1Ma présentation ne rentre pas à proprement parler dans le registre du témoignage. Je souhaite simplement expliquer ici ce que j’ai emprunté à la pensée systémique en géographie pendant ma période de formation initiale dans les années 1970, puis pendant les nombreuses années du déroulement de mon parcours intellectuel et professionnel. D’une manière ou d’une autre, explicitement ou non, j’ai toujours essayé, en raisonnant dans ce cadre heuristique, de démonter les fils de la complexité : complexité des processus migratoires, de l’inscription spatiale des populations en situation de pauvreté, complexité de la territorialisation des politiques publiques destinées à ces populations. L’idée de complexité en géographie peut se résumer par un énoncé très simple : « la géographie est une science sociale, qui travaille, à travers la dimension spatiale, la tension entre acteurs et systèmes, qui considère avec une égale légitimité explicative la dimension causale et la compréhension, l’analytique et le synthétique, la partie et le tout, le qualitatif et le quantitatif, les formalisations langagières et mathématiques, le texte et la carte, le singulier et l’universel, et qui intègre la nature comme réalité significative au sein du social. » [Lévy & Lussault 2003]. Mais la complexité peut aussi être envisagée comme un « savoir émergent » traversant tous les champs de la discipline [Da Cunha & Matthey 2008]. Au total, la complexité renvoie autant à l’écriture de la géographie comme une science complexe au cœur des autres sciences sociales qu’à l’objet de la géographie, le monde lui-même, de plus en plus complexe en ses espaces et territoires interdépendants, la mondialisation, déclinée à tous les ordres de grandeur... Quatre moments importants jalonnent mon parcours : 1977, 1990, 2008, 2017.
2Ayant suivi à Strasbourg et à Paris une formation universitaire classique partagée entre géographie physique, géographie humaine et géographie régionale, je préparais l’agrégation de géographie. L’organisation de l’agrégation elle-même reflétait cette structuration en trois domaines séparés, étanches, juxtaposés. La découverte de la question au programme relative aux systèmes d’utilisation de l’eau dans le monde avec les cours que François Durand-Dastès donnait et rédigeait, en les accompagnant de nombreux graphiques sagittaux, ouvrait l’esprit. Le géographie (re)devenait un tout ! On pouvait enfin réfléchir en termes d’interactions sociales et physiques ! Le schéma intitulé « Systèmes d’interactions rendant compte de l’utilisation de l’eau » (figure 1) le démontre de manière limpide.
Figure 1 - Systèmes d’interactions rendant compte de l’utilisation de l’eau
Source : F. Durand-Dastès, Systèmes d’utilisation de l’eau dans le monde, Paris, SEDES, 1977, p. 7
3Comment comprendre les problèmes de l’eau dans le monde si l’on ne pense pas ensemble, et non séparément en les superposant tout au plus, de multiples facteurs liés par des systèmes d’interactions ? Les systèmes d’interactions concernent à la fois les milieux physiques, les milieux humains dans leur dimension présente et passée (ce que F. Durand-Dastès appellera plus tard « l’espace reçu »), l’expression des besoins des sociétés en termes d’utilisations et d’aménagements ainsi que les risques, et ce à différentes échelles.
4Travaillant sur l’étude de l’insertion des Turcs en Alsace, il fallait se pencher sur l’épistémologie des migrations en géographie (figure 2). Jean-Pierre Thumerelle distinguait déjà les mobilités des migrations au sens strict en posant que le changement d’espace de vie caractérise les migrations. Roger Béteille et Gildas Simon, définissaient l’idée de champ migratoire. Pour eux, le champ migratoire est un espace réticulaire structuré par de nombreuses relations liées aux migrations internationales entre deux pays, même distants : chaînes migratoires, flux professionnels, flux financiers, flux touristiques, politiques bilatérales ou multilatérales entre États, etc. Pour ma part, dans l’objectif de caractériser et modéliser les parcours migratoires des familles turques que j’avais rencontrées à Bischwiller, il m’était nécessaire de prendre en compte la complexité du temps d’une vie, des ruptures aux moments vécus dans des lieux et espaces différents. J’ai alors introduit la question du temps dans la représentation du champ migratoire. Ce faisant on pouvait glisser d’une conception structurale de l’espace migratoire à une conception structurale et dynamique, celle d’un système spatial migratoire, susceptible de bifurcations et d’évolutions. L’idée de système migratoire a été définitivement acquise peu de temps après. Dans, Géodynamique des migrations internationales (1995), Gildas Simon décrypte le système migratoire mondial et les systèmes migratoires régionaux. Notons que les recherches présentes intègrent l’idée féconde de circulations migratoires.
Figure 2 – De la migration au système migratoire
Source : C. Sélimanovski, Des Turcs en Alsace, contribution à l’étude de l’insertion des étrangers, Strasbourg, ULP, mémoire de DEA, 1990, p. 13
5Partant du constat que la pauvreté n’a pas disparu dans les pays riches, on peut essayer de répondre à trois questions triviales en géographie. Où sont les personnes en situation de pauvreté ? Pourquoi sont-elles là ? Avec quels effets ?
6En me saisissant du concept de frontière (limite, discontinuité marquée par le politique), mon objectif était de déchiffrer ce qui se joue entre la position sociale dominée des personnes en situation de pauvreté et leur position dans l’espace. La difficulté était celle de la mise en œuvre du concept de frontière dans un tel sujet. Quelle définition de la pauvreté adopter ? Comment rendre compte de la spatialité de cette frontière sociale ?
7La définition de la pauvreté donnée par Georg Simmel, en 1907, a été le point de départ de mon approche de la pauvreté. Selon lui, l’individu pauvre n’est pas exclu mais au contraire lié à la société par la relation d’assistance. La pauvreté touche donc des personnes très différentes par leurs appartenances et leurs histoires. Ces personnes partagent l’expérience commune de la quête incertaine ou impossible du travail, perçoivent des aides qui les rendent redevables à la société et les installent dans une situation de dépendance, d’hétéronomie, dans laquelle elles sont tenues de répondre aux injonctions des intermédiaires sociaux. De ce fait, elles passent une frontière intérieure disqualifiante qui les protège et les enferme tout à la fois. Concernant la spatialité de la frontière de la pauvreté, il s’agit de démêler la complexité des processus de territorialisation des personnes en situation de pauvreté.
8Selon Guy Di Méo [Di Méo 2000], la territorialité se situe entre deux pôles. Le premier, de caractère objectif, renvoie à un territoire désigné par un nom, associé à une forme d’appropriation, de contrôle, de pouvoir qui contribue à lui fixer des limites et à l’institutionnaliser. Le second pôle tire vers l’individu et ramène celui-ci à sa pratique et à son vécu de l’espace géographique. La tension entre ces deux pôles entraîne d’innombrables et d’imprévisibles déformations d’un territoire constamment remis en question par la logique des sujets-individus.
9Dans le cas présent (figure 3), le premier pôle est l’espace configuré par les rapports sociaux liés aux actions d’habiter, de produire, d’échanger et les représentations collectives réifiant cet espace, où les populations en situation de pauvreté sont plus ou moins présentes et l’espace de la puissance publique où s’inscrivent les politiques publiques de lutte contre la pauvreté, politiques de droit commun et politique de la ville. Le second pôle est lié aux pratiques spatiales des personnes touchées par la pauvreté et correspond à la strate de l’espace vécu dans ses dimensions temporelles étirées entre la vie toute entière et les temps courts du quotidien. Ainsi de multiples conjonctions s’établissent entre la disqualification sociale et la situation résidentielle défavorable des personnes en situation de pauvreté inscrite dans le premier pôle de l’espace au regard de trois effets de lieu négatifs en termes d’aménités, de représentations et dans le deuxième pôle de l’espace, entre la disqualification sociale et des pratiques de l’espace des personnes en situation de pauvreté limitées par un double processus de blocage des migrations résidentielles et de restriction de la mobilité habituelle, les conduisant à l’expérience d’une territorialité du repli.
Figure 3 – La complexité de l’espace géographique
Source : C. Sélimanovski, La frontière de la pauvreté, Rennes, PUR, 2008, p. 100
10En guise de conclusion, je voudrais dire que je dois à la rencontre de quelques membres du Groupe Dupont, pendant mes études, pendant ma participation au jury de l’agrégation interne de géographie de 1991 à 1994, puis plus tard, dans des colloques (ceux de l’Association Française de Développement de la Géographie et d’autres), et surtout à mon intégration au Groupe Dupont en septembre 2003, le plaisir d’avoir pu discuter régulièrement, longuement, d’échanger librement de l’écriture de la géographie en tant que discipline complexe et du monde complexe des géographes, d’apprendre beaucoup…
11Un peu à l’image de ce qu’a été à l’extérieur du cercle du Groupe Dupont, dans l’ensemble du milieu de la géographie le temps suspendu des années 1980, le « temps du consensus » selon Olivier Orain [Orain 2006], ce temps éphémère mais fructueux pour la discipline dont témoigne le beau livre collectif de 1986 « Espaces, jeux et enjeux ».
12Avec le recul, la pensée de la complexité passe toujours pour moi par la reconnaissance des tensions existantes entre des couples de phénomènes apparemment opposés, paradoxaux, qui s’inscrivent dans certains lieux, à des moments donnés de l’histoire. Je continue à m’intéresser à l’objet complexe de la frontière, des frontières sociales aux frontières internationales, à travers les parcours des individus, entre ancrages et mobilités. Or les individus sont des sujets sociaux et singuliers. L’apport de la littérature sur les frontières est en ce sens précieux pour la géographie. Inversement mon ambition présente me pousse à lire, dire des histoires, voyager, raconter l’histoire, écrire pour tenter de faire de la géographie une littérature.