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Le rôle des transports collectifs dans l’aménagement des régions métropolitaines

Le « Transit Oriented Development » et la construction du métro de Delhi
The role of public transport in the planning of metropolitan regions. The case of Transit Oriented Development and the construction of the metro rail in Delhi
Bérénice Bon
p. 62-76

Résumés

En s’intéressant aux multiples projets de métro actuellement en cours de construction ou déjà opérationnels dans les grandes villes indiennes, cette communication analyse l’urbanisme de projet et les nouveaux outils d’action publique mis en place pour leur financement et leur coordination avec les plans directeurs des villes. L’État indien conserve la main sur la production des infrastructures via des agences créées spécifiquement pour ces projets tout en favorisant les partenariats avec le secteur privé. L’enjeu considérable de la rémunération de ces projets pousse les gouvernements à mobiliser de nouveaux outils de financement basés sur la monétisation du foncier, et contrôlés par ces agences. Nous montrerons que le modèle international TOD – Transit Oriented Development – est au cœur de cette stratégie, et que l’analyse de sa dimension politique est déterminante pour comprendre sa traduction dans le contexte indien.

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Texte intégral

1Le Transit Oriented Development (TOD) est un concept urbanistique élaboré aux États-Unis dans les années 1990, désignant l’aménagement des quartiers de gares de transport collectif [Gallez et al. 2015]. L’idée est d’associer transport et urbanisme en densifiant les zones urbaines de part et d’autre des corridors de métro, de privilégier dans ce périmètre une mixité fonctionnelle, les accès aux transports publics, les infrastructures pour les déplacements non motorisés. Il s’agit aussi pour les acteurs publics d’introduire dans ces périmètres des mécanismes de récupération des plus-values foncières, par exemple une augmentation des taxes foncières, pour capturer les gains des acteurs privés générés par la construction du métro. Rares sont aujourd’hui dans le monde les projets de transport (bus en site propre, métros, tramways) qui n’en font pas mention ou du moins ne rendent pas compte, sous un autre nom, de l’idée de coordination entre transport et urbanisme. Dans les villes asiatiques, le principe de densification des quartiers de gare, est d’ailleurs au cœur du « modèle de la ville paye la ville » [Lorrain et al. 2011], mis en œuvre très fréquemment avec comme stratégie la récupération des plus-values foncières pour financer les infrastructures urbaines.

2En Inde, le TOD est présenté à partir de 2012 par le Ministère du Développement Urbain de l’État central comme un outil de financement, mais également comme un nouvel outil de planification pour les villes indiennes. Derrière cette stratégie se trouve aussi l’injonction des organisations internationales, finançant de nombreux projets d’infrastructures dans le pays et désireuses de valoriser les portfolios fonciers ainsi que d’introduire de nouvelles pratiques managériales.

3Cet article analyse la gestation et la formulation de la « politique TOD » née à Delhi et déclinée dans d’autres villes indiennes, selon les singularités politiques, les relations entre gouvernement technique et gouvernement de la ville, ainsi que l’économie politique de la valorisation des patrimoines fonciers propres à chaque État. L’enjeu crucial derrière la politique TOD est la rémunération des grands projets d’infrastructure. La première partie revient sur la construction du métro de Delhi et présente les premières expérimentations de la densification des quartiers de gare et des dépôts qui ont débuté à la fin des années 1990. L’organisation des pouvoirs, mais aussi le poids des cultures professionnelles et des découpages sectoriels, modèlent et manœuvrent le couple transport-urbanisme. La deuxième partie s’intéresse précisément au temps de formulation de la politique TOD à Delhi en 2013, permettant de questionner la relation entre urbanisme de projet et urbanisme planifié, mais également l’enjeu politique du TOD dans le gouvernement multi-scalaire indien.

1. Le modèle spécifique de mise en œuvre du métro en Inde et l’enjeu de la rémunération d’un bien public

4Il y a un modèle spécifique de mise en œuvre des métros en Inde qui est né au milieu des années 1990 dans un contexte de réformes multiples : ouverture économique, ajustements, décentralisation et responsabilisation comptable des autorités municipales et de montée en puissance des régions.

5Cinq métros sont opérationnels en Inde : à Kolkata depuis 1984, Delhi depuis 2002, Bangalore depuis 2011, Gurgaon, dans la région métropolitaine de Delhi, depuis 2013, et Mumbai depuis 2014. Douze autres villes sont dans les phases de conception ou de réalisation depuis la fin des années 2000. Le métro de Delhi joue un rôle très spécifique dans ce paysage : la loi dite du métro de Delhi de 2002 a été amendée comme loi nationale en 2009, et les recommandations de 2012 du Ministère cite explicitement les opérations immobilières du métro de Delhi comme un modèle à suivre. La plupart des métros présentent donc de fortes similarités avec celui de Delhi, par rapport à leur structure de gouvernance, leur cadre juridique, leur technologie, les contrats de sous-traitance et les partenariats avec le secteur privé.

6Si l’État indien conserve la haute main sur la production de l’ensemble de ces infrastructures, le poids du gouvernement central ou du gouvernement régional, et la participation des acteurs privés dépendent étroitement de l’organisation locale des pouvoirs politiques. À Delhi, siège du pouvoir, où l’État central intervient directement dans les affaires urbaines, le projet du métro est un modèle de contrôle financier et institutionnel par le gouvernement central. Il est un espace d’expérimentation pour la coordination transport-urbanisme et sa traduction en outil de financement, placée quelques années plus tard sous le label TOD.

7En 2020 le métro de Delhi représentera plus de 400 km de lignes, pour un coût total d’environ treize milliards d’euros. En mai 2014, 190 km de réseau sont opérationnels, desservant 146 stations, et transportant quotidiennement 2,5 millions de passagers. La première ligne du métro a ouvert en 2002, une réussite exceptionnelle à l’échelle nationale et internationale, car terminée sans délais, et même avant la date fixée.

8Le grand projet du métro de Delhi renforce une architecture institutionnelle centralisée, aux pouvoirs concentrés. Le métro de Delhi confère également à une institution, la Delhi Metro Rail Corporation (DMRC), un très gros pouvoir politique. Cette institution a été créée en 1995 et est en charge de la conception, de l’exécution, des opérations et de la maintenance du métro de Delhi.

9La ville-capitale se caractérise par la très forte présence de l’État central dans tous les rouages de la ville, aussi bien sur le plan foncier, urbanistique, que dans les services publics. Ainsi, trois niveaux de gouvernement interviennent : le gouvernement central, le gouvernement de Delhi et les autorités municipales. Contrairement au reste des grandes villes, Delhi n’a pas d’autorité métropolitaine et le gouvernement de Delhi ne contrôle ni l’acquisition, ni les plans d’aménagement du foncier qui sont dans les mains d’une agence paraétatique administrée par l’État central (au nom de Delhi Development Authority, DDA). Les autorités municipales ont quant à elles le plus petit portfolio, et si leur budget est en partie assuré par le gouvernement de Delhi, la municipalité de Delhi n’est responsable que devant le gouvernement central qui en nomme le chef de l’exécutif. L’agence en charge du métro à Delhi est donc créée dans un modèle de gouvernance urbaine et une trajectoire de gouvernement qui légitime la place tenue par l’État central comme principal administrateur. De plus, la position tenue par l’État central dans le contrôle du projet de métro est justifiée du fait même de la structure de financement du grand projet, qui dépend essentiellement de prêts annuels de la Banque de Développement du Japon qui transitent via l’État central.

10La DMRC est une administration du gouvernement de Delhi et du gouvernement Central, qui détiennent les mêmes parts dans le capital et nomment le même nombre de représentants dans son comité d’administration. Mais, sur le plan législatif, la DMRC dépend étroitement du gouvernement Central et non du gouvernement de Delhi, lui permettant notamment de bénéficier de nombreuses exemptions fiscales, d’un processus de décision accéléré — via des comités au niveau du gouvernement central — affranchi de l’obtention des permissions des autorités locales. Au sein de l’institution DMRC, l’espace de décision est totalement centralisé autour du pouvoir de son directeur général, et le ministère du Développement urbain sous l’autorité de l’État central. La loi de métro de 2002 qui va devenir un peu plus tard une loi nationale renforce les pouvoirs de la DMRC.

11La DMRC, et plus largement le secteur des métros en Inde, ont été très fortement marqués par la personnalité et l’expertise du directeur général de l’agence jusqu’en 2012, l’ingénieur E. Sreedharan. En octobre 1997, E. Sreedharan, officiellement retraité des Indian Railways depuis 1990, est nommé directeur général de la DMRC par le gouvernement de Delhi. Il décide et impose que tous les autres postes décisionnels soient occupés exclusivement par des ingénieurs des Chemins de fer [Bon 2015]. Les recommandations que cet ingénieur émet entre 2003 et 2013 pour les métros sont toutes mises en place, notamment en matière de financement, privilégiant un contrôle des autorités publiques, et non des partenariats publics-privés. À Delhi, si de nombreux sous-traitants et grandes sociétés d’ingénierie privées interviennent dans la phase opérationnelle du métro (plus d’une centaine), ils sont mis à distance des structures décisionnelles, tout comme les autorités municipales qui sont marginalisées.

12À la fin des années 1990, dans un contexte de fortes contraintes financières et sous mandat de l’État central, la DMRC cherche à diversifier ses sources de revenus, en se tournant vers la publicité, les contrats de consultance en Inde et dans les pays voisins et la monétisation du foncier. Cette dernière annonce ce qui sera fait plus de dix années plus tard sous le label TOD. Mais, dans ces premières années d’expérimentation à Delhi, le métro se construit et les opérations immobilières suivent. Ces opérations sont un outil de financement, une composante secondaire du réseau de transport qui n’est pas pensée dans son intégration au reste de la ville.

13Ainsi, en 1999, un nouveau département, de taille modeste, créé au sein de la DMRC, décide sous l’influence de consultants, d’appliquer à Delhi le modèle Rail + Immobilier de Hong Kong, qui repose sur la concession des droits de développement à des promoteurs immobiliers pour densifier les stations et les dépôts. Des espaces commerciaux sont également loués à l’intérieur des stations. À Hong Kong, cette stratégie de récupération des plus-values foncières, en plus d’être génératrice de très importants bénéfices financiers pour l’agence en charge du métro, est utilisée comme un outil de planification urbaine. À Delhi, au contraire, l’immobilier reste secondaire, il est même traité avec suspicion par les ingénieurs de la DMRC qui gardent le monopole des opérations immobilières sans introduire de nouveaux profils professionnels. Ces projets immobiliers ne sont pas pensés à l’échelle de la ville, dans leur relation au bâti environnant ni par rapport aux spécificités socio-économiques des espaces dans lesquels ils s’inscrivent. Il ne s’agit pas de coordonner transport et urbanisme, mais de générer rapidement des revenus, sous mandat de l’État central.

14Un des premiers facteurs d’explication est que le métro suit et sert un bâti déjà présent. Il n’est pas moteur du développement urbain et il doit s’adapter à la configuration de la ville et des régimes de propriété, des possessions publiques et des normes d’occupation du sol. Ce n’est pas le transport qui pilote le développement urbain. Des terrains sont concédés à la DMRC par les acteurs gouvernementaux pour les structures opérationnelles du métro, puis la DMRC décide ensuite des parcelles disponibles pouvant être concédées au secteur privé. Pour des projets résidentiels, des terrains sont concédés pour 90 ans au secteur privé, pour des projets de centres commerciaux, ce sont des concessions de 50 ans. La DMRC a également directement pris en charge la construction d’une zone économique sur une zone de dépôt dont elle loue ensuite les espaces à des entreprises privées spécialisées dans les hautes technologies. Il s’agit donc plus, dans ce cas, d’une mise à disposition de terrains publics, dont la valeur est forte du fait de la centralité des stations et des dépôts dans Delhi.

15De plus, si on observe une forme de verrouillage dans le contrôle et l’administration de la DMRC sous l’autorité du gouvernement Central, une pareille situation est également observable au sein des techniciens et ingénieurs des Chemins de fer qui, comme on l’a vu, gardent la main sur l’organisation. Ce verrouillage est un élément clé dans la compréhension de la déclinaison du modèle de Hong Kong à Delhi. L’expertise de ces ingénieurs est centrale, elle est le vecteur de transformations et de réformes dans le secteur des transports publics qui vont dépasser le seul cadre technique et vont fortement influer sur la manière dont sont traitées les opérations immobilières et leur lien avec la ville. Leur action consiste à mettre à disposition des opportunités foncières pour générer des revenus devant être réinvestis dans l’infrastructure de transport et non de faire véritablement dialoguer transport et urbanisme. Cette question, selon eux, ne leur appartient pas, alors que, dans le même temps, ils plaident pour garder le strict contrôle sur ces opérations.

16Enfin, pour ces opérations immobilières, la DMRC ne bénéficie pas d’un régime d’exception comme pour le métro : elle doit obtenir l’accord de l’agence chargée de l’aménagement urbain, c’est à dire la Delhi Development Authority. Ce dernier acteur, très puissant, va alors défendre ses prérogatives en utilisant les outils à sa disposition pour imposer sa vision. La Delhi Development Authority inscrit notamment dans le plan directeur de la ville des limitations très strictes au coefficient du sol pour toutes les opérations immobilières de la DMRC, restreignant donc très fortement leur superficie et les revenus pour la DMRC. Les acteurs négocient non pas dans des espaces partagés, mais par le recours à des notifications écrites, à l’arbitrage des ministères de l’État central. Concrètement, c’est donc à l’échelle locale que se matérialisent ces désaccords, négociations, par des formes d’adaptabilité de l’action via des arrangements avec la norme, une politique du fait accompli et une informalité, voire une illégalité officialisée qui trahit toute ambition d’une véritable coordination du couple transport-urbanisme dans ces première années d’expérimentation et de tâtonnement des agences.

17Cependant, les bénéfices en termes financiers ne sont pas négligeables pour la DMRC, surtout dans les années avant l’ouverture des lignes et donc des revenus tirés de la vente de ticket. Ceux-ci représentant alors environ 30 % des revenus de l’agence soit plusieurs dizaines de millions d’euros. Un des grands gagnant est toutefois un acteur privé, promoteur immobilier de Delhi. Celui-ci remporte la majorité des appels d’offres de la DMRC, et obtient des gains très importants lors de la vente des appartements, et de la location de locaux commerciaux à de grandes enseignes ; dans une ville où le secteur privé a encore du mal à pénétrer aux côtés de la Delhi Development Authority.

2. La formulation de la politique TOD, un enjeu pour le système de pouvoir indien

18Le gouvernement central a décidé de faire du TOD à Delhi un outil de planification et de financement. Cependant, c’est l’agence d’aménagement urbain de Delhi qui a élaboré la politique TOD et a donné un nom à une stratégie que l’agence en charge du métro expérimentait, elle, depuis des années. L’objectif était d’assurer le passage d’une une approche sectorielle et économiciste qui était celle de la Delhi Metro Rail Corporation à une gestion de territoire, soit d’intégrer les contraintes spatiales dans des modèles de rentabilité au sein desquels l’espace n’est pas forcément pensé. L’enjeu était ainsi de réaliser le lien entre un urbanisme de projet et un urbanisme planifié fondé sur le plan directeur (le Master Plan), et d’ajuster les compétences entre le gouvernement central, les gouvernements régionaux et locaux, dans le déploiement du TOD à l’échelle régionale, à une échelle où les nouveaux grands corridors de transport deviennent des moteurs pour le développement urbain.

19Le TOD a été élaboré par une équipe d’urbanistes au sein de la Delhi Development Authority. Il a été conçu dans un contexte très politique : les urbanistes doivent d’abord obtenir l’accord du gouvernement central pour amender le Master Plan, en ajoutant un chapitre sur le TOD, puis via le gouvernement central, la politique donnera naissance aux recommandations nationales devant s’appliquer non seulement aux corridors du métro, mais aussi à ceux de bus. Avec le modèle TOD sont légitimées des intentions délibérément plus collectives dans la démarche du projet, non soumis à une stricte politique sectorielle. Cependant, si le TOD est placé hors du seul champ de compétence des ingénieurs de la DMRC, il fonctionne toujours autour d’une gouvernance urbaine hiérarchique et une centralisation du pouvoir politique : c’est en effet une agence du gouvernement central qui tient de nouveau les rênes des futurs chantiers, en excluant notamment les autorités municipales.

20À partir de 2010, avec le TOD, l’autorité urbaine réaffirme donc un certain contrôle sur les développements urbains autour des stations qui étaient avant l’apanage de l’opérateur de transport, et une coordination s’impose autour d’un département créé en 2008 au sein de la DDA et en charge de la planification des infrastructures de transport — UTTIPEC. Les liens entre le département UTTIPEC et la DDA sont cependant ténus. Il est important de rappeler que la DDA est une immense bureaucratie, avec plus de 23 000 employés, où des centaines de dossiers circulent chaque jour de mains en mains, et où les différents départements dialoguent difficilement entre eux. Contrairement à la DMRC dont le fonctionnement entre les différents départements est très efficace et qui véhicule une image de cohésion verrouillée autour d’une corporation professionnelle, le personnel de la DDA lors des enquêtes critique le fonctionnement de leur propre institution, et le manque d’échanges entre les différents départements (ingénierie, horticulture, architecture, finance, aménagement, etc.) qui sont certes eux aussi verrouillés mais sous la houlette de plusieurs spécialistes appartenant à différents corps de métier. Mais si les liens entre UTTIPEC et l’organisation interne au sein de la DDA sont distendus, le fait d’être placé sous la tutelle de la DDA favorise l’institutionnalisation du modèle TOD et sa traduction en politique. Cette politique est inscrite dans le Delhi Master Plan qui demeure un outil puissant et contraignant en faisant force de loi.

21Les réglementations du modèle TOD ont été élaborées au sein de UTTIPEC par une équipe qui était extérieure à la DDA. Elle est constituée de six personnes (dont cinq femmes), dirigée par une architecte formée aux États Unis et ayant exercé à l’international sur des projets mobilisant ce même modèle. Les autres membres de l’équipe sont aussi des professionnels de l’urbain (architectes, urbanistes) et partagent une expérience en Inde et à l’étranger. À Delhi, les corridors du métro sont la colonne vertébrale du TOD, et déterminent la délimitation d’un périmètre de part et d’autre des lignes, au sein desquelles s’appliquent des réglementations particulières en termes de bâti (Fig. 1).

Figure 1 – Les corridors du métro et la zone d’influence délimitée à l’échelle de la ville pour la politique TOD

Figure 1 – Les corridors du métro et la zone d’influence délimitée à l’échelle de la ville pour la politique TOD

Source: UTTIPEC, first draft chapter 9 TOD, 2012, ©UTTIPEC

22Lors des enquêtes ou lors de réunions publiques, le département UTTIPEC déconstruit le langage d’expert des ingénieurs et techniciens du rail. Les arguments développés en réunions publiques ou lors de présentations de la politique TOD reposent ainsi sur différents principes : orienter et densifier les développements urbains autour des grands axes de transport public, limiter la dépendance des habitants au transport motorisé privé, lutter contre la pollution urbaine, favoriser une plus grande mobilité et privilégier également une mixité en termes d’offres de logements. Si UTTIPEC a organisé plusieurs séminaires ouverts au public ou en petits comités fermés, notamment avec des experts de la Banque Mondiale finançant la plupart des études de faisabilité ; la DMRC n’y a pas participé.

23Enfin, le ministère du Développement Urbain, qui arbitrait les désaccords entre la DDA et la DMRC très souvent en faveur de cette dernière, a sensiblement changé sa position à partir de 2011, soutenant fortement le département UTTIPEC et sa directrice bénéficiant d’une importante légitimité dans ce domaine. La DMRC doit donc depuis 2013 se conformer à la politique TOD, et l’aménagement des stations a été placé sous le contrôle de UTTIPEC. Le TOD devient donc à partir de 2013 un outil de planification contrôlé par l’autorité urbaine dans les limites de la ville de Delhi, après avoir été expérimenté dans le cadre d’un grand projet de transport.

24Les enjeux autour du modèle TOD sont aujourd’hui différents du fait de l’extension du métro dans la région de Delhi. Le TOD en plus d’être un concept de planification, délimitant des zones avec des réglementations spécifiques, est traduit comme un outil important de financement à cette échelle, étant défini par les autorités concernées comme une importante source de revenus potentiels. À cette échelle, le TOD s’inscrit dans une économie politique particulière : les spéculations foncières sont très fortes, et ce n’est plus l’autorité urbaine de Delhi qui a le contrôle sur le foncier, mais les États régionaux.

3. La construction de l’échelle métropolitaine et l’enjeu du couple urbanisme – transport

25En 2013 a été approuvée l’extension du métro dans la région de Delhi, soit la construction de huit nouveaux corridors entre 2015 et 2025. L’espace régional est vaste : les limites de la région de Delhi (la National Capital Region — NCR) couvrent une partie des États de l’Haryana, de l’Uttar Pradesh et du Rajasthan (Fig. 2) en s’étendant sur une très grande superficie, 34 000 km2, soit l’équivalent en France de la nouvelle région Nord Pas de Calais – Picardie, mais qui est huit fois plus peuplée en rassemblant près de 46 millions d’habitants. À part son poids démographique, la NCR a un poids économique important pour le pays, en contribuant à hauteur de 7 % au PIB national. La région rassemble de nombreux grands projets, comme des zones économiques spéciales, des districts industriels, des grands ensembles résidentiels que les corridors du métro devront desservir, ainsi que plusieurs petites villes en pleine expansion [Denis, Mukhopadhyay et Zérah 2012]. Le TOD, comme outil de financement, est jugé essentiel étant donné le coût phénoménal de l’expansion des corridors à l’échelle de la région ; plus de 15 milliards d’euros.

Figure 2 – Limites de la National Capital Region

Figure 2 – Limites de la National Capital Region

Source: NCR Regional Plan 2013, NCR planning Board, p. 13.

26La volonté politique derrière la mise en œuvre du métro régional repose sur la construction d’une échelle d’intégration spatiale de l’ensemble des développements économiques de la région et des centres urbains. Tant les zones économiques développées par le secteur privé que les grandes zones industrielles d’agences des gouvernements régionaux sont associées à des développements immobiliers résidentiels et commerciaux non exclusivement réservés aux travailleurs de ces zones, un argument supplémentaire mobilisé par les acteurs pour des dessertes en transport public rapide et de grande capacité. Les espaces dits « d’investissement prioritaire » délimités dans le cadre du projet national du corridor industriel Delhi-Mumbai connaissent eux aussi des investissements croissants du secteur privé, ce qui contribue également à une estimation très forte par les consultants de la demande pour un réseau ferré rapide, avec la mobilité des travailleurs, des usagers des centres commerciaux et des résidents des nouveaux condominiums. Si la NCR est dotée d’un bureau de planification – le NCR planning board – elle n’a pas de rôle exécutif ni le pouvoir d’imposer l’application des plans directeurs de la région aux États fédérés, un point très important dans le cas du métro régional et du modèle TOD. C’est en effet le bureau de planification de la NCR qui a proposé le tracé du métro régional et des zones TOD, mais l’occupation du foncier, le développement des terrains et les changements de zonage dépendront finalement de la volonté de chaque État.

27Le projet de métro régional n’a été approuvé que récemment, mais différents éléments démontrent le poids tenu par le modèle TOD comme outil de financement et de planification pour les gouvernements régionaux, dont les mandats constitutionnels les donnent garants de la mise en œuvre. Ainsi, lors du déploiement de la maille du métro, chaque gouvernement régional, dans son rôle d’acteur urbain, garde le contrôle sur les aménagements et les investissements privés entrant en tension avec les tentatives de planification portées par l’agence régionale sous le contrôle de l’État central.

28Les premières tensions apparaissent dés 2013, au moment de l’accord de l’État central et des gouvernements régionaux pour l’extension du métro hors des limites du territoire de Delhi. Le gouvernement de Delhi s’y oppose fermement en plaidant pour que les opérations de la DMRC soient restreintes dans les limites du territoire de Delhi. Les arguments mobilisés par la chef du gouvernement de Delhi sont surtout financiers autour du coût des opérations hors du territoire de Delhi, qui se répercute sur les budgets alloués pour la maintenance du réseau dans Delhi. L’arbitrage est donné par une entité nationale sous l’autorité directe du premier ministre de l’État central (la Commission du Plan), qui se prononce en faveur de l’extension des corridors. Ce premier échange entre le gouvernement de Delhi et une entité nationale sous l’autorité directe du premier ministre indique la situation instable autour de l’échelle métropolitaine à Delhi et les tensions provoquées par une redéfinition du territoire politique. Il faut également tenir compte de l’économie politique de la région, très différente de celle du territoire de Delhi, ce qui va profondément redéfinir le TOD, et ses enjeux politiques.

29Les États régionaux et l’État central (représenté par le ministère du Développement urbain, le ministère des Chemins de fer et le bureau de la planification de la NCR) ont tout d’abord décidé de créer une nouvelle entité, la National Capital Region Transport Corporation (NCRTC). Cette entité a été approuvée en 2013 et a un rôle de décideur et de coordinateur pour le projet. Ensuite, pour la maîtrise d’œuvre de chaque corridor, des partenariats vont être formés entre les États régionaux (dans lesquels passe le corridor) et de grandes sociétés d’ingénierie pour une période de concession de 30 ans. Ainsi, autour du projet du métro régional différents niveaux de gouvernement se rencontrent avec un effort de coordination, autour donc de cette nouvelle entité. Les États régionaux apparaissent alors désireux de suivre les plans élaborés par des agences situées à d’autres niveaux comme le bureau de planification de la NCR, mais également la DMRC à qui est attribué un rôle de consultant pour le projet. Mais ce sont bien les gouvernements régionaux qui resteront maîtres de la mise en œuvre de chaque corridor.

30Dans le cadre du métro régional, les délimitations des sites potentiels TOD à proximité des futures stations apparaissent précisément dans les études de faisabilité ainsi que l’estimation des revenus pouvant être générés par des outils fiscaux comme l’établissement d’une taxe sur les transactions foncières à l’intérieur des périmètres TOD. Dans ces études, la taxe TOD permet d’obtenir un revenu important, dès les années de construction, quand les terrains délimités par le gouvernement prennent de la valeur et génèrent des transactions foncières, d’où l’intérêt pour les acteurs de la mettre en place dès les études de faisabilité pour capturer une partie des gains des acteurs de la promotion immobilière. Le bureau de la planification de la NCR a défini un plan type pour les développements immobiliers au niveau des stations et des dépôts – le Transit Oriented Development Conceptual Design –, avec un traitement différencié des sites selon l’estimation de la demande et de l’attractivité pour le secteur privé et également selon les activités principales à proximité de ces sites (industrielles, résidentielles, récréatives). Les sites prioritaires sont les zones limitrophes à Delhi, comme Gurgaon, où se pressent les investisseurs privés.

31L’analyse des études de faisabilité du métro régional, ainsi que les entretiens menés au sein du bureau de planification de la région capitale et ses consultants, soulignent que l’enjeu autour du TOD déployé dans ces stratégies de construction métropolitaine, est bien autour du contrôle de la gestion du foncier et de la délimitation des zones le long du corridor. Dans le cadre du métro régional, le bureau de planification de la NCR conserve un contrôle sur l’élaboration des études de faisabilité, et les réunions avec les comités en charge des finances de l’État central qui valident les budgets alloués au métro régional. Mais les plans TOD dessinés par le bureau de planification le long des corridors et autour de stations et de dépôts sont confrontés aux stratégies des gouvernements régionaux pour une gestion du foncier et du capital privé qui ne correspond pas forcément avec les plans prévus par le bureau de planification. Le contrôle des études de faisabilité par le bureau de planification de la NCR (donc à l’échelle du gouvernement central) correspond finalement plus à une mise aux normes pour la validation des montages financiers et l’emprunt auprès d’institutions internationales. La délimitation des zones TOD, l’attribution des contrats, les choix des mécanismes de financement (recettes fiscales, transferts de droits de développement) restent la prérogative des élus des États régionaux.

32Dans les limites de la NCR, on est loin du seul processus de mise à disposition de terrains aux promoteurs à proximité des stations et des dépôts. À l’extérieur de Delhi, le contrôle du foncier qui était exercé par la DDA n’existe plus, on entre dans un territoire de terrains privés où la spéculation est intense [Zérah 2013], et où les promoteurs sont déjà présents et anticipent l’impact de l’arrivée du métro sur les prix du foncier. Les sites TOD délimités par les consultants sont vastes : plus de 400 ha, et pour chaque corridor trois ou quatre sites ont été identifiés. La plupart des terrains sont des terrains agricoles privés, et les autres appartiennent déjà à la puissance publique. À l’intérieur de ces périmètres les promoteurs et investisseurs privés bénéficieront donc d’un changement d’utilisation du sol de « agricole » à une utilisation mixte (commercial et résidentiel), d’un coefficient du sol plus élevé, et d’un accès facilité à la station. Il est clairement établi que le TOD donne lieu à un processus de préemption de terrains privés, c’est à dire que les décideurs publics anticipent bien avant la construction du réseau de transport, la rente qu’ils pourront tirer de la localisation de ces terrains en les transférant à des promoteurs. Les décideurs du métro régional annoncent alors des expropriations au nom du projet de transport public, mais aussi au nom de ces projets immobiliers sous le label TOD, ce qui pose la question de l’intérêt public au nom duquel sont opérées ces expropriations. Le deuxième processus est la mise sur le marché de foncier, toujours sous le label TOD, appartenant à des agences des gouvernements régionaux et qui était jusque là hors marché (les land bank), et dont la localisation également à proximité immédiate des futurs corridors a fortement augmenté la valeur (Fig. 3). Ces processus perpétuent les stratégies déjà présentes des agences des gouvernements régionaux pour qui la constitution de réserves foncières est un outil puissant d’orientation des investissements et de contrôle de la valeur foncière. Sous le label TOD, les gains fonciers des promoteurs restent importants bénéficiant de réglementations spécifiques, et de la disponibilité et viabilisation de terrains. Les promoteurs gagnants seront surtout ceux qui ne bénéficient pas déjà de solides réseaux politiques locaux et de liens avec les grandes familles de propriétaires terriens.

Figure 3 – Tracé du corridor Delhi-Meerut du métro régional et délimitation des zones TOD

Figure 3 – Tracé du corridor Delhi-Meerut du métro régional et délimitation des zones TOD

Source : Enquêtes de terrain. Consultant DIMTS, mai 2013.

Conclusion

33À Delhi, dans les limites administratives et politiques des villes, ou au-delà dans les régions métropolitaines, les échelles de gouvernance des projets, le rôle des bailleurs de fonds, mais aussi le fonctionnement des agences, le poids des héritages institutionnels, influencent et déclinent localement le TOD.

34Le TOD est un outil de planification et/ou outil de financement, qui reste sous le contrôle de la puissance publique, tout en favorisant des transactions foncières au secteur privé. Le TOD est lié à différentes modalités de valorisation des patrimoines fonciers : une mise à disposition de terrains disponibles appartenant à la puissance publique dans Delhi, un processus de préemption et de mise sur le marché de réserves foncières dans l’espace régional de Delhi.

35À Delhi, pendant plusieurs années, le modèle TOD a été contrôlé par une entité créée pour un grand projet de transport. Ces structures de grand projet sont associées à un cadre législatif d’exception et restent donc contrôlées au plus haut niveau de l’État central et des gouvernements régionaux en excluant les autorités municipales. Sous le label TOD, ces agences spéciales acquièrent donc un droit, au sens de cadre législatif, mais aussi d’une légitimité politique, non seulement sur le transport, mais aussi le transfert de droits de développement du foncier au secteur privé. Ces processus sont loin cependant d’être un exemple de privatisation de la planification urbaine. Les investissements privés sont favorisés mais dans des périmètres préalablement définis par la puissance publique. Le TOD devient un outil de contrôle et d’orientation des investissements dans le cadre de projets aux enjeux financiers très importants, générant une très forte spéculation immobilière. De plus, le tournant libéral souvent associé dans la littérature académique à l’urbanisme de projet, compose là aussi avec l’urbanisme planifié fondé sur le Master Plan, notamment à Delhi et le nouveau chapitre TOD dans le plan directeur, ou dans les plans formulés par le bureau de la planification de la région de Delhi.

36Enfin, ces structures de projet, ainsi que les agences spécialisées dans le transport ou l’aménagement urbain, restent en Inde teintées du poids des structures sociales de corps professionnels, comme les ingénieurs et techniciens des Chemins de fer de la DMRC qui confinent le TOD dans le langage de la rentabilité, dont les impacts et les effets sur la ville, l’intégration avec l’environnement urbain, sont tus et considérés comme secondaires car ils n’appartiennent pas à l’aire de maîtrise de ces ingénieurs qui en ont pourtant la charge sous mandat de l’État central. La difficulté de l’entente avec d’autres communautés d’experts s’exprime alors par la multiplication des notifications écrites, des politiques du fait accompli et des arbitrages au plus haut niveau de l’État. À Delhi, placer les processus de densification des stations et des dépôts sous la label TOD après plus de 10 ans d’expérimentation est un moyen finalement de changer les règles, et donc les relations de pouvoir entre les acteurs ; une passation de flambeau contrôlée au plus haut niveau de l’État entre l’agence en charge du métro et l’agence en charge de l’aménagement urbain.

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Bibliographie

Bon, B. (2015) – « Métro mode d’emploi : détours sur les chantiers de Delhi », dossier Mondes Indiens, Urbanités [en ligne : http://www.revue-urbanites.fr/mondes-indiens-metro-mode-demploi-detours-sur-les-chantiers-de-delhi/]

Denis, E., Mukhopadhyay, P. & Zérah, M.H. (2012) – « Subaltern urbanisation in India », Economic and Political Weekly, vol. XLVIII, n° 30, pp. 52-62.

Gallez, C. et al. (2015) – « Le rôle des outils de coordination urbanisme-transports collectifs dans la fabrique politique urbaine », Flux, 2015/2 (N° 101-102), pp. 5-15.

Lorrain, D. (dir.) (2011) – Métropoles XXL en pays émergents, Paris, Presses de Sciences Po, 408 p.

Zérah, M.H. (2013) - The making of a mini-city, Info Change, 2013, pp. 39-42.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – Les corridors du métro et la zone d’influence délimitée à l’échelle de la ville pour la politique TOD
Crédits Source: UTTIPEC, first draft chapter 9 TOD, 2012, ©UTTIPEC
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/311/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 136k
Titre Figure 2 – Limites de la National Capital Region
Crédits Source: NCR Regional Plan 2013, NCR planning Board, p. 13.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/311/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 176k
Titre Figure 3 – Tracé du corridor Delhi-Meerut du métro régional et délimitation des zones TOD
Crédits Source : Enquêtes de terrain. Consultant DIMTS, mai 2013.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/311/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 165k
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Pour citer cet article

Référence papier

Bérénice Bon, « Le rôle des transports collectifs dans l’aménagement des régions métropolitaines »Bulletin de l’association de géographes français, 94-1 | 2017, 62-76.

Référence électronique

Bérénice Bon, « Le rôle des transports collectifs dans l’aménagement des régions métropolitaines »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 94-1 | 2017, mis en ligne le 28 février 2018, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/311 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.311

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Auteur

Bérénice Bon

Post doctorante à l’Université de Technologie de Darmstadt, Allemagne –
Courriel : berenicebon5[at]gmail.com

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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