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La région du lac Tchad face à la crise Boko Haram : interdépendances et vulnérabilités d’une charnière sahélienne

The Lake Chad region and Boko Haram crisis: links and vulnerability of a sahelian hinge
Géraud Magrin et Christine Raimond
p. 203-221

Résumés

Cet article interroge les impacts de la crise Boko Haram sur la région du lac Tchad. Celle-ci est analysée comme un système régional construit sur le temps long, qui repose sur des relations (notamment des mobilités et des flux de produits agricoles), transfrontalières ou non, entre des espaces à fortes potentialités halio-agro-pastorales, des espaces plus fragiles et des polarités urbaines. Les systèmes de production se caractérisaient à la fois par leur capacité productive, leur résilience face à la variabilité environnementale et par une certaine vulnérabilité. Nous décrivons les conséquences de la violence associée à l’insurrection du groupe Boko Haram et à sa répression sur la répartition du peuplement, la production et les échanges, pour finalement interroger les perspectives régionales à travers deux enjeux clés : la gestion de l’eau et celle du foncier.

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Texte intégral

Introduction

1Autour du lac Tchad s’étend un espace auquel l’histoire et les conditions géographiques confèrent une forte identité (cf. figure 1). Cette région s’étend sur les quatre États riverains du lac, dessinés par les frontières coloniales (Cameroun, Niger, Nigeria, Tchad) et fonctionne comme un système marqué par de fortes interactions environnementales (autour des cours d’eau qui drainent le bassin hydrographique, et des zones humides), ainsi que par des flux migratoires et économiques (transfrontaliers ou non) ancrés dans l’histoire et stimulés par la demande urbaine et les différentiels monétaires contemporains. En se basant sur les entités administratives de niveau supérieur, ce système représente un espace allongé sur 1 000 km du nord au sud et 500 km d’est en ouest, d’une superficie semblable à celle de la France, où vivent en 2017 environ 29 millions d’habitants. Ses principales polarités démographiques et économiques sont le lac Tchad, sur les rives et îles duquel vivent environ deux millions d’habitants [Lemoalle & Magrin 2014] et les deux métropoles de N’Djaména (Tchad) et Maiduguri (Nigeria), qui comptent chacune près de 1,5 million d’habitants (cf. carte 1).

2En 2017, cet espace apparaît comme un des plus vulnérables de l’Afrique et du monde. Aux défis génériques du Sahel (précarité environnementale aggravée par le changement climatique, sur fond d’explosion démographique, de pauvreté et de faiblesse des États) s’ajoute une grave crise politique. Depuis 2009, l’expansion progressive du groupe djihadiste Boko Haram à partir de son berceau du Borno nigérian, ainsi que la brutalité de sa répression militaire, ont occasionné une grave crise humanitaire faisant des milliers de victimes et poussant sur les routes de l’exode des centaines de milliers de déplacés et réfugiés.

3Contre les clichés sahéliens – focalisés sur « l’avancée du désert » ou l’existence d’un Sahel affamé producteur de migrants et de terroristes – il nous semble important de saisir, à cette échelle régionale, la complexité du fonctionnement de ce système, qui reflète à la fois les trajectoires politiques propres à chacun des États et un faisceau d’interdépendances locales et régionales. Celui-ci repose sur des complémentarités entre des pôles ruraux (vallées et zones humides) et urbains productifs et des espaces plus fragiles, tout en s’inscrivant dans des systèmes d’échanges externes dont les polarités dominantes sont aujourd’hui méridionales, sans exclure des connexions sahéliennes latérales et des relations sahariennes. Nous souhaitons montrer ici que la double charnière sahélienne (est/ouest et nord/sud) de la région du lac Tchad constitue un système certes vulnérable mais qui dispose de potentiels de développement significatifs ancrés dans les interdépendances spatiales.

4Nous commencerons par présenter les structures environnementales, démographiques, et historico-économiques de ce grand système régional. Puis nous analyserons ses bases rurales, organisées autour de zones productives et d’échanges à différentes échelles, dont les régulations socio-politiques étaient soumises à de fortes tensions avant même la crise contemporaine. Enfin, nous décrirons la crise récente et ses conséquences sur le fonctionnement du système, pour finalement questionner les déterminants de l’avenir.

Figure 1 – La région du lac Tchad

Figure 1 – La région du lac Tchad

Sources : PlantadivGIS ; OSM ; SRTM ; Africapolis ; Carte des pluies annuelles en Afrique, IRD, 2012

1. Les structures d’un grand système régional du Sahel central

1.1. Diversité, vulnérabilité et potentialités environnementales

5Le faible relief de la région où se localise le lac Tchad confère à l’ensemble sa physionomie particulière. Elle est bordée au sud par le plateau de l’Adamaoua où le fleuve Bénoué trouve sa source, et comprend les monts Mandara (1 500 à 2 000 m) qui marquent la frontière entre Cameroun et Nigeria. Les formations d’erg et de reg caractéristiques du Sahara couvrent le nord de la région. Ailleurs, de rares inselbergs dominent un paysage très plat drainé par le réseau hydrographique lié au lac Tchad où alternent de vastes zones sèches, des zones saisonnièrement inondées et des zones humides toute l’année.

610 degrés de latitude fournissent un gradient pluviométrique très large. Le climat, tropical, est soumis au régime de mousson avec une seule saison des pluies plus ou moins longue et abondante en fonction de la latitude, sur laquelle repose une grande partie des activités de subsistance des populations. Du nord au sud se succèdent les zones éco-climatiques suivantes [FAO/Giews 1998, d’après Lemoalle 2017] :

  • saharien avec moins de 100 mm de pluie annuelle dans le nord de la zone ;

  • saharo-sahélien avec une pluie comprise entre 100 et 200 mm ;

  • sahélien recevant entre 250-500 mm pendant 4 mois ;

  • sahélo-soudanien avec 500-900 mm, pendant 5 mois ;

  • soudanien recevant 900-1100 mm, pendant 6 mois (donc deux saisons alternées d’égale durée).

7L’agriculture se localise dans les zones méridionales, alors que l’élevage pastoral mobile valorise le mieux les espaces sahéliens à sahariens. La forte variabilité inter et intra annuelle de la pluviométrie provoque une grande vulnérabilité des systèmes ruraux les plus dépendants des pluies. Dans ce contexte, la présence de nombreuses zones humides et inondables revêt une importance particulière en fournissant un facteur de résilience aux systèmes de subsistance. Cette particularité a été révélée notamment lors des grands épisodes de sécheresse des années 1970 et 1980, au cours desquels les isohyètes ont migré vers le sud d’environ 120 km par rapport à leur position en période humide (1951-69). Ils ont depuis 1990 retrouvé une position relativement similaire à celle qu’ils avaient dans les années 1960.

8Défini comme un « lac amplificateur » en raison de son caractère endoréique et de sa faible profondeur (moins de 4 m) dans un environnement à très faible pente, le lac Tchad est un excellent indicateur de la pluviométrie de l’ensemble du bassin versant : de faibles variations de celle-ci se traduisent par de grandes variations du niveau et de la surface du lac. Après le « Grand et Moyen lac Tchad » des années 1951 à 1970, formé par un seul plan d’eau de 20 à 25 000 km2, a succédé le « Petit lac Tchad » entre 1971 et 1994 caractérisé par la séparation des deux cuvettes au niveau de la « Grande Barrière ». Pendant les années les plus sèches qualifiées de « Petit lac sec » s’est observé un assèchement de toute la cuvette nord, ce qui a eu des conséquences majeures sur les activités anthropiques. Dans la cuvette sud cependant, ces années sèches correspondent à une phase de dégagement de très vastes superficies de terres de décrue qui ont été mises en valeur pour l’agriculture et le pâturage par des populations en provenance des zones sèches (cuvette nord et extérieur du lac). Depuis 1995, le lac Tchad s’est stabilisé en régime « Petit lac régulier » [Lemoalle 2017], avec un retour de l’eau dans la cuvette nord. L’immigration s’est poursuivie pour valoriser les ressources abondantes du lac Tchad.

9D’autres zones humides sont également fortement sollicitées (cf. figure 1). La Komadougou Yobe, qui apporte moins de 1 % des eaux du lac, est un lieu de production du poivron irrigué et une zone humide saisonnière essentielle pour les populations nigériennes. Les plaines d’inondation (Yaéré du Nord Cameroun, dépressions Toupouri, plaine du Ba Illi, plaine de Massenya) sont anciennement exploitées pour la pêche et l’élevage, plus récemment pour la culture du sorgho repiqué qui est également produit dans les plaines du Diamaré (sud de Maroua) et du Firki (sud-est de Maiduguri), sur les rives de la Bénoué et du Mayo Kebbi et dans les cuvettes inondables au nord de N’Djaména.

10Les fleuves de la région du lac Tchad sont peu aménagés. Seul le barrage de Lagdo sur la Bénoué fournit de l’électricité aux villes du Nord Cameroun. Le réservoir de Maga sur le Logone irrigue le périmètre rizicole de la Semry et donne lieu à une pêche active. Il a aussi fortement perturbé le remplissage du grand Yaéré au nord, phénomène accentué par le creusement de nombreux canaux de pêche. Au Nigeria, le barrage d’Alau contribue à l’alimentation de Maiduguri. Les eaux souterraines sont très peu exploitées.

1.2. Peuplements et systèmes agricoles : contrastes et dynamiques

11Les recensements de population (Cameroun 1987 et 2005, Niger 1988 et 2012, Nigeria 1991 et 2006, Tchad 1993 et 2009), malgré les incertitudes liées à leur fiabilité, donnent une vision assez conforme des contrastes du peuplement de la région du lac Tchad. Une projection à 2017 estime la population à 29 millions de personnes avec une densité moyenne de près de 55 hab./km2 [Magrin & Pérouse de Montclos 2018]. Les régions administratives les plus denses se situent au Nigeria, où se localisent aussi plusieurs grandes villes (États Adamawa et Gombe avec 140 et 200 hab./km2 respectivement) et au Cameroun (Extrême Nord avec 160 hab./km2), alors que la région de Diffa (Niger) et le Kanem (Tchad) comptent moins de 5 hab./km2. Au-delà des oppositions nord/sud liées aux conditions climatiques, et de la position charnière de la zone d’étude entre les fortes densités d’Afrique de l’Ouest et les zones moins peuplées d’Afrique centrale, l’histoire et les conditions environnementales locales expliquent l’inégale répartition du peuplement.

12En assurant une protection à ses sujets, l’ancien empire du Kanem/Bornou, des rives de la Komadougou Yobé à Maiduguri et Mao, a permis la croissance d’une population rurale nombreuse dans les plaines favorables à l’agriculture (cultures de décrue sur vertisols et dans les ouadis) et à l’élevage. Les zones moins accessibles ont fourni des refuges aux populations fuyant les razzias : les monts Mandara et les zones marécageuses des dépressions toupouri connaissent ainsi des densités parmi les plus élevées d’Afrique (plusieurs centaines d’hab./km2 dans les Mandara). Les populations y ont développé des systèmes agraires reposant sur une intensification agricole (système en terrasse dans les montagnes, intégration agriculture-élevage) et, depuis la pacification apportée par la colonisation, sur une stratégie migratoire des jeunes permettant de soulager une pression foncière croissante dans les terroirs, par suite de la très forte poussée démographique.

13C’est en partie sur cette dynamique que se sont appuyées les politiques de développement rural des États pour mettre en valeur les vallées, en déplaçant des populations de ces zones surpeuplées vers les secteurs aménagés. Dans la vallée de la Bénoué au Cameroun, les migrations spontanées ont remplacé les migrations encadrées des années 1980 pour faire progresser un front pionnier très actif dans la zone soudanienne historiquement peu peuplée et plus favorable à l’agriculture.

14Au Nigeria et au Tchad, plusieurs grands projets de développement des décennies 1960-1970, utilisant les eaux du lac Tchad, n’ont pas suscité le même engouement des populations en raison des dysfonctionnements multiples dont ils ont été l’objet [Bertoncin & al. 2015]. Les aménagements hydro-agricoles des vallées du Logone et du Chari, et de la Komadougou Yobé, ont entraîné une densification rurale d’espaces déjà bien peuplés.

15Ce sont les sécheresses des décennies suivantes, 1970 et 1980, qui créent une attractivité migratoire vers les zones humides où se développe une dynamique de peuplement et d’intensification agricole spontanée, connectée à la demande urbaine. Avec la diminution des apports en eau et le passage au « Petit lac Tchad », de vastes étendues de terres de décrue très fertiles sont libérées et mises en valeur pour l’agriculture et l’élevage. En 2017, la population du lac Tchad est estimée à deux millions de personnes, alors que cette zone constituait, au début du XXe siècle, de vastes marécages réputés insalubres et dangereux en raison de l’insécurité entretenue par une population insulaire incontrôlée.

16Pour l’ensemble de la région, la croissance démographique est très forte, autour de 3 % par an, avec des disparités locales liées au taux de natalité et aux migrations internes. La part de la population urbaine (33 %) y est inférieure aux moyennes nationales, sauf pour N’Djaména : la capitale du Tchad croît avec un taux annuel de 5 %. La crise liée à Boko Haram provoque des déplacements de population massifs et perturbe fortement la répartition de la population, notamment autour des villes. On n’observe cependant guère de départs extra-régionaux significatifs et la population a doublé entre 1990 et 2017 ; elle devrait encore doubler dans les vingt prochaines années.

1.3. Un carrefour africain

17La région du lac Tchad constitue un ancien carrefour africain positionné en lointaine périphérie de trois des quatre États qui se la partagent aujourd’hui.

18Elle occupe une double charnière historique qui penche aujourd’hui clairement vers le sud. Située sur la route de pèlerinage du 13e parallèle menant du Sahel occidental vers les lieux saints de l’Islam dans la péninsule arabique, elle a connu quelques-unes des grandes constructions politiques sahéliennes tirant leur puissance de la maîtrise des échanges méridiens, transsahariens, dont le principal produit était les esclaves, en plus des plumes d’autruche, de la gomme arabique et des peaux [Arditi 2012]. Le Kanem, situé au nord-est du lac Tchad, se met en place au VIIIe siècle et connaît son apogée au XIIIe. Il se reconstitue ensuite sur les rives sud-ouest du lac Tchad pour former le Borno (fin XIVe-XIXe), véritable puissance continentale développant des liens économiques, culturels et diplomatiques intenses avec l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient [Dewière 2017]. Les principaux « réservoirs » d’esclaves étaient situés sur leurs marges méridionales non islamisées. Au sud-est, le Baguirmi était de nature comparable, mais il fut moins puissant et durable. Au sud-ouest de l’aire considérée, le Califat de Sokoto fut aussi un grand royaume, davantage connecté aux circuits d’échanges du Golfe de Guinée.

19Il résulte de cette histoire à la fois une relative homogénéité civilisationnelle reposant sur de multiples échanges entre groupes (plantes cultivées, techniques agricoles, habitudes alimentaires, normes sociales et religieuses) et une grande diversité ethnoculturelle [Seignobos 2017b]. Celle-ci associe des ensembles relativement homogènes regroupant des peuples assimilés aux grands royaumes (Kanem-Borno au centre, Peuls Foulbé au Sud, Haoussa à l’ouest), des populations très diverses culturellement et politiquement regroupées dans des zones refuges (monts Mandara, plaines du Logone et lac Tchad), auxquelles s’ajoutent des pasteurs nomades au nord de l’aire considérée (Arabes, Toubou au nord et au nord-ouest, Peuls au sud et à l’ouest). Les oppositions contemporaines qui ont pour enjeu l’accès aux ressources s’enracinent parfois dans la mémoire du passé, selon des logiques complexes influencées par l’instrumentalisation politique contemporaine des identités.

20Depuis les années 1960, la région du lac Tchad juxtapose les histoires nationales des quatre États contemporains et d’intenses dynamiques transfrontalières. Au Cameroun, au Niger et au Nigeria, les portions de territoires nationaux appartenant à la région du lac Tchad sont loin des centres politiques et économiques nationaux situés au sud (Nigeria, Cameroun) ou à l’ouest (Niger). Elles ont parfois bénéficié des politiques publiques de développement, comme la région de Garoua au Cameroun dont était originaire le premier président Ahmadou Ahidjo dans les années 1960. Au Tchad, l’espace considéré est plus central puisqu’il abrite la capitale nationale, le lac qui porte le nom du pays, et certaines régions parmi les plus peuplées et actives (vallée du Logone et Mayo-Kebbi au sud-ouest). Partout, les politiques de développement ont été tributaires des cycles économiques plus ou moins favorables (prospérité relative des années 1960, crise des années 1980-1990, retour de croissance entre 2000 et 2014), et des crises internes des États. Même si l’accès aux services (éducation, santé, eau…) a été amélioré depuis les années 1960, la région présente des indicateurs de pauvreté très élevés qui sont ceux de l’essentiel de la bande sahélienne [Magrin & Pérouse de Montclos 2018].

21Par ailleurs, d’intenses dynamiques d’échanges transfrontaliers illustrent bien la figure des « périphéries nationales » décrite par John Igué [2006]. Loin des ports, les flux sont portés par des réseaux marchands transfrontaliers hérités de l’histoire longue, stimulés par les différentiels monétaires entre zone franc et naira nigérian, ainsi que par la puissante polarisation économique et démographique exercée par le sud et l’ouest (Kano) du Nigeria. Autour du lac Tchad, les produits manufacturés viennent principalement des ports nigérians (notamment Lagos) et camerounais (Douala), mais aussi parfois du Bénin via le Niger (automobiles d’occasion). La Libye (avant la crise) et le Soudan sont des lieux d’approvisionnement secondaires.

22Enfin, du point de vue pétrolier, la région du lac Tchad apparaît à nouveau comme une charnière : c’est un lointain arrière-pays du golfe de Guinée pétrolier exploité par les firmes occidentales (projet Exxon Doba au Tchad), et une région pionnière pour les compagnies pétrolières chinoises, qui après le Soudan (fin des années 1990) exploitent les gisements de Rônier (Tchad) et Agadem (Niger) depuis 2011 [Magrin 2014]. Le pétrole tiré de ces derniers est pour le moment destiné seulement au marché intérieur. Une phase d’exportation, prévue si les cours du pétrole le permettent, verra ce système pétrolier chinois du Sahel central se connecter au dispositif d’exportation du golfe de Guinée via l’oléoduc Tchad-Cameroun.

2. Les bases rurales d’un système à la fois vulnérable et productif

23Avec une population majoritairement rurale, les activités reposent très largement sur l’agriculture, l’élevage et la pêche. Les potentialités liées au climat, à la qualité des sols et à la disponibilité en eau et en main-d’œuvre agricole déterminent des systèmes de production contrastés, plus ou moins liés à la demande alimentaire urbaine.

2.1. Les systèmes de production avant Boko Haram

24Dans la région du lac Tchad, l’agriculture est essentiellement familiale et diversifiée : diversité des productions, des formes d’élevage (gros et petit bétail), des espèces et des cultivars, mais aussi complémentarité de ces activités dans l’espace et dans le temps [Raimond & al. 2014]. La mobilité des hommes et des troupeaux est un élément fondamental de la résilience de ces systèmes et structure les complémentarités territoriales entre quatre types d’espaces bien différenciés [Rangé & al. 2017] :

  • des espaces au peuplement dense et ancien, exportateurs de produits agricoles, lieu d’accueil de travailleurs saisonniers et foyer de départ des résidents (vallée de la Komadougou Yobé, plaines du Firki et du Diamaré) ;

  • des espaces d’accueil, exportateurs de produits agro-(halio)-pastoraux, au peuplement récent et présentant encore parfois les aspects de zones pionnières (lac Tchad, vallée de la Bénoué) ;

  • des espaces agro-pastoraux vulnérables, foyers d’origine des migrations (monts Mandara, zone sahélienne et sahélo-soudanienne) ;

  • des espaces saharo-sahéliens uniquement pastoraux (nord Kanem et de la région de Diffa).

25Cette différenciation spatiale dépend du gradient bio-climatique, mais aussi de l’histoire des populations et des pouvoirs qui conditionnent l’accès aux ressources naturelles. L’élevage est partout présent dans la région, très mobile toute l’année et davantage concentré dans les zones humides pendant la saison sèche. La complémentarité entre agriculture et élevage (saisonnalité des activités, valorisation des résidus de culture par l’élevage) est localement remise en question en fonction de la pression sur les ressources due à la croissance des populations humaines et du bétail, et de l’accaparement des ressources par certaines catégories d’acteurs.

26L’intervention localisée des politiques agricoles n’a eu finalement que peu d’influence sur le système à l’échelle régionale. Dans la zone sahélienne, les aménagements hydro-agricoles (Baga Polder Project et le South Chad Irrigation Project (SCIP) au Nigeria ; Société de développement du Lac (Sodelac) au Tchad ; Semry au Cameroun) pour la production vivrière à destination des villes dans un contexte de péjoration climatique marquée dans les décennies 1970 et 1980 n’ont pas donné lieu à l’émergence des pôles agricoles escomptés. Dans la zone soudanienne, la politique de mise en valeur des vallées a eu plus de succès en s’inscrivant dans des stratégies de migrations anciennes des populations originaires des zones sahéliennes surpeuplées, qui trouvent dans l’aménagement de la vallée de la Bénoué et la délocalisation de la zone cotonnière une opportunité pour s’installer dans de nouveaux terroirs et développer leurs activités. Ce front pionnier agricole est l’un des derniers encore actifs en Afrique soudanienne et représente un pôle attractif pour les populations, exportateur en produits agricoles (coton, maïs, arachide).

27Les pôles de développement spontanés les plus dynamiques s’observent dans les zones humides. Ainsi, la vallée de la Komadougou Yobé avec la production de poivron irrigué, et les plaines argileuses inondables du Firki au Nigeria, du Diamaré au Cameroun et de Massenya au Tchad avec la production du sorgho repiqué en contre-saison, connaissent un développement ancien basé sur des pratiques et du matériel local ainsi que sur l’emploi d’une main-d’œuvre saisonnière provenant des zones soudano-sahéliennes voisines, où les systèmes de production basés sur les cultures pluviales en association avec l’élevage transhumant sont plus vulnérables aux aléas climatiques et économiques.

28Le développement des rives sud du lac Tchad est plus récent, et aussi plus spectaculaire. Avec le passage au stade « Petit lac sec », les pêcheurs arrivés avec la première vague de migration dans les années 1950 se sont convertis à l’agriculture de décrue. D’autres populations arrivent dans les décennies 1980 et 1990, pour s’installer de façon définitive ou pour travailler à la saison. Les rives sud du lac deviennent une vaste zone d’agriculture de décrue (maïs, niébé, patate douce, maraîchage pour les secteurs les mieux connectés aux villes, N’Djaména en particulier), avec des techniques qui s’intensifient de manière endogène. Le système de production reste rythmé par la crue, avec une productivité remarquable si l’on considère les revenus cumulés à l’hectare des activités de pêche, de culture et d’élevage qui se succèdent dans les mêmes espaces au cours de l’année [Rangé & Cochet, 2018].

2.2. Sécurité alimentaire et systèmes d’échanges agricoles

29Le système régional ainsi défini distingue des pôles excédentaires en produits agricoles et des zones fragiles du point de vue de la sécurité alimentaire. La transformation, le transport et le commerce des produits diversifient les activités et les sources de revenus.

30Les flux d’échanges agricoles, qui se superposent aux flux des migrations de travail et des transhumances du bétail, sont structurés par quatre différentiels majeurs [Chauvin & al. 2017] : la complémentarité entre productions sahéliennes et soudaniennes ; entre zones à faible densité démographique favorable à l’élevage extensif et zones à forte densité de population importatrices en produits alimentaires ; les fluctuations du naira qui stimulent les échanges transfrontaliers à partir de la zone CFA et, enfin, le différentiel douanier entre les pays.

31L’intensification des échanges au cours des dernières décennies s’explique par l’augmentation de l’offre, stimulée par celle de la demande, notamment en ville où la consommation des produits maraîchers, de viande et de poisson augmente, et par l’amélioration des axes de communication. Elle repose sur un réseau de commerçants présent avant la période coloniale, qui s’est étendu et diversifié.

32Les pôles excédentaires, le lac Tchad, la vallée de la Komadougou Yobé et les plaines à sorgho repiqué, alimentent les zones rurales, les villes secondaires comme Mubi, Yola, Gombe, Potiskum, Maroua et Garoua, et sont connectés aux deux grands centres de consommation Maiduguri et N’Djaména. Le réseau hiérarchisé et spécialisé de marchés hebdomadaires ruraux, de rassemblement et de consommation qui structure ces flux marchands est fortement polarisé par ces deux grandes métropoles. Seule une partie des produits de la zone soudanienne camerounaise (maïs, arachide) part directement vers les villes littorales au sud. Au Nigeria, Maiduguri joue aussi un rôle de redistribution vers les villes du Sud du Nigeria ou vers Kano.

33Pour l’élevage, les grands marchés se situent sur les axes de commercialisation du bétail sur pied en provenance des grandes zones d’élevage extensif (nord de la région de Diffa, Kanem) vers les grandes villes nigérianes. Massakory (Tchad) et Mubi (Nigeria) sont les marchés à bétail les plus importants.

34Les zones fragiles du point de vue alimentaire sont les zones vulnérables en raison de leur surpeuplement (monts Mandara, dépressions Toupouri) et/ou de leur situation en zone semi-aride (zone sahélienne et sahélo-soudanienne) sans accès aux zones humides. Les systèmes de production de ces régions reposent sur une association entre agriculture et élevage, et sur la mobilité de travail vers les espaces pourvoyeurs en travail agricole salarié. La disette de fin de saison des pluies, qui marque la période de soudure entre les réserves de l’année précédente et les nouvelles récoltes, y est régulière et de durée plus ou moins longue. Certaines carences alimentaires y sont structurelles, comme c’est le cas dans la région de Diffa [Olivier de Sardan 2008]. Les aléas climatiques et économiques ont de fortes répercussions sur l’économie des ménages, qui dépendent alors des revenus extra-agricoles, de ceux des membres de la famille partis vivre à l’extérieur et, ponctuellement, de l’aide alimentaire.

35Dans ce système régional, la sécurité alimentaire se pense à trois niveaux. À l’échelle de la région du lac Tchad, le système est excédentaire pour certains produits qui trouvent des débouchés extra-régionaux (bétail, poisson, céréales, arachide). Les grandes villes sont approvisionnées par une agriculture familiale très dynamique qui a su s’adapter, dans les milieux les plus favorables, pour produire les vivres demandés par les populations urbaines. C’est à l’échelle locale et au niveau de l’hétérogénéité des terroirs que se pose la question de la sécurité alimentaire des populations rurales les plus vulnérables.

2.3. Accès aux ressources et relations interethniques

36Si les mécanismes de gestion des ressources naturelles ont accompagné la mise en place de ce système souple et productif, on peut aussi considérer que la lente dégradation de la régulation de l’accès au foncier a préparé la crise contemporaine.

37La gestion des ressources naturelles demeure dominée par des régulations néo-coutumières, sauf dans les périmètres d’intervention de l’État (aménagement hydro-agricoles, aires protégées). On distingue ici deux configurations principales : dans les espaces fortement marqués par l’héritage des royaumes (Kanem, Borno, lamidats Peul du Nord Cameroun), la chefferie traditionnelle joue un rôle central, avec une gestion centralisée du foncier et un rôle prégnant de l’autochtonie pour l’accès aux meilleures terres (polders du lac Tchad contrôlés par le sultan du Kanem, terres à sorgho repiqué des environs de Maroua). Dans les sociétés moins hiérarchiques, la gestion du foncier s’effectue au sein des lignages ou des clans (dépression Toupouri, Monts Mandara, archipels Boudouma du lac Tchad). Les problèmes liés à la pression démographique ne se traduisent pas par des conflits entre groupes, mais par des tensions internes (intergénérationnelles par exemple), qui débouchent sur des migrations ou des formes plus violentes.

38Longtemps, les tensions entre groupes étaient relativement limitées, du fait de la faible pression sur les ressources, de leur abondance (bonne pluviométrie des décennies 1950-1960), de la cohésion sociale dans les zones les plus denses (Monts Mandara). Depuis les sécheresses des années 1970-1980, on a assisté à une montée progressive des tensions, notamment dans les zones humides à plus fort potentiel agricole, sur fond de densification démographique.

39Le lac Tchad en constitue un bon exemple [Rangé & Amadou 2015]. Sur les rives méridionales (Tchad, Cameroun, Nigeria), historiquement très peu peuplées, le passage au Petit lac mentionné ci-dessus s’est traduit par la mise en place d’un peuplement très cosmopolite, multiethnique. Les chefferies de l’arrière-pays lacustre (Arabes ou Kanouri) ont étendu leur contrôle foncier de manière lâche, en donnant très largement l’accès à la terre aux migrants en échange de recettes fiscales. Ce compromis foncier a été un des facteurs du boom agricole. Dans l’archipel de la cuvette nord, le retrait des eaux libres a permis l’installation d’agriculteurs Mobbeur et de pêcheurs Haoussa. Depuis les années 2000, la fréquence des bonnes crues [Lemoalle & Magrin, 2014] a réduit les superficies exploitables en décrue, alors que la pression foncière augmentait avec la population. Les autochtones Boudouma s’opposent à la progression des pêcheurs Haoussa, des éleveurs Arabes, des agriculteurs Mobbeur. Sur les rives sud, l’instrumentalisation politique des identités dans le cadre des luttes qui accompagnent la gestion décentralisée du pouvoir (rivalités locales dans le cadre de l’État fédéral nigérian, de la décentralisation au Cameroun) favorise la montée des tensions.

40De même, au sud de l’aire d’étude, dans le bassin de la Bénoué, les éleveurs Mbororo voient leur accès aux pâturages et aux axes de circulation entravé par l’extension des aires protégées et par le front cotonnier encouragé par la société nationale, la Sodecoton, ce qui conduit à des conflits multiples et à leur fuite vers la RCA – avant d’en être à nouveau chassés par les conflits centrafricains à partir de 2012 [Chauvin E., Seignobos 2013 ; Raimond 2015].

3. Crise et incertitudes

3.1. La tourmente Boko Haram

41Durant les années 2010, la région du lac Tchad est entrée dans une crise d’une grande intensité liée à l’insurrection violente du groupe djihadiste Boko Haram. Ses effets s’inscrivent dans un contexte de crise économique affectant les États riverains du lac, liés à la baisse des cours du pétrole à l’automne 2014. Celle-ci touche particulièrement le Nigeria et le Tchad, les plus dépendants, mais également le Cameroun et le Niger.

42Boko Haram est nigérian [Pérouse de Montclos 2015]. Le groupe naît à Maiduguri en 2002 autour d’un prédicateur salafiste, Mohamed Yusuf. C’est son élimination extra-judiciaire par la police nigériane et la répression brutale de ses membres qui provoque leur entrée dans la clandestinité et leur passage à l’action violente. Alimenté par des trafics d’armes venant notamment de la Libye post-Kadhafi, Boko Haram, chassé de Maiduguri en 2012 par l’armée fédérale et des milices organisées par elle, s’implante dans des maquis ruraux, notamment dans la forêt de Sambisa, dans les monts Mandara, puis au lac Tchad. En 2014-2015, le groupe contrôle une part importante du Borno ; il menace à nouveau Maiduguri et mène de multiples attaques sur les frontières des pays voisins, notamment autour de Diffa (Niger), Kolofata (Cameroun) et sur la portion tchadienne du lac. Au-delà de l’épisode très médiatisé de l’enlèvement des lycéennes de Chibok (Borno) en avril 2014, Boko Haram entretient un climat de terreur en menant une politique de terre brûlée dirigée contre les symboles de l’État nigérian (forces de l’ordre, structures et personnel de l’État, notamment d’éducation) et tous ceux qui ne le suivent pas. Après une mobilisation des pays riverains du lac Tchad dans le cadre d’une Force d’intervention conjointe multinationale (MNJTF) fin 2015, Boko Haram recule. En 2017, il n’exerce plus de contrôle territorial à grande échelle et n’occupe plus de ville importante. Divisé en deux mouvances, le groupe est affaibli. Il entretient cependant la terreur à travers des attentats suicides fréquents perpétrés par des femmes sur les marchés, faisant un grand nombre de victimes.

43Les causes de Boko Haram font débat [Magrin & Pérouse de Montclos 2018]. L’hypothèse climatique – Boko Haram comme résultat indirect du changement climatique et de la désertification – ne tient pas, notamment car le contexte pluviométrique depuis le début des années 2000 est plutôt favorable. La pauvreté est dans la moyenne sahélienne, inférieure même à celle de la région de Kano. Boko Haram serait-il un mouvement de résistance du groupe Kanouri, mis sous pression par l’expansionnisme Haoussa [Seignobos 2017a] ? Cette lecture ethnique est réductrice. Au lac Tchad par exemple, de très nombreux insulaires Boudouma se sont engagés dans Boko Haram, dans lequel ils semblent avoir trouvé une manière de régler des comptes face à des groupes (Haoussa, Mobbeur, Arabes) qui contestaient leur droit sur les ressources naturelles [Seignobos 2016]. La diffusion de thèses salafistes a sans doute joué, à travers notamment le mouvement izala, financé par l’Arabie saoudite, dont Mohamed Yussuf fut membre. Selon nous, Boko Haram s’explique par une diversité de facteurs, avec comme contexte des tensions foncières locales, des crispations identitaires et culturelles régionales, et un État ayant perdu sa légitimité auprès des populations faute de fournir des biens publics et à cause de la corruption qui le mine à ses différents niveaux. Le détonateur a été la gestion calamiteuse de la question par les autorités nigérianes, à travers notamment une répression aveugle et brutale. Autrement dit, il s’agit bien d’une crise politique, où les dysfonctionnements politiques nationaux attisent les tensions locales.

3.2. Perturbations socio-économiques et des mobilités

44Les conséquences directes de la crise liée à Boko Haram sont considérables. La violence des conflits et de la répression par l’armée, ainsi que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, ont provoqué de vastes mouvements de population : les déplacements forcés sont estimés à 2,4 millions de personnes, qui se sont réfugiées autour des villes ou dans des zones rurales non aménagées pour accueillir des populations nombreuses totalement dépendantes de l’aide alimentaire. L’épicentre du conflit se situe dans l’État du Borno au Nigeria, mais c’est tout le Nord-Est nigérian qui s’est dépeuplé, les îles et les rives du lac Tchad se sont vidées, de même que celles de la Komadougou Yobé. Ainsi, les zones les plus productives sont les plus touchées. Pour asphyxier économiquement Boko Haram, des marchés transfrontaliers ont été fermés, de même que les frontières nigérianes, bloquant de facto tous les flux de travail, de commerce et de transhumance qui fondaient le système régional. Les vols de bétail et les kidnappings contre rançons ainsi que la fermeture des frontières ont forcé les éleveurs à stationner avec leurs troupeaux à l’extérieur de la zone de conflit : ils se concentrent aujourd’hui à l’ouest de la Diha au Niger, au sud-ouest de la zone impactée au Nigeria et dans la zone des Yaéré au Cameroun, où ils développent diverses stratégies pour accéder à l’eau et au pâturage [Abdourahamani 2017]. Sans mobilité, ces adaptations opportunistes ne sont pas viables à moyen terme. Partout où les populations réfugiées sont installées, la pression sur les ressources naturelles s’est accrue, notamment pour les prélèvements en bois d’œuvre et de chauffe, en paille pour le pâturage. La pêche reprend timidement dans le lac Tchad et la Komadougou Yobé. L’agriculture y est encore officiellement interdite et les conditions de sécurité trop incertaines pour permettre un retour massif des agriculteurs (cf. figure 2).

Figure 2 – Les effets géographiques de Boko Haram : déplacement de population et impacts économiques

Figure 2 – Les effets géographiques de Boko Haram : déplacement de population et impacts économiques

Sources : Estimations à partir des recensements du Cameroun-2005, Niger-2012, Nigéria-2006 et Tchad-2009 ; IOM-2016 ; d’après E.C. 2017

45Dans ce contexte, le fonctionnement du système régional est fortement perturbé. Les complémentarités territoriales sont rompues, coupant les relations entre ressources et populations. En l’absence de production dans les zones humides et par suite de la forte insécurité sur certaines routes, les flux commerciaux se sont reconfigurés, parfois inversés. L’axe majeur lac Tchad-Maiduguri-Kano ou Sud du Nigeria a été délaissé au profit d’autres itinéraires. Maiduguri, devenu plaque tournante de l’aide alimentaire, a perdu son rôle polarisateur des échanges qui se redirigent aujourd’hui sur Mubi au sud, Kano à l’ouest. La sécurité alimentaire n’est plus assurée à l’échelle régionale. Les conséquences toutefois sont à nuancer localement, car elles s’atténuent en s’éloignant de l’épicentre et des zones encore désertées. Ainsi, la partie méridionale de la région ainsi que le Tchad en dehors du lac sont peu ou pas touchés par la crise.

3.3. Et après ? Deux enjeux clé, la terre et l’eau

46L’après-crise soulève naturellement de multiples incertitudes dans cette région emblématique des vulnérabilités sahéliennes.

47Le foncier est au cœur des enjeux sahéliens. Quand la situation sécuritaire autorisera la levée des interdictions exceptionnelles (de séjourner, cultiver, pêcher, faire pâturer) dans les zones productives aujourd’hui encore partiellement interdites comme le lac Tchad ou la Komadougou Yobé, la gestion des terres constituera un enjeu clé pour la consolidation de la paix. En effet, le déplacement forcé des utilisateurs habituels des lieux s’est souvent traduit par une occupation de ces espaces par d’autres acteurs. Par exemple, dans la cuvette nord, certaines îles Boudouma évacuées ont été occupées par des groupes d’éleveurs arabes dont la présence a été tolérée par les autorités nigériennes parce que ces groupes constituaient des auxiliaires dans la lutte contre Boko Haram. De même, le fort ralentissement de la pêche sur le lac Tchad durant plusieurs années – la violence de Boko Haram puis les interdictions militaires des pays riverains ayant à la fois affecté la pêche elle-même et la commercialisation de ses productions – aura très probablement eu pour conséquence positive inattendue une régénération de la ressource halieutique. Le retour à la normale s’accompagnera probablement de pêches miraculeuses dont on peut craindre qu’elles ne donnent lieu à des heurts entre pêcheurs.

48À plus long terme, l’accès aux zones les plus productives pour l’agriculture – ici les vallées et les zones humides – constitue un point de cristallisation des tensions en contexte de variabilité environnementale croissante (changement climatique) et de croissance démographique. Dans ces conditions, la valorisation optimale des zones humides est décisive. L’appréciation de celle-ci doit se faire non seulement en regard de la productivité des terres, mais surtout de l’inclusion sociale et territoriale qu’une telle valorisation permet : la création d’emplois et la non-exclusion d’activités comme l’élevage ou la pêche, essentielles à la résilience des sociétés sahéliennes, sont fondamentales. Or l’air néolibéral du temps plaide, sous des modalités plus discrètes que dans la zone de l’Office du Niger [Brondeau 2011], pour la promotion de formes d’agriculture d’entreprise, associées à la motorisation et à un usage exclusif du sol, qui semblent difficilement conciliables avec ces critères. Au Nord Cameroun, avant l’irruption de Boko Haram, des hommes d’affaires liés au pouvoir central négociaient l’accès à des emprises foncières considérables, notamment dans la zone du lac Tchad [Rangé 2016]. Au Niger, un projet saoudien d’agropôle a été proposé dans la région de Diffa [Tchangari et Diori 2016]. Il est à craindre que le retour de la paix ne favorise celui de tels projets, même si l’on peut toujours espérer que les leçons de la crise favorisent des innovations agricoles répondant mieux aux défis de la production de nourriture et de la fourniture d’emplois.

49Enfin, un projet de transfert des eaux visant à sauver de la disparition le lac Tchad hante la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) et ses États membres [Magrin 2016]. La Libye du colonel Kadhafi soutenait fortement ce projet, comme emblème des ambitions panafricaines portées par le Guide, mais aussi parce que le renflouement de la nappe d’eau serait susceptible d’alimenter par voie souterraine les nappes libyennes et ainsi de pérenniser la Grande rivière artificielle. Au-delà des très nombreuses incertitudes techniques, environnementales, financières et géopolitiques qui accompagnent ce projet au point de le condamner probablement à rester dans le champ de l’utopie, il présente l’inconvénient de focaliser l’attention des décideurs. Pendant ce temps, les différentes options permettant de mieux valoriser l’eau au service des besoins humains dans un bassin du lac Tchad dont la population est appelée à plus que doubler (de 47 millions d’habitants en 2013 à 129 millions en 2050 ?) ne sont pas explorées.

Conclusion

50La crise liée à Boko Haram a profondément modifié un système régional construit sur le temps long, en rompant notamment plusieurs types de relations à différentes échelles : les complémentarités territoriales à l’échelle régionale, les rapports de pouvoir à l’échelle locale et les relations au sein des familles. Rien ne sera plus exactement comme avant, même si des incertitudes demeurent sur la résilience de Boko Haram et la persistance de l’insécurité, sur l’ampleur des changements dans la répartition du peuplement, la redistribution des droits fonciers et la recomposition des pouvoirs locaux. La transition d’un régime fortement marqué par l’aide humanitaire, qui prévaut en 2017, à des politiques de développement régional, est un enjeu sur lequel pèsent lourdement les trajectoires politiques nationales. Les réponses aux défis démographiques, alimentaires, environnementaux et sociaux, exacerbés dans la région du lac Tchad par un contexte d’insécurité exceptionnelle, passent par une relance du système productif à l’échelle régionale. Des formes d’intégration régionale restent à inventer, pour réconcilier le pavage étatique et institutionnel avec des fonctionnements géographiques fondés sur les solidarités territoriales et transfrontalières.

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Bibliographie

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – La région du lac Tchad
Crédits Sources : PlantadivGIS ; OSM ; SRTM ; Africapolis ; Carte des pluies annuelles en Afrique, IRD, 2012
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/3117/img-1.png
Fichier image/png, 2,5M
Titre Figure 2 – Les effets géographiques de Boko Haram : déplacement de population et impacts économiques
Crédits Sources : Estimations à partir des recensements du Cameroun-2005, Niger-2012, Nigéria-2006 et Tchad-2009 ; IOM-2016 ; d’après E.C. 2017
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/3117/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,4M
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Pour citer cet article

Référence papier

Géraud Magrin et Christine Raimond, « La région du lac Tchad face à la crise Boko Haram : interdépendances et vulnérabilités d’une charnière sahélienne »Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018, 203-221.

Référence électronique

Géraud Magrin et Christine Raimond, « La région du lac Tchad face à la crise Boko Haram : interdépendances et vulnérabilités d’une charnière sahélienne »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 95-2 | 2018, mis en ligne le 27 juillet 2019, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/3117 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.3117

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Auteurs

Géraud Magrin

Professeur de géographie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Unité mixte de recherche (UMR) PRODIG, 2 rue Valette, 75005 Paris. Courriel : geraud.magrin[at]univ-paris1.fr

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Christine Raimond

Directrice de recherches au CNRS, UMR PRODIG, 2 rue Valette, 75005 Paris – Courriel : christine.raimond[at]univparis1.fr

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