1Depuis qu’en 1954 Simone de Beauvoir publia Les Mandarins, le sens figuré de ce terme est devenu un stéréotype pour caractériser certains abus d’autorité pratiqués dans les milieux universitaires et a, au fil des décennies, rejeté au second plan la référence aux fonctionnaires lettrés de la Chine ancienne. Mentionner l’idéal-type du mandarin universitaire traditionnel dans une journée consacrée au groupe Dupont n’est pas fortuit, et permet de mieux souligner la différence avec son anti-modèle que fut le groupe Dupont. Opposer ces deux idéal-types au sujet des interactions entre transmission des savoirs, production de connaissances et positions institutionnelles ne relève pas de l’exercice de style. Le caractère exceptionnel de la trajectoire de cette quinzaine de pionniers qui relevèrent le défi de rendre compatible la diffusion d’un renouvellement théorique et méthodologique en Géographie, sans proférer des anathèmes, ni fonctionner comme un lobby, reposa d’abord sur l’état d’esprit qui les anima. Cet espace (sic) de liberté ouvert par les Duponts mérite d’autant plus d’être souligné au moment où émerge un proto-modèle que l’on peut qualifier de néo-mandarinat.
2La conception classique du mandarinat est fondée sur une relation « maître-disciple » qui a pour fonction la reproduction d’une école de pensée. Le directeur (ou la directrice) de thèse sélectionne ses doctorant(e)s et leurs sujets de thèse pour étendre son propre domaine de recherche et se positionner au niveau national et international. Il repose sur une stricte hiérarchie des rôles et des publications, et gare aux déviants !
3Ce modèle n’est pas une exclusivité de l’université française et prospère et se maintient dans la plupart des pays occidentaux. Rappelons simplement qu’en allemand le directeur de thèse se dit « Doktorvater » ! Ce qui signifie littéralement le père du doctorant… Bien évidemment de telles expressions se passent de commentaires et sont un régal pour les psychanalystes !
- 1 Notamment à travers la situation de blocage des carrières des maîtres assistants titulaires d’une t (...)
4Il s’agit là d’une conception verticale de la transmission des savoirs dont les conséquences sont aujourd’hui suffisamment connues pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’y attarder davantage, si ce n’est pour rappeler que des membres du groupe Dupont ont eu à en subir les effets1 et luttèrent contre ces pratiques. Olivier Orain [Orain 2009] a fort bien décrit ce contexte de conjonction de contestation du système mandarinal interne à la Géographie qu’incarnait le Comité National de Géographie, et la « reprise en main » politique des universités des années de la présidence de V.Giscard d’Estaing, notamment avec la secrétaire d’État A. Saunié-Seïté, par ailleurs géographe de formation.
5Deux évènements au tournant des années 1980, liés sans doute également au nouveau contexte politique, contribuèrent à ancrer le groupe Dupont dans le camp « progressiste » :
6- Les Assises de refondation de la Géographie à Lyon en 1981, organisées à l’initiative de P. Dumolard et J.P. Guérin.
7- La création de l’AFDG en 1982, à laquelle de nombreux Duponts ont adhéré, et dont le manifeste déclarait vouloir « contribuer à la démocratisation des institutions qui régissent l’enseignement, la recherche et les pratiques professionnelles, pour créer les conditions d’un véritable pluralisme ».
8La spécificité dans le mode de fonctionnement des Duponts, fut d’abord l’importance accordée au collectif. Contrairement au mandarinat traditionnel, la production des connaissances nouvelles y est considérée comme un processus collaboratif. Puisque cette journée de l’AGF est consacrée à la systémique, permettez-moi de proposer une boucle de rétroaction pour résumer le modus operandi du groupe Dupont :
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l’individu se met au service du groupe et contribue à faire vivre un collectif.
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ce collectif va permettre d’assoir la légitimité d’un nouveau paradigme ainsi que ses innovations méthodologiques
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en retour le collectif permet à l’individu de progresser dans sa démarche scientifique et le collectif assure une plus forte diffusion des idées nouvelles
9Maryvonne Le Berre (en 1989 dans son « Itinéraire, vingt ans après ») a su résumer l’originalité du fonctionnement du Groupe Dupont : « L’originalité du groupe Dupont est de fonctionner depuis plus de 15 ans comme un atelier de formation permanente, un réseau d’échange d’informations et un forum de discussions ». Le groupe Dupont fut un lieu de convergence des géographes spécialisés dans des thématiques différentes (géographie rurale, géographie dite physique, géographie des transports, territoire,) jusques et y compris Jean-Paul Ferrier avec le « contrat géographique », et cette diversité qui de l’extérieur put apparaître comme un éparpillement ne détourna jamais le groupe du projet de renouvellement de la discipline. A l’inverse, l’unité du groupe ne signifia pas, non plus, le règne de la pensée unique et le « faire école y céda le pas au pluralisme » [Orain 2009].
10Il y eut :
11- d’importants débats internes, car en recherche le dissensus est souvent préférable au consensus par résignation. C’est dans cette perspective que fut créé en 1977 le premier « discussion paper » français, qu’ils nommèrent, sans fausse modestie, les « Brouillons Dupont »
12- des invitations aux séminaires de non-géographes et de géographes n’appartenant pas au même courant de pensée. Citons notamment : Yves Lacoste, Bernard Kayser, Guy Di Méo, Michel Lussault, Jean François Staszak
13Enfin s’affirma dès le début une conception ouverte du déroulement des Géopoints (soumission des contributions et débats dans les ateliers). Ce colloque bi-annuel demeura constamment l’objet de longues discussions internes pendant les phases de préparation des 21 éditions
- 2 Cf le document fondateur, exhumé grâce à l’efficacité de Michel Vandenbroucke
- 3 Pour un récit détaillé de cette période, on se reportera à O.Orain, 2009, De plain-pied dans le mon (...)
14L’enjeu consistait à faire progresser la scientificité de la Géographie, en utilisant les ressources proposées par la géographie dite quantitative, expression qui figure lors de la séance inaugurale du groupe2 le 5 juin 1971. C’est en mettant l’accent mis sur l’analyse de données et l’analyse spatiale en générale que s’est affirmée, dès le début, la volonté de rupture avec ce qui était dénommé alors la « géographie traditionnelle » (cf le rapport présenté par M.Vigouroux à Barcelone en 1977 (BD n° 2-1978). Dans cette volonté de renouvellement, les Duponts n’étaient pas seuls à la manœuvre3 et l’effervescence rénovatrice témoignait de l’urgence pour la Géographie de combler le fossé qui la séparait à l’époque, d’autres sciences sociales (économie, sociologie) qui régnaient en maîtres dans l’explication du monde [Reynaud 1974].
15Mais, alors que l’analyse spatiale et les traitements de données statistiques furent souvent minimisés et réduits dans l’esprit de certains à des innovations uniquement méthodologiques, le groupe Dupont, à travers les écrits rétrospectifs de Maryvonne Le Berre [Le Berre 1989] affirmait la réalité d’une rupture épistémologique :« Avec la systèmique, ce qui change, c’est la manière de concevoir l’objet d’études : poser que celui-ci est un système implique une transformation radicale du mode de pensée scientifique ». Cette conscience d’avoir contribué à réorienter la discipline demeurait encore au tournant du XXIème siècle sous la plume de Jean Pierre Marchand : « Nous avons à Dupont déjà posé quelques-unes de ces « masses de granit » : le paradigme systémique, l’autocorrélation spatiale, les échelles, l’incertitude, la structure, et le fonctionnement des territoires, la nécessaire modélisation, la primauté de l’analyse spatiale. Les « grains de sable » se sont réunis, ont découvert les systèmes, mais comme « rien n’est acquis », il nous faut consolider ces masses de granit ».
16D’un point de vue théorique, l’effervescence intellectuelle des séminaires conduisit certains à sortir des espaces bien balisés et à se transformer en défricheurs. Dès 1986, alors que ce mode de pensée était balbutiant en sciences humaines, Henri Chamussy posait des jalons pour faire évoluer l’approche systémique vers la pensée complexe : « Pour la raison classique un sous-ensemble contient une loi qui reproduit l’ensemble. Admettre qu’il ne le permet pas automatiquement c’est bien sûr la leçon des sciences humaines » [Chamussy 1986, BD 14]
17Jean Pierre Marchand, Robert Chapuis et d’autres ont rendu hommage au groupe Dupont pour sa contribution aux avancées qu’il procura à leurs propres réflexions ; convaincus de la nécessité de cet effort de formation et des progrès qu’elle induirait. Même si, tous le reconnaissent, ce ne fut pas facile quand on a la quarantaine de se remettre à se former, et de pratiquer une géographie différente de celle apprise dans son cursus universitaire. Cela nécessite une bonne dose d’humilité. Le témoignage de Robert Chapuis sur son site web (http://www.robert-chapuis-geographe.org/) est particulièrement éclairant. Déjà converti aux méthodes dites « quantitatives », Robert Chapuis rencontre autre chose que des méthodes : « J’avais alors été séduit par leur enthousiasme de chercheurs et par les fondamentaux scientifiques sur lesquels ils appuyaient leur réflexion : je constatais qu’ils recouvraient les miens, en les dépassant toutefois de très loin. Dans ce Groupe qui se donne pour but, au départ, de faire avancer en géographie la réflexion théorique et la recherche de méthodes et techniques quantitatives, […] ce qui m’attire alors est moins le quantitatif, que j’avais un peu pratiqué avec l’aide de Philippe Massonie et de Thierry Brossard, que la théorie » . Et de conclure : « Le Groupe va m’ouvrir à une large réflexion sur notre discipline et sur les autres sciences sociales, […] . Depuis mon intégration, je ne l’ai jamais quitté même si, à certaines périodes, notamment lorsque j’étais doyen de la Faculté des Sciences Humaines, j’y étais moins présent. »
18Comme tous les universitaires, chaque membre connut une trajectoire professionnelle plus ou moins riche, mais cela ne les empêcha pas de s’impliquer dans des publications collectives majeures. Citons notamment les volumes Mondes Nouveaux, Inde, Europe du Nord-Ouest et Europe du Sud de la Géographie Universelle du GIP RECLUS, l’ouvrage Géoscopie de la France (tentative pour renouveler l’analyse de la Géographie de la France, le logiciel Infogéo (J. Charre et P. Dumolard), le manuel de Statistiques CHADULE et ses nombreuses éditions, sans oublier le lancement des rencontres Theo-Quant en 1993 par Maryvonne Le Berre.
19Rétrospectivement, nul ne contestera que l’héritage intellectuel laissé par les Duponts est particulièrement substantiel et aujourd’hui, beaucoup de doctorants utilisent sans le savoir les idées diffusées par les Duponts. Pour autant, la logique de l’anti-mandarinat revendiqué en tant que modèle non contraignant contient en elle-même ses limites et ne va pas déboucher sur un courant de pensée dûment labellisé du type « école de … » on ne peut que constater qu’il existe relativement peu d’héritiers poursuivant l’aventure collective. D’autant plus qu’il n’y eut jamais de tentative d’affirmation (volontairement ou non) de figures d’identification scientifique de la part des Duponts. On notera enfin que les 21 colloques Géopoint organisés depuis la création du groupe, en dépit du temps passé à leur préparation et de l’énergie dépensée n’ont jamais été des leviers de développement dans leurs carrières professionnelles
- 4 Avec ce qualificatif rendons hommage à Daniel Bouzat qui au fil des compte-rendus de réunion a su i (...)
20Ainsi si l’empreinte « duponnienne »4 est bien présente aujourd’hui en arrière fond de bien des travaux, la dimension collective et militante a bien disparu. La posture anti-mandarinale et le souci de faire perdurer un collectif uni tendent à être relégués aux oubliettes de l’histoire au profit de nouvelles formes d’individualisme carrièriste.
21Pour saisir les nouvelles interactions entre l’avancement de carrière et la production scientifique, il est nécessaire de changer de focale. Dans l’approche fonctionnaliste on considère la société comme structurée, et composée d’acteurs guidés ou contraints par des normes et des valeurs qui découlent de phénomènes structurels. Beaucoup de dérapages sont alors imputables au « système » universitaire. A l’inverse, les sociologies de l’individu et notamment l’approche interactionniste [Le Breton 2004] proposent une vision alternative, qui se focalise en priorité sur la construction continue de l’ordre social par les individus. Selon ce paradigme, l’individu est un acteur interagissant avec les éléments sociaux et non un agent passif subissant les structures. Cette approche ouvre des perspectives pour saisir des comportements que l’on peut qualifier de néo-mandarinaux.
- 5 Sans s’attacher à énumérer tous les éléments d’un cursus honorum, on peut citer les ENS, l’Institut (...)
22Par rapport au mandarinat traditionnel cette catégorie se distingue par un profil moins construit. Le néo-mandarin (rine) en sciences humaines et sociales est moins titré5 ou moins diplômé(e) que le mandarin traditionnel [Topalov & Laillier 2017]. Du côté scientifique, le (la) néo-mandarin(e) n’a pas acquis une autorité intellectuelle sur la discipline qui rendrait sa présence indispensable dans les instances d’évaluation et de sélection. Sa capacité à organiser son élection à des responsabilités institutionnelles précède et dans certains cas se substitue à toute reconnaissance scientifique.
23Avec les Duponts, les similitudes se réduisent à une implantation dans des universités non parisiennes (périphériques ?), tandis que la différence majeure relève de l’éthique. Aucun esprit militant et aucun « grand dessein » à réaliser, n’anime le(la) néo-mandarin(e) si ce n’est de construire sa propre clientèle. Celui-ci n’est jamais affecté par la moindre « dissonance cognitive » face à d’éventuels risques de conflits d’intérêt. On peut ainsi cumuler les fonctions de directeur (trice) d’UMR et de responsable d’une section du CNU, ainsi que d’évaluateur AERES d’une équipe concurrente ce qui permet d’influer (faciliter ou bloquer au niveau local comme national) sur la carrière de tel ou telle collègue … Il ne faudrait cependant pas en déduire une relation univoque entre position institutionnelle et néo-mandarinat. Nous suivons en cela [Lagroye & Offerlé 2010] en considérant que « les institutions n’existent qu’au travers des personnes qui les habitent ». C’est par des pratiques relationnelles et un certain modus operandi que s’identifie le (la) néo-mandarin (e).
24Si l’on considère que les comportements sont le fait d’acteurs agissant intentionnellement et en appliquant des stratégies réfléchies pour atteindre leurs fins, ceux des néo-mandarin(e)s sont particulièrement éclairants. Ils s’attachent avant tout à transformer toute responsabilité administrative et/ou mandat électif en instrument de pouvoir. Parmi la longue liste des pratiques en cause, citons :
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Des comportements hégémoniques en ce qui concerne les relations avec les équipes minoritaires dans les UFR en recherchant systématiquement l’accaparement de postes d’Enseignant-Chercheur. En matière de relations avec d’autres équipes de recherche, le (la) néomandarin(e) a fait sienne depuis longtemps la doctrine géopolitique de Staline : « ce qui est à moi est à moi, et ce qui est à vous est négociable ».
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La pratique du passe-droit : lorsque des votes de conseils (UFR, recherche, etc) s’avèrent défavorables, peu importe, on obtiendra des passe-droits de la part de la présidence de l’université. Il en va de même pour les évaluations de l’AERES. Si le groupe d’évaluateurs est présidé par un responsable de délégations qui ne convient pas…. qu’à cela ne tienne, un intense lobbying fera modifier sa composition et le responsable de délégation sera remplacé, par un collègue ad hoc.
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Un détournement du rôle des syndicats. Il importe de placer des collègues dans les conseils non pas pour défendre tel enjeu d’intérêt général mais uniquement sa chapelle. Par contre, même si l’activité est chronophage, on assurera une présence dans n’importe quelle commission Théodule afin d’exercer contrôle et filtrage sur les financements ou les postes au niveau local.
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On choisira d’orienter vers la thèse des doctorants sans CAPES ni Agrégation, créant une dépendance plus forte de ceux-ci. Cette dépendance semble souvent être atténuée par l’attribution d’allocations doctorales. Ce qui ne fait en fait que déplacer la question fondamentale : à savoir comment, au sein des Écoles doctorales, au-delà de l’apparent vote des commissions, sont attribuées lesdites ressources aux doctorants….
25Si le groupe Dupont a d’abord été, pour ceux qui y ont participé, une belle aventure humaine et scientifique, il fut malheureusement un modèle atypique. En trouvant un réel équilibre entre le « nous » et le « je », l’anti-mandarinat des Duponts s’est positionné en rupture avec les conceptions antérieures, il fut une sorte d’« embellie » sans pérennité dans les pratiques universitaires. Car, au-delà du constat d’une diffusion bien réelle des idées, cet héritage semblait rendre inutiles le maintien d’une structure collective et de l’esprit militant.
26A l’inverse, le néo-mandarinat contemporain sait utiliser toutes les failles de la démocratie et de l’autogestion universitaire pour en tirer un profit particulier et renforcer son influence. Pour cette catégorie, la discipline interne du clan prime sur les règles déontologiques.
27Bien plus que la mise en cause du « système » qui générerait des comportements condamnables, il est nécessaire de se pencher sur les attitudes des individus. Car au-delà de l’existence avérée de systèmes organisés et cohérents, ce qu’en font les acteurs est tout aussi révélateur. En dénonçant le néo-mandarinat nous avons insisté sur le caractère essentiellement opportuniste des stratégies humaines et la part irréductible d’initiative personnelle qui existe dans toute relation entre acteurs.