1Dans une publication récente [Charlier 2015a], nous avons mis en évidence la spectaculaire croissance des trafics portuaires indiens durant les vingt dernières années, qui reflète l’ouverture de ce pays à la mondialisation depuis les réformes économiques opérées à partir du début des années 1990 [Chaudhuri 2015]. La présente contribution apportera un éclairage complémentaire à ce panorama d’ensemble en remontant de quatre années supplémentaires dans le temps et en se focalisant sur la principale « locomotive régionale » de cet essor, le Gujarat récemment présenté comme la « porte d’entrée vers India Inc. » [Damor & Balan 2015]. Il mettra aussi en évidence le rôle capital joué par les deux principaux acteurs de cette « révolution portuaire » régionale. L’un est institutionnel, le Conseil Maritime du Gujarat (Gujarat Maritime Board) qui a pris régionalement le dessus sur le pouvoir fédéral dans un contexte de gouvernance portuaire nationale désormais clairement biscalaire [Nekrouf 2014]. L’autre est économique, le groupe privé Adani, un conglomérat dont les quatre piliers sont cotés à Bombay sur le marché boursier national mais qui demeure basé à Ahmedabad, métropole économique du Gujarat. Au travers de sa composante portuaire, ce groupe fut un pionnier, mais il n’est bien évidemment pas le seul à avoir contribué au développement des ports de cet État ; il diffère cependant de la plupart des autres acteurs privés par le fait qu’il se développe maintenant aussi dans certains autres États indiens, où il exporte en quelque sorte le modèle qui lui a si bien réussi au Gujarat [Charlier & Mbatchou 2016].
2Les deux manuels incontournables de géographie maritime et portuaire que demeurent les ouvrages de Christian Verlaque [1975] et d’André Vigarié [1975] ne consacrent que quelques paragraphes à l’Inde (comme d’ailleurs à la Chine qui, sauf pour Hong Kong, était à l’époque tout autant à l’écart des flux maritimes mondiaux) ; ceci est d’autant plus logique que les trafics portuaires indiens étaient alors fort faibles, avec des totaux nationaux d’à peine 22 Mt (millions de tonnes) en 1950, 44 Mt en 1960, 66 Mt en 1970 et 91 Mt en 1980 [Acharya 2003], soit moins que le seul port de Marseille Fos à cette époque. Dans ces ouvrages, l’Inde portuaire se résumait pratiquement à trois établissements plurifonctionnels hérités de la période coloniale : Bombay, Madras et Calcutta, car les autres grands ports actuels n’étaient pas encore montés en puissance ou n’existaient tout simplement pas encore. L’État du Gujarat dont il sera plus particulièrement question ici était alors une sorte de désert portuaire, qui allait le rester pratiquement jusqu’aux années 1990, car les premiers efforts de modernisation et d’expansion des infrastructures portuaires indiennes ont d’abord surtout porté ailleurs.
3Cependant, le pouvoir central y a identifié dès 1955 une lacune dans le dispositif portuaire fédéral et y a créé, pas bien loin de la nouvelle frontière avec le Pakistan, un port dit majeur à Kandla, tout au fond du Golfe de Kutch, au plus près de l’arrière-pays du Nord et du centre de l’Inde qui était traditionnellement desservi jusque là via Karachi. Contrôlés de manière centralisée depuis Delhi (avec notamment une tarification nationale pour leurs prestations via la Tariff Authority for Major Ports), ces ports majeurs sont actuellement au nombre de treize (dont un très secondaire pour les îles Adaman et Nicobar). Pour leur supervision générale, ils dépendent du Ministère des Transports Maritimes (Ministry of Shipping), mais leur gestion locale est confiée à des Port Trusts (dont le Kandla Port Trust), sauf dans un cas ; celui-ci concerne le nouveau port fédéral d’Ennore, près de Chennai, qui jouit de davantage d’autonomie de gestion, mais demeure contrôlé à 62 % par l’État central, contre 38 % pour le trust portuaire de Chennai dont c’est donc une sorte de satellite [Charlier 2015a]. Les autres ports du pays, au nombre de près de 200 mais dont une soixantaine seulement ont des activités commerciales effectives [Kumar 2015], sont dits mineurs, selon une dichotomie administrative de plus en plus trompeuse, mais qui au départ était pertinente. Leur supervision administrative ne ressort pas de l’État central mais est confiée aux différents États littoraux, selon l’Indian Port Act de 1908 [Nekrouf 2015]. Plusieurs d’entre eux se sont dotés, pour leur contrôle et leur promotion, d’un conseil maritime régional, ce que le Gujarat fut le premier à faire dès 1982 avec le Gujarat Maritime Board [Nekrouf 2014]. Au départ, celui-ci n’avait en charge que des ports très secondaires, mais les choses ont bien changé depuis lors puisque les deux premiers ports de l’État et même du pays, Sikka et Mundra, sont désormais deux de ces ports mineurs et que ces derniers n’existaient même pas il y a un quart de siècle !
4Dans la suite, nos séries statistiques vont prendre pour point de départ l’année financière 1990-1991 (allant du 01-04-1990 au 31-03-1991) et seront présentées de quatre en quatre ans pour compacter l’information statistique disponible. Celle-ci est abondante pour les ports majeurs (et donc pour Kandla, le seul port de ce type au Gujarat), alors que pour les ports mineurs elle est lacunaire et se limite, dans les chiffres publics de l’Indian Ports Association, aux totaux pour les différents États littoraux ou insulaires. Ceux-ci n’y sont même pas additionnés à ce niveau aux trafics des ports majeurs, ce que fait par contre fort judicieusement le Ministère des Transports Maritimes dans ses synthèses annuelles [Kumar 2015]. Pour mesurer le poids des différents États et pour mettre en évidence le spectaculaire essor portuaire du Gujarat, nous avons donc commencé aussi par additionner, au tableau 1, les chiffres disponibles séparément pour les ports majeurs et mineurs. Il y apparaît que pour l’année financière 2014-2015 (la dernière disponible), le Gujarat venait – et de loin – au premier rang, avec quelque 429 Mt de trafic portuaire total, soit plus que les trois États suivants pris ensemble, le Maharashtra (153 Mt), l’Andhra Pradesh (141 Mt) et le Tamil Nadu (116 Mt), qui étaient les seuls à dépasser aussi le seuil des 100 millions de tonnes annuelles.
Tableau 1 – L’évolution du trafic portuaire des différents Etats indiens depuis 1990 (en Mt)
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1990-91
|
1994-95
|
1998-99
|
2002-03
|
2006-09
|
2010-11
|
2014-15
|
Mer d’Oman
Gujarat Maharashtra Goa Karnataka Kerala
|
91
27 33 15 9 7
|
120
43 40 19 9 9
|
161
66 48 20 14 13
|
251
125 62 29 22 13
|
396
185 109 48 38 16
|
565
313 134 65 35 18
|
656
429 153 15 37 22
|
Golfe du Bengale
Tamil Nadu
Andhra Pradesh
Orisa
Bengale Occidental
Pondichéry & îles
|
73
30 21 7 15 0
|
100
38 31 10 21 0
|
128
46 39 13 29 1
|
168
56 51 24 36 1
|
254
83 75 39 55 2
|
320
100 111 56 47 6
|
397
116 141 88 46 6
|
Total Inde
|
164
|
220
|
289
|
419
|
650
|
885
|
1053
|
Élaboration de l’auteur d’après des chiffres de l’Indian Ports Association et du Ministry of Shipping
5Il n’en a pas toujours été ainsi puisqu’en 1990-1991, le Gujarat ne venait encore qu’au troisième rang national derrière le Maharashtra et le Tamil Nadu, mais il allait passer en première position dès 1994-1995 et creuser ensuite un fossé considérable avec les autres grands foyers portuaires régionaux. De 16,5 % du total national en 1990-1991 (27 Mt sur 164 Mt), le Gujarat est passé à 30 % en 2002-2003 (125 Mt sur 419 Mt) et à 40,5 % en 2014-2015 (429 Mt, par rapport à un total national qui, avec 1053 Mt, allait dépasser pour la première fois la barre du milliard de tonnes). La figure 1 présente cette évolution sur une base annuelle plus fine, qui permet de voir que l’évolution s’est véritablement accélérée dans la seconde moitié des vingt-quatre années considérées ici.
6Nous avons montré ailleurs [Charlier & Mbatchou 2016] que, sauf de rares exceptions, les ports majeurs ne furent pas les locomotives de cette croissance, mais que celle-ci est due avant tout aux ports mineurs, en particulier ceux du Gujarat dont il va maintenant être plus particulièrement question. Auparavant, il faut toutefois observer que le différentiel de croissance fut supérieur pour la façade de la Mer d’Oman par rapport à celle du Golfe du Bengale (qui est une sorte de cul-de-sac maritime) et que la contribution de la première au trafic national a ainsi progressé de 55 % en 1990-1991 à 62,5 % en 2014-2015. Elle aurait été supérieure encore si les trafics portuaires de l’État de Goa ne s’étaient pas effondrés récemment suite aux restrictions environnementales apportées à l’exploitation des mines de fer de la région, qui se sont traduites par une baisse de trafic maritime d’une quarantaine de millions de tonnes par rapport au pic local atteint en 2010-2011.
Figure 1 – La spectaculaire croissance des trafics portuaires indiens depuis 1990 (en Mt)
Élaboration de l’auteur d’après des chiffres de l’Indian Ports Association et de l’Indian Ministry of Transport
7Globalement, sur les vingt-quatre années considérées ici, les trafics portuaires du Gujarat ont été multipliés par près de 16 fois, contre une moyenne nationale de seulement 6,5 fois. À l’exception du cas particulier non significatif de Pondichéry et des îles (Adaman, Nicobar et Laquedives), aucun autre État littoral indien n’a fait aussi bien. Le résultat est d’autant plus remarquable qu’il ne s’appuie sur aucune ville côtière d’importance (sauf Surat, dont la croissance démographique et économique est assez récente), les seuls développements industriels significatifs antérieurs se situant à l’intérieur des terres autour d’Ahmedabad [Cadène 1995]. Il y avait cependant là un germe en matière d’entrepreunariat et des capitaux qui ont trouvé, pour certains, à s’investir régionalement dans le cadre de la maritimisation de l’économie indienne qui s’est réalisée en parallèle à sa libéralisation. Mais rien n’aurait non plus été possible sans l’apport des investisseurs privés étrangers, pour lesquels le Gujarat vient en deuxième position nationale derrière le Maharashtra [Glad & Joseph 2015].
8Le littoral du Gujarat est fortement indenté par deux importants golfes, celui de Kutch au sud de la frontière indo-pakistanaise et celui de Cambay au nord-ouest de la limite avec le Maharashtra. Le premier accueille les principaux développements portuaires du Gujarat, alors que le second ne s’est ouvert au commerce maritime que plus récemment ; cependant, c’est depuis plus longtemps le siège de la plus puissante zone mondiale de déconstruction navale, qui s’est concentrée sur les rivages de la Baie d’Alang. Au plan portuaire, le Golfe de Kutch pèse bien davantage que celui de Cambay et sa domination devrait persister, car les projets concernant un de ses deux ports principaux, Mundra, dépassent tout ce qui est prévu ailleurs dans l’État et même dans le pays tout entier.
Tableau 2 – L’évolution du trafic des principaux ports du Gujarat depuis 1990 (en Mt)
|
1990-91
|
1994-95
|
1998-99
|
2002-03
|
2006-09
|
2010-11
|
2014-15
|
Kandla Port Trust
|
20
|
27
|
40
|
41
|
53
|
82
|
93
|
Kandla Vadinar
|
8 12
|
9 18
|
12 28
|
19 22
|
27 26
|
37 45
|
44 49
|
Ports mineurs
|
7
|
17
|
26
|
84
|
132
|
231
|
336
|
Sikka Mundra Autres
|
0 0 7
|
0 0 17
|
0 1 25
|
47 5 32
|
76 20 36
|
105 52 74
|
126 111 99
|
Total Gujarat
|
27
|
44
|
66
|
125
|
185
|
313
|
429
|
Élaboration de l’auteur d’après des chiffres de l’Indian Ports Association, du Gujarat Maritime Board et d’Adani Ports
9Le tableau 2 présente l’évolution des trafics des principaux ports du Gujarat de quatre en quatre ans entre 1990-1991 et 2014-2015. Le trafic relevant du seul port majeur régional, contrôlé par le Kandla Port Trust (93 Mt au total), y est décomposé entre les deux pôles très différents qui le forment jusqu’ici, avec d’une part le port de Kandla proprement dit (44 Mt), axé principalement sur les marchandises solides, et son avant-port de Vadinar (49 Mt). Situé à une soixantaine de kilomètres en aval de Kandla sur la rive opposée du Golfe de Kutch, ce dernier est un avant-port pétrolier en eau plus profonde où le trafic s’exerce principalement via des bouées offshore. À partir de l’année financière 2015-2016, il sera aussi fait état de chiffres distincts pour un second port satellite dans l’orbite de Kandla, dans ce cas pour le trafic non pétrolier, mais avec une profondeur d’eau supérieure compatible avec les besoins modernes du transport maritime. Il a été commissionné en février 2015 à Tuna, à une douzaine de kilomètres en aval de Kandla, et peut apparaître comme une sorte de débordement de Mundra ; en effet, les opérations y ont été concédées à Adani Ports qui, comme nous allons le voir, possède et exploite le port mineur voisin de Mundra. La capacité annoncée pour le nouveau port satellite de Tuna (limité présentement à une jetée en T s’avançant de 1200 m dans le golfe) est de l’ordre de 20 Mt, mais il ne s’agira pas entièrement d’un tonnage supplémentaire pour le Gujarat, car une de ses fonctions sera de recevoir directement à quai des navires trop grands pour Kandla et qui sont actuellement déchargés en rade avec réexpédition finale par barges sur Kandla, dont le trafic baissera donc d’autant.
10Nous avons aussi décomposé le trafic des 17 ports mineurs effectivement actifs au Gujarat [Glad & Joseph 2015] en y distinguant entre les deux principaux, Sikka et Mundra (126 Mt et 111 Mt, respectivement), et l’ensemble des autres (99 Mt au total, pour les principaux desquels il n’est malheureusement pas possible de remonter dans le temps). La première référence à Sikka peut être trouvée dans un rapport de consultant offrant un panorama détaillé du système portuaire indien au début des années ? ? ? ? ? [Acharya 2003], à un moment où Kandla venait de perdre son premier rang régional au profit de ce nouveau port pétrolier ; depuis lors, les chiffres du Gujarat Maritime Board montrent que son trafic a fortement augmenté au point de propulser ce port méconnu au premier rang national. Pour le port plurifonctionnel de Mundra, nous nous sommes basé sur les rapports annuels du groupe Adani auquel ce port a été cédé par le Gujarat Maritime Board dans le cadre d’une formule BOOT (Build, Own, Operate and Transfer). Dans une publication récente [Charlier 2015a], nous placions Mundra au premier rang national parce que l’estimation à laquelle nous avions procédé alors pour Sikka était trop conservatrice ; les chiffres ont été rectifiés ici, ce qui propulse désormais Sikka en tête du classement national comme de celui du Gujarat et rétrograde dans les deux cas Mundra en deuxième position.
11Le tableau 3 montre que les hydrocarbures forment la principale catégorie de trafic maritime au Gujarat, avec quelque 210 Mt en 2014-2015, soit 49 % du total régional (contre un peu moins du tiers à l’échelle nationale). Ils sont principalement manutentionnés dans les ports riverains du Golfe de Kutch, souvent décrit aussi comme la « capitale pétrolière de l’Inde » [Glad & Joseph 2015]. Les ports pétroliers monofonctionnels de Sikka et de Vadinar (126 Mt et 49 Mt, respectivement, avec une majorité de pétrole brut à l’import, mais aussi des raffinés à l’export et en redistribution côtière) viennent ici largement en tête. Le premier est associé au gigantesque complexe de raffinage du groupe privé indien Reliance à Jamnagar dont la première tranche (33 Mt/an) remonte à 1999 et qui est le plus grand au monde depuis la mise en service d’une seconde en 2008 (27 Mt/an) ; le second dessert pour sa part depuis plus d’un quart de siècle un éventail plus large de raffineries, avec l’unité du groupe privé indien Essar à Vadinar (20 Mt/an) ainsi que trois unités de la compagnie publique Indian Oil Corporation à Koyali à l’intérieur du Gujarat (14 Mt/an), de Mathura en Uttar Pradesh (8 Mt/an) et de Panipat en Haryana (15 Mt/an). Le reste du trafic pétrolier du Gujarat se répartit entre Kandla (qui reçoit des raffinés réexpédiés de Vadinar et a par ailleurs un trafic significatif de produits chimiques liquides), Mundra (qui a ses propres installations de réception de brut pour desservir aussi la raffinerie de l’Indian Oil Corporation à Panipat) et divers autres ports mineurs de l’État, y compris aussi sur les rives du Golfe de Cambay.
Tableau 3 – La structure catégorielle comparée des trafics portuaires du Gujarat et de l’Inde dans son ensemble en 2014-15 (Mt)
|
Hydro-carbures
|
Charbon
|
Minerai de fer
|
Engrais
|
Conteneurs
|
Autres
|
Trafic total
|
Total Gujarat
|
210
|
91
|
7
|
12
|
47
|
62
|
429
|
Kandla Port Trust Ports mineurs
|
56 154
|
10 81
|
1 6
|
4 8
|
0 47
|
22 40
|
93 326
|
Total général Inde
|
346
|
362
|
44
|
30
|
158
|
113
|
1053
|
Ports majeurs Ports mineurs
|
189 157
|
203 159
|
17 27
|
16 14
|
119 39
|
37 76
|
581 472
|
Élaboration de l’auteur d’après des chiffres de l’Indian Ministry of Shipping
12Le tableau 3 montre que le deuxième trafic par ordre d’importance décroissante est celui du charbon, qui portait en 2014-2015 sur 91 Mt, soit dans ce cas 21 % du total régional (contre 34,5 % au niveau national). Ce trafic est particulièrement important à Mundra, deuxième port de l’État mais aussi du pays, en lien avec les activités du groupe Adani dont nous verrons plus loin qu’il s’agit d’un conglomérat infrastructurel au sein duquel la filière charbonnière est fort importante ; inauguré en 1988, le port de Mundra, qui a été concédé à au groupe Adani par le Gujarat Maritime Board, est au cœur de ce dispositif, mais Adani va aussi opérer, comme indiqué ci-dessus, un gros terminal vraquier à Tuna, le nouveau port satellite du port majeur voisin de Kandla.
13La place fait défaut (et des informations précises aussi en ce qui concerne les ports mineurs) pour détailler les autres trafics, mais deux éléments significatifs méritent d’être signalés. D’une part, le minerai de fer a un relief très faible dans les trafics portuaires du Gujarat (7 Mt en 2014-2015), car il concerne principalement certains ports du Golfe du Bengale, mieux positionnés par rapport aux gisements miniers et aux complexes sidérurgiques indiens [Charlier & Mbatchou 2016]. D’autre part, les conteneurs y comptent aussi, globalement, pour moins que la moyenne nationale (11 % contre 15 %), mais pour un tonnage beaucoup plus appréciable que dans le cas du minerai de fer (47 Mt, auxquels correspondent près de 3,7 millions d’EVP ou unités équivalentes de vingt pieds, le standard mondial de mesure des manutentions conteneurisées, souvent préféré aux tonnages dont il a été question jusqu’ici).
14Aux 2,7 millions de conteneurs manutentionnés à Mundra en 2014-2015 correspondait un tonnage brut (tare des boîtes comprise) de l’ordre de 35 Mt, soit 31,5 % du trafic total de ce port plurifonctionnel. Son promoteur affiche l’ambition d’en tripler le trafic total à l’horizon 2020 (ce qui placerait alors assurément Mundra au premier rang national) et d’en porter dans le même temps le trafic conteneurisé à 6,6 millions d’EVP. Pour l’instant, celui-ci passe par trois terminaux spécialisés, dont un est exploité en propre par Adani, un autre est concédé au manutentionnaire global Dubai Ports World (DPW, qui l’a repris de P&O Ports, concessionnaire initial) et un troisième est exploité conjointement par Adani et le grand armement italo-suisse Mediterranean Shipping Company (MSC, via sa filiale TIL). En 2015, l’armement français CMA CGM a obtenu à son tour une concession pour développer un quatrième terminal à Mundra, ce qui sera également fait en partenariat avec Adani qui poursuivra ainsi sa diversification horizontale par rapport à la filière du charbon [Charlier & Mbatchou 2016].
15Le doublement du trafic conteneurisé de ce port qui devrait résulter de la mise en service de cette nouvelle installation et de la poursuite de la montée en puissance des trois autres ne propulsera cependant pas Mundra au premier rang national pour ce type de trafic. Celui-ci est occupé de longue date par Nhava Sheva, un port majeur spécialisé dans les conteneurs inauguré en 1989 face à celui de Bombay et dont la gestion a été alors confiée au Jawaharlal Nehru Port Trust (JNPT), avec là aussi certains terminaux concédés à des investisseurs internationaux. En 2014-2015, ce port du Maharashtra, qui peut s’appuyer tout autant sur un énorme marché local que sur un vaste hinterland englobant, comme pour Mundra, le Nord et le centre de l’Inde, venait largement au premier rang national avec près de 4,5 millions d’EVP [Charlier 2015]. Son leadership national ne devrait pas être remis en cause par les renforcements de capacité évoqués ci-dessus pour Mundra, car un quatrième terminal va aussi être réalisé à Nhava Shava, dont le trafic devrait aussi doubler (à environ 10 millions d’EVP) si on tient également compte des renforcements de capacité qui auront lieu simultanément sur les installations existantes [Charlier & Mbatchou 2016].
16Par contre, les développements prévus ailleurs en Inde ne devraient pas remettre en question le deuxième rang national de Mundra pour les conteneurs, même si le nouveau port à conteneurs que le groupe Adani va construire et exploiter dans le Sud du Kerala à Vizhinjam atteint son objectif de trafic ; celui-ci est de l’ordre de 5 millions d’EVP, mais la concurrence régionale sera forte, surtout avec Colombo qui est tout aussi bien placé comme plate-forme de transbordement et dispose d’une longueur d’avance [Charlier 2015b]. Ainsi qu’il apparaît au tableau 4, Chennai vient présentement en troisième position avec 1,5 million d’EVP, mais l’espace y fait défaut pour une croissance significative et l’avenir des trafics conteneurisés au Tamil Nadu se situe plutôt dans les ports voisins d’Ennore et de Kattupalli, l’un majeur et l’autre mineur ; le groupe Adani, encore lui, a récemment obtenu une concession pour réaliser un nouveau terminal à conteneurs dans le premier et a racheté le second, qui est déjà équipé pour ce trafic, à son développeur privé initial ; cependant, les développements qui y sont envisagés d’ici à 2020 sont d’une moindre ampleur qu’à Mundra, dont la deuxième position nationale pour les conteneurs ne devrait pas être compromise, même en agrégeant les chiffres futurs des installations quasiment contigües de Chennai, Ennore et Kattupalli [Charlier & Mbatchou 2016].
Tableau 4 – L’évolution du trafic des principaux ports à conteneurs indiens depuis 1990 (000 EVP)
|
1990-91
|
1994-95
|
1998-99
|
2002-03
|
2006-09
|
2010-11
|
2014-15
|
Nhava Sheva
Mundra
Chennai
Pipavav
Kolkata & Haldia
Tuticorin
Kochi
Autres ports
(dont Mumbai)
|
55
0
109
0
71
20
49
377
(324)
|
244
0
200
0
118
57
86
558
(487)
|
669
0
284
0
160
100
129
805
(509)
|
1930
42
425
0
223
213
166
526
(213)
|
3298
78
866
250
349
377
227
514
(138)
|
4270
1230
1524
620
526
468
312
597
(72)
|
4466
2720
1552
785
630
560
365
629
(45)
|
Total Inde
|
681
|
1257
|
1932
|
3408
|
5849
|
9398
|
11605
|
Élaboration de l’auteur d’après des chiffres de l’Indian Ports Association, d’Adani Ports et de Gujarat Pipavav Port
17Au niveau du Gujarat, Mundra n’a pas non plus grand-chose à craindre puisque Kandla, qui y était entré le premier dans la course, n’a pu conclure positivement les négociations engagées avec un investisseur étranger (P&O Ports). Celui-ci s’est par la suite tourné vers Mundra, de sorte que Kandla, dont le modeste trafic conteneurisé (jamais supérieur à 100.000 EVP) s’exerçait à un terminal multivalent, a été progressivement balayé de la scène conteneurisée indienne. Son trafic de ce type est désormais nul en raison de l’effet d’ombre de Mundra, similaire à celui, au Maharashtra voisin, de Nhava Shava sur Mumbai (lequel était au départ le principal port à conteneurs indien). Mais le plus grand port à conteneurs du Gujarat ne règne pas sans partage au sein de cet État, car un autre investisseur international, le groupe maritime danois Maersk, dont la flotte conteneurisée vient au premier rang mondial, a développé (via sa filiale de manutention APMT) un nouveau port mineur à Pipavav sur les rivages occidentaux du Golfe de Cambay ; après un démarrage pas très concluant en partenariat avec des investisseurs locaux, Maersk en a finalement pris le contrôle à 80 % sous le nom officiel de la société Gujarat Pipavav Port, cotée sur la NSE de Bombay comme le groupe Adani précité. En 2014-2015, le trafic s’y est élevé à près de 800.000 EVP et ici aussi son doublement est prévu à l’horizon de l’année 2020. Mais Pipavav n’est pas qu’un port à conteneurs, car ses promoteurs ont voulu en faire un outil plurifonctionnel au service de la région voisine ; en tenant compte des trafics non conteneurisés que le port accueille également, son trafic total pouvait être estimé à 14 Mt en 2014-15 [Charlier 2015a].
18La figure 2, qui met bien en évidence que le fait que le trafic du Gujarat est surtout polarisé sur le Golfe de Kutch, montre que deux autres ports mineurs, eux aussi de création récente, contribuent, en sus de Pipavav, à une certaine déconcentration vers les rivages du Golfe de Cambay. Derrière leur mise en place, il a le groupe Adani, dans les deux cas en partenariat avec des gros industriels au travers de deux structures bicéphales. D’une part, à Dahej (24 Mt au total en 2014-2015), il y a le « véhicule spécial » (selon la dénomination indienne pour de telles coentreprises ponctuelles) Adani Petronet (Dahej) qui associe le groupe Adani, en charge de la partie non méthanière du port, et la société gazière indienne Petronet qui y a réalisé deux jetées méthanières. D’autre part, à Hazira (11 Mt), il y a la coentreprise Hariza LNG and Port qui réunit, selon le même principe, le groupe Adani et les exploitants (Shell et Total) d’un terminal méthanier concurrent de celui de Dahej.
Figure 2 – Le trafic des principaux ports du Gujarat en 2014-2015
19Localisé au débouché du Tapti, Hazira est l’un des deux ports mineurs englobés dans la zone métropolitaine de Surat (la deuxième du Gujarat après Ahmedabad) et est de construction récente (2000). Plus en amont sur ce fleuve, il y a aussi le port de Magdalla développé à partir de 1982 au titre d’une catégorie portuaire nationale aujourd’hui disparue, celle des ports intermédiaires ; il ne s’agit pas ici d’un port au sens formel du terme comme dans le cas d’Hazira, mais d’une collection de jetées privées établies par des industriels en bordure du fleuve en aval de la ville de Magdalla. Comme Sikka, Magdalla entre dans la catégorie des ports sous la supervision directe du Gujarat Maritime Board, contrairement à ceux qui ont été cédés globalement par celui-ci à l’un ou l’autre exploitant privé comme Mundra ou Pipavav, et Hazira y est une sorte de « port mineur dans le port mineur ». En 2014-2015, le trafic total du bipôle Hazira-Magdalla peut être estimé à 27 Mt, dont 11 Mt pour le « port dans le port » qu’est Hazira et 16 Mt pour les autres installations (pour partie aux jetées précitées, mais aussi pour moitié par transbordement sur des barges dans une zone d’ancrage au large, en raison de la trop faible profondeur sur le fleuve).
20Deux gros projets portuaires méritent aussi d’être mentionnés à propos du Golfe de Cambay [Glad & Joseph 2015]. Tout d’abord, il y a celui, récemment confirmé, d’un troisième port méthanier, à Jafarabad (au sud-ouest de Pipavav), promu par la société gazière indienne Swan Energy, le transporteur maritime belge Exmar (qui apportera la technologie innovante des unités flottantes de regazéification) et la Gujarat State Petroleum Corporation ; cette dernière va par ailleurs construire un autre terminal méthanier à Mundra, en s’associant cette fois au groupe Adani, renforçant encore davantage le rôle du Gujarat en tant que plaque tournante des importations gazières indiennes. De retour dans le Golfe de Cambay, il y a ensuite, dans un genre très différent, le projet d’un service de ferries au travers dudit golfe, pour lequel le Gujarat Maritime Board a décidé de mettre en place des terminaux rouliers publics à Dahej et à Gogha (sur la rive opposée du golfe, à 23 km par la mer contre 360 km par la route) ; concédée à un opérateur privé encore à désigner, la ligne roulière qui les unirait pourrait constituer l’amorce d’un réseau plus complet qui comprendrait ensuite une route plus longue au travers du golfe, entre Hazira et Pipavav, voire des liaisons parallèles aux côtes vers le Golfe de Kutch d’une part et Mumbai de l’autre selon un principe similaire à celui des « autoroutes de la mer » parallèles aux côtes que l’Europe s’efforce aussi de promouvoir.
21Mais c’est bien évidemment au travers de sa première position mondiale pour la déconstruction navale que le Golfe de Cambay est le plus connu, à cause des quelque 150 chantiers qui sont actifs depuis 1983 sur les plages d’échouage de la Baie d’Alang (choisies en raison d’une morphologie des fonds et d’un jeu des marées particulièrement favorables). Pour ce qui concerne le volet nautique de leurs activités, ces entreprises sont placées sous la supervision administrative du conseil maritime de l’État, lequel n’a cependant aucune prise sur les aspects sociaux et environnementaux de cette industrie fort controversée. Selon l’ONG française Robin des Bois, l’Inde (dont presque tous les chantiers de ce type sont concentrés dans ladite Baie d’Alang), a pris à son compte 36 % des 8000 navires déconstruits dans le monde entre 2006 et 2015, contre 26 % pour le Bangladesh, 16 % pour la Chine et 13 % pour le Pakistan. Les chantiers d’Alang ont notamment à leur actif la déconstruction, en 2010, du plus grand navire de commerce jamais construit, le pétrolier Seawise Giant (qui a porté plusieurs noms durant une carrière terminée comme unité de stockage flottante) et, en 2007-2008, celle de l’ex-paquebot France (devenu le Norway dans sa seconde vie commerciale comme navire de croisière et arrivé finalement en Inde sous le nom de Blue Lady). Le porte-avions Clemenceau, devenu la coque Q-790, aurait également dû y être démantelé en 2006, mais son accès fut interdit par les autorités indiennes sous la pression d’organisations environnementales internationales ; son remorquage fut interrompu dans l’Océan Indien alors que le convoi avait déjà franchi le canal de Suez et le Q-790 fut ramené à Brest via le Cap de Bonne Espérance, pour être finalement démantelé en 2009-2010 dans un chantier britannique offrant de meilleures garanties environnementales.
22Comme indiqué dans l’introduction, les spectaculaires développements portuaires observés sur le dernier quart de siècle au Gujarat n’auraient pas été possibles sans l’action de nombreux acteurs, les uns institutionnels et les autres privés, dont les intérêts ont convergé pour développer cette « nouvelle frontière portuaire » délaissée par le pouvoir fédéral. Parmi les premiers acteurs, nous mettrons tout particulièrement en évidence ici le conseil maritime dont cet État fut le premier à se doter en Inde, ainsi que le principal de ces groupes privés, dont les attaches sont régionales. D’autres acteurs sont aussi intervenus, tant dans la sphère publique qu’au niveau des investissements privés, mais les rôles complémentaires joués par le Gujarat Maritime Board d’une part et le groupe Adani d’autre part nous semblent véritablement fondamentaux et méritent donc d’être mis plus particulièrement en avant.
23S’agissant des pouvoirs publics, le Gujarat n’a guère pu compter sur le pouvoir central pour le développement de son appareil portuaire, à l’exception de la création du port de Kandla dès 1955. Mais, en excluant son avant-port pétrolier de Vadinar, ce port se limite à une dizaine de postes pour marchandises sèches et à six jetées pour vracs liquides, en un lieu qui fut plus choisi pour sa situation (très à l’intérieur des terres et donc au plus près de l’arrière-pays qu’il s’agissait de desservir) que pour son site et les aptitudes nautiques de ce dernier. Celui-ci s’avère désormais fort contraignant et son accès est limité à des unités de taille très moyenne par rapport aux normes contemporaines ; aussi n’est-ce pas à Kandla (ni même à Vadinar, qui a atteint son potentiel maximal) que se situe l’avenir portuaire du Gujarat. Des sites en eau généralement plus profonde furent retenus par la suite par le Gujarat Maritime Board et les investisseurs privés auxquels il a confié le développement des nouveaux ports et des jetées industrielles qui ont fleuri sur les rivages de l’État ; il faut cependant noter que dans presque tous les cas, l’envasement permanent (liés aux apports considérables dans les deux golfes de sédiments venus de l’intérieur des terres) est un réel problème qui engendre des coûts de dragage non négligeables pour le simple maintien des profondeurs importantes souhaitées [Glad & Joseph 2015].
24Basé fort logiquement dans la capitale de l’État Gandhinagar (ville intérieure proche d’Ahmedabad), le Gujarat Maritime Board ne peut être soupçonné de favoriser un port régional plutôt qu’un autre (pas plus que le pouvoir central ne l’est à l’échelle nationale, puisque les services supervisant les ports majeurs sont localisés au sein du Ministère des Transports Maritimes à Delhi). Les développements très supérieurs relevés ci-dessus sur les rivages du Golfe de Kutch par rapport à ceux du Golfe de Cambay ne sont donc pas de son fait, mais de celui des acteurs privés (portuaires et industriels) dont les stratégies propres ont convergé d’un côté plutôt que de l’autre. Par ailleurs, il convient de relever que rien n’aurait sans doute été possible sans l’action parallèle d’autres services de l’État du Gujarat, dont le Gujarat Infrastructure Development Board pour la mise en place des infrastructures de nature non portuaire (en complément à l’État central) et la Gujarat Industrial Development Corporation pour la mise à disposition d’une variété de sites à vocation économique dans les ports, près de ceux-ci et plus généralement dans l’État. En 2015, on en trouvait au total 186 au Gujarat, de taille très variable et aux vocations différentes [Glad & Joseph 2015] ; parmi celles-ci, il y a six zones économiques spéciales (Special Economic Zones, assimilables à des zones franches), dont il sera question plus loin à propos de la plus grande qui se situe à Mundra.
25Différentes formules juridiques ont été retenues par le conseil maritime régional pour exploiter en propre, concéder des jetées à des clients industriels ou céder des sites portuaires entiers à des investisseurs privés qui peuvent eux-mêmes en avoir concédé ensuite une partie à d’autres, nationaux ou internationaux [Patel 2014]. Toutes convergent pour que le secteur privé s’investisse au maximum en laissant à l’État du Gujarat un rôle qui relève plus de l’impulsion et de la coordination que d’une implication financière directe, dont il n’aurait guère les moyens. D’autres États ont suivi avec retard l’exemple du Gujarat pour se substituer en quelque sorte au pouvoir fédéral ou en tout cas agir en parallèle avec celui-ci, ce qui s’est plutôt bien passé ici mais ne va pas toujours sans poser des problèmes ailleurs [Nekrouf 2015] ; le plus en pointe en la matière après le Gujarat est actuellement l’Andhra Pradesh, le seul autre État où le trafic des ports mineurs dépasse celui des ports majeurs, avec respectivement 83 Mt et 58 Mt [Charlier 2015a]. Partout ailleurs, les ports majeurs dominent encore, parfois de manière plus ou moins exclusive comme au Bengale Oriental, au Tamil Nadu, au Kerala, au Karnataka ou à Goa, mais aussi moins nettement comme au Maharashtra et l’Orisa qui se sont ouverts récemment aux investissements privés dans leurs ports mineurs après s’être dotés à leur tour de conseils maritimes clairement inspirés de celui du Gujarat [Nekrouf 2015].
26Alors que Sikka est un port très basique (de simples jetées pétrolières) s’appuyant sur un seul gros client industriel (les deux raffineries jointives de Reliance à Jamnagar), Mundra est un port multivalent aux installations portuaires diversifiées, sur lesquelles s’appuie une zone économique spéciale (ZES) de très grande taille (6 500 ha actuellement et 15 000 ha à terme). On trouve actuellement à Mundra deux « ports dans le port », avec d’un côté le port Sud et de l’autre le port Ouest (auquel est notamment associée une très grosse centrale thermique du groupe Adani) ; ce dispositif va être complété par un port Est, selon un schéma d’ensemble mieux pensé que ce qui se fait en général dans les ports indiens et qui « offre de l’air » pour une forte croissance du trafic portuaire comme des activités logistiques et industrielles associées.
27Tout y a commencé de manière très modeste, en 1988, via une jetée concédée par le Gujarat Maritime Board à la société Gujarat Adani Ports Ltd (GAPL) créée pour la circonstance par le groupe Adani ; ensuite, les choses se sont rapidement emballées, le développement, les opérations et la maintenance de ce qui n’était encore alors qu’un port en devenir lui étant concédés dès 2001. Parallèlement, pour prendre en charge le volet foncier du développement industrialo-portuaire, la société Mundra Special Economic Zone Ltd (MSEZL) est constituée en 2003 ; puis elle fusionne en 2006 avec la précédente sous le nom de Mundra Port and Special Economic Zone Ltd (MPSEZL), qui reflète la nature bicéphale assez unique des activités d’Adani à Mundra. L’échelle de celles-ci s’étant étendue au pays tout entier, la MPSEZL est finalement rebaptisée Adani Ports and Special Economic Zones Ltd (APSEZL) en 2012.
28Trois types de diversification géographique des activités portuaires d’Adani peuvent être identifiés par rapport au noyau initial de Mundra :
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le développement (en propre ou conjointement) de nouveaux ports mineurs, au Gujarat (avec les ports de Dahej et de Hazira) ou ailleurs (avec le projet de port à conteneurs de Vizhinjam au Kerala) ;
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la reprise de contrôle de ports mineurs existants après en avoir racheté la concession à leur développeur initial (Kattupalli au Tamil Nadu et, surtout, Dhamra en Orisa, dont Adani veut faire « le Mundra de l’Est » parce qu’une grande ZES y est associée) ;
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la mise en place de terminaux privés dans certains ports majeurs, en y obtenant des concessions pour une partie des installations (c’était déjà le cas à Mormugao à Goa ainsi qu’à Vishakhapatnam en Andhra Pradesh et cela vient de l’être récemment à Kandla-Tuna au Gujarat ainsi qu’à Ennore au Tamil Nadu).
29Le port satellite de Kandla à Tuna est particulièrement intéressant en ce sens qu’il constitue un cas de transition entre les deuxième et troisième catégories, avec une sorte de nouveau port mineur réalisé à côté d’un port majeur existant, mais dans sa sphère administrative. Ceci traduit la perte de pertinence de la dichotomie historique entre ports majeurs et mineurs ; par ailleurs, si besoin en était, ceci montre que le groupe Adani ne se désintéresse pas, au plan portuaire, du Golfe de Kutch et continue à y investir, même s’il a entrepris une diversification géographique qui l’a d’abord mené dans celui de Cambay, puis en dehors du Gujarat et désormais aussi à l’étranger (sur l’île indonésienne de Bunyu ainsi qu’à Port Abbott en Australie, dans les deux cas en lien avec des gros projets d’extraction charbonnière du groupe Adani).
30La configuration de ce conglomérat infrastructurel a évolué au fil du temps et s’articule actuellement autour de quatre entreprises distinctes cotées sur le NSE de Bombay, après une réorganisation actionnariale complexe intervenue en juin 2015 :
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Adani Enterprises Ltd, principalement active dans l’importation charbonnière (avec 58 Mt en 2015 et un objectif de 200 Mt en 2020), où sont aussi logées diverses autres activités (dont une historique dans le commerce de l’huile de palme) ;
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Adani Ports and Special Economic Zone Ltd dont il a été déjà été question ci-dessus, axée sur les activités portuaires (avec un total de 144 Mt manipulées en 2015 et là aussi un objectif de 200 Mt en 2020, lequel nous semble fort modeste) ; comme indiqué plus haut, APSEZL a depuis longtemps un deuxième pilier avec la valorisation de la vaste zone économique spéciale associée au port de Mundra (et maintenant aussi celle de Dhamra) ; et même si cela ne transparaît pas dans sa dénomination, elle en a même un troisième dans le domaine de la logistique (portuaire ou intérieure) et du transport ferroviaire (avec notamment deux lignes privées propres, de 64 km chacune, pour relier respectivement Mundra et Dhamra au réseau national, ainsi qu’une licence nationale de transporteur ferroviaire et une flotte propre de trains-blocs pour les conteneurs en double empilage) ;
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Adani Power Ltd et Adani Transmission Ltd, en charge respectivement de la production d’énergie électrique (dans des centrales thermiques, mais aussi dans le domaine des énergies vertes) et de sa transmission.
31Après l’opération de déconsolidation survenue à la mi-2015, le taux de contrôle des propriétaires familiaux du groupe Adani sur ces différentes entreprises varie assez fortement, mais ils en ont toujours dans tous les cas le contrôle majoritaire, avec 75 % des parts d’Adani Enterprises ainsi que d’Adani Transmission, contre seulement 56 % de celles APSEZL, 63 % de celles d’Adani Power et seulement 56 % de celles d’Adani Ports, dont l’ouverture au marché boursier est donc la plus poussée. Ceci est tout à la fois un avantage en termes de possibilités de levées de capitaux pour permettre son développement et un frein possible à celui-ci, en raison de la frilosité que la « tyrannie du marché » (boursier) pourrait exercer sur les dirigeants, alors que ceux-ci prennent généralement des paris sur le futur plus osés dans les sociétés non cotées ou à très fort ancrage familial.
32L’histoire portuaire indienne est tout à la fois fort ancienne quand on considère que les germes du système actuel remontent à l’époque coloniale et très complexe quand le regard porte plus particulièrement sur le dernier quart de siècle. Durant celui-ci, le pouvoir fédéral a perdu progressivement le contrôle de la manœuvre, avec un glissement relatif des trafics des ports majeurs, qu’il contrôle, vers les ports mineurs, qui sont du ressort des États, ainsi qu’une participation croissante des acteurs privés, nationaux et internationaux (non seulement dans les ports mineurs mais aussi dans les ports majeurs). Le Gujarat illustre parfaitement cette tendance de fond, au point que le rôle du fédéral y est devenu secondaire (ce qui est maintenant aussi le cas en Andrah Pradesh, mais dans une moindre mesure). Sikka et Mundra, deux ports définis administrativement comme mineurs mais qui sont en fait les deux plus importants du pays, y sortent du lot ainsi que Kandla, un port majeur qui vient au troisième rang national et régional. Tout a en fait commencé dans la seconde moitié des années cinquante quand fut créé ce port fédéral, auquel furent adjoints rapidement un port satellite (Vadinar) puis très récemment un second (Tuna) qui constituent en quelque sorte des ports mineurs au sein d’un port majeur, amplifiant encore le phénomène de la décentralisation portuaire.
33La « révolution portuaire » du Gujarat résulte de l’action convergente (mais pas nécessairement concertée) d’une série d’acteurs, dont les deux principaux furent selon nous, d’une part, le Gujarat Maritime Board, qui a été un facilitateur précoce, dynamique et efficace au niveau institutionnel, et d’autre part le groupe privé régional Adani, au travers de sa filiale portuaire. Volant désormais de ses propres ailes en bourse de Bombay, celle-ci est sortie du cadre spatial du Gujarat, où elle a fait ses premières armes, et est désormais présente dans plusieurs autres États. Elle présente aussi l’originalité de n’être pas que portuaire, puisqu’un volet de ses activités porte sur le développement des grandes zones économiques spéciales multiproduits associées à certains ports (dont Mundra et désormais aussi Dhamra à l’autre extrémité du pays) et puisqu’un autre concerne la logistique (portuaire mais aussi terrestre).
34En l’espace du dernier quart de siècle, les trafics portuaires ont augmenté d’une manière spectaculaire en Inde en général et plus encore dans les ports riverains de la Mer d’Oman. Parmi ceux-ci, ceux du Gujarat affichent la croissance la plus forte, avec une polarisation sur le Golfe de Kutch, même si un pôle secondaire est en train de naître sur les rivages du Golfe de Cambay (qui accueillent par ailleurs le plus puissant pôle mondial de déconstruction navale). Rien n’est cependant définitivement acquis et la baisse de régime observée actuellement en Chine pourrait faire tache d’huile en Asie, y compris du Sud. Les chiffres provisoires disponibles pour les trois premiers trimestres de l’année financière 2015-2016 pour les ports majeurs du pays ainsi que pour les ports mineurs du Gujarat amènent en effet à la prudence dans les projections ; ils font état d’une stagnation globale qui pourrait marquer la fin d’un supercycle pour les ports indiens (ou en tout cas une pause dans celui-ci) et déboucher à court terme sur une sous-utilisation des importantes capacités additionnelles récemment mises en place dans plusieurs ports ou prévues dans d’autres, au Gujarat comme dans le reste du pays.