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AccueilNuméros95-3Dupont et les modèles systémiques

Dupont et les modèles systémiques

Dupont and systemic models
André Dauphiné
p. 361-370

Résumés

Les membres du groupe DUPONT ont adopté comme cadre théorique, la théorie des systèmes. Mais surtout, ils ont construit des modèles systémiques. Ils participent à l’essor de modèles qualitatifs, graphiques, conceptuels et d’apprentissage automatique. Ils ont rarement employés les micro-modèles de simulation, et furent plus attirés par les macro-modèles, peu diffusés en géographie.

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Texte intégral

1. Introduction

1Le paradigme systémique se diffuse en géographie à la fin des années 1960 sous trois formes principales.

2C’est d’abord une théorie formelle. Exposée par Ludwig von Bertalanffy [Bertalanffy 1968] cette théorie propose des lois très générales. Par exemple les autorégulations positives accélèrent les évolutions tandis que les autorégulations négatives tendent à stabiliser un système, quelle que soit sa nature. Contrairement à une idée reçue, les membres du groupe DUPONT se passionnent pour les débats théoriques. Le premier Géopoint, à Lausanne en 1976, a pour titre « Théories et géographie ». Et de nombreux membres du groupe DUPONT (F. Auriac, A. Dauphiné, J.-P. Ferrier, J.-P. Marchand) utilisent ce cadre théorique.

3Mais, la systémique est aussi une méthode, l’analyse de système, que popularisent les travaux de Brian Berry [Berry 1971]. Un système géographique est représenté par un bloc matriciel avec des entrées et des sorties vers ses environnements. L’analyse de système consiste à étudier chaque élément, puis les structures de ce bloc matriciel, avec des modèles statistiques et géostatistiques.

4Enfin, la systémique est une forme de modélisation à l’aide d’équations différentielles. On parle alors de système dynamique. Dans ce cadre systémique, les géographes multiplient les modèles d’analyse de données, mais aussi les modèles graphiques, puis les modèles de simulation. Bien que les membres du groupe DUPONT soient reconnus pour leurs recherches sur les modèles de données, en géostatistiques et plus globalement en analyse spatiale, ils ont aussi activement participé à la diffusion des autres formes de modélisation. C’est l’objet de cette brève présentation.

2. Les modèles graphiques d’interaction

5Les modèles graphiques furent très tôt à l’honneur en géographie comme l’attestent l’emploi des blocs diagrammes pour l’étude des reliefs, et des cartes. Dans le contexte systémique, apparaissent des modèles graphiques originaux qui représentent la structure d’un système géographique. En France, les membres du groupe DUPONT vont généraliser et diffuser cette forme de modélisation que François Durand-Dastès [Durand-Dastès 1974] utilisait couramment. D’abord employés lors de présentations pédagogiques, ces modèles deviennent des outils de recherche, comme le montre la figure 1.

6Ces modèles insistent sur le rôle déterminant des interactions et mettent en relief les causalités circulaires et non linéaires dans l’explication des phénomènes géographiques. Les interactions sont au cœur de l’explication géographique [Dauphiné 1979, Auriac 2001]. D’autres modèles graphiques plus récents enrichissent cette panoplie de modèles d’interaction : les modèles conceptuels, qualifiés de modèles ontologiques, et les modèles de chorèmes.

Figure 1 – Un modèle graphique d’interaction spatiale

Figure 1 – Un modèle graphique d’interaction spatiale

Source F. Durand-Dastès

2.1. Les modèles conceptuels

7Les modèles conceptuels ont pour objectif de comprendre les relations entre des concepts interdépendants. Par exemple, quelles similitudes ou quelles différences existent entre les concepts de risque et de catastrophe ? La solution consiste à établir un réseau des termes qui relie ces concepts, puis à analyser ces graphes avec les outils de la théorie des graphes. Ce modèle, formalisé avec le langage Mathematica, est disponible dans l’ouvrage d’André Dauphiné [Dauphiné 2017].

8La figure 2 donne la solution pour les concepts de risk et de catastrophe. Le terme de risk s’inscrit dans un cadre très riche, avec de nombreuses variantes, qu’illustrent les six composantes connexes du graphe. Ce concept est mobilisé dans plusieurs disciplines, avec de multiples sens, et il possède de nombreux synonymes. En revanche, les concepts de catastrophe ou de disaster sont employés dans un contexte conceptuel moins riche. Le lecteur observe que le modèle conceptuel de ces deux termes ne comporte qu’une composante connexe. Si le langage des risques est abondant et varié, celui des catastrophes est nettement plus pauvre.

Figure 2a – Modèle conceptuel des termes de risk et de catastrophe

Figure 2a – Modèle conceptuel des termes de risk et de catastrophe

Figure 2b- Modèle conceptuel des termes de risk et de catastrophe

Figure 2b- Modèle conceptuel des termes de risk et de catastrophe

2.2. La chorématique renouvelée par l’apprentissage automatique ?

9La chorématique est une innovation proposée par Roger Brunet [Brunet 1980], épaulé par les membres DUPONT de Montpellier, notamment Robert Ferras et Michel Vigouroux. L’objectif est de construire des modèles de structures spatiales à l’aide d’un vocabulaire élémentaire de chorèmes. Cette modélisation envahit la géographie rapidement en liaison avec la parution des volumes de la géographie universelle RECLUS. Elle a même du succès dans les manuels de géographie de l’enseignement secondaire. Et, dans l’enseignement supérieur divers auteurs s’émancipent et proposent des modèles plus originaux, tels les chorèmes théoriques qui illustrent les principes d’Aix-la-Chapelle et de Constantinople avancés par Christian Grataloup [Grataloup 1996]. Puis, cette forme de modélisation graphique subit des critiques violentes plus ou moins bien explicitées.

10Trois questions demeurent. D’abord, comme dans toute modélisation graphique l’évolution est mal appréhendée. Utile pour traiter de la morphologie d’un territoire, la chorématique est peu armée pour des recherches en morphogénie, pour comprendre l’émergence et l‘évolution des formes territoriales. De plus, se pose la question de savoir si le tableau des chorèmes est parfaitement logique ? Enfin, dans de nombreuses études, la combinaison des chorèmes élémentaires est non seulement réduite à une accumulation très linéaire, mais elle semble parfois fort subjective. N’est-il pas possible d’introduire un peu d’objectivité dans le choix des chorèmes élémentaires à retenir pour représenter une structure spatiale ?

11Les techniques d’apprentissage automatique permettent de répondre à ces deux dernières questions. Dans cet article, nous traitons que de la troisième question : Comment retenir de manière plus objective les chorèmes élémentaires pour les combiner efficacement ? Soit la carte des densités de population de la France calculée par carré de 200 m de côté que publie l’INSEE. Quels chorèmes retenir pour construire un modèle significatif de cette répartition démographique ? La solution consiste à comparer automatiquement la carte des densités à toutes les classes de chorèmes, puis à obtenir pour chaque classe une probabilité qui indique une ressemblance avec la carte des densités. C’est un problème de classement que résout sans difficulté l’apprentissage automatique.

12Un petit programme, écrit en langage Mathematica donne les résultats suivants :

Classe de chorèmes

Probabilités

1

0,50

2

0,05

3

0,11

4

0,06

5

0,15

6

0,04

7

0,09

13Ainsi, pour réaliser un modèle chorématique de la carte des densités de la population française, il faudrait retenir principalement les chorèmes élémentaires des classes 1, 5, voire 3.

14Ces modestes exercices pédagogiques montrent que les modèles graphiques ont un bel avenir quand ils sont réinterprétés à l’aide de nouvelles démarches logiques. Même si le recours à la chorématique est moins fréquent.

3. Les modèles de simulation de systèmes géographiques

15Le géographe dispose de deux familles de modèles de simulation. Les macro-modèles de systèmes dynamiques sont construits à l’aide d’équations différentielles ordinaires, puis partielles. Les micro-modèles de simulation utilisent les automates cellulaires et les systèmes multi-agents.

3.1. Les macro-modèles spatiaux de systèmes dynamiques

16Cette première forme de modélisation, omniprésente dans les sciences qualifiées de dures, est peu pratiquée en géographie [Sanders 1992]. On lui reprochait sa rigidité, son caractère déterministe, ce qui tient peu compte des solutions récentes proposées pour s’affranchir de ces contraintes. Or, les membres du groupe DUPONT furent des pionniers dans l’emploi de ces modèles. Les DUPONT grenoblois, Joël Charre, Geneviève Durant, Pierre Dumolard, Henri Chamussy, Maryvone Le Berre, Yves Uvietta ont élaboré et diffusé le célèbre modèle AMORAL. Cet ensemble d’équations de stocks et de flux, formalisé en langage Dynamo, simule l’évolution d’un système dynamique alpin. Plus modestement, à Nice, nous avons construit un modèle Paca pour simuler le comportement éco-énergétique de cette région, avant que Damienne Provitolo ne s’empare de cette forme de modélisation pour sa thèse sur le risque d’inondation.

17Cependant, ces premiers modèles de stocks et de flux ignoraient l’espace. Pour introduire l’espace, qui modifie plus ou moins radicalement dans toutes les sciences le comportement d’un système dynamique, le recours aux équations différentielles partielles est nécessaire. Soit l’exemple très simplifié de la diffusion par contiguïté d’une rumeur à partir de la capitale française, Paris. Il est très facile de programmer cette diffusion. La figure 3 illustre une telle diffusion. Elle a été obtenue à l’aide d’un programme écrit en langage Mathematica. Il serait facile de généraliser cette forme de modélisation, et de simuler la diffusion de deux ou plusieurs innovations complémentaires ou concurrentes, puis d’analyser les états stationnaires, leur stabilité et les bifurcations. Le lecteur peut s’inspirer des modèles de compétitions ou de mutualisme que les écologues élaborent. La simulation de systèmes dynamiques spatiaux n’est donc plus hors de portée du géographe. Et, il devient facile de repérer les états stationnaires, leur stabilité, ainsi que les véritables bifurcations.

Figure 3 – Un modèle simple de simulation d’une rumeur dans l’espace

Figure 3 – Un modèle simple de simulation d’une rumeur dans l’espace

3.2. Les membres du groupe DUPONT peu attirés par les micro-modèles spatiaux

18Très présents et souvent innovateurs dans les diverses formes de la modélisation géographique, les membres du groupe DUPONT sont restés à l’écart de l’engouement suscité par les modèles d’automates cellulaires et les systèmes multi-agents. Certes, dans un ouvrage peu diffusé, nous avions élaboré un modèle d’automates pour illustrer la croissance du bâti sur la Côte d’Azur. Mais ce modèle était fort sommaire. Plus sérieusement, toujours à Nice, Eric Bailly compara la croissance de villes méditerranéennes à l’aide d’une simulation fractale, et surtout Jean-Luc Bonnefoy développa des applications à l’aide du logiciel NetLogo. Ce fut un pionnier en ce domaine.

19Trois raisons semblent expliquer ce refus. D’abord, ces modèles sont diffusés par une génération de géographes plus jeunes que ceux de la communauté DUPONT. En outre, un grand nombre de membres DUPONT furent durablement influencés par le marxisme. Or, au moins à l’origine, les automates cellulaires apparaissent comme les enfants de l’individualisme méthodologique, couplés à des jeux visuels sur écran. Mais surtout, ces modèles présentent une contrainte peu explicitée et encore moins surmontée : leur sur-détermination [Atlan 2011]. Pour bien comprendre cette difficulté, reprenons son exemple ultrasimple. Pour un réseau de 5 cellules pouvant ne prendre que les deux valeurs oui ou non, zéro ou un, le nombre d’états observables est 25, soit 32. Mais le nombre de combinaisons possibles conduisant à ces 32 états est de 225, soit environ 10 millions. Un état observable peut donc être le produit de dynamiques très différentes. Or, pour des Automates Cellulaires [AC] ou Systèmes Multi Agents [SMA] comprenant des centaines d’agents dont les comportements ne sont pas uniquement binaires l’écart devient gigantesque et il est pratiquement impossible de lier un état observable à d’innombrables dynamiques. Ainsi, pour 1000 agents régis par 10 règles, les espaces de phase sont de l’ordre de 1013. Concrètement cette constatation signifie que la cause de tel ou tel état ne peut être déterminée. La modélisation par AC ou SMA, qui prend bien en compte les rugosités de la réalité, serait inadaptée aux approches théoriques. Et, peu de solutions existent pour savoir précisément quelle dynamique engendre une forme territoriale donnée. Il est impératif de procéder à des études analytiques ou probabilistes des résultats, et de ne pas se contenter des résultats visuels.

20Par exemple, nous pouvons simuler, par un automate cellulaire, la diffusion de la croissance urbaine de la Côte d’Azur. De nombreux paramètres de géostatistiques permettent alors de comparer l’état initial et les différents états, notamment l’état final. Cette croissance est illustrée dans l’espace par la figure 4. Quant à la courbe de croissance du bâti, elle suit un modèle d’évolution de type ARIMA, dont les paramètres sont alors calculés par le modèle.

Figure 4 – Simulation par un automate cellulaire de la croissance du bâti sur la Côte d’Azur

Figure 4 – Simulation par un automate cellulaire de la croissance du bâti sur la Côte d’Azur

4. Conclusion

21Les membres du groupe DUPONT ont indéniablement fait preuve d’innovation dans la plupart des formes de modélisation en géographie. Bien évidemment, ils bénéficièrent de nombreux apports externes, au sein ou hors de la géographie, notamment des chercheurs d’autres équipes de géographie théorique. Chaque membre participait à d’autres réseaux et pas uniquement RECLUS. Par exemple, ma formation en statistique doit beaucoup à l’équipe CNRS que dirigeait Charles-Pierre Péguy.

22Sur toutes ces innovations, parfois délaissées, se greffent de nouveaux développements : des modèles conceptuels graphiques sont approfondis par la théorie des graphes, et les systèmes dynamiques spatiaux bénéficient des avancées dans le calcul des équations différentielles partielles. Les jeunes DUPONT et les moins jeunes continuent d’innover, notamment en modélisant et en approfondissant les théories des systèmes complexes multi-échelles avec les approches fractales [Forriez & Martin, 2010, Dauphiné, 2011]. Ils bénéficient des nombreux travaux effectués dans les disciplines voisines. C’est ainsi qu’ils feront progresser la science géographique, par un approfondissement continu des théories et des modèles partagés par la communauté scientifique, et nullement par un élargissement que semble imposer les big data ou l’essor des SIG.

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Bibliographie

Atlan, H. (2011) – Le vivant post-génomique ou qu’est-ce que l’auto-organisation ?, Paris, Odile Jacob, 288 p.

Auriac, F. (2001) – « Déterminants spatiaux, interaction et analyse systémique en géographie », in P.-J. Thumerelle (coord), Explications en géographie, Paris, SEDES, pp. 57-67.

Berry, B. J. L. (1971) – Géographie des marchés et du commerce de détail, Paris, Armand Colin, 254 p.

bertalanffy, L. von (1968) – General System Theory: Foundations, Development, Applications, New York, George Braziller, 289 p.

Brunet, R. (1980) – « La composition des modèles dans l’analyse spatiale » L’Espace Géographique, vol. 9, n° 4, pp. 253-265.

Dauphiné, A. (1979) – Espace, région et système, Paris, Economica, 167 p.

Dauphiné, A. (2011) – Géographie fractale, Paris, Hermès, 256 p.

Dauphiné, A. (2017) – Modèles géographiques avec le langage Mathematica, Londres, ISTE éditions, 332 p.

Durand-Dastes, F. (1974) – « Sur l’utilisation des modèles en géographie », Bulletin de l’AGF, n° 413-414, pp 43-50.

Forriez, M. & Nottale, L, (2010) – « Lois d’échelle et transitions fractal-non fractal en géographie », L’Espace Géographique, vol. 39, n° 2, pp. 97-112

Grataloup, Ch. (1996) – Lieux d’histoire, essai de géohistoire systématique, Montpellier, RECLUS, 200 p.

Sanders, L. (1992) – Système de villes et synergétique, Paris, Anthropos, 274 p.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – Un modèle graphique d’interaction spatiale
Crédits Source F. Durand-Dastès
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Titre Figure 2a – Modèle conceptuel des termes de risk et de catastrophe
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Titre Figure 2b- Modèle conceptuel des termes de risk et de catastrophe
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Fichier image/jpeg, 92k
Titre Figure 3 – Un modèle simple de simulation d’une rumeur dans l’espace
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Fichier image/jpeg, 24k
Titre Figure 4 – Simulation par un automate cellulaire de la croissance du bâti sur la Côte d’Azur
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/3566/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 60k
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Pour citer cet article

Référence papier

André Dauphiné, « Dupont et les modèles systémiques »Bulletin de l’association de géographes français, 95-3 | 2018, 361-370.

Référence électronique

André Dauphiné, « Dupont et les modèles systémiques »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 95-3 | 2018, mis en ligne le 14 décembre 2019, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/3566 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.3566

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Auteur

André Dauphiné

Professeur émérite à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, doyen honoraire, membre fondateur du groupe Dupont – Courriel : dauphinester[at]gmail.com

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Droits d’auteur

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