la géographie à étudier quatre types de rapports : des rapports de position, c’est le travail de l’analyse spatiale, des rapports scalaires, c’est l’objet d’une approche fractale, des rapports énergétiques, c’est le travail d’une approche dynamique basée sur la thermodynamique des phénomènes irréversibles et des rapports esthétiques qui renvoient à notre capacité d’éprouver selon nos cinq sens.
18Cela étant il faut convenir que la Nouvelle géographie théorique et quantitative n’est pas allée au bout de ses ambitions ou du moins de celles que l’on pouvait lui prêter. Elle n’a pas pu, à ce jour, développer une théorie des formes et plus essentiellement de la morphogenèse de l’espace géographique, c’est-à-dire de son hétérogénéité et des différenciations qui s’y produisent. Cette tâche devra être réalisée si la géographie souhaite sortir d’un récit sociologique spatialisé peu efficient et peu reconnu.
19La définition d’un projet pour la géographie ne peut partir que de la constatation qu’il y a deux modes de rapport au réel.
20L’un passe par les sens : la vue, l’odorat, le toucher… et ne peut avoir comme point de fuite que ce qu’il est convenu d’appeler l’esthétique. Celle-ci dans une association subtile entre ce qui relève de l’organisation moyenne ou basique des entités – ce que l’on peut appeler structure, ou qui renvoie à l’idée de structure comme principe essentiel d’ordre – et ce qui relève d’une contingence apparente (structuration scalaire apophatique par exemple) ou réelle (fluctuation aléatoire, brownienne) définit, au moins normativement, un point de fuite, un état souhaitable qui a quelques rapports avec la perfection et donc avec la vérité. Celle-ci ne sera jamais atteinte, comme la perfection d’ailleurs, ce qui implique que l’instrumentation de l’esthétique ne pourra conduire, pour partie, qu’à des descriptions relatives et contingentes. Celles-ci seront toutefois d’autant mieux assurées que les situations décrites se multiplieront et que la compréhension logique du modèle sous-jacent sera effective et achevée, ce qui nécessite une théorie purement anthropologique, laquelle nous est donnée par celle du désir mimétique de R. Girard [Girard 1972] qui instaure l’envie par l’imitation comme la source de la violence (lors de la formation de la crise mimétique) et du sacré (lors de sa « résolution » par désignation d’un bouc émissaire). De cette clôture émergent mythes et rites, religiosité et structure de pouvoir, lesquels fondent la culture [Girard 2004]. Sans la capacité d’éprouver de ressentir du désir pour quelque chose, comme l’autre, qui devient un modèle qui doit au final être détruit, il est fort probable que l’espace géographique ne serait pas tel que nous le connaissons.
21Toutefois, si on recherche une compréhension plus absolue, plus efficiente, de toutes choses dans le cosmos, alors il faut emprunter l’autre voie qui postule qu’il est possible de décrire formellement, avec un langage approprié et en se basant sur les outils de la pensée que sont les concepts, un monde qui est le reflet du monde tangible qui nous éprouve. Cette construction présente l’immense avantage d’avoir une capacité opérationnelle directe qui permet, après avoir exploré les solutions actualisées par la nature, d’inférer et de concrétiser des possibilités naturelles qui jusqu’alors n’étaient que potentielles. C’est sur cette base que repose toute l’effectivité de ce qu’il est convenu d’appeler la science, elle-même se déclinant dans ce qu’il est convenu d’appeler les industries. Lesquelles, parce qu’elles transforment la matière en dissipant beaucoup d’énergie, sont à la base de notre niveau de vie. Et dans ces activités il faut intégrer l’informatique qui consomme énormément d’électricité. Celle-ci se dissipe localement sans produire apparemment de pollution, ce qui n’est pas le cas d’un moteur thermique. Toutefois la pollution existe bel et bien mais dans un autre lieu (fumée d’une centrale à charbon ou à fuel, déchets nucléaires…) avec en outre des rendements de conversion très mauvais surtout si ladite électricité est utilisée pour chauffer des bâtiments.
22En d’autres termes nous avons là localement (car l’électricité se transporte mal), en miniature, ce que peut être le système énergétique planétaire avec ses zones de production (Moyen orient, Australie…) et ses zones de consommation dans lesquelles le pouvoir en place ne pourrait survivre à un arrêt des flux. Il s’agit donc pour lui d’importer de la puissance, pour assoir la sienne. En fonction d’un tel schéma, l’Europe qui n’a plus de ressources énergétiques propres suffisantes ne peut être qu’ouverte, c’est-à-dire en mesure de payer ces importations (et d’autres) par des exportations au prix du marché mondial. Avec une monnaie forte les importations sont moins chères, mais les exportations plus difficiles. Ceci implique que l’appareil productif européen soit compétitif et donc que le prix du travail baisse alors que son intensité augmente. Les États-Unis de D. Trump semblent vouloir sortir de ce schéma en se basant sur les gaz et pétroles de schiste. En Europe la même chose pourrait être faite en fondant la puissance de l’Union sur les ressources russes. Toutefois, ceci ferait émerger un compétiteur pour les USA bien trop puissant, car appuyé sur l’industrie allemande.
23L’articulation science - industrie passe par l’innovation, par deux types d’innovation. L’une conforte ce qui est connu et est relativement prévisible. L’autre, dite de rupture, est absolument déterminante, mais totalement imprévisible. Les innovations de rupture (portées par des déviants radicaux dont l’histoire retient souvent le nom, J. Watts par exemple) sont généralement repoussées par les Écoles et les revues scientifiques dominantes. Ceci génère des retards qui sont de plus en plus difficiles à rattraper, en particulier dès que la phase d’industrialisation s’enclenche. La France n’a ainsi jamais pu combler son retard en informatique.
24Cela étant c’est cette double dimension technique qui est le moteur profond des sociétés dans la mesure où c’est elle qui définit les gains de productivité et les niveaux de vie [Sérisé 2011], et cela bien plus que les grands systèmes idéologiques qui manipulent les concepts de liberté, d’égalité, de droit, etc. Il suffit pour s’en convaincre de songer à l’impact de l’Internet et du Web dans nos sociétés depuis trente ans. Cette invention de rupture a contribué à modifier, et va continuer à modifier profondément l’histoire de l’humanité (mais à condition que la production massive d’électricité perdure) et cela par exemple bien plus durablement que le Néolibéralisme dans lequel nous avons vécu depuis 1979. Il en fut de même avec les inventions du langage, du feu, de l’écriture, de l’imprimerie, etc., qui ont été assez peu sensibles aux vicissitudes historiques.
25Toute la difficulté de cette construction scientifique est dans cette remontée abductive des conséquences observées aux causes possibles, dans le déploiement générique de ce problème inverse. Cette difficulté est en outre décuplée, dans certaines parties de la science, d’une part par le fait qu’il n’est globalement pas possible d’expérimenter – c’est le cas souvent en science de la Terre, mais aussi pour la géographie – et d’autre part, dans le cas des sciences humaines et sociales, par l’intervention, par définition, d’une dimension humaine, et donc d’un cadre philosophique, et de postures idéologiques qui ajoutent à la difficulté.
26Dans ces deux situations de construction des connaissances, une des solutions réside dans la découverte ou dans l’importation de modèles – ce que le Groupe Dupont a beaucoup pratiqué –. Ces modèles intègrent ce que l’on sait déjà. La modélisation doit donc être bien plus une démarche de construction de la connaissance que la caractérisation d’une situation acquise visant à la prévision [Bouleau 2014], généralement par une réalisation numérique et formelle (programme…). Si l’on voit assez bien comment des modèles en science de la Terre, ou en biologie peuvent progressivement être construits par l’association de régularités empiriques ou de lois, il n’en est pas de même en sciences humaines et sociales où les régularités sont très contingentes et où les lois sont, si ce n’est inexistantes, du moins niées par certaines postures qui considèrent l’homme comme irréductible à de telles descriptions. Dès lors ces sciences font au mieux le récit des « exploits » humains, ce qui a une effectivité et une utilité très limitées [Petitot 1998]. Pour gagner en utilité sociale, la géographie devra résoudre ce problème à la fois technique, mais surtout idéologique. C’est-à-dire au fond accepter l’idée que des processus sans sujet déterminent pour partie l’état et le fonctionnement du monde, et donc de l’espace géographique, et les modéliser.
27Dans le volet sociétal, il est possible de faire l’hypothèse qu’il existe des structures, des principes d’organisation régissant les sociétés et leurs rapports et que ces modes d’être au monde ont été non pas décrits par des chercheurs ou des philosophes, analytiquement, mais perçus par des artistes exprimant plus ou moins inconsciemment dans leurs œuvres une dimension structurelle et donc essentielle du monde. C’est la piste suivie par R. Girard dans toute son œuvre. Jean Petitot a aussi produit des travaux de cet ordre, mais bien plus mathématisés [Petitot 2004]. Nous sommes là dans le rapport que nous appelons esthétique au monde dont la forme (qui peut être perçue secondairement comme belle) n’est évidemment pas exclue.
28Dans la mesure où ces principes d’ordre pourraient être identifiés et qu’ils présenteraient une certaine répétitivité – laquelle pourrait être étudiée rationnellement – tout en s’inscrivant dans un prolongement analytique validé autorisant une extrapolation spatiale et temporelle relativement sûre, il devient possible, sur la base d’un rapport au monde sensuel et esthétique, de proposer un ou des modèles d’être au monde des sociétés.
29C’est ce à quoi s’est livré, toute sa vie, René Girard [Girard 1972, 1994], qui a débouché sur un modèle universel en Occident fondé sur le désir mimétique, lequel par les boucles de rétroaction qu’il contient potentiellement conduit à l’expression d’une violence dont les sociétés ont cherché à se prémunir, car elle met en cause leur existence même, en déchargeant les tensions par le sacrifice d’un bouc émissaire (groupe, homme, animal…). Celui-ci, comme l’a révélé le christianisme, est fondamentalement innocent, ce qui, soit réduit à néant cette solution si ladite société souhaite, ou peut rester, dans une situation morale (“tu ne tueras point”), mais ce qui implique selon nous un respect de la tradition qui rend efficiente la morale [Scruton 2016], soit conduit à faire porter consciemment à tous les membres nés ou à naitre de ladite société, une faute éthique qui peut être originelle, à savoir celle d’avoir sacrifié une vie innocente (un groupe, un individu, un animal…).
30Dans les deux cas ladite société se trouve dans une impasse qui est au fond, fondamentalement, celle dans laquelle se trouve actuellement l’Occident. Ce qui délimite le périmètre de la crise que nous traversons et conduit R. Girard à envisager une montée aux extrêmes de la violence [Girard 2011], en relisant Clausewitz. Si cette analyse est juste, il est plus que probable que la géographie aura à reconsidérer son positionnement vis-à-vis du problème de la violence, ce qui pourrait être concourant à la fin de la dévirilisation actuellement en cours dans différents champs de la discipline et plus largement en Occident. Le nouveau stéréotype « culturiste » masculin retrouvant sa barbe affiché dans la presse féminine ne semble pas contredire cela.
31Ce qu’il faut souligner ici c’est la place d’idéologies très spéculatives et en particulier un certain refus de prendre en compte des structures anthropologiques comme les systèmes familiaux, dont le lien avec l’implantation du communisme est largement avéré [Todd 2011], mais aussi comme la question du désir mimétique, du sacré, de la violence [Girard 1972, 1994], etc. De même, et sur des registres moins polémiques, on peut identifier des processus sans sujet économiques qui sont maintenant bien décrits ou modélisés au travers de la thermodynamique des phénomènes irréversibles [Roddier 2012] et/ou de la géométrie fractale [Mandelbrot 2014, Nottale 2011]. L’application de la thermodynamique à la géographie est encore très balbutiante, ce qui n’est pas le cas de l’approche fractale [Dauphiné 2012].
32Ceci correspond à la fois très certainement à une critique de fond qu’il faudrait faire de la Nouvelle géographie (d’avoir méconnu certaines réalités structurelles contraignant les sociétés et de s’être étourdi dans un progressisme finalement irréaliste), mais ceci aussi trace des perspectives pour une phase nouvelle de la géographie qui correspondrait à la recherche d’une construction théorique basée en partie sur les processus sans sujet que la physique ou les mathématiques peuvent décrire et sur d’autres dimensions, bien plus contingentes, comme le débit du flot d’énergie auquel nous pourrons avoir accès et que nous pourrons dégrader.
33Il s’agit donc d’aller vers une re-naturalisation de la géographie [Martin 2008b], vers une géographie basée sur la physique et plus largement sur des sciences formelles comme cela a pu être proposé pour la sociologie (cf. la sociophysique de Serge Galam [Galam 2012]) et donc vers une géographie théorique d’essence physique, ou au moins d’expression formelle. Cette démarche ou perspective pouvant en outre éloigner le spectre de l’aliénation technique autour d’une fétichisation des SIG et des bases de données. Cela étant on voit ici toute la perte que représente la quasi-disparition de la géographie physique en géographie et son passage dans les sciences de la Terre ; disparition à laquelle les Duponts ont prêté leur concours conscient.
34La géographie physique répondait à un besoin de connaissance d’une société rurale dont le PNB dépendait très largement des productions agricoles. Celle-ci a progressivement disparu dans l’entre deux guerre et après la Seconde Guerre mondiale. Cette désertification des campagnes c’est accompagnée d’une croissance majeure des villes et plus largement des zones urbaines. Il n’est dès lors pas très étonnant que la géographie physique (et en particulier la géomorphologie) ait subi les contrecoups de cette évolution rendue possible par l’utilisation massive d’énergies carbonées.
35Cela étant, il nous faut souligner trois points particuliers dans cette histoire. D’une part, nos sociétés se sont séparées progressivement de la nature, en particulier en se modernisant. D’autre part, la géographie physique (et particulièrement la géomorphologie) a été l’objet d’un déni (ou d’une critique) majeur de la part de la Nouvelle géographie et globalement du Groupe Dupont. Seul un Géopoint (en 1996) a pour thème la nature et encore s’agit-il d’une nature vue sous un angle très social. Deux contributions proposent même de « recréer la nature […] » ! Enfin, les questions essentielles portées par la géographie physique n’ont évidemment pas disparu et se trouvent actuellement largement reprises dans les recherches sur la zone critique initiée dans les sciences de la Terre et de l’univers [Giardino & Houser 2015]. Du résultat de ces recherches dépendra grandement l’avenir de l’humanité (érosion du capital agronomique, exploitation de la biomasse, maintien de la biodiversité, changement climatique…).
36Dans cette perspective, pour certains il faut jardiner la zone critique, la domestiquer, et en faire un système productif dépassant la productivité naturelle, comme cela a été fait avec l’industrie pour la matière. Les OGM pourraient conduire à une telle situation, mais l’agriculture industrielle déjà en place en montre bien des facettes. Cette solution très classiquement s’appuie sur un usage massif d’énergies carbonées et sur une technicité découlant des innovations réalisées. Elle est donc contrainte par les flux d’énergie et par la productivité scientifique.
37Dans cette option, la zone critique n’est alors plus le berceau immuable, intouchable et sacré de l’humanité que la pollution profane, mais son jardin. Il s’agit alors de gérer (voire de créer) bien plus que de protéger. L’archétype de cette solution peut être retrouvé dans la « nature » suburbaine structurée en parcs et jardins reliés par des coulées vertes ! La société n’est donc plus dans la nature, mais au centre d’un environnement qu’elle pilote. La nature est alors de moins en moins naturelle afin de répondre aux besoins définis par les promoteurs du développement durable. La séparation devient donc complète et de plus en plus profonde. On peut toutefois douter que tout cela se déroule sans problèmes.
38Cette séparation – domestication, nous dit Benoît Chantre, en faisant l’exégèse du travail de René Girard [Chantre 2016, p. 182], a toutefois des conséquences anthropologiques. « Les habitants du village se séparaient de la nature environnante. Ce fut pour expier cette audace qu’ils durent sacrifier des êtres vivants, qu’ils respectaient des interdits très stricts, qu’ils vénéraient des ossements. Par les sacrifices, on se séparait de sa violence. Par les sacrifices, on expiait le fait de s’être séparé du monde ».
39Dès lors on peut se poser la question des conséquences anthropologiques du niveau de séparation actuellement atteint, dans un Occident déchristianisé où le sacré semble dépassé ? Comment tout cela pèsera-t-il sur le futur ? Quelle réarticulation faut-il envisager au-delà de considérations biophysicochimiques ? N’est-ce point à cette réarticulation entre anthropologie et écologie que pourrait servir une géographie physique renouvelée ? Cela passe nécessairement par l’abandon du terme environnement !
40On pourra d’ailleurs, à la lecture des questionnements actuels sur la zone critique, se demander si la géographie n’a pas fait là une erreur stratégique, pris un chemin à contre sens de l’histoire ? « La géographie a changé de paradigme », nous dit Rémy Knafou [Knafou 1997, p. 11] « Pour simplifier beaucoup, on dira qu’en un demi-siècle, la géographie est passée du champ des sciences de la nature à celui des sciences sociales en une migration unique dans l’histoire des sciences et dont les géographes eux-mêmes n’ont pas fini de mesurer les conséquences. […]. On est ainsi passé d’une géographie qui naturalisait la société à une géographie qui socialise la nature, c’est-à-dire qui la traite comme une composante de la société ». Lorsque l’on constate que l’horizon problématique des sciences formelles, de la nature ou autres, est constitué par les problèmes non résolus dans les sciences humaines et sociales, il y a de quoi se faire un peu de souci pour les géographes en particulier dans les années qui viennent.
41Une telle socialisation de la nature ne pourrait se concevoir que dans une zone critique transformée en jardin à la française, c’est-à-dire en faisant entrer la nature dans la culture, en promouvant la Terre comme élément de la culture. Dès lors on ne cultivera plus des sols, mais on pilotera un réacteur biophysicochimique. Il est toutefois peu probable que les choses se passent ainsi et que la nature puisse être mise en bocal. C’est totalement méconnaître les forces et les régulations qui y sont à l’œuvre [Bertrand 2008]. En particulier cela conduit à liquider à bon compte la complexité du système Terre dont la logique profonde est décrite par la thermodynamique des phénomènes irréversibles, les espaces de phase des systèmes complexes et bon nombre de boucles de rétroaction ou de cycles qui échappent, par leur sophistication, encore à notre compréhension et qui, par leur puissance, seront toujours incontrôlables. Ces éléments plaident fortement pour que la géographie, si cela est encore possible, revienne à une conception bien plus naturaliste de la nature.
42Or il faut bien admettre qu’en particulier la géomorphologie, très certainement parce qu’elle disposait d’une dimension théorique non négligeable (le cycle d’érosion) qui reste dans ses principes valide, a fait l’objet de critiques si sévères [Reynaud 1971, 1997] qu’elle n’a pu se maintenir dans le champ de la géographie où elle est aujourd’hui relictuelle.
43On peut ainsi soutenir avec René Girard [Girard 2004, pp. 61 et suivantes] que la géomorphologie en particulier, parce qu’elle était théorique, a constitué le modèle-obstacle à imiter (d’où des essais de construction par exemple d’une théorie d’essence marxiste basée sur le système par Franck Auriac [Auriac 1983, 2003] et par bien d’autres) et donc, au final, à détruire dans une rivalité mimétique. La nécessité d’une théorie est évidente pour tout le monde et nous sommes pleinement, sur ce point, d’accord avec Franck Auriac lorsqu’il écrit : « il faut bien convenir que pour argumenter, et si possible démontrer, quelques modèles ou théories sont indispensables » [Auriac 2003].
44Cela étant, encore faut-il savoir laquelle et surtout à qui elle offrira le pouvoir, même si son effectivité est très discutable et sa trace bien faible des années plus tard. « L’objet [pour nous le cadre théorique] disparait dans le feu de la rivalité : la seule obsession des deux rivaux consiste bientôt à vaincre l’adversaire plutôt qu’à acquérir l’objet. […]. La crise mimétique est toujours une crise d’indifférenciation, qui surgit quand les rôles du sujet et du modèle se réduisent à cette rivalité » note ainsi fort justement René Girard [Girard 2004, pp. 62-63]. De toute évidence la théorie prônée par la Nouvelle géographie et les Duponts n’est à cette heure toujours pas advenue, ce qui est conforme à l’analyse girardienne.
45Sur la base de cette analyse il serait facile d’argumenter en évoquant telle ou telle situation mettant en scène un tenant de l’une ou de l’autre des approches, mais il faudrait pour cela désigner des boucs émissaires, ce à quoi nous nous refusons. « Je sais seulement que toute société, celle-là autant que les autres, se trouve, aussitôt que née, empêtrée dans la nécessité de gérer sa violence inévitable. Aucun collectif n’échappe à cette loi d’airain, pas même celui des théologiens, philosophes, scientifiques, historiens, académiciens… aussi persécuteurs que n’importe quel groupe en fusion. La puissance sociétaire de la violence et du sacré l’emporte sur les vertus douces des individus et dévaste vite la communion des saints. Peut-elle échapper au mimétisme, à la rivalité, aux mécanismes aveugles du bouc émissaire ? Ceux qui prétendent se battre pour Dieu tombent alors et n’assassinent que pour un fantôme de César » [Serres 2005, pp. 84-85]. C’est donc bien plus d’un mécanisme collectif dont il faut prendre conscience pour, si possible, ne pas le répéter que de toutes autres choses, et en cela servir le futur.
46Pour se faire, une autre grille de lecture du Groupe Dupont peut être avancée en se fondant non sur l’exégète du christianisme, mais sur le penseur de la mort de Dieu.
47La coloration marxiste, au moins à ses débuts, du Groupe Dupont ne fait guère de doute [Chamussy 1997], mais elle s’est accompagnée d’une recherche de scientificité qui s’est appuyée non seulement sur la rigueur intellectuelle du marxisme (même si les prémices et les conclusions portées ont pu, et peuvent encore, être discutées et/ou rejetées), mais aussi sur une forme de recherche de scientificité fondée sur une autre importation dans le champ géographique, de concepts ou de solutions techniques visant à mettre en œuvre une approche fonctionnaliste, systémique, statistique… et donc essentiellement quantitative. Cela passera d’ailleurs largement par les climatologues du Groupe.
48À ce niveau apparaît souvent une confusion entre scientificité et quantification ; toute quantification n’aboutit pas nécessairement à une connaissance scientifique. Il y faut bien d’autres éléments, comme des hypothèses faites dès la conception des mesures, la possibilité de tester, de réfuter, etc. pour construire une connaissance scientifique cohérente et efficiente. De ce point de vue, les “big data” posent un problème majeur, en particulier en géographie lorsqu’elles sont associées aux SIG.
49Or ce courant, que l’on peut appeler : Nouvelle géographie portée en partie par le Groupe Dupont, s’enracine très largement aussi dans des travaux nord-américains ou britanniques, du moins occidentaux, souvent développés dans des sciences bien plus formelles que la géographie. C’est par exemple le cas de la dynamique des systèmes de J. W. Forrester [Forrester 1969] ou, en France, de la théorie des variables régionalisées de Georges Matheron utilisées dans des problèmes d’exploitation minière [Matheron 1970], et qui sont à la base de l’analyse spatiale.
50Ce dualisme, ou cette tension, par-delà la Guerre froide, est un trait marquant dès l’origine du Groupe Dupont dans la mesure où l’on peut encore lire, dans le texte introductif des actes du premier Géopoint de 1976, sur le 4e exposé : « Ne pas décider sans discussion du contenu idéologique de la géographie : il est nécessaire que le débat inévitable entre marxisme et systémisme ait lieu au grand jour » ; ce qui renvoie à des divergences entre « marxistes historicisants » et « systémistes fonctionnalistes » (sic). Les deux pour nous s’inscrivent dans un paradigme temporel et non spatial.
51Si le système est un modèle utile, il est par définition a-spatial et a-scalaire, ce qui fait beaucoup pour être la pierre angulaire d’une géographie théorique laquelle ne peut donc qu’être invoquée voire même pour certains niée dans sa possibilité. Par contre le système a pu, au travers de l’articulation sagittale de concepts lourdement chargés d’idéologie, être utilisé pour sauver ce qui pouvait l’être du marxisme appliqué à la géographie. L’histoire montre qu’au mieux il aura prolongé de quelques années un état de fait issu de la Seconde Guerre mondiale.
52S’il est clair que l’on est à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix à l’apogée relatif de la puissance industrielle et intellectuelle des États-Unis (conquête de la Lune, etc.), il n’est pas moins évident que la société française, en ces temps, reste encore marquée par la suite de la Seconde Guerre mondiale et par les conséquences de l’effort prodigieux qu’a fourni l’URSS pour détruire le nazisme.
53Cela étant, il faut certainement ajouter une dimension plus philosophique à ce contexte historique et noter que dans les deux cas (américain et russe) c’est la manifestation d’une « volonté de la puissance » (au sens de Nietzsche) qui fut à la base de ces deux dynamiques après 1945, à savoir celle du communisme et celle de notre société technico-consumériste dite « ouverte » par F. Hayek ; les deux s’étant opposées conjointement à la troisième forme de manifestation de la puissance que fut le nazisme, lequel n’a heureusement pas eu les ressources naturelles nécessaires pour l’emporter.
54Cette volonté de puissance nietzschéenne a évidemment une dimension matérielle (capacité de production, course à ceci ou à cela, etc.), traduite par une géographie du million de tonnes, mais doit surtout être « comprise comme un processus d’expansion et d’intensification » [Wotling, in Astor 2017, p. 937]. Elle peut dès lors s’appliquer au Groupe Dupont dans la mesure où il a cherché et souvent réussi à imposer certaines idées qu’il portait.
55Cette notion permet en outre de penser la réalité dans sa totalité comme un processus de métamorphose, de transformation [Goethe 1999a,b]. La volonté de puissance est donc un processus sans sujet dont bien des choses découlent, c’est un processus infra conscient dont nous ne connaissons que des fragments (les multiples règles manifestant un niveau d’ordre, lequel peut s’accroitre, mais aussi se dégrader), mais dont l’essence physique semble se dégager au travers de la théorie des phénomènes irréversibles et en particulier de sa 3e loi [Roddier 2012 ; http://www.francois-roddier.fr]. Sa mise en œuvre par la vie est certes mécanique, mais elle comporte des possibilités intrinsèques, violentes, de régression (falaise de Sénèque) dont il n’est pas certain qu’une approche raisonnée puisse nous prémunir [Dupuy 2002, 2005].
56La puissance est métaphysiquement l’être de ce qui est, l’étant, au sens d’Heidegger, il s’agit de ne point subir, mais d’agir. « La volonté de puissance nomme tout ce qui est et contre lequel on ne peut rien faire » note Michel Onfray [Onfray 2015, p. 129] qui ajoute : « Elle est une énergie neutre ». Cela étant, il faut aussi bien mesurer que cette volonté de puissance a relancé la lutte, entre les deux grands matérialismes de la planète alliés lors de la Deuxième Guerre mondiale. Celle-ci ne s’achèvera qu’avec la chute du mur de Berlin et la fin, conduite pacifiquement, ce dont on ne louera jamais assez M. Gorbatchev, de l’URSS. Ceci n’est évidemment pas la fin de l’histoire et elle apparait aujourd’hui dans d’autres oppositions entre les USA, la Chine et l’Europe entendue de l’Atlantique à l’Oural.
57Le concept de volonté de puissance s’applique donc bien à ces cas historiques dans la mesure où nous dit Nietzsche : « La volonté de puissance ne peut se manifester qu’au contact de résistances » [Wotling in Astor 2017, p. 939]. Ce qui conduit Patrick Wotling à remarquer : « Le processus de volonté de puissance consiste ainsi non pas à éliminer un adversaire, mais au contraire à le maîtriser pour exploiter sa puissance à son propre profit », qui semble avoir lu les classiques stratégiques chinois. Rendu en ce point il faudrait voir, mais cela dépasse largement le cadre de ce texte, dans quelle mesure le désir mimétique ne conduit pas automatiquement à la volonté de puissance ? Dans tous les cas cet arrière-plan structurel, géopolitique, géostratégique, etc. pèsera lourdement sur l’avenir de la géographie.
58Cela étant, appliqué au Groupe Dupont et à la Nouvelle géographie leur volonté de puissance a bien rencontré différentes difficultés liées à la défense d’une géographie traditionnelle, rurale, physique, etc. lesquelles, telle l’URSS, n’ont pas résisté au choc.
59C’est ainsi ouvert une période durant laquelle la volonté de puissance du matérialisme technico-consumériste a pu devenir planétaire au travers d’une mondialisation présentée comme heureuse ; la fin de la Nouvelle économie en 2000 matérialisant, à son tour, l’entrée en crise de l’Occident, des États-Unis, etc. Les conséquences en sont aujourd’hui différées par l’endettement massif des États (cf. le déplafonnement de la dette US). La question est : jusqu’à quand ?
60Si l’on réfléchit en usant de cette clef de lecture, le collage improbable d’un fond idéologique marxiste et d’une technicité déployée sur la base de conceptions libérales très anglo-saxonne, très américaine, apparait moins illogique par-delà la question de la cohérence et de la rationalité des démarches et des positions de chacun. Le Groupe Dupont se serait ainsi placé à la confluence de ces deux dynamiques dont l’une est aujourd’hui disparue et l’autre bien mal en point, ce qui ne manque pas d’interroger. Il aurait donc lui-même astucieusement exercé une volonté de puissance plus ou moins inconsciente dans la mesure où nous dit Nietzsche « la vie elle-même est volonté de puissance » et qui ajoute : « Vouloir se conserver soi-même est l’expression d’une situation de détresse » [Wotling in Astor 2017, p. 941]. Il vaut donc mieux toujours être proactif, ce que les Duponts ont magnifiquement démontré. Leur élan de jeunesse les a portés à des positions mandarinales conquises de haute lutte, bien qu’initialement vilipendées.
61Aujourd’hui, la question essentielle est de savoir sur quoi débouche cette séquence historique, étant entendu que ce texte n’est pas le lieu de faire la longue liste des avancées, des innovations ou des propositions qui ont émané du Groupe Dupont ou que le Groupe a accompagnées.
62Deux axes peuvent toutefois déjà être pointés, mais il faudrait avant souhaiter, comme les Duponts en leur temps, que la géographie, que des Géographes actuels aient cette même volonté de puissance. C’est-à-dire une volonté de dépassement de soi, pour le demi-siècle qui vient, mais sans pour cela construire contre d’autres. Il faudrait se situer ailleurs et bâtir des stratégies indirectes. Ce que nous observons nous conduit à en douter dans la mesure où la puissance ne peut être fondée que sur un collectif. Or notre temps est celui de l’individu arc-bouté sur ses droits.
63L’époque semble être faussement à la résistance ou à la résignation. Une compréhension claire du sens de l’histoire indique que la seule solution durable est dans le dépassement de la crise, de ce moment gramscien où ce qui fut est mort (comme la géographie classique des années d’après-guerre) et dans lequel ce qui sera (comme la Nouvelle géographie des années 1970 – 1980) n’est pas encore advenu. Un demi-siècle plus tard nous sommes de nouveau dans cet entre-deux. Le futur devrait se structurer autour de deux dynamiques qui ne sont d’ailleurs pas totalement indépendantes.
64La première peut être initiée dans la disparition de l’URSS. Elle a conduit l’Occident à porter seul, depuis un quart de siècle, la puissance, ce qui a poussé cette puissance vers un paroxysme tant au travers de la financiarisation de l’économie mondiale, que de la croissance des inégalités ou de l’emploi injustifié de la force. Il ne faut toutefois pas s’illusionner. La puissance ainsi déployée et reposant sur une technologie de plus en plus sophistiquée est porteuse d’une grande fragilité. « Le mythe du progrès comme réinvention continue des lendemains qui chantent s’appuie sur le camouflage des conditions de production de la puissance appliquée sur la nature » note Alain Gras [Gras 2003, p. 54], qui ajoute (p. 81) : « La délocalisation du pouvoir se réalise grâce à l’énergie et au modèle extraire – stocker – transférer ; elle permet [à l’Occident] de capter une puissance qui lui est supérieure et de la redistribuer sur son territoire, par un réseau qui lui est interne. […]. C’est ainsi que notre modernité se trouve totalement dépendante de la ressource pétrole grâce à cette extraordinaire invention de l’imaginaire : le désir de (toute–) puissance sur l’espace et le temps ».
65La seconde dynamique est celle de la mise en œuvre de la puissance qui ne peut se faire sans une dissipation énergétique massive (en particulier aujourd’hui carbonée), dont dépendent toutes les formes de morphogenèse. C’est peut-être sur ce plan que les risques sont les plus grands.
66Sur ce registre très physique, Nietzsche indique, en philosophe, que la réalité qui se manifeste dans cette volonté de puissance est formée de « quanta dynamiques, dans un rapport de tension avec tous les autres quanta dynamiques : dont l’essence réside dans leur relation avec tous les autres quanta, dans leur “ action ” sur ceux-ci » [Bailey in Astor 2017, p. 131]. Il faut alors affirmer fortement avec Nietzsche que la vie est volonté de puissance, mais que « la vie n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance » [Wotling in Astor 2017, p. 942]. En d’autres termes le mécanisme de cette volonté de puissance doit être universel et avoir fonctionné en tout temps depuis le Big Bang jusqu’à aujourd’hui. Les possibilités ne sont alors pas très nombreuses.
67Il est assez aisé de lire dans ces lignes de Nietzsche une préfiguration de la thermodynamique des structures dissipatives, laquelle explique certes quelles sont les conditions physiques de l’apparition de formes, d’entités, d’organismes porteurs de néguentropie, mais donne aussi à comprendre comment la réalité peut sortir d’un état de chaos et comment elle peut y retourner.
68En d’autres termes, l’exercice de la volonté de puissance aboutit à une dégradation exacerbée d’énergie qui nous rapproche d’autant plus vite, que cette exacerbation est forte, de la situation de chaos ou du moins, dans un premier temps, d’un état informe, homogène, très symétrique dans lequel la géographie ne pourra exister comme discipline théorisant les différences et l’hétérogénéité de l’espace géographique. Pour illustrer cela on peut penser à un hiver nucléaire après une destruction mutuelle massive.
69Dans ce cadre la théorie mimétique de R. Girard nous offre en particulier de comprendre comment les premiers hominidés sont sortis de l’animalité et ont constitué des groupes appuyés sur une culture naissante, sur une société qui s’est progressivement différenciée, ce qui est la marque d’un accroissement de la dissipation d’énergie qu’a rendu possible, en particulier le feu, la sédentarisation, l’agriculture, puis l’industrie lourde. En d’autres termes, la théorie de R. Girard nous donne le début de l’accroissement de la consommation d’énergie qui conduit à une hominisation, puis à une humanisation, mais tout ceci est encapsulé dans un processus physique fondamental.
70Si nous essayons de définir autrement le projet de la géographie, nous pouvons proposer deux idées. Il devrait consister d’une part en l’étude de l’état de déséquilibre thermodynamique permanent et autoentretenu observable à la surface de la Terre, dans l’espace géographique et causal dans sa formation. Mais il devrait aussi consister en la modélisation du processus universel de retour, le plus rapidement possible, à l’état d’équilibre thermodynamique localement le plus stable. Il s’agit ici de poser le problème pour des aires de taille limitée et de prendre en compte des transformations variables selon les lieux. Ici telle montagne finit de s’aplanir ; là telle chaîne est soumise à un développement orogénique. Ici telle agglomération se développe, là telle conurbation se fragmente et se rétracte, etc.
71Ce retour nécessite que soient produites des structures dissipatives, c’est-à-dire des organisations – les morphologies en étant les manifestations les plus visibles – dont le fonctionnement accroîtra le taux de dissipation d’énergie, du moins jusqu’à un certain point. Au-delà d’un niveau de complexité, d’un taux de dégradation très important d’énergie, le système ainsi organisé peut collapser, peut naturellement, de façon autonome et sans que l’on ne puisse rien y faire, s’effondrer (falaise de Sénèque), après avoir oscillé autour d’un point critique [Bak 1999, Roddier 2012].
72L’intérêt de ce type d’approche est qu’il permet de relier tous les éléments que la géographie travaille, que ce soit des objets bien classiques comme la ville ou les systèmes socio-économiques producteurs d’inégalité, ou encore les formes et les processus des organisations qui définissent au bout du bout l’espace géographique.
73De plus, cette approche peut s’appuyer sur une théorie scientifique largement éprouvée (la thermodynamique des phénomènes irréversibles, ou loin de l’équilibre thermodynamique) tout en offrant à cette matière un terrain d’expérimentation fondamental puisqu’il concerne à la fois la zone critique au sens des chercheurs des sciences de la Terre et l’espace géographique qu’aborde la géographie.
74L’idée de chaos peut être construite par une expérience de pensée qui envisagerait la destruction successive et systématique de toutes les organisations pour aboutir littéralement à une réalité proprement informe. Notre réalité peut donc être envisagée comme l’association d’un principe dynamique qui pourrait être la volonté de puissance (au sens de Nietzsche), et de mises en forme d’ordres acquis progressivement sous contrainte de dissipation.
75Se pose donc la question des raisons (et des possibilités) de cette acquisition d’ordres dans la réalité et de constitution de la réalité que nous connaissons. L’une des possibilités physiques d’explication de ce problème réside dans la possibilité d’existence, indépendamment de toute volonté humaine, de structures dissipatives [Prigogine 1968, Roddier 2012]. Ces structures sont très largement (mais pas seulement) des formes, des dispositifs spatiaux multiscalaires, fractals, qui se réalisent par stockage local de néguentropie lors de leur mise en forme, mais qui, ce faisant, accroissent la vitesse globale de dégradation de l’énergie (3e loi de la thermodynamique) et c’est le flux d’énergie qui maintient loin de l’équilibre, c’est-à-dire en ordre, la structure dissipative.
76D’une certaine façon, la thermodynamique des phénomènes irréversibles qui théorise cette dissipation en excès par rapport à une situation près de l’équilibre décrit les modalités d’une structuration de l’espace géographique en particulier afin que l’équilibre thermodynamique soit localement retrouvé le plus rapidement possible. Ce que l’on nomme la complexité, en tous lieux et à toutes les échelles, ne peut donc qu’être qu’un état transitoire.
77Le schéma didactique de cette évolution est, en géographie, celui de l’orogenèse qui génère une montagne (ses vallées et ses sommets) laquelle peut être analysée comme de l’énergie potentielle de position qui sera dissipée avec la réduction de l’orogène jusqu’à atteindre un état de surface d’aplanissement ; l’érosion étant d’autant plus intense que le massif est élevé et soumis à des précipitations. De même, mais dans un sens « constructif », toute ville n’est qu’une structure dissipative maintenue par des flux d’énergie qu’elle dissipe.
78Dans un cas, la montagne, nous avons un retour à une situation plus symétrique matérialisée par la surface d’aplanissement, mais ceci se fait par des brisures de symétrie (des mises en forme) qui aboutissent à une morphogenèse soit de transformation (la forme seconde est très différente de la première forme), soit de confortation (la forme seconde est très semblable à la première forme, mais il y a une perte de masse ; la forme se conserve, mais pas la quantité de matière). Dans l’autre cas nous avons aussi des brisures successives de symétrie qui aboutissent à des morphogenèses, mais sans qu’actuellement encore des morpholyses urbaines majeures aient pu être observées à grande échelle (cf. le processus dit de shrinking cities). Ce qui n’est pas le cas dans l’histoire. Que l’on pense à la Rome antique, à la Rome du bas Moyen Âge et à la Rome actuelle. Mais autant la surface d’aplanissement est un état stable du point de vue thermodynamique, autant la ville occidentale actuelle ne l’est pas, et l’est d’autant moins qu’elle est développée (ville, agglomération, métropole, conurbation…). Elles devront donc à leur tour disparaître à l’image de Troie et redevenir un jour de simples bourgades.
79Le monde, notre monde est donc de toute éternité un monde d’énergie. Ce que la géographie a donc à étudier c’est à la fois le processus de dégradation d’énergie dans le volume que représente l’espace géographique et les configurations d’ordre apparaissant dans cet espace, donc les morphogenèses et les morphologies.
80Comment le géographe peut-il atteindre ce but ? À notre avis en développant d’abord une théorie géographique, une théorie de la morphogenèse et de la forme, laquelle n’est qu’un instantané d’un processus saisi avec une résolution inadéquate.
81Les développements ci-dessus proposés laissent entrevoir que le problème essentiel de la géographie de demain n’est pas technique. Au contraire, il est possible d’imaginer que les capacités croissantes des SIG, adossées à des bases de données de plus en plus importantes, tendront à faire penser que ces formes d’analyse et de traitement de l’information géographique sont l’alpha et l’oméga de la discipline. D’une certaine façon, actuellement, l’outil est en mesure, peut-être plus que jamais, d’aliéner la pensée, et la quantification, de repousser la théorie. À notre avis, ce serait une grosse erreur. La tâche essentielle d’un Nouveau Groupe Dupont qui pourrait se constituer, si les conditions étaient réunies, devrait donc être, en priorité, de produire un effort théorique [Thom 1983, p. 54].
82Des quatre rapports proposés comme base d’une méta-théorie géographique, nous ne donnerons ci-dessous que quelques éléments supplémentaires relatifs au rapport scalaire. Le rapport énergétique a été ci-dessus beaucoup envisagé et le rapport de position renvoie à l’analyse spatiale qui est déjà bien développée. Sur le rapport esthétique, nous avons évoqué quelques pistes en utilisant le travail de R. Girard et en soulevant la question des processus sans sujet, mais il est clair que le désir mimétique est en relation avec la capacité d’éprouver. Le compagnonnage avec l’œuvre de René Girard nous a donc très largement permis de commencer à préciser ce que peut être ce rapport esthétique, lequel ne doit en aucun cas être considéré comme secondaire.
83L’augmentation de la taille de toute entité induit une augmentation de la dissipation de l’énergie. Une ville de cent mille habitants dissipe bien plus d’énergie qu’une ville de dix-mille habitants, un gros animal qu’un petit, etc.
84Cela étant, cette augmentation de taille peut ne pas être suffisante pour assurer la stabilité fonctionnelle d’un système dynamique. Ce peut même être l’inverse : un gros organisme est très difficile à maintenir [Rey 2014]. De plus la taille peut ne pas pouvoir croitre au-delà d’un certain volume, d’une certaine surface, etc. C’est donc le « rôle » de l’échelle, de la fractalité ou de la fractalisation, des entités de l’espace géographique que d’accroitre les surfaces d’échange pour augmenter les flux massiques afin, au final, d’augmenter la dissipation d’énergie et de permettre l’augmentation du système en accroissant sa productivité, mais tout cela a aussi une limite.
85Il existe pour cela plusieurs régimes au-delà du régime d’indépendance d’échelle qui désigne la situation dans laquelle il n’y a pas de structure scalaire. L’objet, le milieu considéré est alors totalement symétrique, comme la surface miroitante d’une mer d’huile. Ce sont donc des états qui correspondent à des systèmes très près de l’équilibre thermodynamique et dans lesquels la morphologie est celle, localement, qui est la plus stable possible (ici un plan qui est l’archétype de la surface d’érosion en géomorphologie). Les processus dynamiques y sont donc particulièrement faibles (évolution asymptotique). On peut développer le même raisonnement, mais pour une surface brownienne qui aura une morphologie, mais aléatoire d’une dimension fractale égale à 2,5 (entropie maximale) sur laquelle le géographe n’aura absolument rien à dire.
86À l’inverse on parlera de dépendance d’échelle lorsque les entités seront explicitement structurées en échelles, donc fractales. Dans la mesure où la surface de la Terre est baignée par un flux d’énergie solaire et que la graine de la Terre est animée par des désintégrations radioactives qui sont à l’origine des mouvements tectoniques, et dans la mesure où toute société ne peut exister qu’en étant traversée par un flux d’énergie – fut-il seulement de la biomasse pour les sociétés archaïques – la quasi-totalité des entités existant à la surface de la Terre, et donc dans la zone critique, et de l’espace géographique, sont des fractales. Il n’est donc pas possible de méconnaitre ce mode de structuration en géographie.
87Dans ce cadre on distinguera ensuite entre les situations d’invariance d’échelle (le taux de variation de l’information entre les échelles du continuum scalaire est constant ; ce qui correspond à l’existence d’une dimension fractale ; cela se traduit par des lois de puissance simples) et les situations de covariance d’échelle dans lesquelles le taux varie selon une loi. Il convient alors de dériver ces relations pour obtenir un invariant qui ne peut plus être la dimension fractale et que Laurent Nottale [Nottale 2011] a dénommé : accélération d’échelle. Il devient ainsi possible de modéliser la variation de la dimension fractale en fonction de l’échelle et de caractériser des échelles de transition entre situations invariantes ou covariantes d’échelle [Martin 2012]. De même il est possible de caractériser la variation de la dimension fractale d’une entité (par exemple une ligne ou une surface) en fonction d’une direction, donc dans l’étendue. C’est ce que montre très clairement un sentier partant d’une plaine traversant un piémont et aboutissant à un sommet de haute montagne. Il est rectiligne en bas, faiblement irrégulier au pied du massif et formé de lacets dans les rampes permettant d’accéder au sommet.
88Il est donc clair que plus la dissipation d’énergie est forte et plus l’objet est de grande taille et structuré en échelles (c’est dans les derniers cent mètres sous le sommet que l’effort est le plus intense) selon des caractéristiques qui peuvent être variables [Martin 2012, Mandelbrot 2014] et présenter des transitions [Forriez 2010] pour différents exemples tant en géographie physique qu’en géographie humaine), et inversement.
89À partir de ces considérations fort globales, il est toutefois clair qu’il est impossible de penser une modélisation de l’apparaitre de l’espace géographique sans articuler des rapports de position et des rapports scalaires dans le cadre des rapports énergétiques, des modalités de dégradation de l’énergie, lesquelles s’exacerbent dans la sphère anthropique structurée vraisemblablement à partir du désir mimétique. Ceci contribue donc à définir une méta théorie géographique.
90Cela étant, ces éléments ne définissent toutefois pas la totalité du cadre problématique de la géographie. Il faut y adjoindre certes notre capacité d’éprouver, c’est-à-dire une dimension esthétique, mais aussi notre disposition à recevoir, à être disponible pour éprouver, c’est-à-dire l’aisthesis. Ce qui sera développé dans d’autres travaux.
91On peut essayer de résumer l’articulation et le parallélisme entre logiques déployées dans la société, et dont les sciences humaines et sociales sont comptables, et celles formalisées dans les sciences de la Terre et de la vie, dans un tableau (Tabl.1).
92Ce dernier est une tentative pour montrer le parallélisme structurel qui existe entre ces deux approches, lesquelles ont des fondements dynamiques, des manifestations, des solutions génériques qui s’actualisent en fonction des situations et des conséquences non moins prévisibles qui semblent revenir cycliquement, peut-être sous la forme de l’imbrication de plusieurs cycles de différentes périodicités.
93Dans les deux cas (STV et SHS) il existe des logiques constructives qui aboutissent dans un cas à l’édification de civilisations dont nous savons qu’elles sont mortelles et dans l’autre à la réalisation de morphologies, de configurations spatiales fractales dont nous savons qu’elles accroissent la dissipation d’énergie, tout comme les organisations internes aux sociétés.
Tableau 1 – Proposition de méta-théorie géographique
Domaines
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Sciences de la Terre et de la Vie
Domaine de la physique
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Sciences Humaines et Sociales
Domaine du symbolique
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Fondements dynamiques
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Énergie et fractalisation
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Désir et imitation
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Manifestations
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Dissipation,
forme et chaos
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Envie, solution politique, violence et montée aux extrêmes
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États caractéristiques en fonction des situations
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Seuils de complexité et de dissipation non dépassés dans l’entité fractale
|
Seuils de complexité et de dissipation dépassés dans l’entité fractale
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Crise mimétique Sacrifice d’innocents
Conjuration de la violence
Émergence du sacré, des mythes
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Mécanisme victimaire (ou autre) impossible
Emballement
Instabilité
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Conséquences en fonction des situations et de la mémoire des systèmes
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Production d’ordre puis
rétroaction et amplification de la dissipation
Morphologie
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Configuration devenant in-forme
Émergence du chaos
Mouvement brownien
Hasard
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Émergence du sacré, des mythes, du politique, de la culture…
Rétroactions historiques amplificatrices
Civilisation
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Falaise de Sénèque
Disparition de l’ordre social
Effondrement économique
Mort d’une civilisation
|
94Sur ces bases il faut convenir que notre société ne survivra que si elle maintient d’abord son niveau de dégradation d’énergie comme l’avait déjà souligné, dans une conférence du 14 mai 1957 l’Amiral Hyman Rickover de la Marine étasunienne (http://www.noeud-gordien.fr) : « Chacun de nous [est] le maître d’une armée d’esclaves mécaniques » (700 000 par exemple pour un avion des années 50). « Cet âge d’or continuera-t-il ? » s’interroge l’Amiral concepteur de la force sous-marine nucléaire américaine, et qui propose une réponse : « Cela dépendra entièrement de notre capacité à maintenir l’énergie disponible en rapport avec les besoins de notre population croissante ».
95Clairement tout est dit. L’avenir est tracé !
96Si nous ne voulons pas voir notre niveau de vie baisser drastiquement il faut impérativement maintenir notre niveau de dissipation d’énergie que celle-ci soit carbonée ou non. Cela étant cela ne suffira pas pour éviter très vraisemblablement un effondrement, mais c’est un préalable. Dès lors, la transition énergétique de ce début de XXIe siècle qui vient après celle entre le bois et le charbon et entre, le charbon et le pétrole (ou le gaz naturel) doit avoir pour but premier de maintenir le niveau de dissipation énergétique, donc d’accroître la production.
97Dans ces perspectives, il semble bien plus risqué de mettre en œuvre des politiques qui réduiraient la quantité d’énergie dissipée (ce qui n’interdit en rien, au contraire, d’améliorer le service rendu par la dissipation) dans la mesure où elles déboucheront sur une baisse du niveau de vie et donc nécessairement sur des « tensions sociales » que de se préparer à une augmentation sensible de la température du globe à 50 ou 100 ans pour rester raisonnable. Si les flux d’énergie ne sont pas maintenus dans le demi-siècle qui vient (ce qui est déjà le cas en masse et par tête en Europe depuis des années) on peut pronostiquer une évolution qui rendra très subalternes les problèmes que pourra alors poser le changement climatique d’origine anthropique. Dans cette perspective noire, il est assez clair que ce sont les entités qui actuellement dissipent le plus d’énergie (c’est-à-dire les conurbations métropolisées, les nations développées) qui seront le plus en risque.
98Dès lors se pose le problème de la violence qui peut potentiellement se manifester lors de telles phases. Ce qui nous ramène aux analyses de René Girard qui a porté l’idée de structures (physiques ou anthropologiques) non conscientes (du moins jusqu’à un certain point) qui constitue le fil rouge de ce texte.
99Comment, en l’absence d’une structure anthropologique telle que René Girard l’a définie en articulant le désir mimétique, l’innocence du bouc émissaire (le Cruxifié pour les Chrétiens), le mythe, et le sacré, nos sociétés pourront-elles affronter la violence qui nous semble promise et dont les premières manifestations depuis quinze ou vingt ans sont loin d’en calibrer l’ampleur. Comment dès lors éviter cette montée aux extrêmes que prévoit René Girard en relisant Clausewitz [Girard & Chantre 2011] ?
100Là se place, nous semble-t-il, la grande interrogation que les géographes doivent se poser s’ils ne souhaitent pas, comme classiquement, devoir « faire la guerre » ? Comment par une théorisation physique et esthétique nous doter des moyens, si ce n’est de conjurer, mais au moins d’atténuer la violence du monde qui vient ? Là encore, retrouvons Nietzsche et appelons au dépassement qui est la forme la plus aboutie et la plus forte de la volonté de puissance, ce qu’en leur temps les Duponts ont réalisé pour le meilleur et pour le pire.