1Si nombre de thématiques abordées dans ce numéro s’inscrivent dans l’optique d’analyse de dynamiques à l’échelle régionale, de l’Afrique du Sahel, au Sahara à la Méditerranée, il n’en reste pas moins que bon nombre de politiques nationales affectent la région. Dans ce cadre, la partition soudanaise qui fait suite à l’indépendance du Soudan du Sud le 9 juillet 2011, constitue un évènement historique, et conduit à de multiples reconfigurations qui méritent qu’on s’y arrête.
2La sécession du Soudan du Sud signe un échec politique de la construction nationale et représente un gigantesque défi économique pour les deux nouveaux pays dont les cadres territoriaux ont été modifiés. Le Soudan du Sud, à peine né, rejoint les pays les plus pauvres de la planète et le Soudan (du Nord), qui avec la partition a perdu l’essentiel de ses revenus pétroliers, traverse une crise économique profonde que la récente levée des sanctions américaines n’est pas venue enrayer. En outre, la paix qui était au centre des préoccupations internationales lors des négociations entre Nord et le Sud n’est pas au rendez-vous. Les conflits n’ont pas cessé et les années post-indépendance du Soudan du Sud ont au contraire été caractérisées une multiplication des conflits armés, non seulement au Soudan du Sud, théâtre d’affrontements sanglants entre milices nuer et dinka (depuis 2013), mais aussi dans plusieurs régions du Nord : au Darfour où les combats se sont poursuivis, dans la région du Nil Bleu où une guérilla a éclaté, et dans les Monts Nouba où le conflit fait de nouveau rage.
3On assiste donc à une complexification et à une augmentation des tensions identitaires au Nord comme au Sud qui remettent finalement en cause les visions explicatives simplistes du conflit : Chrétiens contre Musulmans, Arabes contre Africains, largement reprises et instrumentalisées par les politiciens nationaux et relayées par les médias internationaux au point de participer de l’idée que la séparation du Soudan du Sud réglerait une fois pour toute les tensions soudanaises. Revenir sur la séparation du Soudan du Sud permet donc d’aborder la question de la reconfiguration identitaire d’un pays à la charnière de l’Afrique noire et du monde arabe.
- 1 Un remerciement à Elena Vezzadini et via cette dernière à ‘Ali Hussayn pour m’avoir fait connaitre (...)
- 2 Le conflit civil Nord/Sud est considéré comme le plus long conflit civil africain et l’un des plus (...)
4De manière emblématique, le jour de l’indépendance du Soudan du Sud, les citoyens de la République du Soudan (Nord) recevaient du gouvernement un SMS qui disait : « Nom de l’État : République du Soudan ; dimensions : 1 882 000 km2 ; nombre d’habitants : 33 419 625 ; pourcentage de musulmans : 96,7 % ; monnaie nationale : ghinée »1. De cette manière, l’État signifiait à ses citoyens que la reconfiguration territoriale entrainaît aussi une reconfiguration de l’identité nationale : un État plus petit, un moins grand nombre d’habitants, mais où l’écrasante majorité était musulmane. Dans la perspective d’un régime islamique (au pouvoir depuis le coup d’État d’Omar El Beshir de 1989) qui s’était notamment donné comme mission d’islamiser la société, et dans le contexte d’un conflit civil long, coûteux et meurtrier2, la séparation pouvait donc en quelque sorte apparaître comme une réussite. Cela témoigne également de l’incorporation dans les discours politiques d’une différenciation entre les populations. Cette séparation vient donc questionner l’homogénéité supposée du peuplement des deux nouveaux voisins et ouvre une réflexion sur les conditions de l’incorporation de la région du Sud Soudan au sein de l’État soudanais.
- 3 Cette expression des voyageurs arabes des XVe et XVIe siècle désigne à l’origine un espace flou s’é (...)
5Le Soudan, le pays des Noirs en arabe – bilad al Sudan3 – était jusqu’à l’indépendance du Soudan du Sud le plus grand État africain. Situé au carrefour des mondes noir et arabe, ce territoire immense, parcouru et habité par des populations diverses (sur le plan linguistique, ethnique et religieux) a toujours fait le lien entre Afrique de l’Ouest, Afrique centrale et Afrique septentrionale – ne serait-ce que par les routes caravanières du désert de Nubie ou de pèlerinage vers La Mecque via la mer Rouge. Cependant, une frontière écologique réelle entre le nord et le sud, généralement établie autour du 10e parallèle nord qui correspond à la limite entre milieu sahélien et une vaste zone de marécages alimentée par le Nil Blanc, va limiter et marquer les relations nord/sud précoloniales. Isolé du Nord, le Sud va longtemps rester une véritable terra incognita pour les nordistes qui n’y faisaient que des incursions (régulières cependant) en quête de bétail et d’esclaves, l’esclavage étant un élément clef de l’économie des agriculteurs et des pasteurs nomades du Nord-Soudan. L’esclavage est d’ailleurs l’une des motivations de l’entreprise de conquête du Soudan en 1820 par le vice-roi d’Égypte Méhémet Ali, alors sous contrôle ottoman. Cette première colonisation du Soudan est ainsi appelée Turkiya (1820-1885). Consécutivement, comme elles le faisaient déjà par le passé, les populations du sud, des tribus Nouba et Dinka essentiellement, ou encore Shilluk, continueront, mais avec une ampleur plus importante encore compte tenu des besoins de l’armée turco-égyptienne de l’époque, de faire les frais de raids désormais égyptiens. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, y compris pendant la période de la Mahadiya (1885-1895), les populations noires du sud resteront victimes de la traite laissant dans la mémoire collective des peuples concernés (des deux côtés) des traces indélébiles [Prunier 1989].
6La domination anglaise avec l’instauration d’un condominium anglo-égyptien en 1898 souhaite porter un coup d’arrêt au trafic d’esclaves. Cependant la politique active de protection des populations du sud, développée par l’administration britannique dans les années 1920 va considérablement renforcer la rupture entre Nord et Sud et l’isolement du Sud. De nombreuses mesures destinées à isoler les populations du Sud des influences arabes et islamiques sont mises en place : imposition de l’anglais au sud en remplacement de l’arabe en 1918 ; politique de préservation des cultures indigènes en 1921 Indirect Rule ; restriction d’accès au Sud à ceux qui n’en sont pas originaires en 1922 – Closed District Order – ; interdiction aux nordistes de commercer avec le sud en 1925.
- 4 Région située au sud de Khartoum entre les Nil Blanc et Bleu.
7Paradoxalement, les investissements dans de grands projets de développement notamment agricoles impulsés par les Britanniques se font au Nord, en particulier dans la province de la Gezira4, où d’immenses périmètres irrigués de coton sont lancés dès les années 1920. La formation des cadres administratifs de l’administration coloniale se fera également largement au nord et non au sud où les politiques de différenciation conduisent à la retribalisation de larges régions, à la marginalisation socio-économique du sud et de ces populations [Marchal 2004, Coste & Pinauldt 2018]. Un changement de politique s’amorce après-guerre où les négociations pour l’indépendance dans un cadre territorial unifié sont menées avec les nordistes et sans les sudistes conduisant à des troubles qui éclatent avant même la signature de l’Indépendance en 1956. C’est l’émergence de ce qui sera plus tard la rébellion séparatiste du Sud (Anyanya) engagée dans une première guerre civile Nord/Sud qui a duré jusqu’en 1972. Le processus de construction de l’État soudanais dès l’indépendance se trouve donc affecté par la question de l’unité nationale qui va marquer les débats politiques et institutionnels durant des décennies et entretenir la fragilité intrinsèque du pays. Cette tension constante entre fédéralisme et État unitaire s’exprime aussi bien dans les politiques d’arabisation et d’islamisation mises en place sans nuance après l’indépendance, et remises au goût du jour par le régime actuel, que dans les ambitions nationales de la seconde rébellion du Sud — menée par le mouvement SPLM/A (Sudan’s People Liberation Movement/Army) dirigé par John Garang qui défend l’idée d’un Soudan unitaire laïc et démocratique malgré les forces séparatistes qui animent son mouvement.
8Il est intéressant de souligner, à l’instar de Nathalie Coste [2018], que le tracé de la frontière Nord/Sud dont hérite le nouvel État indépendant en 2011 reprend la frontière coloniale des politiques de différenciation menées par les Britanniques. De la même manière, l’introduction et l’institutionnalisation de l’appartenance ethnique ou tribale (gabila en arabe) dans le jeu politico-administratif pendant période coloniale, à travers une application différenciée selon les régions de la Native administration a profondément et durablement marqué la politique soudanaise [Grandin 1982]. Cette institution (administration indigène ou traditionnelle) s’est beaucoup transformée dans le temps et selon les régions mais malgré diverses tentatives de gommer le poids du référentiel ethnique dans le jeu politique, celui-ci s’est maintenu, voire accentué notamment sous l’impact de l’instrumentalisation de cette institution et de ce ressort identitaire par les dirigeants soudanais. Dès le milieu des années 1990, les islamistes au pouvoir ont réintroduit officiellement une administration traditionnelle et encouragé les jeux de patronage s’appuyant sur les canaux de l’ethnicité au point qu’aujourd’hui ce référent identitaire occupe une place centrale dans la dynamique conflictuelle soudanaise. C’est en ce sens que l’on peut parler de réactualisation ou de réappropriation par les deux nouveaux voisins des frontières (spatiales, politiques et identitaires) coloniales [Coste & Pinauld op. cit.].
Figure 1 - Un Soudan/Deux Soudans : fragmentation nationale et conflictualité accrue
Alice Franck
- 5 L’exploitation du pétrole a par ailleurs complexifié les négociations de paix entre Nord et Sud not (...)
- 6 Voir à ce sujet le texte de Raphaëlle Chevrillon-Guibert et de Géraud Magrin dans ce numéro.
- 7 Le Darfour, incorporé plus tardivement au Soudan en 1916, n’a cependant pas été victime d’un isolem (...)
9La question du Sud, et plus largement la question de la construction nationale du Soudan, est depuis sa création celle de l’intégration des régions périphériques. Le déséquilibre d’investissement et de développement est criant entre d’un côté un Soudan utile formé autour de Khartoum, de la Gézira et les populations de la vallée du Nil qui captent l’essentiel des ressources soudanaises (cf. carte), et de l’autre les régions périphériques telles que le Sud, le Darfour ou encore la mer Rouge. Les travaux scientifiques sur le Soudan s’accordent à décrire un modèle centre/périphérie prédateur [Marchal 2004, Denis 2005, de Waal 2007, Lavergne 2016,…] dont ils soulignent la permanence des dynamiques d’accaparement des ressources (agricoles, foncières, minières…) par le pouvoir de Khartoum et l’élite dirigeante du pays. Ce phénomène de captation par le centre se déroule, que les ressources soient localisées au centre du pays ou non. Le cas du pétrole est à ce titre exemplaire. La plupart des champs se situent au Soudan du Sud ou dans la zone frontalière Nord/Sud, l’exploitation pétrolière qui fut effective durant une décennie environ (fin 1999 à 2011 date de la séparation avec le Soudan du Sud) loin de participer au développement des régions productrices5, a au contraire encore renforcé l’attractivité de la capitale, dont le secteur immobilier a constitué le principal débouché des pétrodollars [Denis 2005]. Le développement actuel du secteur aurifère dans les régions du nord du Soudan6 repose cette question du rééquilibrage territorial, des moyens de contrôle dont disposent ou non les différents échelons administratifs pour bénéficier de la rente. Cependant, dans ce dernier exemple, les espaces dans lesquels le développement du secteur aurifère est plus largement encouragé sont ceux de la vallée du Nil et donc des espaces intégrés économiquement et politiquement de longue date à l’échelle nationale et largement connectés aux sphères du pouvoir central, à l’inverse des régions Sud et du Darfour qui ont en commun de n’avoir bénéficié de la part du gouvernement central d’aucune attention ni politique de développement socioéconomique depuis leur incorporation au Soudan7. Par ailleurs, cette injustice spatiale et régionale recoupe étroitement des lignes ethniques et se traduit par la domination exclusive des tribus arabes de la vallée du Nil qui ont au cours de l’histoire renforcé leur domination en écartant et en spoliant les régions et populations périphériques. Cette marginalisation constante, historique, se retrouve, dans la plupart des secteurs de la vie sociale.
- 8 Pour des chiffres récents, voir l’article sur la pauvreté multidimensionnelle au Soudan [Ballon & D (...)
10Ainsi, les lacunes (voire l’absence) du système éducatif du Soudan du Sud traduisent à la fois les ravages de décennies de guerre mais aussi de l’absence de volonté politique des différents régimes qui se sont succédé à la tête du Soudan depuis l’Indépendance. La constitution et la mise en place de l’administration du nouvel État indépendant du Soudan du Sud a ainsi été affectée par des difficultés pour recruter des cadres formés, alors même qu’un mouvement de retour au pays de la diaspora sud-soudanaise s’était amorcée. Les jeunes d’origine sud-soudanaise, installés (et souvent nés) à Khartoum qui y avaient entamé un cursus universitaire ont souvent conditionné et retardé après l’indépendance du Soudan du Sud leur retour au pays d’origine après l’obtention de leur diplôme à Khartoum, témoignant ici encore des faiblesses (connues et reconnues) du système éducatif au Soudan du Sud [Franck 2016]. On retrouve dans une moindre mesure au Darfour, l’une des régions les plus peuplées du Soudan, un accès déficient et très insuffisant aux services éducatifs. Il est à cet égard significatif que les populations qui ont été hébergées suite au conflit du Darfour (qui démarre à l’hiver 2003) dans les camps de déplacés ont eu, à partir des années 2005 et 2006, un accès aux services éducatif et de santé nettement supérieur à celles restées en dehors de l’assistance humanitaire fournie par les organisations internationales. Inversement, les quelques États autour de Khartoum et de la vallée du Nil bénéficient d’une densité d’établissements d’enseignement incomparable et, consécutivement, des taux d’alphabétisation et de scolarité correspondants8. De même en est-il en ce qui concerne l’eau potable, et les services de santé qui conditionnent largement les taux de mortalité notamment infantile et féminine, ou encore des infrastructures de transports de base telles que les routes.
11C’est dans ce contexte d’injustice régionale que doivent être replacés les conflits soudanais (entre le Nord et le Sud et au Darfour). Ces conflits y puisent leur source, même si ensuite une imbrication de pluralité d’acteurs, d’intérêt et d’échelle différentes se surajoutent pour nourrir, et instrumentaliser le conflit. La (re)négociation du partage des richesses et du pouvoir est d’ailleurs au centre des revendications des mouvements rebelles armés du Sud comme du Darfour et explique en partie pourquoi les chronologies de ces deux crises se sont télescopées en 2003 lorsque a éclaté la crise de Darfour.
12Ce n’est en effet pas un hasard si la crise du Darfour surgit dans l’actualité à un moment où l’attention internationale est ailleurs. Au Soudan notamment, où elle se concentre sur les avancées des pourparlers de paix entre le gouvernement central et la rébellion du Sud Soudan, qui visent à mettre un terme à l’un des plus longs conflits civils africains. Or, si le SPLM, et plus spécifiquement son leader John Garang, affirme des ambitions nationales au sens où il souhaite défendre un projet inclusif de « Nouveau Soudan » qui prendrait en compte l’ensemble des régions et des populations marginalisées par le pouvoir qu’elles soient au Nord ou au Sud, les négociations de paix qui s’amorcent à partir de 2001 notamment sous l’égide des États-Unis se focalisent quant à elles sur la seule question du Sud. Les délégations de paix vont parvenir à signer en juillet 2002 à Machakos (Kenya) un premier protocole préfigurant le Comprehensive Peace Agreement (CPA) finalement signé en 2005. Ce texte pose les bases du processus de paix, de la transition et ouvre sur le droit des sudistes à l’autodétermination. Il est ainsi possible d’interpréter la prise des armes au Darfour en février 2003 comme le refus d’être les oubliés des accords Nord/Sud en train d’être signés. Le gouvernement central qui voit la cohésion du pays s’effondrer régira à ces revendications avec une violence inouïe. Les méthodes employées dans la répression de la rébellion darfouri et notamment le recours à des milices armées, méthode largement éculée pendant la guerre entre le Nord et le Sud, vont également participer de l’escalade des violences.
- 9 Dans les années 1970, le Darfour comme le Tchad correspondaient dans l’esprit du leader libyen Moua (...)
13Cette interprétation propose une explication des motifs de déclenchement de la crise mais la déstabilisation du Darfour ne date pas de l’hiver 2003, elle s’inscrit dans le contexte d’injustice sociale auquel se sont articulées d’autres dynamiques. Les États voisins ont par exemple joué un rôle important dans la déstabilisation du Darfour depuis les années 1960 en participant de la présence d’hommes armés (conflit entre le Tchad et la Libye), ou encore en favorisant la diffusion d’idéologies conflictuelles au sein des populations, idéologies raciales ou encourageant le djihad armé9. Aujourd’hui encore plusieurs auteurs soulignent avec justesse l’implication régionale du conflit et combien celle-ci est accentuée par l’effondrement de la Libye et la dissémination massive d’armes légères au Sahara et au Sahel issues des réserves du régime de Kadhafi. Par ailleurs, les conséquences socioéconomiques mais aussi politiques de la désertification du Sahel soudanais à partir des années 1970 ont contraint les populations du nord de la région à migrer vers le sud et constituent également un facteur important de déstabilisation dans la mesure où la complémentarité entre les différentes communautés, pour certaines populations pastorales et pour d’autres sédentaires, s’est effritée [Guibert & Franck 2017, voir aussi le texte d’A. Gonin dans ce numéro].
14La région du Darfour est, depuis plus de quinze ans, plongée dans une guerre qui a fait plusieurs centaines de milliers de morts et déplacé plus d’un million d’individus. Si la crise n’a plus le caractère aigu qu’elle avait durant les premières années du conflit, les violences se poursuivent sur un mode plus sourd. La crise du Darfour a par ailleurs empêché le régime de Khartoum de redorer son image à l’international comme la signature de paix avec le Sud pouvait le laissait présager, Omar El Beshir ayant été accusé en 2009 de génocide et de crime de guerre par la cour pénale internationale.
15Entre le Nord et le Sud, la paix, finalement signée en janvier 2005, ouvre clairement sur le droit des Sudistes à l’autodétermination, les deux parties (le régime de Khartoum et le SPLM) étant censées profiter de la période de transition de six ans (2005-2011) pour rendre l’unité attractive. Ainsi, le projet d’un Soudan uni et séculier porté par John Garang, contre de nombreuses voix dissidentes internes à son mouvement n’est plus dès lors qu’une option. Sa mort dans un accident d’hélicoptère en 2005, trois semaines après son accession à la vice-présidence du Soudan, a déclenché pour la première fois des émeutes et des affrontements à Khartoum entre populations nordistes et sudistes et condamné encore un peu plus le projet unitaire. Le référendum d’autodétermination du Sud, qui intervient en janvier 2011 à la fin de la période de transition, six ans après la signature du CPA, a donné la séparation gagnante à plus de 98 % des votes. Le processus de paix est resté entaché par les blocages et les manœuvres dilatoires de Khartoum autour du tracé de la frontière dans la zone d’Abyei, particulièrement riche en ressources pétrolières, autour du transfert des revenus de l’exportation pétrolières au Soudan du Sud, et des droits d’exploitation, crucial pour le fonctionnement et le développement du nouvel État. Le Soudan du Sud, qui a accédé à l’indépendance en juillet 2011, hérite des trois quarts des ressources de brut du Soudan d’avant la partition, mais, sans accès à la mer, il est entièrement tributaire des oléoducs du Nord pour exporter son or noir. Les relations entre les deux nouveaux voisins dégénèrent rapidement après l’indépendance, notamment autour de l’enjeu du pétrole, donnant lieu à des combats dès avril 2012.
- 10 L’ensemble des chiffres sont ceux fournis par les Nations Unies [UN Ocha 2016].
16Les troubles armés reprennent également dans les monts Nouba (région du Sud-Kordofan à la frontière Nord/Sud), marginalisés de longue date et très touchés par la guerre civile Nord/Sud qui réclament à leur tour plus de justice spatiale. Une autre rébellion suit dans le Nil Bleu, autre région périphérique également à la frontière entre Nord et Sud et également marginalisée de longue date. Parallèlement, l’illusion d’un Soudan du Sud uni et homogène est tombée à peine deux ans après l’avènement du nouvel État alors que des violences éclatent à Djouba en décembre 2013, entre les partisans du président et du vice-président récemment congédié. Ce conflit civil révèle les lacunes d’un pouvoir accaparé presque exclusivement par d’anciens chefs de guerre de la rébellion armée contre le Nord et réveille les tensions entre deux groupes ethniques majoritaires du pays. Il s’étend progressivement à la majeure partie du territoire du Soudan du Sud, et affecte les populations civiles qui lorsqu’elles le peuvent reprennent la route de l’exil vers les États limitrophes, Ouganda (1 million de réfugiés en 2017) et Kenya (80 000 réfugiés), mais également vers le Soudan (500 000 déplacés en 201710) et vers Khartoum. Tout cela révèle que les tensions et clivages qui agitent le Soudan depuis son indépendance en 1956, qui se traduisent par l’incapacité à construire un État qui fasse de la place à tous ses citoyens dans un modèle de développement si ce n’est équitable du moins, moins injuste, n’est pas tant un clivage Nord/Sud qu’un clivage centre/périphéries [Lavergne 2016]. Ainsi les explications identitaires et religieuses des conflits soudanais s’avèrent insuffisantes et même parfois trompeuses pour saisir les ressorts des conflits dans leur complexité ; cependant les affrontements, et leur déroulement, du fait du jeu des différents acteurs, conduisent inévitablement à une cristallisation des identités. Cette dernière, en constante évolution résulte avant tout des mécanismes d’exclusion, d’opposition socio-politiques et des rapports de domination entre les différentes populations qui se renforcent peu à peu par le biais de la poursuite des conflits armés.
17L’ensemble des conflits soudanais se sont traduits et se traduisent toujours aujourd’hui par d’importants déplacements de populations qui valent au Soudan le triste record du nombre de déplacés internes en Afrique depuis plusieurs décennies. En 2016, le gouvernement soudanais estimait que plus de 2,3 millions de personnes étaient déplacées dans les zones de conflit, et 2,8 millions pour les organisations internationales [UN OCHA 2016]. Ces déplacements forcés ont accéléré le brassage des populations, et auraient pu contribuer, notamment en ville, et à Khartoum, à l’émergence d’une identité nationale soudanaise. Cependant la poursuite des conflits et l’impact de la partition soudanaise sur les lois de nationalités du Nord comme du Sud participe des nombreuses incertitudes qui pèsent aujourd’hui sur la citoyenneté nationale.
18La sécession du Soudan du Sud a en effet profondément transformé les fondements de la nationalité soudanaise qui était jusque-là basée sur des critères de filiation et de naissance, et va, à compter de l’organisation du référendum d’autodétermination, se voir pour la première fois affublée de critères ethniques qui seront au fondement de la nationalité sud-soudanaise. La loi sur la nationalité soudanaise est alors amendée et comporte dorénavant une nouvelle condition : « la nationalité sera automatiquement révoquée si la personne a acquis de jure ou de facto la nationalité du Sud-Soudan » [Vezzadini 2013, p. 124]. Dans la mesure où cet amendement vient contredire d’autres paragraphes toujours en vigueur de la même loi (notamment ceux liés à la possibilité d’acquérir la double citoyenneté), il ouvre la porte à une application clientéliste et discrétionnaire de la loi, d’autant plus importante que les Soudanais du Sud rencontrent de grandes difficultés à fournir les documents officiels permettant d’obtenir leur régularisation [Assal 2011]. Les implications foncières de ces tractations autour de la nationalité sont importantes puisque « depuis l’époque coloniale aucun étranger n’a le droit de posséder de propriétés immobilières ou de terrain au Soudan » [Vezzadini idem]. De la même manière, les possibilités de travailler, d’être soigné, d’étudier au nord pour les Sud-Soudanais deviennent problématiques. À Khartoum, le contrôle de ces populations par la segmentation et la relégation spatiale, qui avaient prévalu dans les années 1990 lors de l’arrivée massive des Soudanais du Sud fuyant la deuxième guerre entre le Nord et le Sud, est aujourd’hui remplacé par l’incertitude quant à leur statut et aux droits des Sud-Soudanais résidents au Nord alors qu’ils reviennent, fuyant à nouveau la guerre dans le Sud ou lorsqu’ils ne sont pas partis (du Nord), et procède à nouveau de leur marginalisation dans la ville de Khartoum et dans le pays. Leur situation économique s’est par ailleurs largement dégradée du fait des destructions liées à la guerre, des déplacements et des possibilités de travail qui s’offrent désormais à eux au Soudan. Désormais étrangers, ils ne sont pourtant reconnus comme réfugiés seulement depuis 2016 par le gouvernement soudanais, l’aide humanitaire internationale, soumise à un contrôle constant des autorités soudanaises, n’arrive que difficilement et lentement à ces populations. Par ailleurs, la participation populaire des Soudanais du Sud au référendum d’autodétermination en janvier 2011 a été extrêmement faible au Nord puisque seules 35 000 personnes se sont enregistrées pour le vote à Khartoum sur une population d’origine sud-soudanaise alors estimée à 800 000 personnes environ. Les résultats en faveur de l’indépendance du Sud y ont été bien plus mitigés qu’au Sud puisque la séparation a emporté 57 % des suffrages uniquement. Cependant la séparation est aujourd’hui interprétée collectivement au Nord comme un choix délibéré des populations du Sud de ne plus appartenir au Soudan et non comme un acte politique, renforçant encore un peu plus la stigmatisation au quotidien des populations sudistes au Nord. Une nouvelle carte d’identité nationale a par ailleurs été mise en place au Soudan suite à la séparation du Sud, et il est désormais nécessaire d’énoncer son ethnie pour l’obtenir, ce qui non seulement exclut les Soudanais du Sud mais illustre plus généralement le renforcement de ce critère identitaire dans la vie administrative et sociale, également pour les Soudanais du nord.
19Depuis l’indépendance, Khartoum n’a jamais eu avec ses différentes périphéries que des relations tendues et conflictuelles, qui se sont le plus souvent traduites par des guerres civiles extrêmement dures et coûteuses. Les politiques ont échoué à préserver l’unité du pays, à valoriser économiquement l’ensemble du territoire soudanais, ou du moins à réduire les inégalités régionales en matière de développement et à valoriser politiquement, et socialement la diversité d’un pays à la charnière du monde arabe et de l’Afrique noire. L’idée sous-jacente au projet de séparation du Soudan du Sud d’une plus grande homogénéité des populations des deux nouvelles entités s’est rapidement révélée caduque au regard des troubles et revendications qui agitent les deux États. Loin d’apaiser les violences, la séparation du Soudan du Sud a au contraire ouvert sur une période de recrudescence des conflits armés qui touchent aujourd’hui aussi bien le Soudan que le Soudan du Sud. Dès lors, les déplacements forcés se poursuivent et reflètent les crises incessantes entre le pouvoir central soudanais et les rebellions des régions périphériques marginalisées. Dans la capitale soudanaise vers laquelle converge une part importante des déplacés, la population est désormais cosmopolite. En 2000, on estimait que les déplacés représentaient 40 % de la population totale de l’agglomération [Assal 2011], mais s’y maintiennent, s’y reproduisent et s’y renforcent les assignations identitaires et régionales. À une autre échelle, la poursuite des violences, le durcissement de l’autoritarisme d’État, les difficultés économiques accrues par la séparation poussent de plus en plus les Soudanais à partir et à demander l’asile. Si les Soudanais du Sud ont très majoritairement fui vers les pays limitrophes, les Soudanais sont de leur côté plus en plus nombreux à tenter leur chance vers l’Europe, profitant de réseaux établis de longue date entre le Soudan — le Darfour notamment — et la Libye, témoignant d’une situation préoccupante dans l’ensemble du pays et de l’état de déliquescence du projet national.