- 1 La traversée saharienne par son bord atlantique est aujourd'hui réalisable facilement en voiture ou (...)
1Envisager l’activité touristique à l’échelle du Sahara est une gageure. Est-ce opportun de s’y atteler puisque, du fait même des énormes superficies du plus vaste désert au monde, cette activité ne peut pas se faire à cette échelle ? D’autant plus que la difficulté à franchir certaines frontières - et les tracasseries administratives que pose l’obtention de visas dans certains États - explique que les séjours et les circuits sahariens ne se déroulent que dans un seul pays, sans franchissement de frontières. De surcroît, en raison du contexte d’insécurités qui prévaut de nos jours (depuis la fin des années 2000), le Sahara est délaissé par les voyageurs internationaux. Il est en grande partie en « zone rouge » (formellement déconseillée) sur les cartes éditées par le ministère des affaires étrangères français. Ce contexte concourt à la disparition d’un « mythe » touristique : sa traversée par une des fameuses pistes transsahariennes était une expérience unique du tourisme d’aventure. C’est d’ailleurs l’origine même et donc coloniale du tourisme saharien mis en place à partir des années 1920. Depuis une dizaine d’années, cette traversée transnationale est quasiment impossible ou alors ne suscite plus du tout la même fascination : ce n’est qu’un trajet routier depuis le bitumage en 2006 de l’axe reliant Nouakchott à Nouadhibou1.
2Ces limites à envisager le tourisme à l’échelle saharienne expliquent sans doute que les recherches qui ont été menées sont à l’échelle d’un État lorsqu’elles analysent des politiques et des stratégies d’aménagement [par exemple pour le Maroc : Boujrouf 2005 ; le Soudan : Derrien 2015] ou sont à l’échelle locale. Il n’y a pas d’analyse comparée et de synthèse à l’échelle saharienne, malgré un acte de colloque [Minvielle & al. 2007] et l’intérêt porté par l’UNESCO [Hosni 2000, Boumedine & al. 2003] et le PNUE [2006]. Cinq thèmes d’études ont surtout retenu l’attention des chercheurs. D’une part, l’analyse de l’imaginaire que les touristes et les acteurs occidentaux du tourisme projettent sur le Sahara et qui est véhiculé dans les brochures, guides et publicités, actualisant le mysticisme propre au désert issue d’une longue tradition scientifique, littéraire et coloniale [Roux 1996, Minvielle & Minvielle 2010]. D’autre part, des études empiriques localisées ont porté sur la rencontre culturelle et les interactions entre acteurs dans la situation touristique, qui impliquent malentendus, positionnements politiques et redéfinitions identitaires [Battesti 2009, Boulay 2006 & 2009, Cauvin-Verner 2008, Choplin & Roullier 2006, Gagnol & Landel 2016, Grégoire 2006, Grégoire & Scholze 2012, Kohl 2002]. D’autres études ont traité des retombées territoriales en tant que ressource économique [Landel & al. 2014, Souissi 2011], mais aussi des impacts négatifs en termes notamment de dégradations environnementales et patrimoniales [Bentaleb 2013, Bouaouinate 2009, Di Lernia 2005, Keenan 2002]. Plus récemment l’impact des insécurités et notamment des effets régionaux sur le tourisme ont été étudiés [Dambo & al. 2014].
3Une dernière difficulté se pose. L’activité touristique y est très fluctuante, pouvant s’effondrer du jour au lendemain après un attentat ou un enlèvement d’un ressortissant occidental. Si la chute est souvent très rapide, le relèvement prend toujours plus de temps. Il est donc difficile d’analyser une tendance générale puisque le tourisme est fortement dépendant du contexte géopolitique et d’enjeux qui se nouent à une échelle continentale voire globale. L’activité touristique saharienne est donc difficile à interpréter à partir d’une approche quantitative, d’autant plus que les données statistiques sont manquantes et/ou peu fiables (et on connaît fort mal la part saharienne).
- 2 Pratique touristique liée au sable et aux dunes dans le désert. cf. infra pour définition plus préc (...)
4Malgré ces limites et difficultés, une démarche synthétique et comparée paraît intéressante à développer pour montrer les formes originales prises par l’activité touristique dans un milieu présentant de fortes spécificités environnementales et territoriales mais aussi socio-culturelles. Cela permet aussi d’inscrire les trajectoires touristiques fluctuantes dans un contexte géopolitique plus global et d’envisager les similitudes mais aussi les divergences des stratégies des acteurs touristiques locaux, nationaux et internationaux. En lien avec le contexte géopolitique actuel, cette étude décrira ainsi les spécificités et les aléas du tourisme saharien, puis, en mobilisant surtout des exemples issus d’enquêtes de terrain au Niger, au Tchad et au Maroc, deux thèmes centraux des enjeux touristiques sahariens seront abordés : les liens entre tourisme, identité et rébellion ; l’émergence récent d’un tourisme interne pouvant conduire à un psammotourisme2 de masse.
5Le Sahara n’est évidemment pas une destination de prédilection du tourisme international. Malgré les nombreux attraits touristiques qu’il offre, il reste de faible ampleur, marqué par les difficultés d’accès et l’absence d’infrastructures d’accueil. Un exemple révélateur : 53 sites classés par l’UNESCO en tant que patrimoine mondial se trouvent dans les pays limitrophes au Sahara [CSAO, 2014], dont 16 étant pleinement sahariens, le dernier en date étant le classement du massif de l’Ennedi au Tchad en 2016. Sur ces 16, 3 le sont à titre de biens naturels (banc d’Arguin, lacs d’Ounianga, Aïr-Ténéré), les 13 autres en tant que biens culturels ou mixtes (sites d’art rupestre, de cités anciennes : ksar et kasbah), tandis que 5 sont déclarés en péril (en raison notamment des dégradations environnementales mais aussi des islamistes détruisant le patrimoine historique religieux au Mali ou effaçant les peintures rupestres dans l’Akakous en Libye). Le Sahara est loin d’être dépourvu en richesses touristiques : il peut même être considéré comme très riche si l’on rapporte le nombre de sites classés au nombre d’habitants ou de touristes.
- 3 Grossièrement, elles correspondent aux zones d’implantation des populations nomades ou oasiennes da (...)
6Sans détailler les régions touristiques3, on observe une forte dissymétrie entre les deux rives du Sahara puisque le tourisme est beaucoup plus développé dans les pays maghrébins comparativement aux pays sahéliens. Sur les 53 sites inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO situés dans les pays limitrophes du Sahara, 36 sont situés en Afrique du Nord, 17 dans les pays sahéliens. Si l’on retient les données publiées par l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), avec plus de 10 millions d’arrivées annuelles en moyenne entre 2012 et 2016, le Maroc est devenu récemment la destination qui accueille le plus de touristes internationaux, passant devant l’Égypte (qui a chuté de 14 millions d’arrivées en 2010 à 9,2 en 2013 et qui semble se stabiliser depuis) et s’éloignant de la Tunisie (diminuant de 7,8 en 2010 à 5,4 en 2015). Ce secteur représente plus de 11 % du PIB du Maroc et d’Égypte, 7 % pour la Tunisie. En comparaison, en 2010, avant que le conflit armé n’éclate, 169 000 touristes visitaient le Mali, la plus grande destination d’Afrique sahélienne (hors Sénégal). Cela représente moins de 2 % du tourisme marocain. Ce déséquilibre est similaire entre les régions sahariennes. Si l’on en croit les statistiques nationales, en 2007, au plus fort de l’activité touristique en Tunisie, la région de Gafsa-Tozeur connaissait une fréquentation d’environ 1,3 millions de touristes internationaux, celle du Draa-Tafilalet de près de 900 000. Mais dans le sud-algérien il y aurait eu 90 000 touristes étrangers sur la saison 2009/10, tandis qu’en Mauritanie ou au Niger, la fréquentation n’a jamais dépassé 50 000 par saison les années précédentes.
7On peut donc considérer qu’il existe deux catégories d’espaces, qui recoupent deux types de pratiques touristiques au Sahara : le premier, qui correspond aux espaces maghrébins, a une plus grande ampleur, même si les sites sahariens ne sont pas la destination unique ou principale. Les touristes combinent dans leur voyage une excursion au Sahara avec d’autres produits touristiques (balnéaire, archéologique, urbain, montagnard). Escale dans un circuit ou simple excursion, le séjour est de très courte durée : il a été estimé à 1,3 jour en moyenne dans le sud-tunisien [Souissi 2011]. Les points de départ sont les pôles balnéaires (Agadir, Essaouira au sud du Maroc, Djerba-Zarzis au sud de la Tunisie) ou les grandes villes touristiques (Marrakech, Fès ou Tunis). Les tour-opérateurs organisent ces excusions ou circuits sahariens sur le modèle du tourisme balnéaire de masse où tout est inclus. Les infrastructures d’accueil sont relativement nombreuses et obéissent aux standards internationaux (du bivouac à l’hôtel de luxe avec climatisation, piscine, wifi, cuisine internationale). L’offre est en voie de diversification et de standardisation (location d’engins motorisés, spa et thermalisme, musée, festivals, organisations de manifestations sportives et culturelles et même golf à Tozeur).
8A l’inverse, les autres destinations (sur le versant sahélien, en y ajoutant le sud-algérien et le sud-libyen) sont plus spécifiquement sahariennes puisque la découverte du désert est l’objectif premier du séjour. Utilisant plusieurs modes de déplacement (avion, 4x4, sur dromadaires ou à pied - méharée ou trekking), il s’agit de séjours en itinérance d’une durée plus longue (deux semaines en moyenne), avec souvent les nuits à la belle étoile puisque les infrastructures d’accueil sont rares. C’est un tourisme de niche pour une clientèle souvent plus aisée et plus âgée. Contrairement aux grands tours-opérateurs internationaux qui opèrent en Afrique du Nord, les acteurs principaux sont des voyagistes spécialisés dans le tourisme d’expédition dans le désert et travaillent en partenariat plus étroit avec des agences locales sur place. Ils mettent en avant un tourisme culturel et durable, qui se veut plus authentique, équitable et responsable. Un foisonnement de chartes, labels et de codes éthiques a vu le jour à l’initiative des organisations internationales et des voyagistes qui s’engagent à faire profiter les populations locales des retombées économiques, tout en minimisant les impacts négatifs aussi bien écologiques que culturels. Il s’agit pour eux de se distinguer du tourisme de masse et de justifier éthiquement leurs pratiques, en faisant parfois tomber les frontières entre agences touristiques et projet de développement, puisque certains voyagistes sont des associations qui financent des puits et des écoles par exemple.
9Ces deux formes de tourisme saharien, d’expédition en itinérance d’une part et d’excursion ou d’escale dans un circuit d’autre part, ont pour point commun d’être aux mains de tour-opérateurs internationaux, principalement européens et surtout français. Les agences réceptives locales qui sous-traitent sur place l’organisation des excursions et de l’hébergement sont ainsi fortement dépendantes.
10On peut considérer qu’il existe des caractéristiques propres au tourisme de désert, notamment au Sahara. On l’a déjà mentionné, le Sahara fait aujourd’hui l’objet d’un tourisme restreint à un territoire national, sans franchissement de frontières. De plus, notamment dans les pays sahéliens, le tourisme interne (ou domestique) est très faible : la clientèle est essentiellement internationale et surtout européenne, le Sahara étant le désert le plus proche d’Europe.
11Une autre spécificité tient à sa forte dépendance vis-à-vis des rigueurs du climat. Il est saisonnier et plus précisément hivernal (le pic se situe de fin décembre à fin février). Un voyage au Sahara reste une aventure qui peut s’avérer vite dangereuse pour les néophytes. Il demande des préparatifs particuliers et une connaissance du milieu, notamment pour le ravitaillement, la conduite et l’orientation : un guide local est quasiment indispensable. D’ailleurs, surtout sur le versant sahélien, le tourisme individuel n’existe pour ainsi dire pas. Il est plus développé au Maghreb mais il reste limité par rapport aux séjours organisés. Plus généralement, les contraintes naturelles et la rareté des ressources font du Sahara un milieu à la fois très rude et très fragile, qui peut se dégrader très vite et qui conserve longtemps les déchets. L’activité touristique a donc un fort impact potentiel sur l’environnement. La plupart de voyagistes, l’UNESCO et le PNUE promeuvent un tourisme de désert fondé sur des principes de durabilité, nécessaires pour préserver le patrimoine saharien fragile, aussi bien naturel qu’humain (peintures et gravures rupestres, manuscrits, objets archéologiques...).
12Par ailleurs, les acteurs locaux du tourisme sont très majoritairement masculins, la plupart issus du milieu urbain (maniement indispensable du français) et surtout des catégories sociales « supérieures » (peu d’anciens esclaves, d’affranchis et d’artisans). Les femmes, qui sont généralement exclues ou se tiennent à distance de l’activité touristique, n’y participent qu’à la marge (secrétariat dans les agences réceptives, vente informelle d’artisanat, entretien des campements et auberges, etc.). Un tourisme sexuel s’est largement répandu à travers le Sahara entre les guides locaux hommes et les touristes femmes européennes, généralement plus âgées. L’imaginaire des « hommes bleus » participent à ces rencontres nouées le temps du séjour, qui aboutissent parfois à des relations durables, synonymes souvent de mariages et d’investissements du couple dans l’activité touristique. C. Cauvin-Verner [2007] l’a analysé de façon détaillée au sud-Maroc.
13Enfin, spécificité cruciale, l’activité touristique itinérante repose sur la mobilisation de savoir-faire hérités du nomadisme et de la vie au désert. Elle fait appel au capital spatial et de mobilité, aux connaissances du milieu et de conduite des guides, chauffeurs et chameliers. Mais la reconversion des nomades dans le tourisme n’est pas totale. L’activité touristique étant très aléatoire et fluctuante, les acteurs locaux ne considèrent pas le tourisme comme leur métier ou du moins leur seule activité, qui est certes rémunératrice mais risquée et complémentaire à d’autres. L’informel et la pluriactivité sont donc généralisés. Pour un jeune homme, après avoir commencé en bas de l’échelle comme cuisinier ou chauffeur, l’objectif est de devenir guide au contact des Occidentaux puis patron d’agence, en réinvestissant ses véhicules et ses revenus dans d’autres activités (commerce, politique, ONG, immobilier, transport, agro-pastoralisme, etc.).
14Le tourisme au désert a toujours été très fortement lié au contexte géopolitique à l’échelle mondiale qui explique pour une part les spécificités du tourisme saharien. Dès la fin de la « pacification » coloniale et des révoltes touarègues et sénoussistes émerge le tourisme saharien à partir de l’Algérie [Zytnicki 2013]. Soutenu par l’administration militaire des « Territoires du sud » algérien [Berthonnet 2009] et prenant modèle sur l’exploration, les premières excursions touristiques ont consisté à traverser le Sahara du nord vers le sud, en valorisant l’exploit technique et sportif. La mission Citroën réalise en 1923 la première traversée motorisée (en autochenille de Touggourt à Tombouctou), tandis qu’un rallye est organisé entre Alger et Gao dès 1930 pour le centenaire de la colonie algérienne. Les premiers hôtels sont construits dans les années 1920, avant que se mettent en place les lignes commerciales régulières traversant le Sahara en autobus. Le premier guide est publié en 1926 par le général Meynier [Dulucq 2009]. Le Touring Club de France puis le rallye Paris-Dakar qui a traversé le Sahara entre 1979 et 2008 [CSAO 2014] ont actualisé ce tourisme d’aventure, d’initiation et de confrontation au désert issu de la conquête coloniale. En raison des problématiques sécuritaires, les itinéraires suivis se sont déplacés progressivement vers l’ouest saharien, jusqu’à traverser l’Atlantique pour être délocalisés en Amérique du Sud. Un nouveau rallye a pris la suite depuis 2009 (Africa Eco Race), parcourant le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal.
15Le tourisme saharien a connu un essor tardif. Il s’est développé véritablement à partir des années 1980, a fluctué dans les années 1990 et a connu son âge d’or dans les années 2000, avant de s’effondrer. Une première chute du tourisme saharien a eu lieu en Algérie suite aux violences islamistes de la décennie noire. La région pionnière, le sud-algérien, a été ainsi fermée au tourisme à partir de 1993. Cela incita les acteurs européens à investir d’autres espaces, ce qui profita aux pays du versant sahélien, d’autant que les rébellions touarègues au Mali et au Niger trouvaient une issue à partir de 1995. Les voyagistes spécialisés structurèrent l’activité sur place, en formant des guides et en organisant des circuits, tout en menant des projets de développement avec d’autres ONG. Œuvrant pour le désenclavement des régions isolées, la coopérative de voyage le Point Afrique s’est fait une spécialité de poser des avions au Sahara en affrétant des vols charters. Elle a mis en place des vols directs depuis la France jusque dans les principales villes sahariennes sans passer par l’aéroport de la capitale. Gao est ainsi relié en 1995, Agadez en 1996, Atar en 1997, mais aussi Sebha en 1999, l’année même de la levée de l’embargo aérien contre le régime de Kadhafi en Libye. L’Algérie se rouvre au début des années 2000 : Tamanghasset est relié en 2000, Djanet en 2001 et Timimoun en 2008. D’autres tour-opérateurs et voyagistes suivirent et certains affrétèrent des avions.
- 4 Dérivé du terme français « chômeur », il s’agit de jeunes touaregs maliens et nigériens qui s’exilè (...)
16Les régions sahariennes ont connu ces années-là un développement non négligeable. Par les avions du Point Afrique 50 000 personnes débarquèrent à Atar en 2006 et 24 000 au Mali en 2009. Selon les acteurs touristiques, même si cela est difficile à quantifier, les emplois directs et indirects créés par le tourisme ont apporté un enrichissement des populations locales. Le tourisme a notamment permis à une partie de la jeunesse de rester dans sa région d’origine plutôt que d’émigrer en Libye et en Algérie comme le firent les ishumar4. Certains acteurs et certaines catégories sociales en ont évidemment plus profité. Même si elle reste limitée, fluctuante et dépendante, l’activité touristique a donc eu une certaine importance dans le développement territorial de certaines régions et surtout de certaines villes comme Atar et Chinguetti, Tombouctou et Gao, Agadez, Ghat et Ghadames, Tozeur et Douz, Tamanghasset et Djanet, Erfoud, Ouarzazate et Zagora. Ces pôles touristiques urbains ont développé leurs infrastructures et leurs services, ainsi que leur petit commerce informel. Au milieu des années 2000, on a compté près d’une centaine d’agences touristiques locales à Tamanghasset et à Agadez. Le tourisme a participé au développement urbain au Sahara.
17Mais dès 2003 eut lieu la guerre au Darfour et surtout le premier enlèvement de 32 touristes européens dans le sud-algérien, qui ont été libérés moyennant une énorme rançon. Cela incita les groupes djihadistes et criminels à faire de même par la suite. Le tourisme continua néanmoins mais en périclitant en raison du retour des rébellions touarègues au Mali et au Niger, du banditisme, mais aussi et surtout de la multiplication des attaques, attentats et kidnappings de groupes islamistes. L’attaque d’Aleg en 2007 en Mauritanie qui visa des touristes, les enlèvements d’Occidentaux au Niger en 2010 et 2011, ont fait stopper les vols directs du Point Afrique. Aujourd’hui le tourisme saharien s’est effondré en raison des violences faisant suite au Printemps arabe, de la guerre civile libyenne (2011), du conflit malien (2012). L’Algérie, la Libye, mais aussi le Niger, le Mali et la Mauritanie se fermèrent au tourisme. Seul, on le verra, le nord du Tchad s’est ouvert durant trois saisons entre 2012 et 2014. Dans les pays maghrébins, seul le sud-marocain est considéré aujourd’hui comme une zone sûre et n’a pas connu de déclin, malgré les attentats de Marrakech de 2011, contrairement au sud-tunisien et surtout à l’effondrement de la destination du désert égyptien.
- 5 La région de Tamanghasset (Ahaggar) reste en pratique quasi fermée car les visas ne sont que très p (...)
18L’État algérien, qui promeut un tourisme interne, a décidé de relancer le tourisme international dans le grand sud alors qu’il avait quasiment disparu depuis l’attaque et la prise d’otages d’In Amenas en 2013. Des visas ont été délivrés au compte goutte pour des circuits organisés autour de Djanet5. Même si cette région du Tassili reste formellement déconseillée (en rouge), des voyagistes français ont proposé des séjours pour la saison 2017/2018. Mais, face à la faible coopération des autorités centrales quant aux conditions de sécurité, aux complications liées à la délivrance de visas et aux faibles réservations, la plupart des voyagistes ont préféré y renoncer.
19La reprise est également difficile au Niger. L’État a affiché son soutien à la réouverture du tourisme international avec l’opération Agadez sokni en décembre 2016, dans le cadre de la fête tournante de la proclamation de la République. Un vol aller-retour du Point Afrique a été organisé de Paris à Agadez sur une semaine, pendant laquelle ont été organisés l’intronisation du sultan de l’Aïr, le Grand Marathon du Ténéré et le Festival International de la Mode Africaine (FIMA). Cette opération a été menée en concertation avec le ministère français des affaires étrangères puisque la ville d’Agadez a été déclassée en « orange » peu de temps auparavant, en septembre 2016. Malgré d’autres petites initiatives, la relance n’a pas été amorcée. Plus au sud, le parc du W a été classé en « rouge » depuis décembre 2015 et l’embuscade en octobre 2017 près de la frontière malienne contre une patrouille militaire (nigérienne et américaine) montre qu’il est difficile d’envisager un retour rapide du tourisme dans un pays qui subit l’instabilité des États voisins (Mali, Libye et Nigeria).
- 6 Le coût du visa touristique a été baissé de 120 à 40 euros en janvier 2017 et depuis 2010 un festiv (...)
20L’évolution la plus nette vers la reprise est celle de la Mauritanie. Sous l’action sécuritaire et la promotion du tourisme de l’État mauritanien6, mais aussi à travers les initiatives du fondateur du Point Afrique et du général à la retraite qui a commandé les forces armées françaises lors de l’opération Serval au Mali [Freund 2017], le ministère français des affaires étrangères a sorti les régions d’Atar, Chinguetti et Ouadane de la zone « rouge » en mars 2017 (elle l’était depuis 2011). Avec le soutien financier de l’État mauritanien, une douzaine de rotations de charters a été mise en place entre Paris et Atar cet hiver 2017/2018, tandis que les voyagistes ont proposé à nouveau la destination de l’Adrar dans leur catalogue.
- 7 De même que le nomadisme est résiduel aujourd’hui au Sahara, dont les habitants sont en majorité ci (...)
21Le tourisme saharien repose sur l’attrait du désert. Lieu de dépaysement, il véhicule tout un imaginaire exotique et même mystique que beaucoup d’auteurs ont analysé à travers les récits littéraires, de l’exploration et de la conquête coloniale [Doucey 2006]. Cet imaginaire occidental est réactualisé aujourd’hui dans les guides et brochures touristiques où le désert apparait comme un lieu d’initiation : plus on s’enfonce dans le désert, plus on remonterait le temps et on s’éloignerait de la civilisation moderne et urbaine. On peut distinguer deux rapports au désert [Roux 1996] : d’une part la confrontation et le dépassement de soi (le Sahara des explorateurs et militaires, actualisé par le tourisme d’aventure, sportif et de traversées mécanisées) ou d’autre part la recherche d’harmonie, qui est aussi recherche de soi, par l’immersion dans un ailleurs exotique et dépouillé (le Sahara des artistes, philosophes et mystiques, actualisé dans le domaine de l’écotourisme, du tourisme culturel). Ces deux imaginaires du Sahara recherchent d’une part le même type de paysage, celui des dunes de sable, l’erg étant devenu l’image emblématique du paysage désertique, et d’autre part la rencontre avec le nomade touareg, archétype même du saharien7, à tel point d’ailleurs que bon nombre d’acteurs touristiques maghrébins, berbérophones et arabophones, se font passer pour des Touaregs pour gagner la curiosité et la fascination des touristes. Mais cette figure du nomade est ambivalente : l’image du guerrier cruel et barbare réactualisée sous les traits du djihadiste est concurrencée par celle du bon sauvage qui vit en harmonie avec une nature austère, tentant de préserver son identité mais subissant sécheresses et modernité.
- 8 Au Niger avec la cure salée à In Gall, la fête de l’Aïr à Iférouane, la fête des bergères près de T (...)
- 9 L’emblématique croix d’Agadez en argent est revendue aujourd'hui dans le monde entier, tout comme l (...)
22Prenons le cas emblématique des Touaregs qui ont su le mieux valoriser l’attrait qu’ils exercent sur l’imaginaire touristique des Occidentaux. Déconsidéré dans un premier temps, le tourisme est devenu une activité de reconversion d’autant plus aisée qu’elle tire avantage de leur capital culturel et identitaire et met à profit les savoir-faire liés à la mobilité et hérités du nomadisme. Puisque tous les voyagistes européens s’adjoignent les services de partenaires locaux à qui ils sous-traitent des groupes, des acteurs locaux ont émergé à partir des années 1980. Les Touaregs contrôlèrent ainsi cette ressource économique devenue importante (au Niger, Mali, Algérie et Libye). Habilement, ils savent interpeller l’imaginaire des touristes et jouer sur leur recherche d’aventures « authentiques », en affichant les traditions et les spécificités culturelles qui sont ainsi pérennisées. Par exemple, le dromadaire qui conserve un statut identitaire fort, retrouve une utilité économique et un prestige qui a tendance par ailleurs à disparaître. Se pose alors la question de la folklorisation avec l’affirmation de l’identité culturelle comme ressource touristique. Par exemple, les chants, les musiques et les danses, organisés à la demande d’agences dans certains villages, sont réalisés hors du contexte socio-culturel auxquels ils sont attachés. Pour autant, d’autres manifestations culturelles8 ont été organisées par les élites locales pour promouvoir la culture touarègue tout en attirant les touristes. Même si cette dynamique est encadrée par les États et repose en partie sur un partenariat avec des acteurs européens, elle est aussi et surtout le produit d’une appropriation du tourisme et du patrimoine culturel par les acteurs touaregs. D’ailleurs, malgré l’effondrement de l’activité, de nombreux festivals perdurent. Cette valorisation du patrimoine culturel et matériel a conduit aussi à des innovations [Landel & al. 2004]. Un seul exemple : le tourisme a suscité le développement économique et l’émancipation du groupe « casté » des artisans-forgerons qui ont pu élargir leur potentialité et leur aires d’activité commerciale9.
23Enfin, on remarque que le tourisme a fortement contribué aux transformations politiques des pays sahélo-sahariens puisque la mise en avant des spécificités socio-culturelles a été centrale dans les revendications identitaires et politiques des Touaregs au Mali et au Niger [Grégoire & Scholze 2012]. La trajectoire de Mano ag Dayak, figure touarègue incontournable, est exemplaire. Guide devenu patron d’agence, il s’est fait connaitre en s’impliquant dans l’organisation d’événements tels que le rallye Paris-Dakar et en tissant des relations amicales avec des Européens. Il a créé la première ONG du nord-Niger et son agence a été longtemps la plus importante. Avec l’appui d’amis français, il a publié des ouvrages autobiographiques et a médiatisé les difficultés du peuple touareg face d’abord à la sécheresse puis à la marginalisation politique et économique. Chez les touristes, le sentiment de solidarité a donné lieu à un engagement humanitaire mais aussi politique lors de la première rébellion du début des années 1990 [Grégoire 2006]. Mano ag Dayak est devenu l’ambassadeur à l’étranger et dans les médias de la cause touarègue, tandis que le rôle de chef militaire a été dévolu à Ghissa ag Boula, son ancien comptable. Tout un lobby pro-touareg français a soutenu financièrement et matériellement la rébellion qui a donc eu une dimension internationale non négligeable. L’activité touristique a également été une des revendications de la rébellion touarègue : il s’agissait d’obtenir plus d’autonomie des agences, en réduisant le contrôle exercé par les autorités centrales qui exigeaient des laissez-passer administratifs et le versement de pots de vin, et en autorisant la création d’un plus grand nombre d’agences touristiques. Au cours de la rébellion, l’activité touristique s’est effondrée et Mano ag Dayak a trouvé la mort dans un accident d’avion. À la suite des accords de paix, l’activité touristique est repartie et a connu une forte activité pendant une décennie sous l’impulsion de Ghissa ag Boula devenu ministre du tourisme. Il délivra un grand nombre d’autorisation d’ouverture d’agences, à tel point dit-on que chaque tribu, chaque village, créa la sienne. En 2007, une centaine d’agences de voyage employait près de 500 personnes, en majorité des ressortissants touaregs issus des couches sociales « nobles », leurs responsables embauchant prioritairement les membres de leur famille ou de leur groupe tribal. Malgré ce contexte favorable au développement touristique, une nouvelle rébellion gagna le Niger de 2007 à 2009 (mené par le Mouvement Nigérien pour la Justice dirigé par Aghali ag Alambo, lui aussi patron d’agence en saison hivernale). Le contrôle de l’activité touristique ne posant plus problème, cette nouvelle rébellion a été liée aux questions de contrôle des trafics transsahariens devenus plus rémunérateurs.
24À travers l’exemple nigérien, on observe donc que le tourisme a été un des enjeux des rébellions : il a participé au financement, a fait l’objet de revendications pendant le conflit et de négociations au cours des accords de paix qui ont accordé aux acteurs touaregs plus d’autonomie dans la gestion de l’activité. Les acteurs du tourisme et des rébellions ont d’ailleurs été les mêmes. De manière plus générale au Sahara, les autorités centrales ont cherché à contrôler l’activité, quitte parfois à la restreindre, puisque les bénéfices ont été souvent suspectés de financer des trafics et des rébellions. Enfin, elle a été une soupape sociale et un outil politique utilisé par les autorités pour « lâcher du lest ». L’État algérien a par exemple libéré le secteur au début des années 2000 en permettant la multiplication des agences locales à Tamanghasset et à Djanet. A cette époque, dans le sud-marocain, des manifestations de jeunes chômeurs ont conduit les autorités à accorder un grand nombre d’autorisations d’agences mais aussi d’infrastructures de type bivouacs dans les dunes. Aujourd’hui, la promotion du secteur touristique au Sahara occidental est au cœur de la politique marocaine de développement et de normalisation de la région, en valorisant le folklore bédouin.
25Prenons enfin la trajectoire touristique des Toubous et Bideyat du nord du Tchad, qui est quasiment inverse de celle des Touaregs du Niger. Lorsque les autres destinations sahariennes se fermaient en raison du contexte d’insécurités, le nord du Tchad s’est ouvert à partir de 2012, alors qu’il s’agissait d’une région quasi fermée au tourisme depuis la fin des années 1960. Deux acteurs importants y ont contribué, le Point Afrique et l’État tchadien, par le biais surtout de l’Office Tchadien du Tourisme (OTT) [Ngar-Odjilo 2017]. Malgré les freins de l’armée française présente sur place et les objections émises par le ministère des affaires étrangères, des charters ont été affrétés par le Point Afrique pour des vols directs entre la France et la petite ville de Faya-Largeau pendant 3 saisons, entre février 2012 et début 2014 (moins de 2000 touristes, surtout français). Face à l’inexistence d’infrastructures et d’acteurs locaux formés ou expérimentés, le Point Afrique a mis en place des formations afin de recruter sur place des guides, cuisiniers et chauffeurs pour les circuits qu’ils ont organisés. Malgré toute leur bonne volonté, l’embauche locale a été difficile et ils ont dû se résoudre à engager des Tchadiens du sud, qui ne connaissaient rien au désert, tandis que d’autres voyagistes préféraient des guides français. Le désintérêt et l’inexpérience en matière touristique, couplés à l’engagement de « sudistes » et d’étrangers, font que les populations locales se sont tenues en retrait du développement touristique [Brachet & Scheele 2015], du moins dans un premier temps et de façon partielle. D’autant plus que de façon beaucoup plus prononcée qu’au Niger, le développement touristique a donné lieu à une instrumentalisation politique forte. L’État a pu soutenir financièrement l’activité grâce aux revenus du pétrole et le président Idriss Déby, originaire de l’Ennedi, s’y est investi personnellement puisqu’il s’est déplacé à Fada en février 2012 pour lancer la première édition du festival des cultures sahariennes, coïncidant avec l’arrivée du premier vol charter. La mise en scène du pouvoir et le clientélisme peuvent expliquer un désintérêt local partiel pour le tourisme, notamment chez les Toubous. Néanmoins, aussi bien dans l’Ennedi, l’Ounianga et le Borkou, des initiatives locales ont vu le jour pour tirer bénéfice de cette nouvelle ressource (dans le commerce et l’artisanat, le guidage et la location de dromadaires, la création de campements, d’auberges et de 5 agences réceptives dont deux continuent leurs activités, etc.). Par exemple, sous l’impulsion initiale de l’OTT, des groupements associatifs féminins ont été mis en place. Ils ont eu un succès manifeste puisque dans la plupart des sites couverts par les circuits, des campements ont été construits pour héberger les touristes. Les femmes ont développé des petites activités économiques complémentaires (vente d’artisanat, de produits alimentaires) et un revenu propre a pu être généré avec un faible investissement initial (construction de tentes avec les matériaux locaux). Mais, contrairement à l’expérience et aux savoir-faire touaregs, peu de services et d’artisanats diversifiés et adaptés à une clientèle occidentale ont été proposés. Certains voyagistes ont joué le jeu mais les campements sont restés souvent vides, les touristes préférant dormir à la belle étoile, les échanges possibles et le confort étant limités. Les touristes n’ont donc que très peu dépensé au cours de leur séjour.
26La cohabitation a même pu être parfois conflictuelle : des pratiques informelles se sont développées comme par exemple la vente d’objets archéologiques et l’appropriation de sites par des chefs de canton pour faire payer un droit d’accès (site d’art rupestre, guelta et palmeraie). Pour y remédier, l’OTT a prescrit un tarif uniformisé en distribuant des tickets d’accès gérés par des comités locaux de gestion, mais cela n’a pas eu l’efficacité escompté. Ceux qui subissent la présence touristique sans en profiter ont parfois été hostiles, notamment les pasteurs semi-nomades qui abreuvent leur troupeau dans les gueltas. Les photographies ont été problématiques : elles sont traduites localement comme potentiellement porteuses de mauvais œil, notamment sur le bétail. Des touristes se sont faits chasser à coup de cravache surtout lorsqu’ils ne prenaient pas la peine de les saluer et de demander à pouvoir les photographier. Les craintes des populations se sont enfin portées sur l’appropriation des ressources naturelles par les touristes. Les chefs de canton refusèrent le bivouac dans les gueltas, de peur qu’elles ne soient polluées ou bouchées. Les touristes ont été surveillés car suspectés de prospecter les richesses minérales, d’autant plus qu’une ruée vers l’or a débuté au même moment au Tibesti, en 2013.
27Cette ouverture au tourisme international n’a duré que trois saisons hivernales. Jamais rentable, cette opération a été soutenu financièrement par l’État tchadien et a conduit à la faillite du Point Afrique. M. Ngar-Odjilo [2017] a dressé un bilan critique marqué par le manque de cohérence et de planification stratégique de l’État tchadien mais contrebalancé par la diffusion d’une nouvelle image donnée au Tchad dans les médias internationaux et surtout par la reconnaissance de l’enjeu touristique chez les autorités centrales, les élites locales et l’opinion publique tchadiennes. Mais contrairement aux Touaregs, en l’absence d’expérience touristique, les Toubous et Bideyat n’ont pas cherché à valoriser leurs spécificités culturelles et à construire leur identité par le biais du tourisme. Sa faible appropriation s’explique par l’inscription de l’activité dans les rivalités tribales et clientélistes au sein de l’État, au contraire des Touaregs nigériens où le tourisme s’est généralisé et a diffusé les revendications socio-culturelles et politiques.
28Le terme de psammotourisme est un néologisme qui désigne les activités touristiques valorisant la ressource sablonneuse et qui reposent donc sur l’immersion dans les espaces dunaires des déserts (erg), à destination d’une clientèle internationale mais aussi et de plus en plus nationale [Gagnol & Landel 2016]. Il concerne pour l’instant le versant maghrébin du Sahara, dans quelques hauts-lieux (Merzouga, M’Hamid, Taghit, Djanet, Tozeur, Douz, Siwa). Prenons l’exemple de la petite ville sud-marocaine de Merzouga qui est sans doute la plus exemplaire. Elle remplit trois conditions préalables au développement touristique : située dans une région considérée comme sûre et profitant donc d’une rente de situation géopolitique (seule région saharienne en « vert »), Merzouga est aisément accessible (desservie par une route goudronnée et un aéroport international proche) et possède des infrastructures d’accueil développées : accès à l’électricité, à l’adduction d’eau potable, au téléphone et à internet. En outre, elle offre et met en valeur les quatre marqueurs centraux de la ressource touristique saharienne recherchés par les touristes : la présence d’ergs et d’une population à identité nomade, la possibilité de vivre l’expérience de l’habiter et de la mobilité nomades (bivouacs et méharées). Les ressources valorisées sont donc aussi bien matérielles (paysagères, écologiques, dromadaires/4x4, tentes/bivouacs, artisanat/habillement, produits du terroir), qu’immatérielles (identité nomade, chant/musique, style/discours).
29À partir de la fin des années 1980, le tourisme est devenu l’activité principale de reconversion pour les populations berbérophones semi-nomades. Du simple thé proposé sous la tente à l’origine, des auberges familiales ont été construites, proposant des excursions dans les dunes en dromadaires puis en 4x4 et en quad. Aujourd’hui, ce sont de véritables hôtels, répondant aux standards du tourisme international. L’offre s’est diversifiée et a engendré un processus d’urbanisation que l’on pourrait qualifier de « front de désert », à l’image du front de mer d’une station balnéaire. Au contact direct avec les premières dunes de l’erg Chebbi, une centaine d’auberges s’égrainent sur plusieurs dizaines de kilomètres. Dans les dunes aussi les bivouacs se sont multipliés. Appartenant pour la plupart à des patrons d’auberges, on en compte plusieurs dizaines que l’on atteint au bout de deux à trois heures à pied ou sur un dromadaire. Censés reproduire l’habitat nomade, ils tendent à se fixer alors qu’ils devraient être démontés après chaque saison. Des oasis ont été créées en plantant des eucalyptus et ont été clôturées au moyen de barbelés qui empêchent les dromadaires de les brouter. L’erg Chebbi, ceinturé d’auberges et parsemé de bivouacs, est parcouru en tous sens à pied, en dromadaires ou sur des engins motorisés. Les conflits d’usages ne manquent pas entre, par exemple, les adeptes du yoga et du quad. Un projet est à l’étude pour aménager et sectoriser les pratiques dans l’erg (une zone réservée aux sports mécaniques, une à la préservation écologique et une autre aux bivouacs/méharées), mais qui s’avère difficile à mettre en place faute de consensus local.
30Malgré sa massification et sa standardisation, le tourisme à Merzouga apparait toujours spécifique. L’organisation de l’activité s’est réalisée en dehors de l’encadrement de l’État, par des initiatives locales qui s’inscrivent dans les rapports sociaux puisque les auberges restent des structures familiales. La raison tient au statut du foncier : les terres tribales collectives empêchent les accaparements privés extérieurs. À Merzouga, il n’y a eu que très peu d’investissements de grandes chaînes hôtelières internationales ou nationales. Il existe néanmoins des formes de partenariat entre Marocains et Européens, issus d’une amitié ou faisant suite à un mariage. En l’absence de planification, cette organisation locale comporte des risques : à la suite de pluies diluviennes et inattendues en 2006, la moitié des infrastructures hôtelières a été détruite par les inondations car construites dans le lit de l’oued [Bouaouinate 20009].
31En parallèle de ce tourisme tourné vers une clientèle étrangère, s’oppose une autre forme de valorisation touristique, à destination d’une clientèle nationale. Le tourisme interne n’est certes pas une nouveauté au Maghreb et plus particulièrement dans les stations balnéaires marocaines [Berriane 1993], mais il est émergeant dans les régions sahariennes. Par exemple, chaque année, des centaines de jeunes Algériens du nord de l’Algérie gravissent entre amis les dunes de Taghit pour attendre le lever de soleil et le passage à une nouvelle année. L’Office National Algérien du Tourisme (ONAT) promeut la découverte du désert pour les citadins du nord du pays en proposant des circuits. Il envisage de créer et de gérer des complexes touristiques, notamment dans le désert. Il détient déjà une auberge à Djanet, a inauguré un village de vacances à Igli (deux autres sont prévus à Timimoun et Taghit). L’ONAT a signé en août 2017 une convention avec Air Algérie et Tassili Airlines pour réduire de moitié le prix des billets d’avion entre le nord et le grand sud. Mais le tourisme interne saharien au Maghreb repose avant tout sur le thermalisme et notamment sur la psammothérapie (les bains de sable), dont Merzouga est un des hauts-lieux [Gagnol & Landel 2016].
32Chauffé par le soleil, le sable aurait des vertus thérapeutiques indéniables. Ainsi, les populations urbaines des régions littorales atlantiques humides et des villes du nord du Maroc soignent leurs douleurs articulaires et particulièrement leurs rhumatismes en s’immergeant dans le sable aux propriétés dessiccatives. Viennent aussi des émigrés marocains qui vivent en Europe. Toute une activité touristique s’est donc organisée localement pour accueillir ces dizaines de milliers de curistes qui ne dorment pas dans les hôtels mais chez l’habitant (un des membres de la famille hôte sert d’accompagnateur). Cette activité est largement informelle mais tolérée par les autorités. La population du village triple ou quadruple en raison des curistes mais aussi de nombreux commerçants ambulants car les produits du désert font partie intégrante de la cure : on trouve des restaurants temporaires, des herboristes, des marchands de fruits/légumes, des éleveurs de chamelles qui vendent du lait et du beurre utilisés pour les massages, etc.
33Les deux formes de psammotourisme cohabitent à Merzouga sans se côtoyer : les acteurs et les lieux fréquentés sont différents, mais aussi les temporalités : la saison des bains de sable est estivale (juillet/aout), tandis que le tourisme international d’excursion dans les dunes est hivernal et printanier. Néanmoins cette dissociation tend à s’estomper progressivement puisque quelques Européens s’essaient aux bains de sable, tandis que depuis quelques années, les Marocains séjournent en famille ou entre amis, pour quelques jours de vacances, en expérimentant les bains de sable mais aussi les excursions dans les dunes (les bivouacs permettent des pratiques plus détachées des normes sociales). Enfin, sont à l’étude des projets de création de structures dédiées à la psammothérapie sur le modèle de la thalassothérapie, s’adressant à une clientèle plus haut de gamme, à la fois nationale et étrangère. Merzouga deviendrait alors une « station de désert », à l’image des stations balnéaires, et, à terme, le premier cas de tourisme de masse dans le désert saharien. Mais, victime de son succès, la massification du tourisme saharien fait courir le risque de banaliser ce qui fait sa spécificité et de détruire par là son attrait.
34Au sein des destinations internationales, le tourisme saharien présente ainsi de fortes spécificités et a connu de grandes fluctuations. Malgré ces similitudes indéniables, il présente des trajectoires différenciées liées aussi bien à des particularités socio-culturelles régionales qu’à des contextes politiques nationaux et à l’effet d’enjeux géopolitiques globaux.