1Les révolutions arabes de la décennie 2010, accompagnées d’une forme de délitement des relations avec l’Europe, ont paradoxalement ouvert des perspectives nouvelles pour les relations transsahariennes au sein d’un espace qui apparaît de plus en plus convoité et mondialisé, tant pour ses ressources que pour le contrôle des territoires et des circulations [Magrin & al. 2016]. Depuis les Afriques méditerranéenne comme atlantique, la recherche d’opportunités de développement et de partenariats internationaux pousse à repenser les liens transsahariens. Les initiatives marocaines, puis tunisiennes, en direction de leurs voisins méridionaux sont symptomatiques de ce constat. Le partenariat entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne est en pleine croissance. L’État marocain vient de réintégrer l’Union africaine qu’il avait quittée en 1984 à l’issue de vives tensions politiques au sujet du Sahara occidental ; de même, il a formulé en 2017 une demande d’intégration à la Communauté économique des pays ouest-africains (CEDEAO), qui a obtenu rapidement un accord de principe. L’extension des réseaux d’infrastructures à destination du reste du continent et l’expansion économique participent alors au renforcement des liens transsahariens contemporains à partir du royaume chérifien [Mareï 2017].
2Ces liens sont anciens, et les échanges tant culturels que politiques ou économiques ont fortement structuré cet espace avant la colonisation [Marfaing et Wippel 2004]. Le Sahara a été marginalisé par cette dernière qui s’est accompagnée d’un retournement radical des configurations territoriales [Cote 1988]. La mise en place des bases d’une économie extravertie a réorienté la quasi-totalité des circulations marchandes vers les ports et à partir de ceux-ci, au détriment des échanges continentaux. Les projets de développement des corridors transsahariens, énoncés par le PIDA (Programme pour le développement des infrastructures en Afrique, cf. 3.3.), complètent d’autres corridors continentaux (notamment au sein de la CEDEAO) qui émergent à partir des années 1990 et accompagnent le projet politique d’une recontinentalisation des échanges africains. Ainsi la priorité est très vite donnée aux axes majeurs de circulation, sous couvert de développement territorial et appuyée par des investissements dans des infrastructures d’influence régionale. Ces projets sont-ils autre chose que la réactivation d’anciennes routes en sommeil, oubliées ou marginalisées ? Que portent-ils de nouveau pour le continent et peuvent-ils être réalisés ? Les défis à relever (insécurité, instabilités et tensions politiques notamment aux frontières, financement et entretien des infrastructures, etc.) paraissent immenses et peuvent rendre sceptiques. Mais les impératifs économiques sont forts et sont susceptibles d’orienter l’avenir de cette partie du continent dont la croissance fut remarquable jusqu’en 2014 et demeure assez élevée depuis (pour 2018, la Banque mondiale prévoit des taux de croissance compris entre 6,9 et 8,3 % au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Ghana1). En trois temps, cet article souhaite montrer que l’espace régional qui va de la mer Méditerranée au golfe de Guinée a une réalité à la fois historique et contemporaine, modelée par des enjeux économiques, politiques et culturels forts qui justifient l’attention aujourd’hui portée par les organisations supranationales africaines.
3Si le Sahara a toujours été un espace de contact, de transit et d’échanges, les relations transsahariennes ont connu de profondes mutations au cours du XXe siècle. Un temps marginalisées, elles se sont récemment redéployées sous des formes complexes, mouvantes, suivant des itinéraires qui ne s’appuient qu’en partie seulement sur les hauts lieux d’une organisation spatiale ancienne héritée ou réactivée. Les dynamiques à l’œuvre observables en ce début de XXIe siècle ne peuvent ainsi se comprendre qu’à condition d’être lues à l’aune des trajectoires des États, du développement des réseaux d’infrastructure et de l’urbanisation, du déploiement des trafics marchands licites ou non, et de la complexification et amplification des mouvements migratoires.
4Durant des siècles, des circulations marchandes (céréales, dattes, sel, or, ivoire, coton, bétail, peaux, tissus, etc. mais aussi commerce d’esclaves) ont entretenu un lien entre les deux côtés du Sahara, contribuant à la diffusion de l’Islam et à des rapprochements culturels [Lanza 2011, Grégoire 2017]. Le transport par dromadaire a longtemps dessiné une géographie faite de routes enchevêtrées, que Théodore Monod [1968] regroupe en quatre « fuseaux », et ponctuées par des chapelets d’oasis à la fois points d’eau, relais logistiques, marchés et lieux de contrôle et de pouvoir. Si l’orientation générale méridienne (et parfois oblique) des réseaux d’échange transsahariens perdure au cours des siècles, elle connait des évolutions, des adaptations au gré des organisations politiques qui se succèdent de part et d’autre du Sahara [Cadène & Dumortier 2017] : empires du Ghana, du Mali et Songhaï au Sud (du IVe au XVIe siècles) ; empires almoravides et almohade au nord (XIIe – XIIIe siècles) par exemple. Une partie de la trame urbaine contemporaine émerge ainsi dès le Moyen-Âge avec Tombouctou ou Agadez au sud, Ghadamès au nord, Taoudeni au centre, alors que d’autre villes, autrefois majeures, ont disparu comme Koumbi Saleh au sud ou Sidjilmassa au nord. Sur cette trame, les sociétés fonctionnant entre Méditerranée et Sahel ont développé des relations de négociations, d’échanges et de partage (solidarités religieuses notamment) qui ont perduré en se renouvelant. Pierre Bonte [2000] rappelle ainsi que certaines tribus, opérant entre le sud Maroc et le nord du Sénégal ont saisi des occasions créées à l’époque coloniale pour faire dans le commerce et le transport. D’autres auteurs soulignent par leurs travaux la densité des constructions sociales, culturelles et politiques dans l’ouest saharien en dépit d’une histoire commune marquée par des rapports de domination dont l’esclavage fut une forme ultime [Boulay & Freire 2017].
- 2 Hévéa, café et cacao proviennent des régions forestières humides qui ne sont pas incluses dans la r (...)
5Le processus de colonisation qui commence, pour l’Afrique de l’Ouest, avec l’installation de comptoirs commerciaux sur les côtes atlantiques, bouleverse néanmoins progressivement mais radicalement cette organisation. Le « retournement territorial » commence par l’affirmation de centres économiques, administratifs et militaires sur le littoral, par les comptoirs puis les ports, à partir desquels émergent de nouveaux centres urbains. A l’intérieur des territoires conquis, les forts militaires puis les centres administratifs achèvent la formation d’une trame urbaine qui se déploie le long des branches du « peigne » que dessinent les lignes d’infrastructures lourdes (voies ferrées et routes) non reliées entre elles [Debrie 2007]. Une nouvelle conception de l’espace s’impose, surfacique plutôt que réticulaire, où, au nord comme au sud du Sahara, se distinguent des espaces « utiles » (fertiles, peuplés) restreints et de vastes arrière-pays marginalisés. Cette nouvelle organisation accompagne le modèle économique colonial qui provoque une réorientation et un profond changement de la nature des flux commerciaux : biens manufacturés provenant des métropoles dans un sens, produits agricoles (hévéa, café et cacao, coton, arachide, etc.2) pour l’essentiel de l’autre. Sans pour autant disparaître complètement, les relations transsahariennes s’amenuisent et se rétractent au cours de cette période en étant rejetées hors du système économique dominant.
6Les indépendances des nouveaux États de la région (entre 1951 pour la Libye, 1956 pour le Maroc et la Tunisie, 1960 pour les États sahéliens et 1962 pour l’Algérie) ouvrent une nouvelle époque pour les espaces sahariens désormais placés aux périphéries des territoires nationaux. Deux impératifs s’imposent : d’un côté celui de la consolidation de territoires immenses et délimités par des frontières héritées, d’un autre côté, celui d’exploiter les ressources minières, gazières et pétrolières qui commencent à être identifiées dans les marges sahariennes. Entre les années 1960 et 2000, le désenclavement des espaces sahariens suit ces deux impératifs : des routes nouvelles sont construites, des forages dans les aquifères profonds ouvrent d’autres oasis et de nouvelles perspectives aux activités économiques. Avec les routes et le développement des transports motorisés, les distances se contractent à l’intérieur des territoires nationaux [cf. OCDE / CSAO 2014, 133 pour une carte sur le cas algérien]. En 2005, « […] le Sahara algérien est parcouru par plus de 8 000 km de routes revêtues dont plus de 6 500 ont été construites après l’indépendance » [Fontaine 2005]. Les réseaux urbains se transforment à nouveau : à partir des sites extractifs émergent de nouvelles villes comme Arlit au Niger (uranium) ; d’autres se développent comme Nouadhibou, exutoire du minerai de fer de Mauritanie, tandis que le pays se dote d’une nouvelle capitale, Nouakchott, située sur le littoral désertique [Choplin 2009] ; les politiques publiques relayées par les dynamiques économiques assurent la croissance des villes sahariennes comme Sebha en Libye et Tamanrasset en Algérie soutenue en partie par les travailleurs migrants subsahariens.
7Les trajectoires de développement inégales de part et d’autre du Sahara alimentent en effet des courants migratoires qui s’amplifient avec les crises des sécheresses au Sahel des décennies 1970 et 1980 et les crises économiques des décennies 1980 et 1990 : avec environ 1,5 million de personnes, la population immigrée a représenté jusque 25 % de la population totale libyenne ; on a compté jusque 300 000 immigrés subsahariens en Mauritanie et en Algérie au début des années 2000 [Bensaâd 2017]. Les inégalités de développement s’affirment aussi à l’intérieur des États où, dans les marges sahariennes exploitées mais faiblement intégrées, les populations nourrissent un sentiment d’exclusion conduisant notamment aux rebellions touarègues des années 1990 [OCDE / CSAO 2014]. Parallèlement, des conflits frontaliers (Sénégal – Mauritanie ou encore Tchad – Libye) contribuent à l’émergence de formes d’insécurité en même temps qu’ils témoignent de la réactivation du Sahara comme un espace à enjeu, convoité et disputé.
8Depuis le milieu des années 2000, la trajectoire du Sahara suit une dynamique qui peut paraître paradoxale. D’un côté, le terrorisme et les conflits armés qui secouent quelques franges sahéliennes et une grande partie du Sahara fragmentent les territoires nationaux et donnent l’impression de fermer et d’enfermer d’immenses espaces. D’un autre côté, les circulations de personnes (migrants, groupes armés, commerçants et trafiquants) et de biens (des produits de consommation courante aux armes et aux drogues) semblent n’avoir jamais été aussi intenses, même si elles restent marquées par des fluctuations saisonnières et interannuelles et soumises aux conjonctures politiques et économiques. Les logiques spatiales méridiennes refoulées ou contrariées selon Ali Bensaâd [2017] réapparaissent avec une telle force que l’hypothèse d’un autre retournement des territoires se pose.
- 3 Voir le texte d’Anne Bouhali consacré à ce sujet dans ce numéro.
9L’intensification des circulations va de pair avec un élargissement des espaces mis en lien à travers le Sahara, ses routes et ses carrefours : le bassin migratoire qui alimente les flux transitant par le désert s’est élargi vers le sud à la majeure partie de l’Afrique noire et son exutoire s’est ouvert, vers le nord, à quasiment toute l’Europe. Il en est de même pour les produits en circulation dont une partie vient de Chine via le Moyen-Orient [Belguidoum & Pliez 2015], en particulier par le hub maritime et portuaire de Dubaï3, alors que les drogues viennent pour beaucoup d’Amérique Latine avant d’être distribuées en Europe [Antil 2017]. La contraction des distances s’est accélérée : les véhicules 4x4 (principalement ceux de la marque Toyota, dont les importations ont pour cette raison été limitées et contrôlées par les autorités algériennes) mais aussi le téléphone mobile et satellite ainsi que le GPS facilitent les déplacements dans tout le Sahara, en tous sens et rapidement. Les traversées ne prennent désormais que quelques jours là où il fallait un à deux mois au temps des caravanes. Au nord du Niger et du Tchad, les pistes transsahariennes sont devenues les supports de circulations intenses, pour le commerce vers la foire de Tamanrasset [Grégoire 2005] ou pour aller chercher du travail en Libye et entretenir sa famille restée au Sahel [Brachet 2011]. Les villes carrefours et relais, centres de contrôle nourris de l’économie de l’échange, du prélèvement (taxes formelles et surtout informelles) et de la logistique se sont multipliées autant que les parcours empruntés et dessinent une géographie qui, si elle consacre la réactivation des logiques spatiales d’orientation méridienne, n’est pour autant pas une reproduction stricte des dispositifs précoloniaux [Bensaâd 2017, Grégoire 2017].
10Pourtant, l’insécurité a explosé dans le Sahara sous l’effet conjugué de l’irruption de groupes armés comme Aqmi et Boko Haram multipliant les actes terroristes, de la réactivation d’anciennes revendications irrédentistes et indépendantistes, du développement de réseaux criminels vivants de trafics extrêmement rémunérateurs, et des contrecoups des « révolutions arabes » avec notamment l’effondrement du régime libyen à la suite duquel armes et mercenaires se sont dispersés dans toute la région après 2011. Le Sahara s’est trouvé ainsi fragmenté par la multiplication de zones « sensibles », formant des enclaves spécialisées dans les trafics illicites et/ou contrôlés par des groupes armés aux revendications diverses. Dans ce contexte, des pressions nouvelles s’exercent sur les ressources naturelles (eau, gaz, pétrole, minerais) dont l’exploitation est fondamentale pour les États qui en dépendent et dont la sécurisation devient un enjeu global. Finalement, les nouvelles relations transsahariennes révèlent un processus d’interconnexion d’espaces en marge ou en périphérie qui dessinent des formes proprement continentales de la mondialisation, processus lui-même peu visible et peu lisible (quelles sources d’information ? quels indicateurs de mesure ?). Par ailleurs, la densité de ces relations tout comme l’attention qui y est portée révèlent que la situation au Sahara est devenue un enjeu global, tant d’un point de vue géopolitique qu’économique.
11Les différentes dimensions et modalités des échanges contemporains dans l’espace Maghreb-Sahara-Sahel doivent être relues regard des dynamiques actuelles. Les migrations internationales entre les trois aires, dont l’actualité vient abusivement masquer la densité continentale, contribuent, en se développant et en se diversifiant, à l’intensification des échanges économiques entre les deux rives du Sahara. Les dynamiques démographiques (croissance, urbanisation) offrent des perspectives nouvelles à ces échanges par ailleurs stimulés sur la façade occidentale par l’accélération de la politique pro-africaine du Maroc.
12Si le Sahara ne se réduit pas à un espace de circulations, les flux migratoires qui s’y déploient contribuent à son animation et à son développement et sont les signes d’une interpénétration entre pays sahéliens et maghrébins [Pliez 2006, 2017, Bensaâd 2017], porteuse d’une intégration régionale « par le bas ». Ces flux migratoires sont d’abord, historiquement et aujourd’hui encore, majoritairement ceux de Subsahariens vers les pays du Maghreb ; ces migrations représentant, selon Ali Bensaâd, un « fait sociétal et spatial majeur ». En effet, leur relativement longue histoire a contribué au développement urbain dans le Sahara, au développement des systèmes productifs extractifs, mais aussi à la culture et à l’économie des principales villes du Maghreb. En outre, ces circulations migratoires contribuent aujourd’hui à la hiérarchisation des réseaux routiers transsahariens et à son évolution, et alimentent, en se combinant au commerce, des dynamiques transfrontalières.
13Contrairement aux idées reçues, les frontières aussi poreuses soient-elles, existent : elles sont des étapes à franchir pour les migrants, elles sont contrôlées par les forces de police et les douanes (et à l’occasion, sources d’enrichissement illicite pour les agents), elles sont exploitées par les commerçants (et les trafiquants) qui connaissent les produits d’ici et d’ailleurs et en maitrisent les différentiels de prix et des taxes auxquels ils sont soumis de part et d’autre des frontières. Des migrations inverses (du Maghreb vers les pays sahéliens) s’observent également et, dans l’entre-deux, la Mauritanie est représentative de ces deux tendances : elle compterait à la fois plus de 111 000 immigrés en 2015 selon le PNUD (pour une population totale de l’ordre de 4 millions) et au moins autant d’émigrés (134 000), dont une diaspora de commerçants maures présente dans tous les pays ouest-africains. La migration de Subsahariens à destination de l’Europe via des itinéraires et des étapes sahariens est plus récente (à partir des années 2000) mais tend, par sa médiatisation, à occulter l’ancienneté et l’importance des migrations des Maghrébins (surtout Marocains) vers l’Europe.
14Les perceptions eurocentrées masquent également la complexité des migrations intra-africaines et la diversification des profils et des projets migratoires. La migration vers l’Europe n’est en effet pas l’objectif poursuivi par la majeure partie des migrants noirs africains qui empruntent les routes transsahariennes et, quand elle l’est, elle suit la plupart du temps des étapes, parfois longues, imposant de fréquentes recompositions et adaptations des projets migratoires. Par ailleurs, la migration vers l’Europe ne passe pas nécessairement par la traversée du Sahara puis de la Méditerranée, ce parcours n’étant qu’une possibilité parmi d’autres. De plus, les profils des migrants subsahariens vers le Maghreb et l’Europe se sont considérablement diversifiés : les migrants de travail ne sont pas tous sans qualification et l’on compte aussi parmi eux un nombre croissant d’étudiants par exemple, attirés par des offres de formations plus diversifiées au nord du Sahara, dans des universités moins surpeuplées. Les migrations sont ainsi souvent temporaires, et s’inscrivent dans des logiques d’allers – retours entre pays d’accueil et pays de départ. En 2016, l’OIM aurait ainsi compté au Niger 335 000 migrants se dirigeant vers le nord et 110 000 passant par Agadez dans l’autre direction [Grégoire 2017]. Enfin, il faut rappeler que les migrations les plus importantes sont celles des pays sahéliens vers les pays côtiers méridionaux : les pays du golfe de Guinée comptaient en effet 2,6 millions de ressortissants de pays sahéliens en 2015, alors que la même année, le Maroc, la Tunisie, l’Algérie et la Libye totalisaient ensemble seulement un peu plus d’un million d’immigrés sur leurs territoires, évidemment pas tous Sahéliens [Zaninetti 2017].
15L’idée d’une continentalisation de la mondialisation africaine est celle d’une diminution de l’extraversion économique du continent au profit d’un essor des échanges intra-régionaux. Ces derniers, bons indicateurs de développement économique, sont parmi les plus faibles du monde (ils représentent moins de 20 % des échanges du continent4), alors qu’en Europe, en Amérique du Nord ou en Asie, les échanges internes (entre 55 et 65 % du commerce) sont supérieurs à ceux avec le reste du monde [Unal 2014]. L’Afrique aurait-elle manqué le coche des échanges régionaux ? Une mondialisation plus régionale, dont les intérêts économiques seraient davantage positionnés sur le continent, serait-elle plus acceptable, soutenable, pour les sociétés et les territoires africains ? Ces questions sont légitimes dans une réflexion sur le développement africain d’autant que les voies choisies, plus ou moins imposées par les bailleurs de fonds et les organismes internationaux, poussent à la facilitation des échanges et l’interconnexion généralisée [Chauvin & al. 2017] mais se heurtent toujours à la fragmentation politique et économique du continent en 54 États.
Figure 1 – Villes et grandes infrastructures ente Méditerranée et golfe de Guinée
Sources : pida, synthèse des études pida, 2011 ; icafrica.org ; OCDE/CSAO(2014), Un atlas du Sahara-Sahel : Géographie, économie et insécurité, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, editions OCDE ; Natural Earth 2013 (www.naturalearthdata/downloads/10m-cultural-vectors/10m-populated-places/).Prodig 2018 – N. Mareï, O. Ninot, C. Valton
16Plus qu’un projet politique exprimé au niveau des instances sous régionales ou panafricaines, l’hypothèse d’une continentalisation de la mondialisation tient aux perspectives démographiques pour les prochaines décennies. La population totale du continent devrait atteindre 2,45 milliards en 2050 et se stabiliser vers 4 milliards en 2100. Dans cette croissance démographique remarquable réside la promesse de la formation d’un marché de consommation susceptible de stimuler les secteurs productifs africains comme les marchés financiers, portés en outre par l’accumulation et la bancarisation partout en progrès. La forte poussée urbaine accompagnant cette croissance démographique joue dans le même sens (cf. fig. 1) : explosion de la demande en biens de consommation alimentaires et manufacturés, développement de secteurs économiques dans le domaine des services ou de la construction par exemple, consolidation de réseaux de villes favorables au développement des échanges. En outre, l’augmentation mécanique du nombre d’actifs, notamment urbains, devrait aussi permettre au continent de développer son industrie et de toucher son « dividende démographique » dans le courant du XXIe siècle à condition de saisir la possibilité de recentrer son économie sur elle-même et ses propres marchés. L’ouverture des frontières économiques inscrite dans le cadre des dispositifs d’intégration régionale ou dans des accords bi ou multilatéraux progresse pas à pas, mais elle se heurte aux trajectoires et stratégies économiques nationales divergentes. Cette ouverture tient en réalité surtout aux initiatives des opérateurs économiques qui se saisissent dès aujourd’hui des opportunités naissantes.
17L’exemple marocain est ici emblématique et la politique africaine largement assumée par le souverain Mohamed VI qui multiplie ses tournées sur le continent, au Sénégal, au Mali, en Côte d’Ivoire…, que ce soit pour rappeler les liens culturels et religieux, ou pour multiplier les accords commerciaux dont la conséquence directe est un quintuplement des exportations et un doublement des importations avec les pays subsahariens entre 2000 et 2010 [OCDE / CSAO 2014]. En termes de pêche, d’agriculture, d’industrie minière avec le phosphate, d’industrie des transports, d’investissements immobiliers, dans la banque et la finance ou encore dans le secteur des télécommunications, le pays essaie de se positionner en locomotive du continent. La réalisation en 2014 d’un câble de fibre optique transafricaine qui s’étire sur près de 5 500 km jusqu’au Burkina Faso est un exemple concret d’investissements à finalités régionales. Le Maroc tente également de profiter d’une forme de rente de situation entre Europe et Afrique, en se positionnant comme un pont, une interface pour renforcer son leadership sur l’Afrique occidentale. L’exemple de l’africanité « retrouvée » et revendiquée des hubs de Tanger-Med dans le domaine maritime et de Casablanca dans le domaine aérien en fournit un exemple : l’aéroport de Casablanca est désormais connecté à une trentaine de destinations du nord, de l’ouest, et du centre du continent. Il est devenu le hub africain de la Royal Air Maroc (RAM) qui a l’ambition d’en faire le principal terminal de transit du continent, en particulier pour les liaisons Europe-Afrique (cf. fig. 2).
Figure 2 – Liaisons aériennes intra-africaines des compagnies maghrébines
Prodig, 2018 – N. Mareï, O. Ninot, C. Valton
Sources : royalairmaroc.com, airalgérie.info, tunisair.com
18La compagnie opère depuis le début des années 2000 un renforcement de sa stratégie africaine en se rapprochant de transporteurs locaux, mais également par un actif « marketing pro-africain ». La connectivité continentale du pays se trouve alors fortement modifiée [Mareï 2017].
19Cette interpénétration croissante des marchés maghrébins et subsahariens ouvre de nouveaux horizons à des entrepreneurs dans de nombreux secteurs économiques, dans le cadre d’une internationalisation de leur activité et d’une coopération Sud-Sud [Daviet 2013]. La banque marocaine Attijariwafa opère ainsi dans plusieurs pays ouest-africains. Des prises d’intérêts marocaines dans des sociétés ouest-africaines, au Sénégal en particulier, dans l’immobilier, dans la grande distribution ou encore les télécommunications (via le groupe Maroc Telecom) sont constatées ces dernières années. Dans les « horizons du Sud » des entrepreneurs maghrébins, Sylvie Daviet montre également que les secteurs publics tunisiens et marocains se tournent vers l’Afrique du Sénégal jusqu’au Rwanda, à travers de grands programmes de développement des ressources et de l’énergie (eau, gaz et électricité). Les travaux de ce programme de recherche de l’IRMC étant initialement centrés sur la dimension transméditerranéenne de l’entrepreneuriat maghrébin, la composante africaine a été considérée comme un processus nouveau. Enfin, ces interpénétrations économiques sont également visibles chez des acteurs économiques plus petits, les migrants en particuliers, devenus résidents pour certains. Dans les grandes villes marocaines, à Casablanca, à Tanger, les Subsahariens constituent ainsi une minorité de plus en plus visible, installée et participant à la vie économique du pays.
20L’une des conditions du renforcement des liens économiques entre les deux rives du Sahara tient évidemment au développement des transports intracontinentaux qui sont pour le moment très insuffisants et marqués à la fois par des tares originelles (tracés coloniaux non reliés entre eux) et la faible capacité d’investissement des États dans les infrastructures qui perdure depuis des décennies. Aussi, l’efficacité des chaînes de transport international s’arrête la plupart du temps aux portes des ports africains : le transport continental de conteneurs est hasardeux, les chemins de fer sont pour la plupart obsolètes et non connectés entre eux, les principales routes sont sous dimensionnées et en mauvais état, les multiples obstacles (contrôles routiers, passages de frontières, etc.) entravent la fluidité des circulations et grèvent les coûts du transports terrestres, qui sont, sur le continent, les plus élevés du monde. Les coûts de transport représentent 12,6 % de la valeur des produits exportés, contre 6 % en moyenne dans le monde, voire plus de 50 % pour les pays enclavés [Teravaninthorn & Raballand 2009, Charlier 2017].
21L’axe Tanger-Dakar (portion atlantique du corridor littoral Le Caire-Dakar pensé par le PIDA), dont l’impulsion est récente (comparée à des axes nord-sud comme Agadez – Tamanrasset et Agadez – Sebha où convergent depuis longtemps circuits migratoires et marchands), préfigure la multitude de défis politiques et économiques que tente de relever le Maroc dans sa relation avec les pays africains au sud du Sahara. Malgré des interruptions du bitumage sur quelques kilomètres ici et là (traversée du fleuve à la ville-frontière de Rosso entre Mauritanie et Sénégal, piste entre Mauritanie et Sahara occidental), et des problèmes d’entretien de la route sur la portion mauritanienne, le corridor littoral Tanger-Nouakchott-Dakar, mal engagé au début des années 2000 en raison des tensions autour du Sahara occidental, est aujourd’hui un axe qui possède des perspectives importantes d’intensification des flux. L’emprunt de l’axe routier, principalement depuis le Maroc, s’effectue dans un contexte de concurrence comme de complémentarité avec les transports par mer le long de la côte atlantique (cf. fig. 3). Cette route est en effet présentée par ses défenseurs comme une offre concurrente aux transports maritimes au départ du hub marocain Tanger-Med qui, depuis son inauguration en 2007, n’a cessé de renforcer sa dimension africaine : la majeure partie du trafic du port marocain (jusqu’à 70 %) est destinée à l’Afrique de l’Ouest et centrale, de la Mauritanie à l’Angola, ce qui est un changement majeur dans l’organisation des échanges à l’échelle de l’espace ouest-africain. Le groupe danois Maersk propose par exemple, en 2016, une dizaine de lignes maritimes conteneurisées à destination de l’Afrique de l’Ouest, depuis son terminal dédié au port de Tanger-Med.
22Cependant, la lenteur des transits portuaires dans certains pays fait dire à certains professionnels que la route littorale serait une alternative sérieuse, potentiellement plus rapide pour une partie des trafics, et qui pourrait à moyen terme être rentable si les questions douanières dans la sous-région étaient résolues. Concrètement, des transporteurs, misant sur cette dynamique transnationale pour se développer, proposent d’ores et déjà des lignes régulières de fret et de passagers entre le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal et même vers le Mali. Des entrepreneurs, petits businessmen, dans le commerce de la voiture d’occasion par exemple, prennent cette route. Cependant, le passage de Rosso, à la frontière entre Mauritanie et Sénégal, reste un goulet d’étranglement majeur. Des attentes pouvant atteindre 24 heures pour les petits transporteurs et le fonctionnement même du bac (fermé la nuit) empêche aujourd’hui une massification des flux, mais la construction d’un nouveau pont sur le fleuve Sénégal devrait améliorer la situation. Le projet a obtenu des financements de la Banque africaine de développement (BAD) et de l’Europe et sa mise en chantier est imminente.
Figure 3 – Le corridor littoral et les routes maritimes depuis Tanger-Med
Prodig, 2018 – N. Mareï, O. Ninot, C. Valton
Sources : icafrica.org ; Isemar, 2016 et autorité portuaires ; www.maerskline.com
23Pourtant, en rejoignant Dakar rapidement par la route, la perspective d’une intensification des flux régionaux entre Maghreb et Afrique de l’Ouest est plausible. Dakar a la particularité d’être le seul port de la façade atlantique sahélo-soudanienne à vocation internationale (les ports de Nouakchott, Nouadhibou, Banjul, Bissau, Conakry souffrent chacun de handicaps majeurs limitant leur rayonnement international). À ce titre, la capitale sénégalaise est la tête de pont de la route sahélienne Dakar-Ndjamena portée par la CEDEAO et l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine), seul corridor de désenclavement d’orientation ouest-est, et doublé par un chemin de fer jusqu’à Bamako [Lombard & Ninot 2010]. Dakar est aussi reliée au réseau littoral méridional, vers le golfe de Guinée, jusqu’à Lomé et Lagos.
24Jacques Charlier [2017] propose une synthèse complète des équipements et des trafics portuaires entre Sahel et Méditerranée, de Dakar jusqu’à Djibouti. Concernant l’espace étudié ici, il montre l’extrême faiblesse des trafics tunisiens et la disparition des ports libyens de l’échiquier régional alors que les ports algériens tirent leur épingle du jeu grâce aux vracs liquides (pétrole et gaz), tout comme le port de Nouadhibou grâce à l’exportation des minerais de fer. Les liens méridiens sont dans ce cadre extrêmement faibles voire inexistants, chaque système portuaire fonctionnant d’abord à l’échelle nationale. Seuls les ports du golfe de Guinée, de Dakar à Lomé, sont bien connectés à leur arrière-pays régional, le renforcement de la desserte des pays enclavés jouant en faveur de l’interconnexion entre pays voisins. Une différence majeure entre les ports méditerranéens et subsahariens tient alors dans la nature des trafics exclusivement nationaux pour les premiers, avec une composante régionale pour les seconds. Le Sahara et les frontières intra-maghrébines font alors figures de coupure franche.
25La conteneurisation apporte cependant une restructuration profonde de l’espace étudié, en particulier le long du corridor atlantique, de Tanger-Med à Dakar mais également jusqu’à Lomé qui est en train de devenir un hub sous-régional du golfe de Guinée alors que Tanger-Med développe une ambition pour l’ensemble de la côte atlantique du continent. Même si les trafics conteneurisés demeurent modestes dans la région (seule Tanger-Med traite plusieurs millions de conteneurs par an, Lomé reste encore sous la barre du million), la conteneurisation a ouvert le secteur aux acteurs privés et à la concurrence qui ont fortement participé à la modernisation portuaire : tous les grands ports de la façade sont désormais équipés de grues de dernière génération : le temps où les navires se dirigeaient gréés vers l’Afrique (emportant à bord leur propre grue de manutention) est révolu. Les ports ont privatisé et spécialisé leurs terminaux pour tenter de fluidifier les flux, même si les enjeux liés à la congestion urbaine et à la gestion des flux (logistique) demeurent sensibles dans l’ensemble des pays étudiés. Enfin, le système en hub and spokes (éclatement des trafics depuis une plate-forme comme Tanger-Med) favorise l’interconnexion maritime entre les pays de la sous-région et s’avère souvent plus efficace que la connexion routière [Mareï 2016]. Celle-ci demeure aujourd’hui marquée par de longs arrêts sur des routes souvent mal entretenues et par des ponctions financières non maîtrisées sur les axes interétatiques. La continentalisation de la mondialisation africaine exige alors une coopération accrue entre les pays et une mise aux normes encore renforcée des transports et de la logistique des arrière-pays, qui demeurent, paradoxe africain, un maillon cher des filières économiques susceptible de freiner leur développement et les retombées sur les territoires riverains [Steck 2015].
26La persistance d’un sous-équipement en infrastructures de transport ne doit pas masquer l’essor considérable qu’elles ont connu au cours des années 1990 et encore davantage dans les années 2000 sur l’ensemble du continent [Lombard & Ninot 2010]. Les réseaux hérités de la période coloniale, bâtis pour raccorder les sites de production des arrière-pays aux ports d’évacuation des matières premières, se sont fortement étendus et densifiés tout en développant leur vocation transnationale. Le désenclavement et la connexion généralisée sont en marche et trouvent dans le PIDA l’occasion de s’accélérer. Le PIDA est une initiative portée par le Nepad (Nouveau partenariat économique pour le développement de l’Afrique), la BAD, l’UA (Union africaine) et la CEA (Commission économique pour l’Afrique des Nations-Unies) avec pour projet d’accélérer le développement en promouvant la construction d’infrastructures à vocation internationale voire transafricaine. Le PIDA prévoit ainsi de financer, d’ici 2040, 52 projets d’infrastructures dans les domaines des transports, de l’énergie, de l’hydraulique et des télécommunications, pour un montant de 360 milliards de dollars. Ce programme quadrille le continent africain en neuf grands axes (cf. figure 1), dont six traversent la région méditerranéo-saharo-sahélienne : l’axe littoral Le Caire-Dakar (désormais achevé bien que la frontière entre l’Algérie et le Maroc soit toujours fermée depuis 1994) ; les axes transsahariens centraux Alger-Lagos (en passe d’être achevé via Tamanrasset et Agadez) et Tripoli-Ndjamena (vers Le Cap, en suspens) ; l’axe oriental Le Caire-Le Cap (fonctionnel jusqu’à Khartoum), et les axes transversaux Dakar-Ndjamena et Ndjamena-Djibouti. Ainsi réapparait avec force, à l’occasion du PIDA, la dimension transsaharienne dans les projets d’infrastructure.
27Pour le PIDA, comme pour les autres programmes nationaux ou internationaux de développement des infrastructures, l’élément crucial réside évidemment dans les possibilités de financement. Dans ce domaine, plusieurs dynamiques sont à noter. En premier lieu, la conjoncture économique globale favorable a permis aux États africains de retrouver des capacités d’investissement dans les années 2010 et de nouer aussi de nouveaux partenariats, avec la Chine et l’Inde notamment. La diversification des sources de financements (bi ou multilatéraux, privés et publics) se confirme depuis, même si le niveau des investissements n’augmente plus depuis 2014 [Gutman & al. 2015, Mareï 2016]. Les transports absorbent à eux seuls en moyenne 40 % des investissements annuels en infrastructures au cours des années 2010, lesquels ont varié entre 62 et 83 milliards de dollars au cours des cinq dernières années. Le secteur privé participe à cet effort d’investissement et le rôle des firmes dans l’élaboration de territoires d’entreprises mondialisés, transnationaux, régionaux, même si morcelés car répondant davantage aux logiques de réseaux, est à souligner dans ces processus [Hugon, 2002, Gutman & al. 2015]. Les grands groupes internationaux (Bolloré notamment) mais aussi les usagers des infrastructures qui bénéficient d’occasions nouvelles de mobilité, les entrepreneurs qui tentent de profiter des liaisons émergentes, impulsent par le « bas » des changements qui répondent et complètent ceux venant du « haut », des bailleurs internationaux comme la BAD, la Banque mondiale ou l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) qui développent des stratégies fortes d’investissement dans les grandes infrastructures. Paradoxalement, cet effort de construction d’infrastructures de transport intracontinentales maintient, sinon renforce, au moins pour le moment, l’extraversion économique. L’analyse de la privatisation des ports, de voies de chemin de fer [cf. notamment Dagnogo & al. 2012], des compagnies de transport, de portions de routes parfois, révèlent les stratégies des nouveaux bailleurs, grandes entreprises tant occidentales qu’originaires des pays émergents en particulier asiatiques, qui d’un côté œuvrent pour leurs intérêts mais de l’autre participent néanmoins à la modernisation des infrastructures et la standardisation des pratiques dans les ports et sur les corridors.
28Les routes transafricaines seraient l’avenir d’un continent où tout et tous circuleraient partout et plus vite, comme si le développement du continent était conditionné par la circulation généralisée des hommes et des marchandises et par le développement des infrastructures. Mais ce dernier s’inscrit également dans la consolidation des structures étatiques nationales (y compris par l’emprise du Maroc sur le Sahara occidental) et de la mobilisation des niveaux territoriaux supérieurs (comme la CEDEAO, la CEN-SAD, l’Union africaine) comme nouveaux échelons de fonctionnement. Il s’appuie aussi sur des configurations spatiales qui, épousant les tracés frontaliers actuels, se déploient aussi selon d’autres dynamiques, et sous-tendent de ce fait des circulations régionales multiples. Pourtant malgré la réalité et la pluralité des liens au sein de cet espace, les régionalisations à fois fonctionnelle (celle des réseaux anciens et nouveaux) comme institutionnelle (celle portée par les États) ont des difficultés à se consolider. Le va-et-vient de certains pays d‘une organisation régionale à l’autre, comme la superposition et la multiplication de ces organisations, sont symptomatiques de cette situation sur l’ensemble du continent [Mareï 2017, Igué & Schumacher 2002]. La partie occidentale n’est pas épargnée : la Mauritanie, qui a fait partie de la CEDEAO entre 1975 et 2000, est en 1989 un des membres fondateurs l’UMA ; en considérant que le Maroc devrait intégrer bientôt la CEDEAO, la question mauritanienne reste en suspens dans cette construction ouest-africaine (le pays est plus proche politiquement de l’Algérie, elle-même en rupture avec le Maroc). Enfin la crise libyenne est venue perturber les liens transsahariens puisqu’elle s’est propagée dans un espace maghrébo-sahélien aux frontières poreuses et où des pays comme le Mali, le Tchad ou le Niger sont fragilisés économiquement et politiquement par la chute de Kadhafi [Pellerin 2012, Choplin & al. 2017]. Ainsi, cette dimension transsaharienne méridienne même si elle est ancienne et alimentée par des réseaux extrêmement divers, reste peu fixée et fragile aujourd’hui. D’autant plus que les mobilités les plus importantes demeurent à l’intérieur des « zones », intra-CEDEAO en particulier qui est l’une des organisations supranationales les plus intégrées du continent (pour la migration, pour le commerce), et dans une bien moindre mesure l’UMA, ce qui pose la question du rôle des institutions supranationales dans la structuration de cet espace.
29Finalement, la difficulté de « faire région », l’instabilité régionale, la question de l’adhésion des populations africaines à de tels projets portés « par le haut » interrogent sur les modalités d’un dépassement des frontières, des différences et des distances entre les deux rives du Sahara. Si la diversification des liens et des échanges régionaux permet à certains pays de la zone de consolider un positionnement dans la mondialisation néolibérale, elle laisse encore de côté des pans entiers des territoires et des populations, peu concernés, voire oubliés de ce vaste projet politico-économique de facilitation des échanges intra-africains.