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Les réfugiés politiques en Inde. Le cas des Birmans à Delhi

Burmese refugees in Delhi
Anne-Sophie Bentz
p. 95-108

Résumés

Le terrain effectué à Delhi en novembre 2013 auprès des réfugiés birmans, principalement de l’ethnie Chin, a pour objectif de permettre de renouveler une série de questionnements portant sur la place des réfugiés en ville, dans une perspective comparatiste, et d’apporter une nouvelle réponse à la vieille question du rapport entre espace et pouvoir. Le panorama à la fois historique et contemporain des divers groupes de réfugiés birmans qui ont vécu ou vivent encore dans la capitale indienne se complète donc d’analyses sur la marginalisation à la fois spatiale et sociale dont sont victimes les Birmans à Delhi.

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Texte intégral

Introduction

1Les dissidents birmans ont cherché refuge en Thaïlande et en Inde à partir de 1988, quand la junte militaire s’est mise à réprimer les mouvements en faveur de la démocratie. Ils ont été bien reçus par l’Inde, qui d’emblée s’est positionnée en faveur des mouvements pro-démocratie. Des camps ont rapidement été ouverts pour les accueillir. On pense notamment aux camps de Leikun et de Champai, respectivement dans les États du Manipur et du Mizoram, qui ont ouvert dès 1988. Mais les rapports avec la population locale étaient parfois tendus ; des dissidents birmans ont même été rapatriés de force en Birmanie. C’est pourquoi des Birmans ont commencé à quitter les camps pour se rendre en ville, par exemple à Imphal (Manipur), Aizawl (Mizoram), mais aussi à Delhi.

2Nous nous pencherons ici sur le cas des Birmans qui ont quitté le Nord-Est de l’Inde pour s’établir à Delhi. Même si les heurts avec la population locale avaient commencé à se multiplier, ce n’est pas tant pour fuir un climat de plus en plus hostile que les Birmans quittent le Manipur et le Mizoram, mais en raison de considérations juridiques et économiques. À la fin des années 1990, suite à l’arrestation d’un petit groupe d’étudiants birmans à Imphal, Nandita Haksar, une avocate indienne, qui œuvre pour l’amélioration du sort des réfugiés, a fait pression pour qu’un bureau soit ouvert pour les réfugiés birmans au Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR) : il est basé à Delhi et ses activités sont limitées par l’Inde aux réfugiés vivant à Delhi. Les Birmans présents dans les régions du Nord-Est y ont vu l’occasion d’obtenir non seulement un statut juridique qui pouvait s’avérer utile en cas de problèmes avec les autorités indiennes, notamment pour éviter le rapatriement forcé en Birmanie, mais aussi une aide financière qui, quoique limitée, n’était pas négligeable. Ils ont donc commencé à se rendre à Delhi, d’abord pour obtenir le statut de réfugié, puis de manière régulière pour obtenir l’aide financière du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR), avant de retourner au Manipur ou au Mizoram. Certains d’entre eux ont alors décidé de s’installer à Delhi, non seulement pour éviter des trajets longs et coûteux entre les régions du Nord-Est et la capitale, mais aussi parce que la capitale indienne leur offrait de nouvelles opportunités.

3Nous nous intéresserons tout d’abord à ces premiers réfugiés arrivés à Delhi. La plupart de ces premiers réfugiés ne vivent plus en Inde, principalement pour deux raisons : d’abord parce que les réfugiés birmans ont très largement bénéficié de programmes de réinstallation dans des État tiers jusqu’au milieu des années 2000 ; et aussi parce que presque tous les activistes politiques qui appartenaient à l’ethnie majoritaire birmane et qui n’avaient pas voulu être réinstallés ailleurs avaient décidé de rentrer en Birmanie à partir de 2009, c’est-à-dire au moment où la Birmanie reprenait le chemin de la démocratie.

4Nous nous pencherons ensuite sur le groupe de réfugiés birmans le plus important numériquement en novembre 2013 – les Chin. Ce sera l’occasion de s’interroger sur l’espace occupé par les réfugiés birmans dans la ville et de comparer la situation des Birmans à Delhi avec d’autres réfugiés ou déplacés qui s’installent dans les régions périphériques des villes. Les analyses de Michel Agier sur les « bords du monde » ou de Kamel Doraï et Nicolas Puig sur les « espaces écarts » apportent d’importants éléments de contrepoint qui permettent d’inscrire la situation des réfugiés birmans à Delhi dans une dynamique de discrimination et de relégation spatiale, mais aussi sociale, qui concerne plus largement les réfugiés et les déplacés dans le monde. Nous conclurons cette analyse de la place des réfugiés dans la ville en abordant brièvement le cas des Rohingya.

5La présente réflexion est basée sur une série d’entretiens réalisés à Delhi principalement auprès de membres de la communauté Chin, mais aussi auprès de Bamar, de Kuki et de Rohingya. Les questions posées aux réfugiés birmans visaient en premier lieu à établir l’activisme politique et associatif des Birmans de Delhi : c’est pour cela que les personnes interviewées ont d’abord été choisies en fonction du niveau d’implication dans la communauté birmane de l’exil. Des responsables d’associations et d’anciens dissidents politiques qui avaient été actifs en Birmanie et en Inde ont ainsi été entendus : ce sont leurs réponses qui ont été utilisées pour retracer l’histoire de l’activisme des Birmans en Inde. D’autres Birmans, en grande majorité des Chin sans implication associative majeure, ont par ailleurs été interrogés pour permettre d’apporter des éléments de réponse à des questions plus classiques du type : comment les réfugiés vivent-ils ou survivent-ils en Inde ? Comment s’adaptent-ils à leur nouveau lieu de vie ? Peuvent-ils utiliser l’Inde à leur profit ? Si oui, comment ? En d’autres termes, quelles sont leurs stratégies pour optimiser leur présence, souvent pensée comme temporaire, en Inde ? Les réponses à ces questions donnent une image assez complète de la situation des Chin à Delhi. Il a été possible d’apporter quelques éléments de réponse supplémentaires sur la situation des Birmans à Delhi en envisageant avec les responsables du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR) l’arrivée récente et importante de Rohingya, principalement après les événements qui se sont déroulés au Rakhine en 2012.

6Le terrain effectué à Delhi offre donc un panorama à la fois historique et actuel des divers groupes de réfugiés birmans qui ont vécu ou vivent encore dans la capitale indienne. Il offre toutefois aussi, et surtout, un renouvellement des questionnements portant sur la place des réfugiés en ville, dans une perspective comparatiste, et une nouvelle réponse à la vieille question du rapport entre espace et pouvoir.

1. L’activisme des premiers étudiants et dissidents birmans

7Les premiers dissidents birmans arrivés à Delhi à la fin des années 1990 sont pour la plupart de jeunes étudiants qui avaient participé aux mouvements pro-démocratie en Birmanie et qui profitent des avancées obtenues par l’avocate des réfugiés Nandita Haksar pour se rendre à Delhi. Ils se rendent vite compte que la capitale constitue un terrain favorable pour interpeller les autorités indiennes sur le sort de la Birmanie et des Birmans, ce qui les amène à multiplier les initiatives pour profiter au mieux de l’opportunité offerte.

1.1. Une stratégie politique adaptée à l’Inde : la lutte non-violente

8Toutes ces initiatives sont en adéquation avec le type de lutte qui a fait la réputation de l’Inde : la lutte non-violente. Les activités de lobbying auprès de l’Inde et de communication avec la Birmanie du gouvernement birman en exil, le National Coalition Government of Burma (NCGUB), s’inscrivent dans cette perspective. Mon entretien avec le Dr. Tint Swe, un ancien ministre, m’a permis de comprendre le fonctionnement du gouvernement birman en exil qui, n’ayant plus de raison d’être, avait été démantelé juste avant mon arrivée. Une convention avait lieu tous les quatre ans au cours de laquelle le Premier Ministre élu reformait le gouvernement, lequel comprenait entre 9 et 11 membres répartis en trois endroits, Washington pour le Premier Ministre, Delhi ou Bangkok pour les ministres. Dr. Tint Swe, MP of Sagaing Division Pale Constituency n° 2, ainsi qu’un de ses amis, MP of Sagaing Division Pale Constituency n° 1, qui étaient affiliés à la National League for Democracy (NLD) d’Aung San Suu Kyi et qui avaient été élus députés en Birmanie au moment des élections de 1990, ont été les deux membres du gouvernement en exil basés en Inde. Et même si Delhi est le moins important des trois endroits (Washington a le statut de siège et Bangkok est l’endroit où se trouve la majorité des ministres), la simple présence d’un gouvernement birman en exil montre bien l’existence de possibilités d’expression et d’action non-violentes pour les Birmans d’Inde. Il s’agit toutefois là d’une institution assez peu connue et reconnue des Birmans d’Inde, comme le rappelle à propos un des rares réfugiés interviewés qui avaient entendu parler du gouvernement en exil et qui savaient à quoi correspondait l’acronyme : « they are politicians, we are only refugees ». Les Birmans d’Inde ne concentrent ainsi pas l’action militante autour du gouvernement en exil, mais se créent d’autres vecteurs.

9Le plus connu d’entre eux est sans conteste Mizzima, un journal créé en Inde par les Birmans de Delhi en 1998 et dont une antenne est restée ouverte à Delhi jusqu’en août 2013. Il est connu de la plupart des Birmans vivant en Inde, à Delhi ou dans le Nord-Est, et a même obtenu une relative reconnaissance internationale. Mon entretien avec Nanda Tint Swe, le fils du Dr. Tint Swe, qui faisait partie du comité de rédaction, ainsi que l’introduction de l’ouvrage Burma File. A Question of Democracy [Myint 2003, pp. 1-42] rédigé par Soe Myint, un des fondateurs, m’ont permis de retracer les moments clés de l’histoire du journal. Au départ, Mizzima était géré depuis une chambre louée à Old Delhi qui ne possédait même pas de ligne téléphonique. Les trois fondateurs, Thin Thin Aung, Win Aung et Soe Myint, avaient réussi à acheter un ordinateur portable avec l’aide d’autres réfugiés birmans. C’était alors un mensuel en birman avec deux pages en anglais, imprimé à Delhi en 500 exemplaires puis envoyé au Mizoram et au Manipur. Chaque exemplaire bénéficiait d’une circulation importante, ce qui permettait à l’ensemble des Birmans d’Inde de le lire.

10Il définit ainsi sa mission : « Mizzima, qui signifie en langue Pali milieu ou modéré, et qui est choisi pour ce sens neutre et indépendant a été créé en 1990 à New Delhi, Inde, par trois participants aux manifestations pour la démocratie à Myanmar de 1988. Depuis son établissement, le but de Mizzima est de procurer des informations de grande qualité sur Myanmar, afin de contribuer à la liberté d’expression et à la circulation des informations et de participer à l’intérêt public ».

11Est donc proposée une analyse critique de la situation en Birmanie par un organe de presse qui se présente comme libre et indépendant. Une vingtaine de personnes travaillaient à l’antenne de Delhi tout au long des années 2000. A partir de 2010, une majorité de journalistes a décidé d’abandonner la presse écrite au profit de la télévision : il s’agissait alors principalement d’émissions enregistrées, à l’exception des élections de 2010 qui ont bénéficié d’une couverture en direct. Le journal, et la chaîne qui lui était associé, étaient financés en Inde par la George Soros Foundation, le National Endowment for Democracy (NED) et des financiers hollandais, mais les financements se sont arrêtés en 2012 et le journal a alors déménagé en Birmanie. L’installation en Birmanie n’a pas compromis son succès, ce qui a permis à Mizzima de devenir un hebdomadaire puis, à partir de février 2013, un quotidien, employant un nombre toujours plus important de collaborateurs. Si la version écrite n’est disponible qu’en birman, il existe deux sites Internet correspondants, l’un en birman et l’autre en anglais.

12Ces deux exemples, la mise en place d’une antenne du gouvernement en exil et la création d’un journal libre et indépendant, illustrent bien l’attitude bienveillante de l’Inde à l’égard du mouvement birman en faveur de la démocratie. Les Birmans l’ont bien compris, eux qui ont su tirer profit des opportunités existant à Delhi jusqu’à ce que l’évolution de la situation en Birmanie change la donne pour ces deux piliers de l’activisme birman en Inde – la dissolution du gouvernement en exil en raison du retour désormais possible d’une opposition politique en Birmanie même et le déménagement d’un organe de presse critique à l’encontre du gouvernement birman dans un pays où la liberté de la presse a été officiellement réinstaurée.

13Il est également intéressant d’observer les méthodes de lutte utilisées par les associations d’étudiants birmans qui forment elles aussi l’avant-garde de l’activisme birman en exil. Elles sont principalement au nombre de deux : l’All-Burma Students Front (ABSDF) et l’All Burma Students’ League (ABSL). La première, active en Thaïlande, fonctionne suivant le principe de la lutte armée. Si elle est essentiellement composée d’étudiants qui vivent en Thaïlande, elle comprend aussi des étudiants réfugiés en Inde, mais qui restent cantonnés dans les régions du Nord-Est de l’Inde, notamment au Mizoram. La seconde a été formée en Inde dans l’esprit de la résistance passive. Ces étudiants qui respectent la tradition gandhienne de la non-violence ont choisi de se rendre à Delhi pour obtenir le statut de réfugié et l’aide du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR). Ils y ont aussi obtenu l’aide de George Fernandes, député de 1989 à 2010, Ministre des Chemins de Fer de 1989 à 1990, puis Ministre de la Défense de 1998 à 2004, qui se présente comme l’ami des réfugiés, des Tibétains d’abord, mais aussi des Birmans.

14Delhi se trouve ainsi, pour diverses raisons, associée à l’espace des possibles. Il s’agit d’un lieu, d’abord de passage, puis de refuge et d’activisme, pour les Birmans en Inde. Ils y obtiennent un statut juridique et une aide financière limitée, causes premières de leur venue dans la capitale. Mais ils y découvrent bien vite de nouvelles possibilités en termes de mobilisation politique : c’est ce qui les pousse à s’installer durablement à Delhi. À Delhi, les Birmans sont libres de se déplacer, ce qui n’est le cas, ni dans les camps du Nord-Est de l’Inde, ni en Thaïlande, où les restrictions imposées par le gouvernement sur les réfugiés sont bien plus strictes. Et si, dans un premier temps, la localisation précise joue assez peu, les Birmans s’emparent de la ville en tant que symbole de liberté. La place exacte occupée dans la ville devient cependant importante pour comprendre la vie des Chin et des Rohingya, mais aussi quelques-unes des activités politiques menées par les Birmans. L’idée d’un rapport entre espace et pouvoir prend alors tout son sens, comme nous allons le voir avec l’exemple du soutien apporté par l’Inde.

1.2. Un soutien politique officieux apporté par l’Inde

15Mon entretien avec David Ngun Lian, actuel président du Burmese Centre Delhi (BCD) et ancien étudiant arrivé en Inde dans les années 1990, m’a permis de reconstituer les moments forts de l’activisme birman en Inde. La grande époque coïncide sans conteste avec la période George Fernandes qui s’achève en 2004 à la fin du mandat de Ministre de la défense. Ce dernier a en effet fourni un bureau aux étudiants birmans dans sa résidence du 3 Krishna Menon Marg. Cette résidence, le logement de fonction d’un ministre du gouvernement situé en plein cœur de Delhi, est devenue une sorte de quartier général pour les Birmans. Soe Myint a été l’un de ces étudiants qui a vécu durant six ans dans la résidence de George Fernandes et qui s’occupait de la publication de Fist (l’ancêtre de Mizzima). Le soutien de ce dernier, un homme politique important en Inde, se révèle ainsi important.

16Michel Lussault parle de « lutte des places » pour montrer que l’occupation d’un espace précis est devenue l’enjeu d’une tension entre des acteurs ayant une conception et un mode d’occupation différents de l’espace en question. Les modalités d’occupation de l’espace constituent d’après lui l’un des enjeux de pouvoir fondamentaux de l’époque moderne, mais répondent aussi à des questions identitaires, en permettant de déterminer la « spatialité de l’individu » – dès lors que nous savons où il va, où il habite et où il se tient, nous pouvons dire qui il est [Lussault 2009]. Les Birmans ont obtenu une place très convoitée, située à Delhi dans ce qui peut être considéré comme le quartier du pouvoir, le lieu où se trouvent tous les logements de fonction des ministres et des députés, à proximité du siège du gouvernement et du parlement. Ils ont été invités à investir un lieu de pouvoir, la résidence du 3 Krishna Menon Marg, par un homme de pouvoir, George Fernandes. Ils ont habité dans son logement de fonction et c’est de là qu’ils ont pu mener leurs activités militantes – de là qu’ils ont pu organiser diverses manifestations d’opposition au régime birman, de là qu’ils ont pu produire et envoyer les premiers exemplaires de Fist. Ce n’est pas là un endroit où on s’attend à trouver des étudiants, car les étudiants engagés agissent en général depuis l’université, mais la situation spécifique dans laquelle se trouvent ces anciens étudiants birmans, à savoir l’exil, change la donne. Le lieu d’activisme ne peut plus être l’université, à laquelle ils n’ont pas accès en Inde ; ça aurait pu être un obscur endroit de Delhi, comme pour le gouvernement en exil birman ou Mizzima, mais la présence au cœur du pouvoir de George Fernandes, au moment-même où les réfugiés birmans commençaient à arriver à Delhi, a joué en leur faveur. Ils se sont donc appropriés de manière opportune un lieu tout à fait inattendu dont ils ont su tirer parti. L’espace qu’ils occupent dit qui ils sont – des activistes birmans appuyés par un membre du gouvernement – et donne aussi la mesure du pouvoir qu’ils possèdent, ou plutôt, qui leur a été donné : leur quartier général est situé au cœur même du pouvoir indien.

17L’activisme birman ne s’est pas arrêté avec le départ de George Fernandes, mais a évolué, au milieu des années 2000, de critique générale du pouvoir birman à la question du gaz naturel. Le Shwe Gas Movement a ainsi été lancé en 2005 pour inciter l’Inde à ne plus acheter de gaz naturel à la Birmanie. Ce mouvement s’est institutionnalisé pour devenir, en 2008, le Burma Centre Delhi (BCD), censé représenter toutes les associations birmanes d’Inde dont le nombre, au début des années 2000, était supérieur à 50. Ce nouvel interlocuteur de l’Inde, toujours présent à Delhi lors de mon terrain en 2013, n’avait toutefois plus qu’un rôle très limité. Les soutiens se sont en effet très nettement et très brutalement ralentis, à mesure que la démocratie progressait en Birmanie. L’Inde, comme les autres Etats du reste, s’est alors détournée des associations de l’exil pour s’intéresser aux associations qui, en Birmanie même, œuvraient pour la démocratie, ce qui a apporté un coup d’arrêt aux financements des associations de l’exil. Le soutien de l’Inde se limitait, en 2013, à l’autorisation donnée aux Birmans de tenir une manifestation annuelle.

18Les revendications de la manifestation du 30 novembre 2013 étaient de deux types. Elles portaient d’une part sur la situation des Chin en Birmanie au son de « we want more teachers not more monks », « we want doctors not soldiers in Chin State », « we need development in Chin State », « stop building pagodas in Chin State », « we need hospitals, not more pagodas », « stop religious discrimination », « we want more schools, not Na Ta La training school ». Ces slogans mettent en avant des besoins de développement, notamment dans les domaines de la santé (formation de médecins et construction d’hôpitaux) et de l’éducation (formation de professeurs et construction d’écoles), et dénoncent la présence de l’armée, ainsi que les discriminations religieuses. Il est vrai que les besoins en développement ne sont pas limités à l’Etat Chin, mais l’Etat Chin, de même que les autres Etats périphériques à forte minorité ethnique, sont plus concernés encore que le reste de la Birmanie. Il en va de même pour les discriminations religieuses, qui sont plus importantes dans les Etats périphériques dont les minorités ethniques sont, le plus souvent, chrétiennes – la seule exception notable est le Rakhine, où la minorité ethnique principale, les Rohingya, est musulmane.

19Les revendications de la manifestation concernaient d’autre part les réfugiés Chin en Inde : « Chin refugees need protection » ; « Chin refugees need proper legal framework » ; « Chin refugees need more humanitarian assistance » ; « Chin refugees are not safe in New Delhi ». Ces slogans insistent sur deux besoins fondamentaux des réfugiés – l’aide et la protection. Les réfugiés ont besoin d’une aide humanitaire et d’une protection, physique d’abord, mais aussi juridique. Là encore, les deux besoins fondamentaux rappelés par les Chin ne sont pas spécifiques aux réfugiés Chin, mais restent valables pour tous les réfugiés vivant en Inde, même si les Chin, contrairement à certains autres réfugiés, vivent dans des quartiers particulièrement malfamés et dangereux.

20Une manifestation similaire a eu lieu pour la dernière fois en juin 2015 : la principale revendication concernait alors le droit à la réinstallation. Le lieu choisi par les Birmans pour la manifestation, avec l’accord des autorités indiennes, est intéressant. La manifestation de novembre 2013 a eu lieu à Jantar Mantar, un endroit on ne peut plus central à proximité de Connaught Place, et qui est souvent choisi par les Indiens pour des manifestations de tout ordre ; la manifestation de juin 2015, qui a eu lieu juste avant la journée internationale des réfugiés, s’est tenue, elle, à Vasant Vihar, devant les bureaux du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR), soit à un endroit symboliquement important et en accord avec le contenu des revendications des manifestants, le droit à la réinstallation, qui s’adresse non pas tant à l’Inde qu’à l’agence internationale.

21De fait, à quelques rares exceptions près, l’activisme n’est aujourd’hui plus tellement de mise en Inde, puisque, outre le fait que la plupart des activistes sont retournés en Birmanie ou sont allés rejoindre des membres de la diaspora birmane en Amérique du Nord ou en Europe, les soutiens, notamment financiers, apportés aux activistes, se sont tournés vers la Birmanie. Les Birmans qui vivaient à Delhi en 2013, principalement des Chin et des Rohingya, étaient alors, et comme avant, préoccupés par des questions plus pragmatiques de survie au quotidien.

2. La vie des Chin et des Rohingya à Delhi

22Les stratégies de survie déployées par les Birmans de Delhi s’expliquent d’abord par la situation dans la ville. Les Chin et les Rohingya ne sont pas établis au même endroit, mais, pour des raisons pratiques d’accès aux réfugiés et de données disponibles, l’analyse sur la place des Birmans à Delhi, ainsi que sur les stratégies de survie, se focalisera sur les Chin.

2.1. Une vie à l’écart

23Les Chin, qui sont, suivant les sources, entre 5 000 et 8 000, habitent dans des quartiers très pauvres situés au nord-ouest de Delhi – Chanakya Place (Uttam Nagar) et Vikaspuri. Ce choix est dû à la présence d’Indiens qui ont été chassés de Birmanie par le Général Ne Win. En effet, la solidarité manifestée par les Indiens originaires de Birmanie pour les Birmans qui s’opposent au régime a attiré les premiers Birmans dans ces quartiers – c’est notamment le cas de quelqu’un comme Prabhakar qui, avec sa femme, tenait l’Oxford School de Vikaspuri. Les conditions de vie y sont certes très difficiles pour tous les habitants, mais les Chin sont dans une situation encore plus précaire.

24Leurs ressources financières proviennent soit d’emplois d’ouvriers obtenus dans des usines voisines, soit des quelques aides financières distribuées par le Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR), soit des emplois obtenus dans les institutions partenaires du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR), comme Don Bosco ou Socio-Legal Information Centre (SLIC). Elles se révèlent être très insuffisantes pour manger à sa faim, se loger décemment, pourvoir à l’éducation des enfants et gérer les éventuels problèmes de santé. Il est vrai qu’en théorie les réfugiés bénéficient de la gratuité d’accès à l’éducation et à la santé, mais la plupart des réfugiés interrogés essayaient d’échapper aux structures publiques indiennes qui sont jugées soient très insuffisantes, dans le cas des écoles, soit dangereuses, pour les hôpitaux. À ces ressources financières insuffisantes s’ajoutent d’autres difficultés. Tout d’abord des problèmes de langue, et donc de compréhension mutuelle entre Indiens et Birmans : les Chin, qui parlent soit le birman, soit un des dialectes Chin, arrivaient à se faire comprendre dans le Nord-Est de l’Inde, où les habitants parlent des langues et des dialectes qui appartiennent à la même famille linguistique, mais sont perdus à Delhi, où les habitants ne parlent souvent que le hindi. Mais aussi des problèmes de discrimination en raison de l’apparence, de la religion (les Chin sont chrétiens et vivent à Delhi dans des quartiers majoritairement hindous) et du statut d’étranger des Birmans. Et, enfin, des problèmes de sécurité propres au quartier qui, aux dires des habitants, fourmille de bandits de tous acabits. De fait, les intimidations, les passages à tabac et les viols y sont très fréquents : si les Indiens qui habitent ces quartiers en sont victimes, les Chin sont, pour toutes les raisons précitées, encore plus visés que les autres habitants. Le Chin Refugee Committee (CRC) donne sur son site Internet des exemples, avec témoignages à l’appui, d’incidents dont sont victimes les Chin.

25Cette présentation de la situation des Chin n’est pas sans rappeler l’analyse de Michel Agier sur la liminarité : « C’est la liminarité qui unit toutes les situations d’exode. […] Elle est à la fois le fondement du camp en tant que mise en attente à l’écart de la société et le lieu même des déplacés et réfugiés « auto-installés » au sens où ils demeurent dans des zones périphériques d’occupation provisoire ou illégale. » [Agier 2010, p. 76]. Michel Agier précise que la mise à l’écart est double, spatiale, mais aussi sociale : les réfugiés, « mis en quarantaine », se retrouvent ainsi « aux bords du monde », une telle ségrégation étant due à un besoin de protection de la société dominante contre les contaminations possibles des groupes différents, faibles, anormaux, etc… Les Chin se sont installés provisoirement à Chanakya Place et Vikaspuri, c’est-à-dire dans des quartiers pauvres, insalubres et dangereux, à la périphérie de Delhi. Ils sont là dans une situation de liminarité telle que décrite par Michel Agier. Mais, s’il y a relégation spatiale, l’attitude discriminatoire des Indiens envers les Chin, telle que décrite précédemment, montre que la marginalisation est aussi sociale. Les Chin ne sont peut-être pas enfermés dans des camps de réfugiés situés à l’extérieur de la ville, mais cela n’empêche pas tous les éléments de mise à l’écart à la fois spatiale et sociale d’être bien présents – le quartier périphérique et les discriminations subies par les Chin.

26Il est intéressant de voir que les Rohingya subissent un traitement assez similaire. Ils arrivent en Inde surtout à partir de 2009, souvent en passant par le Bangladesh, où ils rencontrent des difficultés avec les autorités locales, qui n’ont de cesse d’essayer de les renvoyer en Birmanie. On observe une augmentation importante du nombre de Rohingya en Inde à partir de juin 2012, c’est-à-dire après les émeutes au Rakhine, qui ont entraîné la mort de 80 personnes et le déplacement de 90 000 autres. Suivant les personnes interrogées, on dénombrait ainsi à l’automne 2013 à Delhi entre 40 et 50 familles (soit entre 4 000 et 5 000 personnes) ou près de 200 familles (soit environ 20 000 personnes), installées dans des quartiers musulmans, principalement à Khajuri Khas, dans le nord-est de Delhi, et Okhla, à la frontière sud de la ville. Ceux qui vivent à Khajuri Khas, et, dans une moindre mesure, à Hastal (Vikaspuri), Janakpuri (dans le nord-ouest de Delhi) et Bhogal (dans le sud-est de Delhi), occupent des appartements loués (« rented houses »), mais ceux qui se sont installés à Okhla possèdent des habitations de fortune dans des sortes de camps improvisés (« makeshift camps »). Si l’analyse de Michel Agier sur la liminarité, qui était pertinente pour les Chin, reste valable pour les Rohingya, le concept d’« espaces écarts » développé par Kamel Doraï et Nicolas Puig paraît mieux approprié encore [Doraï & Puig 2012]. Les travaux réunis dans l’ouvrage qu’ils ont dirigé portent sur les villes du Proche-Orient, où les dynamiques sociopolitiques aux échelles régionale et nationale ont entraîné le déplacement et l’installation de populations de diverses origines dans des espaces de relégation. Les « espaces écarts », parmi lesquels on trouve les camps, mais aussi les quartiers périphériques ou enclavés, sont présentés ainsi : ils sont réputés peu sécurisés et sont perçus comme des lieux de trafics, de criminalité, d’extrémisme religieux et de terrorisme ; ils abritent des populations paupérisées et relativement stigmatisées pour des raisons communautaires, économiques et sociales ; ils accueillent des migrants qui y trouvent de fragiles abris résidentiels. À l’exception de l’extrémisme religieux et du terrorisme, cette définition me semble parfaitement adaptée à tous les lieux de Delhi investis par les Chin et les Rohingya. En outre, la réflexion sur la marginalisation des réfugiés menée par Kamel Doraï et Nicolas Puig est axée sur l’aspect social, au point que même les idées de marge et de périphérie ne relèvent plus prioritairement, ni même plus du tout, de la géographie. Les « espaces écarts » peuvent en effet être des quartiers enclavés, situés dans un espace central donc, pour lesquels la marge et la périphérie ne sont plus spatiales, mais sociales, ce qui, pour Kamel Doraï et Nicolas Puig, importe davantage encore – cette idée-là correspond, il me semble, à la situation des Rohingya qui se sont installés provisoirement dans les quartiers musulmans d’Old Delhi, soit en plein cœur de la ville.

27Les réfugiés Rohingya et Chin, comme ceux du Proche-Orient, s’insèrent dans les interstices et les failles urbaines, le plus souvent dans des quartiers périphériques, mais parfois aussi dans des quartiers enclavés. Qu’ils soient proches ou éloignés du cœur de la ville, ce qui les caractérise tous, c’est bien cette idée de mise à l’écart dont ils sont les victimes. Il est vrai qu’ils ne sont pas les seules victimes, puisque la mise à l’écart touche également les autres habitants des quartiers dans lesquels ils vivent – ils sont de fait entourés d’une importante population fortement paupérisée. Mais ils subissent des discriminations supplémentaires en raison de leurs différences : différence physique d’abord, mais aussi différences religieuse et linguistiques. Des difficultés de communication aux désirs de réinstallation dans un autre pays, tout concourt à empêcher une intégration durable des réfugiés dans les quartiers d’accueil. Les réfugiés sont donc, en quelque sorte, les victimes d’une mise à l’écart particulièrement complexe. Il s’agit, on l’a déjà dit, d’une mise à l’écart qui est, dans la plupart des cas, à la fois spatiale et sociale, mais il s’agit aussi d’une mise à l’écart décrétée et appliquée par deux types d’acteurs : 1) la société dominante, qui cherche à se protéger des contaminations possibles des groupes différents, qu’ils soient faibles, anormaux ou tout simplement pauvres, et qui repousse donc les réfugiés et les autres groupes différents dans des quartiers périphériques ou dans des quartiers proches, mais, dans ce cas, isolés – des quartiers qui deviennent des sortes de ghettos ; 2) la population fortement paupérisée qui, écartée par la société dominante, vit dans les mêmes quartiers et fait subir aux réfugiés des discriminations de toute sorte.

28Comment réagissent-ils ? C’est ce sur quoi s’interrogent Kamel Doraï et Nicolas Puig : quelles sont les ressources mises en œuvre par les individus et les groupes ? en quoi l’action des réfugiés participe-t-elle à la redéfinition des espaces de la ville ? Ce type de questionnements m’intéresse ici pour le cas des Chin, qui est le seul cas pour lequel je possède suffisamment de données, recueillies auprès des Chin eux-mêmes, pour pouvoir proposer des éléments de réponse.

2.2. Un maillage associatif très serré

29Julie Baujard évoque à propos des Birmans de Delhi, et plus particulièrement des Chin, un « dispositif-réfugié » qui regroupe tous les acteurs qui, d’une manière ou d’une autre, s’intéressent aux réfugiés et/ou entendent assurer la gestion des réfugiés [Baujard 2013]. Si un tel « dispositif-réfugié » existe théoriquement pour tous les groupes de réfugiés vivant en Inde, force est de constater que les Chin s’inscrivent dans un maillage associatif extrêmement serré et complexe. Il est ainsi difficile de dresser la liste de toutes les associations qui s’occupent des Chin de Delhi.

30Il y a toutes les associations qui regroupent des minorités ethniques à l’intérieure de la minorité ethnique Chin : Matu, Hakha, Cho, Khumi, Falang, Zo Tung, Mara, Zomi et Mizo (Burmese). Le Chin Refugee Committee (CRC) représente les neuf communautés, mais ce n’est pas là la seule association pan-Chin : il y a également la Chin Human Rights Organisation (CHRO), dont le siège est à Ottawa mais qui dispose d’une antenne à Delhi. Et il y a des associations pour les étudiants, comme le Chin Students Union (CSU), ainsi que des associations pour les femmes, comme la Hakha Women Union, la Women Rights and Welfare Association of Burma (WRWAB) et la Burmese Women Delhi (BWD). À toutes ces associations laïques, s’ajoutent encore des églises. On comptait, avant l’an 2000, deux associations chrétiennes, la Delhi Burmese Christian Fellowship (DBCF) et la Burmese Christian Association (BCF), mais la situation s’est entre-temps complexifiée, puisqu’en 2013 l’on comptait pas moins de 28 églises et écoles bibliques, un nombre élevé qui s’explique par le nombre important de dialectes Chin, 52 au total. Si ce sont les associations laïques qui s’occupent des problèmes des réfugiés, les églises jouent un rôle extrêmement important, spirituel, mais aussi financier. En effet, les associations, notamment communautaires, ne possèdent pas ou peu de fonds propres, et les frais de fonctionnement sont très largement assurés par les églises.

31Un réfugié Chin se retrouve ainsi extrêmement bien pris en charge : il fait nécessairement partie d’une association communautaire, du Chin Refugee Committee (CRC), qui représente toutes les communautés, et d’une église. Il peut aussi, suivant son statut, adhérer à une association d’étudiants ou à une association de femmes. La présence importante d’associations de toute sorte, principalement localisées à Vikaspuri, peut expliquer que les Chin, malgré des conditions de vie très difficiles, ne perdent pas pied. Michel Agier évoque le dénuement total auquel peuvent être confrontés les réfugiés en s’appuyant sur l’exemple d’une famille colombienne qui se décide à partir quand la guérilla arrive à sa porte en 1997 et dont tous les membres finissent par sombrer dans la folie [Agier 2002, pp. 25-30]. Il analyse le cheminement qui conduit les membres de la famille à la folie comme la résultante d’un triple dénuement : un dénuement social, marqué par l’absence complète d’activité sociale, un dénuement psychologique qui provient de l’enfermement dans la cabane, le nouveau lieu de vie des réfugiés, et un dénuement économique impliquant la mendicité comme seul recours. Force est de constater que les Chin, qui vivent certes dans des conditions très difficiles à Delhi, ont pu échapper au dénuement total qui menace un grand nombre de réfugiés ailleurs dans le monde. Le maillage associatif, qui nourrit abondamment le « dispositif-réfugié » de Julie Baujard, est palpable dans les lieux de vie au jour le jour et crée une solidarité communautaire qui permet aux Chin d’avoir des repères sociaux, et, si besoin est, d’accéder à une aide psychologique ou économique.

Conclusion

32L’histoire des Birmans qui ont vécu ou vivent encore à Delhi, que j’ai pu reconstruire à l’aide d’entretiens menés en novembre 2013, principalement avec des Chin, est ainsi forte d’enseignements sur le rapport entre espace et pouvoir. Que ce soit pour les premiers étudiants et activistes birmans arrivés à Delhi à la fin des années 1990 ou pour les réfugiés Chin arrivés au milieu des années 2000, beaucoup de choses se jouent autour de la localisation dans la ville. La ville elle-même est perçue par les Birmans comme le lieu des possibles : c’est de là que l’on peut mener la lutte pour la démocratie en Birmanie et c’est là que l’on peut obtenir le statut de réfugié auprès du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR), et donc, faire une demande de réinstallation dans un pays tiers, en Amérique du Nord ou en Europe, ce à quoi aspirent presque tous les réfugiés interrogés.

33La ville en soi est pouvoir, mais la localisation dans la ville est encore plus déterminante. La situation des Birmans qui ont eu accès à la résidence de George Fernandes, située en plein cœur du pouvoir indien, révèle bien que l’endroit d’où la lutte est menée a une importance considérable. Auraient-ils été aussi actifs et aussi efficaces pour mener, notamment, leur activité de lobbying auprès des autorités indiennes, s’ils avaient dû vivre dans un quartier périphérique de la ville comme Vikaspuri ou Chanakya Place ? La perte de temps et d’argent dans les transports, la survie au quotidien, l’absence de mentor maîtrisant à la perfection les arcanes du pouvoir… il est bien possible que tous ces aspects aient joué sur le moral des Birmans. L’utilisation que les Birmans font de la résidence du 3 Krishna Menon Marg va ainsi dans le sens de la thèse développée par Michel Lussault sur la « lutte des places » – il s’agit d’acteurs inédits qui envisagent l’espace investi bien différemment de ce pour quoi il a été conçu, à savoir, loger les membres du gouvernement indien, et qui transforment donc les modes d’occupation et d’utilisation de la résidence de George Fernandes qui, de logement de fonction, devient le quartier général de l’activisme birman en Inde.

34C’est un type de lutte différent qui attend les Chin vivant à Vikaspuri et Chanakya Place et les Rohingya de Khajuri Khas et Okhla. Ces réfugiés-là partagent un grand nombre de similitudes avec les réfugiés évoqués par Michel Agier, ainsi qu’avec les réfugiés des villes du Proche-Orient dont parlent Kamel Doraï et Nicolas Puig. Ils vivent, et parfois survivent, dans des « espaces écart » situés « aux bords du monde », c’est-à-dire dans des quartiers périphériques ou enclavés où se joue une dynamique de discrimination à la fois spatiale et sociale. Si les Chin, grâce à un maillage associatif très serré, ne sont pas entièrement démunis, la situation semble plus difficile pour les Rohingya qui, s’ils partagent parfois une plus grande proximité linguistique, religieuse et culturelle avec les habitants des quartiers, sont loin de posséder les repères communautaires des Chin.

35Ce qui réunit toutefois tous les Birmans qui vivent à Delhi, c’est l’aspect temporaire de la situation de réfugié. Si la ville est parfois perçue comme un lieu de pouvoir, il est intéressant de voir que le pouvoir est surtout utilisé par les Birmans pour quitter la ville : pour un retour en Birmanie par les étudiants et activistes (ce qui a effectivement été le cas à part de 2009) et pour une réinstallation dans un pays tiers par tous les autres (ce qui a aussi été très largement le cas jusqu’au milieu des années 2000). C’est aussi bien dire que Delhi, en tant que lieu de pouvoir, est instrumentalisée par les Birmans, mais, comme on l’a vu, de différente manière suivant l’endroit où ils se trouvent dans la ville.

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Bibliographie

Agier, M. (2002) – Aux bords du monde, les réfugiés, Paris, Flammarion, 187 p.

Baujard, J. (2013) – « ‘Nous sommes des femmes dangereuses !’… en danger. Mobilisation des réfugiées birmanes à Delhi. », Moussons, n° 22, pp. 57-73.

Doraï, K. & Puig, N. (dir.) (2012) – L’urbanité des marges. Migrants et réfugiés dans les villes du Proche-Orient, Paris, Téraèdre, 335 p.

Haksar, N. (2009) – Rogue Agent: How India’s Military Intelligence Betrayed the Burmese Resistance, New Delhi, Penguin Books India, 242 p.

Lussault, M. (2009) – De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset, 221 p.

Myint, S. (2003) – Burma File. A Question of Democracy, New Delhi, India Research Press, 534 p.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne-Sophie Bentz, « Les réfugiés politiques en Inde. Le cas des Birmans à Delhi »Bulletin de l’association de géographes français, 94-1 | 2017, 95-108.

Référence électronique

Anne-Sophie Bentz, « Les réfugiés politiques en Inde. Le cas des Birmans à Delhi »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 94-1 | 2017, mis en ligne le 28 février 2018, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/331 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.331

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Auteur

Anne-Sophie Bentz

Maître de conférences en Histoire de l’Asie du Sud à l’Université Paris-Diderot, Laboratoire CESSMA, Université Paris Diderot, Case 7017, 75205 Paris Cedex 13 –
Courriel : anne-sophie.bentz[at]univ-paris-diderot.fr

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