1L’espace sahélien fait aujourd’hui l’objet de toutes attentions. Forte croissance démographique, inefficacité des initiatives de développement, insécurité alimentaire persistante, incertitudes écologiques et instabilité politico-militaire se conjuguent pour en faire un espace structurellement en crise [Raynaut 1997, Bonnecase & Brachet 2013, OCDE & al. 2014]. Mais il est aussi le lieu où s’élabore depuis dix ans un programme régional qui, vu d’Afrique et hors d’Afrique, suscite la curiosité : il s’agit de la Grande muraille verte. Lancé par onze États sahéliens en 2005 sous l’égide de l’Union africaine, il représente un ambitieux instrument de lutte contre la désertification qui touche les zones semi-arides, par le recours aux plantations d’arbres à grande échelle [Dia & Niang 2012]. Cet objet atypique, aux contours flous et au fonctionnement opaque, est perçu par les uns comme un « éléphant blanc » en puissance, et par les autres comme une solution environnementale innovante. Il ne se perçoit dans sa totalité et dans toutes ses dimensions (géo)politique, environnementale et territoriale qu’en multipliant les points de vue. Dans ces conditions, recourir au raisonnement pluri-scalaire, outil classique de la géographie, apparaît indispensable pour rendre intelligible la diversité des acteurs et des enjeux sous-tendus par le projet. Proposer une réflexion spatialisée sur la Grande muraille verte revient à interroger les modalités d’articulation entre trois niveaux d’analyse : l’échelle locale, qui renvoie aux territoires dans lesquels s’ancrent les aménagements ; l’échelle nationale et sous-régionale, qui révèle la difficulté des onze États membres à formuler un projet commun ; et l’échelle globale, qui met en rapport les nombreux acteurs de la globalisation environnementale qui participent à la redéfinition des objectifs assignés à la Grande muraille verte.
2Si la globalisation environnementale se traduit par une mise en relation croissante d’un grand nombre d’acteurs et de territoires sous l’effet de la diffusion de nouvelles normes et de pratiques environnementales [Hufty & Aubertin 2007], elle a aussi pour effet paradoxal de recycler – tout en les rénovant – des modèles hérités de gestion de l’environnement. C’est le cas de la Grande muraille verte, analysée dans cet article à la lumière de la tension qui existe entre la reproduction par les États sahéliens de techniques anciennes de lutte contre la désertification (partie 1), les nouvelles opportunités politiques et financières offertes par la gouvernance globale de l’environnement (partie 2) et l’objectif de favoriser l’ancrage local des plantations dans les territoires ciblés par le projet (partie 3).
3La Grande muraille verte se présente à la fois comme un projet de construction régionale et comme un outil de politique environnementale. Il traduit la volonté des États sahéliens de réaffirmer leur rôle dans la conduite des interventions en faveur du développement durable des zones semi-arides, à partir du milieu de la décennie 2000.
4Le récit des origines de la Grande muraille verte a été abondamment relayé [Dia & Niang 2012]. Il met en avant l’idée d’une « initiative africaine » formulée en 2005 par les États sahéliens déterminés à lutter simultanément contre les effets de la pauvreté et de la désertification. La paternité de l’idée de « Grande Muraille Verte » ou « Great Green Wall » est attribuée à un trio de chefs d’États ayant chacun joué un rôle précis. Abdoulaye Wade, alors président du Sénégal, est volontiers présenté comme le visionnaire ayant su conceptualiser le contenu technique de la Muraille. Le dirigeant nigérian Olusegun Obasanjo revêt de son côté l’habit d’ambassadeur africain au service de la promotion politique du programme. Enfin, le Guide libyen Mouammar Kadhafi incarne le grand argentier en charge de la mobilisation des fonds nécessaires.
- 1 Cette organisation interétatique créée à Tripoli en 1998 regroupe de nombreux États de l’aire sahél (...)
- 2 Son siège est établi en 2010 à Ndjamena (Tchad), avant d’être déplacé en 2013 à Nouakchott.
- 3 Notamment le Comité interétatique de lutte contre la sécheresse au Sahel (Cilss) et la Communauté É (...)
5Le projet est progressivement institutionnalisé par le biais des organisations interétatiques ouest-africaines et sahéliennes. C’est à l’occasion d’un sommet de la Communauté sahélo-saharienne1 (Cen-Sad) organisé en juin 2005 à Ouagadougou que A. Wade proclame le lancement d’une « grande coalition internationale pour lutter contre la désertification » visant à édifier un « mur de verdure du Sénégal à Djibouti pour freiner le désert » [Dia & Niang 2012]. La puissance symbolique de ce slogan trouve une résonance internationale quand l’Union africaine s’en empare officiellement en 2007 pour en faire le « projet phare » de la renaissance africaine en matière de lutte contre la désertification. La création d’une Agence Panafricaine de la Grande muraille verte2 (APGMV) est décidée dans les mois qui suivent, tandis que plusieurs organisations interétatiques sahéliennes et ouest-africaines3 annoncent publiquement leur soutien technique et financier.
6« Mur de verdure », « rideau arboré », « rempart végétal » : la terminologie utilisée décline la métaphore défensive d’un ouvrage faisant obstacle à « l’avancée du désert », perpétuant ainsi une représentation ancienne mais contestable de la crise environnementale sahélienne [Morel 2006]. La nature des actions à entreprendre - planter des arbres de Dakar à Djibouti, soit sur une distance de plus de 5 000 km - justifie pour A. Wade l’emploi de tous les superlatifs, la Muraille étant destinée à devenir selon lui la « huitième merveille du monde » (Fig. 1). Ce discours quasi-mythique célébrant la démesure et la volonté de « domestiquer le désert, cancer sur lequel il faut porter un regard offensif », contribuent à raviver le souvenir d’une ancienne et longue suite d’utopies de « mise en valeur du Sahara » [Henry & al. 2011].
Figure 1 – Carte du tracé transcontinental de la Grande muraille verte
Carte produite en 2010 par l’Agence panafricaine de la Grande muraille verte et abondamment diffusée par un discours médiatique souvent peu enclin à critiquer la démesure du projet
Source : site internet de l’APGMV
7Si les discours officiels vantent le caractère novateur d’une telle initiative, la Grande muraille verte semble bien plutôt faire écho à une longue suite d’expériences de grands projets forestiers destinés aux zones semi-arides et ayant connu des succès mitigés.
- 4 Dans le cadre de sa politique dite des trois luttes (feux de brousse, déboisement, désertification) (...)
8La Grande muraille verte s’inscrit dans le sillage du modèle des barrages verts. Expérimenté au nord du Sahara dès les années 1950, il se déploie ensuite dans les pays de la bande sahélienne au lendemain des sécheresses des années 1970 et 1980 [OSS 2008]. Le projet de Barrière verte transfrontalière imaginée par le leader burkinabé Thomas Sankara4 est ainsi explicitement conçu comme le pendant subsaharien du Barrage vert algérien, lancé une décennie plus tôt [Ben Saïd 1995], tandis que se multiplient à une échelle plus modeste les ceintures vertes périurbaines. La Grande muraille verte, fortement influencée par ces initiatives, apparaît donc comme le dernier avatar en date des grands projets de reboisement de zones semi-arides. De manière significative, son lancement coïncide avec l’attribution du prix Nobel de la paix 2004 à la militante écologiste kenyane Wangari Maathai et à sa fondation Green Belt Movement. Cet héritage technique se double d’un héritage scientifique et environnemental. Comme ses devancières, la nécessité d’entreprendre la Grande muraille verte est justifiée par la mobilisation d’un discours de crise environnementale au sujet de la désertification. La vieille crainte coloniale du « dessèchement » de l’Afrique s’est trouvée réactualisée par les périodes de sécheresse au Sahel, durant les décennies 1970 et 1980, puis, plus récemment, par les débats contemporains liés au changement global [Benjaminsen 2012]. Consubstantiel à l’avènement du Sahel en tant qu’objet politique et environnemental, ce discours de crise au sujet de la désertification fait pourtant l’objet de nombreuses controverses scientifiques qui portent autant sur ses causes et ses conséquences [CSFD 2007] que sur son instrumentalisation politique [Jaubert 2000]. Le lancement du projet de Grande muraille verte apparaît ainsi comme le produit de la réactivation d’un triple héritage technique (tentatives passées relevant du modèle des barrages verts), politique (institutionnalisation de la lutte contre la désertification) et environnemental (construction ancienne d’un discours de crise à propos de la désertification).
9Il est peu étonnant que la réactivation de cet héritage survienne au milieu des années 2000. En effet, cette période est marquée par le retour au premier plan des États africains et par la réaffirmation de leurs ambitions développementistes et environnementales au lendemain des deux décennies d’ajustement structurel [Magrin 2013]. L’afflux des capitaux étrangers accompagne des taux de croissance économique élevés dans de nombreux pays, tandis que l’Union africaine – qui succède à la défunte Organisation de l’Unité Africaine en 2001 – exalte le thème de la Renaissance en inaugurant le Nouveau partenariat pour le développement (Nepad). Cet ambitieux programme panafricain, dont A. Wade et O. Obansanjo sont les principales têtes de proue, vise à accomplir le « grand bond en avant » indispensable afin que l’Afrique parvienne à « combler son retard » en termes de développement et d’intégration à la globalisation selon le paradigme de l’émergence. Dans ces conditions, le lancement de la Grande muraille verte apparaît indissociable du retour en grâce d’une vision néo-moderniste du développement centrée sur les grands projets étatiques et la primauté accordée aux infrastructures.
- 5 Sénégal, Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Nigeria, Tchad, Soudan, Éthiopie, Érythrée, Djibout (...)
10Symbole de ces ambitions retrouvées, la Grande muraille verte se heurte toutefois rapidement à de nombreuses difficultés qui concernent autant la faisabilité technique du projet que la viabilité de la construction politique sur laquelle il repose. Tout d’abord, la vision même d’un bandeau arboré transcontinental a de quoi dérouter l’observateur. Elle repose sur la réhabilitation d’une conception vieillie de la désertification et des techniques de lutte à promouvoir. Or les grandes opérations de reforestation, qui coûtent cher et nécessitent d’importants besoins en main-d’œuvre, ne constituent qu’une réponse partielle et peu efficace face à la problématique multidimensionnelle qu’est la désertification. L’édifice politique sur lequel repose la Grande muraille verte paraît quant à lui très fragile. Sur onze États officiellement membres de l’Agence panafricaine5, dix comptent parmi les pays les moins avancés (PMA). Leurs capacités financières, techniques et institutionnelles sont limitées, et tous demeurent fortement dépendants de l’aide au développement. L’instabilité politico-militaire qui déjà prévalait dans certains pays au milieu des années 2000 (conflit au Darfour, rébellions armées au Tchad) s’est recomposée mais n’a pas décliné dans la période plus récente (déstabilisation du Mali et des pays frontaliers, enracinement de Boko Haram autour du lac Tchad) ce qui limite d’autant plus la faisabilité du projet. Enfin, la volonté commune affichée des onze États de proposer un projet commun porteur d’enjeux transfrontaliers semble grevée par de nombreuses rivalités politiques. La chute de Kadhafi en 2011 a ainsi porté un coup d’arrêt décisif à la continuité du projet, tandis que l’absence d’expérience et de cadres de coopération entre les pays de l’ouest et de l’est du tracé continental limite l’influence du leadership sénégalais sur les États non francophones de la corne de l’Afrique. Cette impression de défiance conforte d’ailleurs les voix critiques qui assimilent la Grande muraille verte à une authentique tour de Babel.
11Dans ces conditions, la Grande muraille verte apparaît davantage comme un rêve présidentiel inachevé que comme la vision partagée d’une construction régionale. Mais l’intervention d’acteurs divers relevant de la sphère globale entraîne une redéfinition profonde de la conception même du projet.
12Si elle est une émanation des États sahéliens, la Grande muraille verte comporte très tôt une dimension globale qui en fait un enjeu des relations internationales. Fortement extravertie, mobilisée par un grand nombre d’acteurs, elle suscite toutefois des réticences qui concourent à redessiner les contours du projet.
13Loin d’être confinée aux steppes sahéliennes, la Grande muraille verte se singularise par l’appropriation multiple dont elle fait l’objet de la part de nombreux acteurs extra-africains. Il importe donc de l’appréhender comme un objet global. Se voulant un exemple de gouvernance multi-niveaux [Richebourg 2012], elle met en rapport de manière ininterrompue depuis son lancement en 2005 une grande diversité d’acteurs aux origines, aux compétences et aux ressources très différentes. Agences de l’aide (banques de développement, partenaires multi- ou bilatéraux), institutions internationales en charge des questions de politiques environnementales, réseaux d’ONG et d’associations, fondations privées et firmes transnationales : autant d’acteurs qui interviennent, selon des modalités très variables, dans cette co-construction politique et institutionnelle. Ce mécanisme singulier tient d’une part, à la conception même de la Grande muraille verte et, d’autre part, à la logique opportuniste de certains acteurs qui investissent le projet pour le mettre au service de leurs propres préoccupations.
- 6 Le boisement des terres non-forestières, qui pourrait contribuer à compenser 15 % des émissions de (...)
14La Grande muraille verte est en effet imaginée par ses concepteurs comme un outil de mobilisation internationale [Dia & Niang 2012]. Le milieu des années 2000 est certes marqué par un certain retour de l’État en Afrique en contexte néolibéral, mais il coïncide également avec l’accélération de la globalisation environnementale. Dans de nombreux pays du Sud, celle-ci se traduit par une redéfinition de l’action publique commandée par la nécessité de promouvoir la mise en œuvre de mesures d’adaptation et/ou d’atténuation vis-à-vis du changement global [Hufty & Aubertin 2007]. La perspective de bénéficier directement ou indirectement de la manne financière potentielle que ces transformations induisent n’est pas étrangère au lancement de la Grande muraille verte, qui peut être alors envisagée comme le réceptacle destiné à drainer les flux de l’aide internationale. C’est dans cette perspective qu’il faut probablement interpréter les ajustements successifs effectués dans la définition des objectifs assignés au projet : par un important effort sémantique, les promoteurs de la Grande muraille verte ont rapidement cherché à dépasser le cadre trop peu porteur de la lutte contre la désertification, pour inscrire le projet dans le champ de la lutte contre la pauvreté et du changement climatique [Richebourg 2012] avec, en toile de fond, l’opportunité par exemple de bénéficier les financements internationaux consacrés aux techniques de stockage du carbone6. La Grande muraille verte, conçue ici comme un levier de captation de rentes environnementales appelées à se développer [Magrin 2013], se présente alors comme un outil de mobilisation multiforme placé au cœur des relations entre les États sahéliens et les sphères de la globalisation environnementale. En témoigne le fonctionnement de l’Agence panafricaine, qui a certes été créée pour coordonner l’action des onze États membres dans la mise en œuvre du programme, mais qui assume également des actions de promotion, de recherche de partenariats et de mobilisation des donateurs potentiels.
- 7 Entre 2007 et 2017, on dénombre une vingtaine de manifestations internationales consacrées à la Gra (...)
15Cette dimension politico-institutionnelle globale est attestée par la grande visibilité internationale du projet. Depuis son lancement, la Grande muraille verte est en effet régulièrement mise à l’ordre du jour de nombreuses rencontres internationales placées sous l’égide des États membres, des institutions africaines ou onusiennes7 (Fig. 2). Elle contribue à faire vivre des institutions qui sont autant d’ « arènes » globales de l’environnement [Olivier de Sardan 1995] et qui participent en retour à la perpétuation du projet, indépendamment de sa matérialisation dans les territoires sahéliens. Mais la visibilité de la Grande muraille verte est également le produit de sa mobilisation multiforme par des acteurs à l’importance plus secondaire : de nombreuses ONG ou associations environnementales investissent le projet via des partenariats noués avec l’Agence Panafricaine et lui confèrent une notoriété inattendue. Cette inflation des discours et des images liées à la Grande muraille verte sur la toile ou dans la presse écrite francophone ou anglophone, africaine ou étrangère, contraste fortement avec la relative inertie qui entoure la prise de décision collective dans les arènes globales décrites précédemment.
Figure 2 – Le stand de la Grande muraille verte
Ce stand lors de la Cop21 organisée à Paris en décembre 2015 représente un vecteur d’information et de mobilisation adressé aux délégations officielles comme aux visiteurs
Source : site internet de l’APGMV
16Au sein de cet ensemble hétérogène d’acteurs globaux, les bailleurs de fonds se distinguent par les enjeux financiers et politiques dont ils sont porteurs. Une analyse rapide des représentations et des attitudes divergentes à l’endroit de la Grande muraille verte révèle un grand contraste entre enthousiasme affiché et relatif désintérêt.
17D’un côté, la Grande muraille verte présente un certain nombre de caractéristiques avantageuses. Politiquement, elle incarne le volontarisme retrouvé des États africains, orienté à la fois vers les politiques nationales de développement et vers la mobilisation internationale en lien avec la problématique du changement climatique ; écologiquement, elle représente un instrument audacieux de restauration des milieux semi-arides ; symboliquement enfin, la prétention à vouloir faire « reverdir le Sahel » conforte un imaginaire ancien quant aux actions bénéfiques à entreprendre pour sauver par la plantation d’arbres « une terre qui meurt ». Par ailleurs, l’adoption et la diffusion par les promoteurs du projet d’un ensemble de discours et de modèles environnementaux promus à l’échelle globale sont gage de crédibilité et de respectabilité. Enfin, l’engouement toujours actuel de certains bailleurs de fonds à l’égard des grands projets (« Big is beautiful »), annonce la promesse d’un soutien technique et financier important.
18D’un autre côté, l’attractivité de la Grande muraille verte paraît grevée à la fois par ses origines politiques et par ses ambitions techniques démesurées. La faible capacité institutionnelle des États, la personnalisation excessive d’un projet qui s’identifie fortement à ses pères fondateurs et l’absence de continuité dans le soutien politique en font un pari risqué et peu consensuel. Mais la Grande muraille verte est surtout tributaire des vicissitudes d’un contexte géopolitique régional en rapide évolution : la dégradation sécuritaire observée au Sahel à partir du début des années 2010 a entraîné une redéfinition des priorités de l’aide formulées par les puissances donatrices ainsi qu’une requalification de l’espace régional au prisme sécuritaire et migratoire [Bonnecase & Brachet 2014]. Malgré les promesses répétées par les États sahéliens de faire de la Grande muraille verte un outil contre le terrorisme et l’émigration à moyen ou long terme, il demeure que la déstabilisation profonde de nombreux territoires sahéliens rend pour l’heure illusoire la matérialisation du projet sur le terrain.
- 8 Ce programme se traduit par exemple par des projets d’appui au développement de l’agro-business (va (...)
19Ces jugements contradictoires peuvent s’avérer déterminants pour le positionnement des acteurs institutionnels vis-à-vis de la Grande muraille verte. L’année 2010 marque ainsi un moment de clarification pour le programme. Dans les mois qui suivent le sommet de l’Agence panafricaine organisé à N’Djamena, deux groupes distincts de bailleurs de fonds émergent pour redynamiser le projet. Deux visions de la Muraille s’opposent depuis cette date. Un premier ensemble d’institutions mené par la Banque africaine de développement (BAD) se constitue partisan de l’appui sans condition au programme de Grande muraille verte dans sa version initiale. Il s’agit de poursuivre la mobilisation des financements prévus pour chacun des onze États membres du programme, afin de leur donner les moyens de lancer l’exécution des opérations de reboisement le long du tracé continental défini par l’Agence panafricaine, confortée dans son statut d’interlocuteur privilégié. L’approche initiale centrée sur le tracé est maintenue, tout comme la vocation quasi exclusivement forestière du projet. À l’inverse, dans le sillage de la Banque mondiale et de l’Union européenne, un second ensemble d’organisations s’efforce de transformer la conception du projet, en rupture avec l’ambition du bandeau arboré déployé à l’échelle continentale : la Grande muraille verte doit devenir une plate-forme institutionnelle et technique de l’aide à destination du Sahel. La métaphore de la « muraille » se mue alors en un slogan fédérateur plus large jusqu’à devenir le terme générique de l’ensemble des projets et/ou programmes de développement durable appelés à être financés par ce groupe d’institutions. C’est ainsi que la Banque mondiale et ses partenaires lancent à partir de 2012 un programme intitulé « Sahel et Afrique de l’ouest en appui à la mise en œuvre de la Grande muraille verte » (SAWAP). Destiné à douze pays de la bande soudano-sahélienne, il comprend un portefeuille d’actions sectorielles destinées notamment à stimuler l’agriculture tout en promouvant une gestion durable des ressources naturelles8. Si la référence à la Grande muraille verte demeure explicite dans ce programme, l’idée de « mur végétal » n’est plus qu’un lointain souvenir.
20Ainsi l’inscription de la Grande muraille verte dans les sphères globales produit une redéfinition des objectifs du projet initial. Celui-ci n’est toutefois pas abandonné pour autant, comme le montre l’analyse de sa territorialisation à l’échelle locale.
21Loin des négociations internationales qui concourent à redessiner les contours du programme, la mise en œuvre de la Grande muraille verte suit son cours sur le terrain. Sa lente territorialisation met en évidence la difficulté à réussir l’articulation entre des enjeux politiques et environnementaux qui s’expriment à des échelles différentes.
22Si la Grande muraille verte s’apparente à une ébauche de construction régionale et à un slogan efficace et fédérateur mobilisable au gré des circonstances, sa matérialité physique n’en est pas inexistante pour autant. Certes, l’état d’avancement très réduit des réalisations dans plusieurs pays membres apparaît symptomatique du faible dynamisme voire, dans certains cas, de l’abandon total du projet. Ainsi au Burkina Faso, au Mali, ou encore en Mauritanie, la Grande muraille verte se limitait en 2017 à la création de modestes parcelles expérimentales dans certains espaces ruraux pilotes. Ailleurs, elle est mobilisée par effet d’aubaine pour « labelliser » des aménagements préexistants ou en cours de construction, comme la ceinture verte périurbaine implantée à partir de 2008 autour de la capitale tchadienne N’Djamena [Mugelé 2013]. Dans la majorité des pays enfin, notamment ceux de la partie orientale du tracé, seuls les sièges des différentes agences nationales de la Grande muraille verte construites dans les capitales attestent sa présence, dans l’attente d’une hypothétique redynamisation du programme.
- 9 Colloque intitulé « Choix des espèces végétales et des systèmes de mise en valeur et de suivi » et (...)
- 10 Lancé au Ferlo dans les années 1970, il visait à « rationaliser » les pratiques pastorales et à res (...)
23Dans ce contexte, le volontarisme de l’État sénégalais fait figure d’exception. Il découle du rôle central joué par A. Wade dans la genèse du projet, mais aussi de la quête de leadership régional qui caractérise ses années au pouvoir : de sa capacité à exécuter la mise en œuvre du programme dépendait la crédibilité de ses ambitions affichées pour le Sénégal et pour l’Afrique. C’est ainsi que dès 2008, les autorités officialisent le lancement de la mise en œuvre du projet, en recourant à une efficace ingénierie technico-scientifique au service de l’environnement. Un colloque scientifique international est organisé à Dakar9 pour apporter un contenu technique aux différentes actions de reforestation. La même année est créée une agence nationale chargée de l’exécution et du suivi des travaux, dont la gestion est confiée à l’administration des Eaux et Forêts. La définition de la zone d’intervention selon une logique de zonage est commandée par plusieurs critères climatiques et socio-économiques. Au centre du tracé traversant d’est en ouest le territoire national, le Ferlo retient l’attention des gestionnaires. Ce vaste territoire, caractéristique des milieux sahéliens et habité par des populations Peul plus ou moins mobiles, concentre l’essentiel des activités pastorales, un secteur très dynamique et source de diversification de l’économie rurale [Dia 2014]. Surtout, l’absence d’agriculture pérenne, la disponibilité des réserves foncières, l’existence d’un réseau d’aires protégées et l’héritage de plusieurs projets de gestion des ressources naturelles (notamment le projet sénégalo-allemand10) concourent à en faire l’espace idoine pour accueillir les aménagements de la composante sénégalaise de la Grande muraille verte.
- 11 Il s’agit de clôturer temporairement une parcelle pour favoriser la régénération naturelle de la vé (...)
24La mise en œuvre du projet au Ferlo répond à une double logique. D’une part, il s’agit d’intervenir directement sur les ressources du milieu pour en assurer la conservation, la restauration ou la disponibilité. Compte tenu de la vulnérabilité et de la réduction relative du couvert végétal (notamment les espèces ligneuses) observées depuis les années de sécheresse [Fall 2014], priorité est donnée à la création de zones de mises en défens11 et, surtout, aux efforts de (re)boisement. Une quinzaine de parcelles, soit 40 000 ha au total, ont ainsi été plantées d’espèces locales à valeur socio-économique (Acacia raddiana et Balanites aegyptiaca principalement). D’autre part, il s’agit de contribuer au développement local par des activités d’accompagnement, créatrices de sources de revenus complémentaires. C’est notamment le cas de l’appui à la consolidation de filières commerciales locales (gomme arabique pour valoriser à terme les parcelles d’Acacia senegal) ou encore de l’aménagement de jardins polyvalents villageois (Fig. 3) destinés à améliorer la sécurité alimentaire locale [Billen 2014]. Cette double logique d’intervention traduit au fond la double fonction assignée à la Grande muraille verte : à la fonction de protection (« rempart » érigé face à un facteur agressif de dégradation écologique) s’ajoute une fonction de production (« abri » pour les populations et leurs activités au sein de véritables petites oasis situées aux portes du désert).
Figure 3 – Dans la commune de Labgar, au cœur du Ferlo, production maraîchère issue des jardins polyvalents
Cette production est commercialisée par des groupements de femmes ; à l’arrière-plan, on devine une parcelle reboisée qui fournira un complément de pâturage pour le bétail de case
Source : cliché : Mugelé 2014
25L’exemple de la faible articulation entre reboisement et pastoralisme est révélateur de la difficulté pour les gestionnaires de la Grande muraille verte de concilier au Ferlo des objectifs contradictoires définis à des échelles différentes.
26Les difficultés techniques rencontrées par le projet sont nombreuses mais peu originales. La forte mortalité des plants et l’insuffisante prise en compte des populations locales font écho aux échecs fréquents des opérations de reboisement en Afrique sèche [Sylva, 1992]. Mais son défaut majeur réside surtout dans la place marginale qu’il concède au pastoralisme, qui apparaît comme le grand impensé de la Grande muraille verte. Non seulement les pratiques pastorales ne bénéficient d’aucune mesure d’appui (hydraulique pastorale, santé animale) mais de surcroît, elles peuvent être perturbées par les nouveaux aménagements (entrave à la mobilité des troupeaux, réduction des pâturages disponibles situés à l’intérieur des parcelles boisées). La Grande muraille verte est ici encore bien peu novatrice : elle demeure captive du problème déjà ancien au Ferlo de la difficile articulation entre les vocations forestière et pastorale [Santoir 1983] et semble reproduire la vision d’un espace-support d’aménagements plutôt que celle d’un territoire façonné de longue date par le pastoralisme.
27Cette interaction insuffisante entre les nouveaux aménagements et le territoire dans lequel ils s’inscrivent s’explique largement par l’approche dirigiste et techniciste qui guide l’action des agents des Eaux et Forêts. Mais à bien des égards, elle procède surtout du statut même de la Grande muraille verte au Ferlo. En effet, en tant que construction globale, le projet demeure conçu par ses gestionnaires comme la composante sénégalaise de la Muraille panafricaine, soit comme la déclinaison locale d’une entité plus vaste qui, même à l’arrêt, continue de servir de référentiel principal aux acteurs locaux. Par conséquent, les objectifs escomptés sont subordonnés à la quête de visibilité internationale : la Muraille au Ferlo se mue alors en un site de démonstration où se pressent chaque année de nombreuses délégations d’hommes politiques, d’experts et de vidéastes originaires du Sénégal, de la sous-région mais également d’Europe. Cette extraversion cosmopolite transparaît notamment lors des campagnes de reboisement, qui sont confiées à un réseau d’ONG transnationales, tandis que la FAO supervise la gestion des périmètres maraîchers et que les dispositifs d’affichage se multiplient dans le paysage. Si l’échelle locale est celle de la construction physique pour la Muraille sénégalaise, elle est donc aussi celle de l’affichage pour la Muraille panafricaine.
- 12 Par exemple, en ouvrant les parcelles à la récolte des pâturages herbacées, ou en en apportant un a (...)
- 13 Depuis son entrée en vigueur en 2013, l’acte III de la décentralisation prévoit au Sénégal d’import (...)
28Cependant, si la composante globalisée de la Grande muraille verte semble ne pas favoriser la réussite des aménagements au Ferlo, on peut observer à l’échelle locale divers ajustements effectués pour améliorer leur ancrage territorial. En effet, pour tenter d’intégrer davantage les pratiques pastorales, les gestionnaires du projet expérimentent des mesures visant à créer des complémentarités entre élevage et foresterie12 tout en consolidant la gouvernance locale des ressources naturelles grâce à un rôle croissant accordé aux pouvoirs locaux13. La Grande muraille verte doit donc aussi être envisagée comme un laboratoire où se perfectionnent des mécanismes de gestion des ressources valorisant les pratiques des populations locales. En parvenant à créer au Ferlo des interactions positives entre pastoralisme et reboisement, entre lutte contre la désertification et développement rural, entre gain immédiat et investissement de long-terme, le projet pourrait alors devenir le modèle qu’il ambitionne de devenir pour les autres territoires sahéliens ciblés par la Muraille panafricaine. Loin d’être condamnée à être écartelée entre des sphères opposées, la Grande muraille verte est amenée à se réinventer par la réaffirmation de son ancrage local : et si, par une sorte de revanche du territoire, c’était la consolidation de la Muraille physique « par le bas », et non la valorisation de l’image de la Muraille « par le haut », qui donnait un second souffle au projet ?
29De Ouagadougou jusqu’au Ferlo après un détour dans les sphères globales de la gouvernance environnementale, l’identité de la Grande muraille verte se dissipe peu à peu : elle constitue cet objet pluriel et parfois insaisissable qui, en perpétuelle recomposition, est projeté simultanément aux échelles locale et globale. Tel un mirage, sa réalité est changeante selon la distance avec laquelle on l’observe. En fonction de l’échelle et des acteurs considérés, ce programme régional lancé il y a dix ans s’apparente soit à une modeste et énième opération de reboisement au Sahel, soit à une plate-forme institutionnelle destinée à polariser les flux de l’aide (notamment issus des financements verts), soit encore à une vieille utopie environnementale ressuscitée par une poignée de dirigeants soucieux d’améliorer leur image. Semblant écartelée entre les nombreuses missions qui lui sont assignées (capter le C02, appuyer le développement local, mobiliser les opinions), elle est en tout cas emblématique de la difficulté à articuler l’intervention d’acteurs très différents aux priorités distinctes. La tension qui existe entre vitrine politique légitimée par un verdissement des discours sur le développement et projet exprimé pour le territoire n’a assurément pas fini de remodeler ses contours.