- 1 Le haschich est un produit psychoactif élaboré (par compression) à partir de la résine obtenue par (...)
- 2 Classement de toute façon discutable ne serait-ce qu’au regard de la fiabilité des estimations maro (...)
1Le Maroc est depuis des années l’un des tous premiers producteurs et exportateurs de haschich1 au monde, officiellement après l’Afghanistan et probablement avant le Liban, l’Inde et le Népal, les autres producteurs mondiaux dont les productions sont toutefois peu étudiées et très mal connues2 [Labrousse & Romero 2001, ONUDC 2010, p. 184, Chouvy 2016]. Il recèlerait aussi probablement, et assez logiquement, parmi les plus importantes superficies mondiales de cannabis. Mais si le Maroc est indéniablement l’un des tous premiers producteurs de haschich au monde, il est aussi incontestablement le dernier de la région méditerranéenne. En effet, la prohibition mondiale et, parfois, les guerres, ont eu raison des productions grecque, égyptienne et syrienne. L’Albanie, quant à elle, est récemment devenue un producteur de cannabis d’importance. La production marocaine de haschich s’est, elle, développée en partie en conséquence de l’émergence du royaume chérifien en tant que destination privilégiée des hippies dans les années 1960, de la guerre du Liban (1975-1990), mais aussi du contexte nationaliste rifain, le Rif étant la région du nord du Maroc où la culture du cannabis est confinée depuis 1954. Ayant débuté au milieu ou à la fin des années 1960, la production marocaine de haschich n’aurait atteint son pic de production, notamment selon les enquêtes menées par l’ONUDC, qu’en 2003, lorsque quelque 3 070 tonnes de résines auraient été récoltées sur 134 000 hectares (1,48 % des terres cultivables du pays) [ONUDC 2003, p. 5].
- 3 Aucune estimation détaillée n’a été rendue publique depuis que l’Office des Nations unies contre la (...)
2Certes, depuis, les cultures de cannabis ont baissé, d’abord jusqu’à 72 500 hectares (en fait, la surface potentiellement récoltée, après éradication forcée de 15 160 hectares par les autorités marocaines) en 2005 (1 066 tonnes de haschich), date de la dernière enquête3 menée par les Nations unies [ONUDC 2007, p. 106], puis, selon des estimations marocaines unilatérales cette fois, jusqu’à 47 500 ha en 2010, en 2011, en 2012 et en 2013 (on ne manquera pas de noter la surprenante constance du nombre quatre années durant) [ONUDC 2003, p. 16, ONUDC 2015, p. 277]. La chute supposée de la production (de 3 080 tonnes à 760 tonnes, soit - 75 %) a officiellement accompagné celle des superficies cultivées (là aussi, - 75 % entre 2003 et 2010-2013). Mais si les superficies cultivées en cannabis ont bel et bien baissé au Maroc, il est plus difficile, sinon impossible, de confirmer l’importance de cette réduction [Afsahi & Chouvy 2015]. Et il est plus que probable que la production de haschich, extrapolée de façon mécanique sur la base des superficies cultivées (elles-mêmes estimées sans que l’on sache comment), soit largement sous-estimée, ainsi que le laisse penser la faible baisse des volumes saisis internationalement [EMCDDA 2012].
3Quoi qu’il en soit, le cannabis occupe toujours de vastes superficies dans le Rif, au vu et au su de tous, alors même que le contexte marocain diffère grandement de celui des productions illégales afghane d’opium et de coca en Colombie : en effet, aucun conflit armé n’y remet en question le contrôle politico-territorial de la monarchie chérifienne et ne permet donc d’expliquer que de telles superficies y soient consacrées, qui plus est de façon aussi ouverte, à une production agricole illégale. La culture illégale du cannabis procède donc en grande partie du statu quo qui, déjà avant l’accès à l’indépendance marocaine, existe entre l’État et les villages du Rif, sa tolérance par les autorités constituant une alternative au sous-développement d’une part et une garantie de paix sociale et politique d’autre part [Chouvy & Laniel 2006, Chouvy 2008, 2014]. Le Maroc a vu la culture du cannabis et la production de haschich se développer à l’échelle commerciale (monoculture de rente) surtout depuis les années 1980 malgré leur illégalité et le fait que le pays soit signataire des diverses conventions des Nations unies sur les stupéfiants et les substances psychotropes (1961, 1971, 1988) et de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée (2000). Étant illégales, les cultures marocaines de cannabis se limitent toutefois plus ou moins, en fonction des extensions ou des contractions qu’elles connaissent au fil des ans, au gré des aléas climatiques, des campagnes d’éradication forcée, de la corruption et de la tolérance étatique, à la région septentrionale et montagneuse du Rif qui borde la Méditerranée depuis Tanger, à l’ouest, jusqu’à l’oued Moulouya et la frontière algérienne, à l’est [Chouvy 2008].
4C’est en rappelant d’abord rapidement les héritages historiques coloniaux et postcoloniaux complexes du Rif que l’on pourra ensuite évoquer la façon dont le contexte socio-économique et politique (pauvreté, isolement, corruption, etc.) de la région y a permis le développement plus ou moins localisé (selon les époques) des cultures illégales de cannabis. Nous le verrons, l’économie du cannabis persiste dans le Rif depuis plusieurs décennies en ayant résisté à des politiques et des programmes antidrogue inefficaces voire contre-productifs. Un temps confronté à une crise du haschich sur le marché européen et à la réduction des superficies cultivées après 2005, l’économie marocaine du cannabis connaît depuis 2010 un processus de modernisation largement ignoré, tant par les autorités marocaines que par les instances internationales, processus qui n’est pas sans soulever de nouvelles questions relatives aux équilibres écologique et socio-politique d’une région fragile à divers égards.
Figure 1 –Culture du cannabis dans les provinces du Nord du Maroc en 2004 (par communes)
Carte montrant l’étendue quasi maximale probable des cultures de cannabis. Les données n’ont depuis pas été mises à jour, le retrait de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime du Maroc n’ayant pas permis de mener de nouvelles enquêtes de terrain. Les cultures ont depuis disparu de la province de Larache, à l’ouest, et sont concentrées dans la zone historique de culture du cannabis, dans les provinces de Chefchaouen, d’Al Hoceima et de Taounate (observations faites à plusieurs occasions par l’auteur entre 2003 et 2017).
Source : United Nation Office on Drug and Crime (UNODC) : enquête sur le cannabis, 2004. carte extradite du rapport, modifiée et complétée (Pierre Arnaud Chouvy, 2006)
5Relativement isolé du reste du Maroc, en raison de son relief montagneux, de son ancienne appartenance au Protectorat espagnol (1912-1956), et de son très faible niveau de développement et d’équipement, le Rif a longtemps été une « zone-barrière… assez fortement peuplée de montagnards sédentaires, à la recherche de ressources d’appoint » [Troin 2002, p. 327]. Marquée par le nationalisme historique des Rifains, la région a traditionnellement fait l’objet d’une politique étatique conciliante, voire d’un abandon économique certain, qui expliquent en partie la tolérance étatique visant la culture illégale du cannabis [Chouvy 2008].
6Pour comprendre l’émergence de la culture du cannabis et de la production de haschich au Maroc, il importe de revenir sur l’histoire tumultueuse de la région du Rif et la façon dont elle est devenue l’aire de production exclusive du pays. La plante aurait fait son apparition au Maghreb au VIIe siècle de notre ère lors des invasions arabes, avant que sa culture ne s’implante autour de Ketama, dans le pays sanhaja, au cœur du Rif, au XVe siècle. Ce n’est que bien plus tard, au XIXe siècle, que le sultan Moulay Hassan 1er (1873-1894) autorise officiellement la culture du cannabis pour la consommation locale dans cinq douars, ou villages, des tribus des Ketama, des Beni Seddate et des Beni Khaled, vraisemblablement pour contribuer à la pacification de la région [Labrousse & Romero 2001, Chouvy 2008].
- 4 Cité par Zakya Daoud [1999, p. 16].
7Après la division de l’Empire marocain en deux protectorats par la France et l’Espagne, cette dernière, dont le Protectorat englobe le Rif, autorise la culture du cannabis à quelques tribus : le contrôle des Rifains, dont « la faculté de résistance à toute influence extérieure est immense », impliquant en effet certaines concessions [Daoud 1999, p. 27]. En 1920, Mohammed ben Abdelkrim el Khattabi, l’Émir du Rif, ce « Vercingétorix berbère »4, selon la formule de Robert Montagne, sociologue officier des Affaires indigènes, unifie les tribus berbères du Rif dans leur résistance à la domination espagnole, défait l’armée espagnole et instaure la République du Rif (1923-1926) dans l’optique de créer un État fort apte à moderniser le Rif. Il fut le seul à avoir jamais réussi à interdire la culture et la consommation du cannabis dans le Rif, pratiques selon lui contraires (haram) aux principes de l’Islam. De fait, dès 1926 et le rétablissement du pouvoir espagnol dans le Rif, une nouvelle zone de tolérance du cannabis s’étend au nord de Fès, autour de Ketama, afin de permettre l’adaptation des tribus à l’ordre nouvellement instauré. Cette zone fut immédiatement réduite pour finir par être officiellement abolie en 1929, mais la production n’en continua pas moins à des niveaux élevés [Benabud 1957].
8Quant au Protectorat français, la culture du cannabis développée dans le sud du pays y fut progressivement proscrite, la France ayant signé, lors de la Conférence de Genève (1925), organisée par la Ligue des nations, la Convention internationale sur l’opium qui concernait aussi bien le pavot et la coca que le cannabis. En 1932, la culture du cannabis fut donc officiellement interdite par un dahir, ou décret royal. N’étaient plus autorisées que les cultures entreprises pour la Régie des tabacs et du kif autour de Kenitra, dans le Gharb, et de Marrakech, dans le Haouz. La Régie, une société multinationale de capital principalement français, bénéficiait en effet de l’extraterritorialité de la zone internationale du port de Tanger, où elle était fort commodément basée, et la culture du cannabis en zone française dura donc jusqu’à son interdiction en 1954. C’est ensuite, en accédant à l’indépendance, en 1956, que le Maroc étendit la prohibition à la zone espagnole et provoqua un vif mécontentement au cœur du Rif, contraignant le roi Mohammed V à se résigner à tolérer la culture du cannabis dans les cinq douars historiques des Ketama, des Beni Seddate et des Beni Khaled [Chouvy 2008].
9La culture du cannabis, désormais solidement implantée dans le Rif, est en partie héritée de la longue et complexe histoire de la région, faite de violence, de rivalités, de tolérance et de contestation. En dépit de son illégalité, la culture du cannabis a donc subsisté et a même connu un réel développement dans le Rif, et ce surtout sous les règnes de Hassan II (1961-1999) et de Mohammed VI (depuis 1999). La « guerre contre la drogue » que Hassan II déclara en septembre 1992 n’y changea d’ailleurs rien, ainsi que la première enquête des Nations unies l’a montré en 2003 en confirmant l’importance de la production marocaine de haschich et en montrant aussi implicitement que les politiques visant à interdire la production, à engager des poursuites judiciaires, et à promouvoir un développement économique dans le Rif avaient échoué en laissant les superficies cultivées en cannabis se développer [Chouvy 2008].
10La culture du cannabis ne s’est toutefois réellement développée que récemment au Maroc. En effet, jusqu’aux années 1980, les cultures étaient peu étendues et restaient limitées géographiquement : moins de 10 000 hectares auraient été cultivés annuellement, au cœur du Rif, au cours de la décennie 1970 [Anegay 2001 ; Clarke 1998]. Plusieurs facteurs auraient ensuite joué dans l’augmentation des cultures, lors des années 1980, parmi lesquels la crise économique prolongée du Rif (développement humain faible du Maroc et plus encore du Rif), le développement insuffisant de la modernisation et de la mécanisation de l’agriculture, en partie due à un isolement géographique qu’elle accentuait, et l’incapacité des opportunités d’émigration à compenser la crise [Labrousse & Romero 2001].
11Mais l’augmentation de la demande européenne de haschich qui s’est déclarée au cours des années 1960 et, surtout, 1970, a vraisemblablement joué un rôle non négligeable dans l’accroissement des superficies cultivées en cannabis et dans le développement de l’industrie du haschich marocain. C’est en tout cas la demande européenne qui a transformé l’industrie traditionnelle du kif, une mixture composée de deux tiers d’herbe de cannabis et d’un tiers de tabac noir, en celle, plus moderne, du haschich (fumé, lui, mélangé avec du tabac blond). En devenant, dès les années 1960, l’une des destinations privilégiées des hippies, le Maroc a vu de fait sa production de kif évoluer vers celle de haschich. Les fumeurs de haschich européens avaient jusqu’alors principalement accès à des résines du Proche-Orient et d’Asie : haschichs libanais, turc, afghan, pakistanais, indien, népalais [Clarke 1998].
12Le Rif, et plus largement, le Maroc, ont donc su réagir à une demande européenne croissante, certes, mais l’ont aussi vraisemblablement stimulée par le biais d’une offre régulièrement accrue. Ce faisant, le développement de la culture du cannabis dans le Rif permettait aussi de pallier certaines contraintes économiques et écologiques de la région. Le Rif est en effet l’une des régions du Maroc les moins propices à l’agriculture. Le relief y est accidenté, les pentes y sont fortes et les sols pauvres. Les précipitations, elles, y sont très irrégulières et très peu compensées par un développement très limité de l’irrigation [Fay 1979, Gaucher 2006].
13La conjonction de ces paramètres a laissé le Rif central, fortement rural, et sa population, en marge du développement économique que connaît par exemple la façade atlantique du pays et surtout la région de Tanger. Même la manne touristique dont bénéficie le Maroc a longtemps fait défaut au Rif qui reste largement, et malgré son fort potentiel, à l’écart des circuits des villes impériales, de l’Atlas et du désert. Il faut cependant excepter le tourisme balnéaire marocain (Mdiq Fnideq, Oued Laou, Al Hoceima) et le tourisme rural international à Chefchaouen. Facteur aggravant du sous-développement rifain, la densité et la croissance démographiques y sont très fortes, parmi les plus élevées du Maroc : en moyenne, la région compte trois fois plus d’habitants au kilomètre carré (124) que le reste du pays (37). L’accroissement de la pression foncière dans certaines régions centrales du Rif et le manque d’opportunités économiques rendent alors le développement de la production de cannabis d’autant plus incontournable que les autres cultures de rente sont peu ou pas développées [ONUDC 2003 p. 5, Chouvy 2008].
14De fait, l’enquête menée par les Nations unies en 2003 n’a pas seulement révélé l’étendue des cultures de cannabis dans le Rif mais aussi l’importance que celles-ci représentent pour la population. Ce sont ainsi 96 000 familles, soit 800 000 personnes, qui auraient été impliquées dans la production de haschich en 2003 : c’est-à-dire 66 % des familles paysannes de la région du Rif enquêtée, 6,5 % de celles du Maroc tout entier, ou encore 2,5 % de la population marocaine [ONUDC 2003, p. 5]. Mais, en moyenne, le cannabis ne génère pas plus de la moitié des revenus bruts des paysans engagés dans sa culture (les revenus nets du cannabis ne sont hélas pas connus). En effet, à l’instar des paysans de la coca ou de l’opium, en Amérique du Sud et en Asie, et malgré le fait que la culture du cannabis diffère grandement de celles de la coca et du pavot, la paysannerie marocaine du cannabis ne s’enrichit que très rarement [Chouvy 2010].
15L’économie du cannabis a jusqu’à présent largement contribué à la fixation de la population dans la région mais aussi à la modération de son ressentiment tant économique que politique. Mais l’extension des cultures s’est faite à un rythme croissant, affectant plusieurs zones de cultures (dont, un temps, la province de Larache), bien au-delà des centres historiques de production de Bab Berred et de Ketama. Si, dans les nouvelles zones de cultures, certains produisent du cannabis afin de pallier des revenus autrement trop faibles, d’autres le font en faisant preuve d’opportunisme économique et au détriment des cultures traditionnelles légales et de l’environnement, ce qui mène inévitablement à une situation écologique, économique et politique délicate [Chouvy 2008]. De fait, le peu de terres arables disponibles et l’accroissement de la pression démographique ont comme conséquence le développement rapide des superficies cultivées en cannabis au détriment des forêts du Rif [Grovel 1996].
16Dans une région à la croissance démographique très faible et à l’économie très peu développée, l’économie du cannabis représente un exutoire, notamment à travers les besoins importants en main-d’œuvre saisonnière que cette activité agricole intensive implique. La région, qui a connu une crise du haschich depuis le début des années 1990 (production de mauvaise qualité à la très mauvaise réputation en Europe) a même récemment connu un regain d’attractivité de sa production et de son économie illégales. Le retour au pays de Rifains émigrés frappés par la crise financière de 2008 (notamment en Espagne) a en effet coïncidé avec le récent renouveau de la culture du cannabis (variétés à hauts rendements) et de la production de haschich (résines plus puissantes et de meilleure qualité) dans le Rif, la modernisation de l’industrie mondiale du cannabis ayant diffusé depuis les États-Unis et l’Europe (Pays-Bas et Espagne) jusqu’au Maroc où nombre d’acteurs économiques européens sont impliqués de façon croissante [Afsahi & Chouvy 2015]. Si ce regain de production tombe à point nommé pour les cannabiculteurs rifains qui n’écoulaient plus que difficilement leur production, il menace aussi de remettre en question le fragile équilibre du mode de production rifain. La culture du cannabis, véritable alternative au développement et à l’incapacité de l’activité agro-pastorale à satisfaire les exigences de nombre de familles rurales, a en effet atteint en toute vraisemblance les limites démographiques, économiques et écologiques qui sont les siennes. La surexploitation du milieu présente un sérieux risque de crise écologique et ce d’autant plus que la culture croissante de variétés hybrides de cannabis très gourmandes en eau fait peser une menace accrue sur les nappes aquifères de la région (accroissement des terres irriguées, particulièrement autour de Bab Berred). Dans le contexte essentiellement agricole du Rif, le futur de la monoculture du cannabis conditionne à n’en pas douter celui de la région en la menaçant de grave crise économique et sociale, ou même politique [Afsahi & Chouvy 2015].
17Entre 2003 et 2005, la publication des rapports de l’ONUDC a rendu indéniables l’importance de la production marocaine de haschich et, surtout, l’étendue des cultures de cannabis, étendue qui témoigne du peu d’emprise politico-territoriale de l’État. Dans le Rif, le cannabis est depuis longtemps devenu une alternative au développement et à l’action territoriale de l’État [Chouvy & Laniel 2006]. Les projets de développement engagés dans le nord du Maroc, et notamment dans le Rif lors du règne de Hassan II, n’ont à l’évidence pas suffi à endiguer l’extension des cultures de cannabis dans le Rif, bien au contraire.
18Ainsi, le projet de Développement Économique et Rural du Rif Occidental (DERRO), initié en 1965 (ONU / FAO) en tant que « premier projet intégré mené en zone de montagne depuis l’indépendance » (lutte contre l’érosion, élévation du niveau de vie, réduction de l’émigration à travers la mise en place d’infrastructures de base pour sortir le Rif de l’isolement et assurer les bases de son développement économique et social), a eu des résultats extrêmement mitigés, sinon contre-productifs [Boujrouf 1996, p. 46]. Bien plus tard, en 1996, était créée l’« Agence pour la promotion et le développement du Nord » (APDN), initialement pour mettre en place des programmes de substitution à la culture du cannabis en réponse aux pressions internationales et particulièrement européennes. L’APDN, qui participa aux enquêtes de l’ONUDC dans le Rif (2003-2005), œuvre désormais à améliorer l’accès routier aux territoires du nord et à optimiser l’exploitation de leurs ressources naturelles et de leurs systèmes productifs. Plus de vingt ans après sa création et malgré des réalisations notables en termes de développement régional, l’impact de l’APDN sur la réduction des superficies cultivées en cannabis et de la production de haschich est délicat sinon impossible à évaluer, les données marocaines les plus récentes en la matière prêtant à controverse (la problématique du cannabis n’est de toute façon que rarement abordée dans les documents de l’APDN).
19En montant sur le trône en juillet 1999, Mohammed VI a quant à lui initié un changement dans les relations que le pouvoir central entretient avec le Rif et les Rifains, changement intégré dans un processus de transition démocratique et de réconciliation engagé à l’échelle nationale. Ainsi, le processus de réconciliation nationale qui a été lancé en 2004 dans le cadre de l’Instance Équité et Réconciliation (IER) a permis de reconnaître officiellement l’arbitraire de l’État en général et notamment les violences qu’il a perpétrées lors de la répression par Hassan II des révoltes rifaines de 1958-1959 et de 1984. L’IER a ainsi « préconisé… l’adoption et le soutien de nombreux programmes de développement socio-économique et culturel en faveur de plusieurs régions et groupes de victimes » dans le cadre de la réparation communautaire, notamment dans le Rif « dont la marginalisation et l’isolement étaient, selon le sentiment des citoyens, liés aux violations commises par le passé »5.
- 6 « Discours de sa Majesté le Roi Mohammed VI à Al Hoceima (le 25 mars 2004) : http://www.marocurba.g (...)
20La même année, à la suite du séisme qui a frappé la région de Al Hoceima (24 février 2004), Mohammed VI s’est rendu à plusieurs occasions dans le Rif et a déclaré dans la ville sinistrée qu’il ordonnait au gouvernement d’élaborer « un plan de développement structurel intégré, à moyen et à long termes, pour la mise à niveau de la province d’Al Hoceima et le développement de la région du Rif », et ce afin de « faire de la région du Rif… un pôle de développement urbain et rural dans la Région Nord, parfaitement intégré dans le tissu économique national »6.
- 7 Maroc Hebdo International, « L’INDH seule ne peut éradiquer la pauvreté » (Interview de Abdelhamid (...)
21Enfin, en 2005, le monarque lançait l’Initiative Nationale pour le Développement Humain (INDH) afin de combler le retard affiché par le Maroc dans la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le Développement désignés par les Nations unies et donc afin d’œuvrer à « la mise à niveau de catégories de la population et certains territoires plus touchés par la pauvreté que d’autres »7. Diverses actions ont été engagées dans le nord du Maroc et notamment dans le Rif : développement du port de Tanger (zone franche) [Mareï 2012], désenclavement du Rif central (rocade méditerranéenne et ses pénétrantes) et amélioration des axes routiers, développement rural (reboisement, arboriculture, petite et moyenne hydraulique, cultures alternatives, etc.), électrification des zones rurales, maintien et, ou, développement du tourisme.
- 8 « Raid sur le kif », Actuel, n° 57, samedi 24 juillet 2010.
22Toujours est-il qu’à la fin de la décennie 2010 les cultures de cannabis sont certes moins étendues qu’elles ne l’étaient au début des années 2000, mais elles couvrent toutefois encore au moins 45 000 hectares dans les provinces de Chefchaouen, Al Hoceima et Taounate, où une importante modernisation des techniques agricoles est en cours (variétés à hauts rendements et féminisées, irrigation, plantations en rangs, techniques modernes et variées de production). Ce maintien de l’économie du cannabis dans la région témoigne ainsi au moins dans une certaine mesure des échecs des projets de développement menés depuis des décennies dans le Rif, que ceux-ci aient été trop peu nombreux, sous financés, mal conçus, mal coordonnés, ou encore limités dans leur impact par divers blocages institutionnels et administratifs. Enfin, l’importance de la corruption et de la tolérance a sans aucun doute permis sinon encouragé le développement d’une culture aussi rentable que celle du cannabis dans une région aussi pauvre et enclavée que celle du Rif où la faiblesse de l’emploi salarié privé (en dehors des zones industrielles liées au port de Tanger-Med) limite considérablement les alternatives économiques, même si la pauvreté a largement diminué au cours des dernières décennies. Certes, des actions répressives ponctuelles ont souvent été menées avec plus ou moins de virulence et donc de violence (éradication forcée, mécanique, mais aussi, à au moins une occasion, chimique : le 29 juin 2010 à Boulizem, non loin de Chefchaouen, où les cultures de cannabis ont été éradiquées par épandage aérien d’herbicide8). Mais ces actions ne sont pas seulement violentes et, dans le cas des épandages aériens, destructrices aussi des cultures vivrières (lesquelles sont concurrencées par celles des périmètres irrigués du Gharb et du Saïss) ; elles sont dans leur immense majorité contre-productives dès lors qu’elles accroissent la pauvreté et inégalités locales qui sont justement l’une des causes premières du recours à la culture du cannabis [Chouvy 2010].
23Mais les rares actions d’éradication forcée ont connu un coup d’arrêt après les Printemps arabes (2010-2012), ces contestations populaires qui ont bouleversé les régimes politiques et les sociétés de certains pays arabes et qui ont donné lieu au Mouvement du 20 Février (à la suite de la contestation du 20 février 2011) au Maroc. Si ce mouvement marocain a depuis disparu (notamment grâce à l’adoption d’une nouvelle constitution), le Rif, lui, a connu à partir d’octobre 2016 de graves troubles sociaux (Mouvement populaire du Rif, Hirak Rif en arabe, Anhezi n Arrif en tamazight) provoqués par les revendications sociales, politiques et économiques longtemps émises par les Rifains mais jamais ou peu suivies d’effets. Autant de mouvements de contestation, donc, qui témoignent des longues frustrations des Rifains face au sous-développement économique et au manque d’équipements et d’infrastructures qui continuent, en 2018 encore, de caractériser le Rif.
24Dans le même, temps, c’est-à-dire depuis le début des années 2010, le Rif a vu son industrie du haschich se transformer progressivement à travers la modernisation de la culture du cannabis (introduction massive de variétés à haut rendement puis adoption de techniques modernes d’irrigation, de semis sous serres et de cultures en rang) et celle de la production de haschich et d’autres dérivés, plus modernes, du cannabis (butane hash oil, Ice-O-Lator hash, rosin, etc., grâce à l’adoption de procès et outils plus modernes). Mais aucune estimation officielle ni aucun programme de développement (pas même le Plan Maroc Vert dont les financements sont gérés notamment par l’Agence française de développement) n’a jusqu’à maintenant pris en compte la substitution à grande échelle de variétés de cannabis à haut rendement à la variété marocaine traditionnelle (le kif) alors que ces nouvelles variétés ont des rendements jusqu’à trois fois supérieurs (2 % en moyenne pour le kif et jusqu’à 7 % pour la khardala, la variété hybride la plus cultivée en 2013) [Chouvy & Afsahi 2014, et en français : Afsahi & Chouvy 2015].
25La modernisation rapide et généralisée à laquelle on assiste désormais dans le Rif explique certes l’incohérence qui existe depuis des années maintenant entre la production estimée de haschich et les volumes des saisies internationales. La substitution d’hybrides au kif peut en effet expliquer pourquoi la production de haschich marocain aurait moins baissé que ce que les estimations extrapolées avancent, alors que les superficies cultivées ont, elles, bel et bien été réduites. Le recours aux variétés hybrides explique aussi la hausse rapide et importante du taux moyen de THC (tétrahydrocannabinol) de la résine marocaine, telle qu’observée sur les saisies dans divers pays de l’Union européenne [Chouvy & Afsahi, 2014, Dujourdy & Besacier, 2017].
26C’est d’ailleurs la hausse importante des taux de THC des résines de cannabis saisies dans l’Union européenne, et notamment en France, qui indique depuis plusieurs années maintenant que la production marocaine de haschich est sujette à certaines transformations restées inexpliquées jusqu’en 2014 [Chouvy & Afsahi 2014, et, en français : Afsahi & Chouvy 2015]. En effet, l’analyse d’une partie des échantillons saisis en France a montré une augmentation des taux de THC moyens de 8 % lors des années 1980 et 1990 à 10 % en 2007, 12 % en 2011, 16 % en 2012 et plus de 17 % en 2013 (maximum de 39 % relevé en France) [Afsahi & Chouvy 2014 ; Dujourdy & Besacier 2017]. En outre, d’après les données rendues publiques par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT ou EMCDDA en anglais), les taux de THC de la résine de cannabis saisie ont aussi augmenté dans d’autres pays de l’Union européenne, et notamment en Espagne et aux Pays-Bas (respectivement 15 et 16 % en 2011)9. Bien que le rapport mondial de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime de 2011 ait bien noté cette hausse des taux de THC dans certains pays, en 2018 aucune conclusion ou même hypothèse n’a toujours été émise par l’agence onusienne.
27Mais la modernisation en cours interroge aussi dès lors qu’elle change considérablement la donne économique d’une industrie du haschich dont les coûts et les bénéfices sont en train d’être profondément modifiés à l’insu de la plupart des observateurs et des décideurs. Ces données économiques ont certes toujours été mal connues (coûts de production inconnus, notamment), même lorsque le haschich marocain était produit de façon traditionnelle à partir de la variété locale de cannabis, cultivée presque exclusivement en agriculture pluviale. Mais l’adoption de nouvelles variétés à hauts rendements, coûteuses en semences importées (depuis les Pays-Bas et désormais surtout l’Espagne) et en équipement d’irrigation (puits, réservoirs, systèmes de goutte à goutte, etc.), a des impacts insoupçonnés sur la rentabilité d’une industrie que la baisse de la qualité locale (haschich de mauvaise qualité depuis les années 1990) et la compétition internationale (dépénalisations et légalisations partielles en Europe depuis les années 2000 et surtout 2010) menaçaient de façon croissante [Clarke 1998, Chouvy & Afsahi 2014].
28Au-delà de l’impact environnemental que l’adoption de variétés de cannabis fortes consommatrices d’eau (puisée sans aucune régulation dans les nappes phréatiques de la région) aura à court ou moyen terme dans le Rif (d’autant que le kif, résistant lui bien au stress hydrique, est en voie d’hybridation et donc de disparition), c’est la pertinence de modèles de développement économique destinés à trouver des substituts à l’économie du cannabis qui pose désormais question. Comment, en effet, concurrencer une économie dont on ne connaît pas les évolutions les plus récentes et donc les bénéfices nets pour la paysannerie régionale ? Dans quelle mesure des programmes de développements censés proposer des substituts à une économie du cannabis en crise restent-ils pertinents dans le contexte, insoupçonné, d’une industrie du haschich en plein renouveau ?
29En fin de compte, la culture du cannabis au Maroc est l’héritière d’un long et complexe héritage qui ne peut être ignoré par qui veut apporter quelque solution que ce soit à la situation, qu’il s’agisse d’un maintien de la prohibition, rendu viable par une politique de développement adaptée, ou de la légalisation du cannabis comme issue partielle au sous-développement régional. En effet, la culture illégale du cannabis procède en grande partie du statu quo [Afsahi 2005] qui, depuis l’accès à l’indépendance marocaine (1956), existe entre l’État et les villages du Rif, sa tolérance par les autorités constituant une alternative à un sous-développement (surtout dans le Rif central) contre lequel elles n’agissent pas ou pas assez, d’une part, et une garantie de paix sociale et politique d’autre part, elle aussi de plus en plus souvent et de plus en plus sérieusement menacée. On peut certes raisonnablement estimer que le cannabis a permis de stabiliser l’économie d’une région en marge du développement national [Chouvy & Laniel 2006, Chouvy 2008].
30Cependant, les montagnes et vallées rifaines restent confrontées, de façon croissante, à la grande fragilité de leur équilibre écologique, à la perte des savoir-faire agricoles traditionnels et à la pression internationale qui demande, même discrètement en ce qui concerne le Maroc (intérêts commerciaux et stratégiques occidentaux obligent), la suppression pure et simple d’une économie du cannabis qui reste l’activité économique principale d’une des régions les plus pauvres et instables du Maroc. Le défi du cannabis au Maroc est donc celui du développement économique durable d’une des régions les plus pauvres du pays dont la stabilité socio-économique est régulièrement menacée.