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Dupont d’Avignon (1971-2017), simultanément au cœur et à la marge de la géographie française

Dupont of Avignon (1971-2017), simultaneously in the heart and outside of the french geography
Christian Grataloup
p. 327-332

Résumés

Durant 46 ans un groupe de géographes s’est réuni pour travailler collectivement à la transformation de la géographie en France et, quelque peu, au-delà. Il y a peu d’autres exemples, en sciences humaines, d’un tel intellectuel collectif aussi durable. Le 14 octobre 2017, l’AGF lui a donné la parole.

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Dédicace

En hommage à Franck Auriac, Henri Chamussy, Henri Delannoy, Robert Ferras, Jean-Paul Ferrier, René Grosso, Maryvonne Le Berre, Michel Vigouroux et quelques autres qui firent vivre le Groupe Dupont

Texte intégral

1En 2017, le Groupe Dupont a décidé de mettre fin à ses activités. Dans l’idiolecte du Groupe, souvent imagé, fut préférée l’expression moins fermée sur l’avenir de « dormition », dont les réminiscences mariales rendaient un discret coup de chapeau à celui qui fut sans doute son membre le plus fervent, Henri Chamussy. Cette décision faisait suite aux deux décès à quelques mois d’écart d’Henri Chamussy (en septembre 2015) et de Jean-Paul Ferrier (en avril 2016). Ce ne fut pas relevé sur le coup, mais, comme l’a reconstitué Annick Douguédroit dans l’article qui suit, grâce à une quête de témoignages oraux, cela avait justement été la rencontre en 1970-1971 de ces deux géographes, alors jeunes assistants (Chamussy naquit en 1935 et Ferrier en 1937), qui avait été à l’origine de la conception du Groupe Dupont. La boucle était bouclée.

2Cependant, bien des membres du Groupe étant en forme, y compris parmi les fondatrices et fondateurs, fut proposée à l’Association de Géographes Français une journée de réflexion sur le rôle singulier de ce compagnonnage très original dans la géographie française de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Ce n’était pas la première fois que l’AGF consacrait une de ses journées du samedi à une réflexion sur l’histoire disciplinaire. Ce fut en particulier le cas de la séance du 17 mai 2014, « Les tournants de la géographie des années 1960 aux années 1980 » [Grataloup & al. 2015]., au cours de laquelle Henri Chamussy présenta déjà la naissance du Groupe Dupont [Chamussy 2015].

3Le samedi 14 octobre 2017 eut donc lieu, à l’Institut de géographie de Paris, rue Saint-Jacques, une réflexion intitulée « Autour du Groupe Dupont : l’introduction de la systémique dans la géographie française ». Toutes les communications ne sont pas reproduites dans ce volume du BAGF. Les textes qui suivent vont du témoignage, à l’introspection épistémologique, de l’histoire du temps présent de la géographie à la réflexion prospective sur la théorie de l’espace des sociétés. Il n’y a pas eu de planification préalable des interventions, chaque communication étant laissée au livre choix de son auteur. Cependant, le fait que les deux textes centrés sur une personnalité soient consacrés à Henri Chamussy et Jean-Paul Ferrier nous ramène à l’origine du mouvement.

1. Un intellectuel collectif générationnel

4En 1935, un groupe de jeunes chercheurs, profondément insatisfait de l’enseignement qu’ils avaient connu, en rupture avec leurs maîtres peu nombreux et âgés, instituent un groupe de recherche sous un nom imaginaire afin de refonder leur discipline. Il ne s’agit pas de géographie, mais de mathématique. Ce groupe porte le nom de Nicolas Bourbaki. Vu l’importance qu’il a joué dans l’histoire de sa discipline, vu l’influence qu’il a eu sur son enseignement (les « maths modernes » de la réforme Lichnerowicz des années 1960), il serait présomptueux de lui comparer le Groupe Dupont, pourrait-on penser. Quoique…

5Dans les deux cas, il y a une nette rupture générationnelle. Nul doute, comme plusieurs articles ci-après le rappellent, que les géographes fondateurs du Groupe Dupont, tous nés à la fin des années 1930, voire au début des années 40, avaient participé à la grande vague de recrutement d’assistants de la fin des années 1960 destinée à faire face à l’explosion des effectifs d’étudiants. Ces jeunes universitaires représentaient une base démographique très large dominée par un très petit nombre de professeurs presque tous beaucoup plus âgés. La situation était plus caricaturale encore pour Bourbaki, puisque la génération de leurs aînés immédiats avait péri dans les tranchées de la Première guerre mondiale et qu’il avait fallu remobiliser de beaucoup plus vieux mathématiciens pour les former. Les fondateurs de Bourbaki, une dizaine de mathématiciens dont, en particulier, André Weil (le frère de Simone, laquelle participa aux premières réunions) et Jean Dieudonné, tous deux nés en 1906, ainsi qu’Henri Cartan (né en 1908), avaient été des promotions 1922 à 1925 de la Rue d’Ulm. C’est là qu’ils éprouvèrent une vive insatisfaction face à leurs professeurs.

6Pour les Dupont, la lacune dans la pyramide des âges universitaire ne pouvait être aussi radicale, mais il s’est plutôt agi d’une discontinuité épistémologique. Même si certain(e)s professeur(e)s, comme Jacqueline Beaujeu- Garnier ou Philippe Pinchemel, né(e)s dans les années 1920, et quelques autres, représentaient l’amorce d’un renouveau, la solution de continuité intellectuelle avec la géographie universitaire alors dominante était sans doute presque aussi béante que celle en mathématiques à l’époque des jeunes Bourbaki. La preuve en est que bien d’autres géographes de générations très proches opérèrent également une rupture avec le passé immédiat, aboutissant à des choix épistémologiques éventuellement différents (Yves Lacoste, né en 1929, créateur de la revue Hérodote en 1976, la même année que le premier Géopoint) ou très voisins (Roger Brunet, né en 1931, fondateur de L’Espace géographique en 1972). Mais, étant un peu plus jeunes, les premiers Dupont furent plus affectés par un syndrome assez répandu chez les anciens assistants de la fin des années 60, pas seulement en géographie : l’anti-mandarinat. L’article de Bernard Elissalde met particulièrement l’accent sur ce fait qui affecta particulièrement cette génération. La forme obsolète de la thèse d’Etat au long cours conjuguée à la sclérose théorique de la géographie d’après-guerre avait rendu ce rite insupportable.

7Dans les deux cas, Bourbaki et Dupont, les pratiques universitaires étrangères, en particulier d’outre-Atlantique, représentèrent au début un modèle d’innovation face à la sclérose de la scène française. Le parallèle historique est valable pour la suite des deux histoires. Après une période fondatrice d’intense travail en interne, dans les années 30 pour les matheux et 70 pour les géographes, il y eut un moment de confrontation et de diffusion, une influence visible dans l’ensemble de la discipline, souvent portée par l’arrivée des membres des groupes à des postes de responsabilité ou d’influence. Dans un très joli texte d’Henri Chamussy, rédigé peu de temps après la célébration du 25ème anniversaire du Groupe [Chamussy 1997], l’auteur s’attaque à certaines réputations que commence alors à traîner l’association, en particulier celle d’être une franc-maçonnerie (critique qui amusait le très catholique Henri) qui caserait (et fort bien) ses membres. Il s’amuse également du fait que des étudiants présentent ce qui était révolutionnaire à l’esprit des premiers Dupont, la « géographie quantitative » et la systémique pour aller vite, comme l’objet central, médian, bref banal, de l’enseignement dispensé à la fin du XXe siècle, à rebours duquel ils sont d’ailleurs tentés d’explorer d’autres voies…

8Ces parcours de groupes présentent donc d’évidence la forme d’un cycle de vie : jeunesse révoltée, regroupement des forces pour changer les choses, effort créatif collectif, diffusion permettant de mettre à la retraite un paradigme frappé d’obsolescence, position d’influence et normalisation de l’ancienne nouvelle pensée... De telles vies collectives sont nécessairement générationnelles. A la différence du Groupe Bourbaki qui se réunit toujours aujourd’hui à l’Institut Henri Poincaré (voisin de l’Institut de géographie sur le campus Curie à Paris), le Groupe Dupont a décidé de clore l’aventure intellectuelle avec sa génération principale. La différence procède sans doute d’une particularité de la corporation mathématicienne : la prime aux jeunes générations (une médaille Fields ne peut être attribué à un Lauréat ayant dépassé 40 ans) : tout membre de Bourbaki doit céder sa place à 50 ans : le renouvellement est donc structurel. Malgré cela, le groupe, s’il vit toujours n’a plus l’aura de son âge d’or des années 1950-1960 lorsque ses membres récoltèrent 5 médailles Fields et ne joue plus de rôle essentiel dans la recherche internationale.

9De tels intellectuels collectifs s’avèrent nécessairement vivants dans le cadre d’une seule génération, prise au sens large. Le parallélisme décalé chronologiquement reste surtout valable sur le fond, les notions de structure et de système étant centrales dans les deux problématiques. Lorsqu’un champ scientifique se révèle en crise, le regroupement des forces de refondation est nécessaire. Une vie d’intelligence collective se met en place, avec ses dimensions humaines souvent folkloriques. Les Dupont n’ont jamais manqué d’esprit potache, mais les Bourbaki restent des maîtres. Dotés d’une revue interne justement baptisée La Tribu, les mathématiciens attribuèrent à Nicolas Bourbaki une patrie, la Poldévie (en fait inventée en 1929 pour un canular destiné à la Chambre des députés) dont la géographie aurait dû être écrite par les Dupont, procédèrent au mariage de sa fille Betti avec Monsieur Hector Pétard et firent paraître en 1968 son faire-part de décès (rédigé par Jacques Roubaud, grand chroniqueur de la Poldévie). La biographie de Théo Quant rédigée par Henri Chamussy (document à usage interne) n’est d’ailleurs pas sans parenté avec celle de l’illustre mathématicien poldève... Ces facéties, naguère traditionnelles chez les jeunes intellectuels dans la lignée du roman de Jules Romain Les copains, n’ont en fait rien de superficiel. Elles expriment une vie de groupe particulièrement dense, elles représentent un des éléments du ciment collectif. Quand les fondateurs devenus vieux, chez les mathématiciens comme chez les géographes, trouvaient leurs successeurs trop sérieux, manquant d’humour, ils exprimaient tout simplement la dimension collective et générationnelle, donc non reproductible, de leur aventure.

2. « L’union des travailleurs de la preuve »

10La dimension nécessairement collective de toute progression scientifique est magistralement résumée par cette formule de Gaston Bachelard [Bachelard 1949] et s’applique particulièrement aux Dupont. Le travail avait d’abord été un apprentissage collectif, une université coopérative, particulièrement pour maîtriser l’usage possible en géographie des mathématiques. Ce savoir se devait d’être partagé très rapidement avec les étudiants. Un sous-ensemble grenoblois du groupe s’en chargea sous l’acronyme de « Chadule » (compaction des noms d’Henri Chamussy, Joël Charre, Pierre Dumolard, Marie-Geneviève Durand et Maryvonne Le Berre). Paru dès 1974 [Groupe Chadule 1974], ce manuel connut de nombreuses rééditions jusqu’en 2000, passant ainsi de la situation de manifeste d’une périphérie dynamique à celui de passage obligé, « normal » (au sens kuhnien) voir normalisateur, pour tout étudiant géographe.

11Si les cours entre soi ou avec un professeur invité disparurent dès la fin des années 1970, la mise en commun du savoir, sans hiérarchie des connaissances et des informations, continua jusqu’au bout. Une pratique essentielle devenue un rite sacralisé, la concrétisait : le Tour de table. Chacun, à tour de rôle, pouvait annoncer tout ce qui lui paraissait important depuis la précédente réunion, voire ressortir un ouvrage très ancien. Se succédaient ainsi des compte-rendus des dernières réunions du Comité national du CNRS ou des commissions du CNU dont certains Dupont étaient devenus membres, leur permettant alors d’influencer la politique scientifique, des notes de lectures, des annonces de colloques, des remarques sur un événement d’actualité dont le caractère géographique pouvait paraître pertinent, etc., le tout suscitant d’intenses discussions. La richesse de cette mise en commun, qui a pu durer parfois une demi-journée entière, justifiait à elle seule aux yeux de beaucoup de participants l’effort de prendre deux jours, cinq fois par an, pour venir à l’université d’Avignon. Le Tour de table, plus encore sans doute que les conférences dont une ou deux mobilisaient d’autres demi-journées des réunions, a contribué à la perpétuation et au renouvellement de l’intellectuel collectif.

12Enfin, après cinq années d’existence, le Groupe Dupont a éprouvé l’envie d’élargir le champ de ses débats et de le proposer à l’ensemble des géographes francophones et au-delà. En 1976 eut lieu à Genève le premier Géopoint. Aujourd’hui où presque chaque jour Geotamtam annonce un colloque, un symposium ou une journée d’étude, on a peine à imaginer ce qu’ont pu représenter les Géopoints. Pour ceux qui étaient étudiants dans les années 1970 (ma génération, celle de la revue EspacesTemps), ce fut le seul lieu, le seul moment, où pouvaient se retrouver tous ceux que la géographie académique d’alors avait désespérés sans qu’ils désespèrent pour autant de la géographie elle-même. Un moment attendu longuement à l’avance, source de réflexions et de débats longtemps après. Organiser ces colloques, en tester à l’avance les thématiques et les orateurs potentiels, en structurer les débats, puis en rassembler les actes fut certainement l’activité la plus prenante et structurante du Groupe, comme le montre la chronique ci-après rédigée par François Durand-Dastès. C’est pourquoi, il était important que ce moment fort survive à Dupont qui l’a transmis à un comité plus jeune. Un bel héritage de réflexion transversale à toute la géographie qui est maintenant à contre-courant dans un champ intellectuel en fragments, donc essentiel.

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Bibliographie

Bachelard, G. (1949) – Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 3ème éd. (1966), 216 p.

Chamussy, H. (1997) – « Le Groupe Dupont ou les enfants du paradigme », in R. Knafou (dir.), L’état de la géographie. Autoscopie d’une science, Paris, Belin, pp. 134-144.

Chamussy, H. (2015) – « Le Groupe Dupont dans le renouvellement de la géographie », Bulletin de l’AGF, vol. 92, n° 1, pp. 34-41, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/411

Grataloup, C. & al. (2015) – « Les transformations de la géographie au cours des années 1970 (1968-1981) », Bulletin de l’AGF, vol. 92, n° 1, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/388

Groupe Chadule (1974), Initiation aux méthodes statistiques en géographie, Paris, Masson, 192 p.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Grataloup, « Dupont d’Avignon (1971-2017), simultanément au cœur et à la marge de la géographie française »Bulletin de l’association de géographes français, 95-3 | 2018, 327-332.

Référence électronique

Christian Grataloup, « Dupont d’Avignon (1971-2017), simultanément au cœur et à la marge de la géographie française »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 95-3 | 2018, mis en ligne le 14 décembre 2018, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/3406 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.3406

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Auteur

Christian Grataloup

Professeur émérite, Université Paris Diderot, UMR 8504 Géographie-cité, dernier président du Groupe Dupont ; Institut de Géographie, 191, rue Saint-Jacques 75005 Paris, France – Courriel : grataloup.c[at]wanadoo.fr

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