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Le foncier pastoral au Sahel, des mobilités fragilisées

Pastoral land tenure in Sahel: jeopardized mobilities)
Alexis Gonin
p. 175-186

Résumés

Le succès du pastoralisme au Sahel repose sur la capacité de mobilité des hommes et des animaux (nomadisme et transhumance). Historiquement, cette mobilité était garantie par un système de communs qui assurait à tous un accès aux ressources. Mais les changements récents ont fragilisé ces communs et la mobilité pastorale dans son ensemble.

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Mots-clés :

Pastoralisme, communs, Sahel
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Texte intégral

Introduction

1Le pastoralisme (élevage fondé sur la mobilité des hommes et des troupeaux) est un élément économique important des espaces sahéliens, il assure plus de 50 % du PIB agricole des États comme le Mali ou le Niger. Il a un rôle essentiel dans l’alimentation en produits animaux des marchés des villes sahéliennes et de celles de la côte du Golfe de Guinée. Le Sahel présente des milieux soumis à de forts aléas pluviométriques. L’arrivée des pluies commande le reverdissement de la végétation, le remplissage des nappes souterraines et la réapparition des eaux de surfaces. La saison des pluies débute normalement chaque année en juin-juillet, pour s’étaler jusqu’en septembre-octobre. Toutefois, les précipitations souffrent de nombreuses irrégularités temporelles et spatiales. Pour faire face à cette incertitude, les mobilités pastorales des pasteurs peuls, touaregs, maures toubous…, nomades (pasteurs sans ancrage spécifique) ou transhumants (qui reviennent tous les ans dans un même village) apparaissent comme une stratégie particulièrement adaptée. Ces mobilités lient le Sahel et les espaces soudaniens plus au sud, consolidant par l’intégration régionale l’économie sahélienne. Pour sécuriser l’accès aux ressources pastorales (eau et pâturage), des régimes fonciers souples, adaptés aux mobilités au long cours, ont été mis sur pied. Depuis quelques décennies, mobilités et régimes fonciers pastoraux sont fragilisés, remettant en cause la pérennité du pastoralisme sahélien.

1. Les mobilités, une stratégie pour faire face au caractère aléatoire du fonctionnement des écosystèmes sahéliens

1.1. La mobilité comme adaptation à la variabilité saisonnière et interannuelle des ressources

2Une caractéristique essentielle et bien connue de la géographie de la partie ouest-africaine du Sahel est le gradient pluviométrique régional nord-sud. Les pluies sont apportées chaque année par la zone intertropicale de convergence (ZIC) qui se déplace du golfe de Guinée, au sud, jusqu’aux marges du Sahara, au nord. C’est ce qu’on appelle le phénomène de la mousson africaine [Demangeot 1999]. Au nord, dans le désert du Sahara, les précipitations sont quasi-nulles. Sur la côte du Golfe de Guinée, elles dépassent 1800 mm à Abidjan ou à Lagos. Du nord au sud, les totaux pluviométriques augmentent grossièrement de 100 mm tous les 100 km. Le régime des pluies est uni-modal dans la quasi-totalité de l’Afrique de l’Ouest (sauf sur le littoral) : il y a alternance au cours d’une année d’une seule saison des pluies et d’une seule saison sèche.

3Dans les savanes d’Afrique de l’Ouest, la pluie est un déterminant majeur des activités de productions agricoles et pastorales. En effet, à ce gradient pluviométrique correspond un gradient de végétation, des forêts denses de la côte du Golfe de Guinée au Sahara. Le rythme des saisons impose celui du reverdissement de la végétation. Les pasteurs exploitent les complémentarités entre pâturages tout le long du gradient pluviométrique. La qualité des pâturages sahéliens, et la présence plus importante de maladies en saison des pluies dans les pâturages soudaniens que sahéliens, expliquent pourquoi les troupeaux remontent vers le nord en début de saison des pluies et ne passent pas toute l’année au sud, où le fourrage est pourtant quantitativement plus important tout au long de l’année. Dans les pâturages sahéliens, les graminées annuelles et les herbacées sont très appétées en saison des pluies. Elles sont riches en azote. L’andropogon gayanus est une des graminées les plus appréciées des pâturages du nord. Elle pousse en touffes d’un mètre de diamètre et présente des qualités nutritives remarquables. L’extension des surfaces labourées et le surpâturage font qu’elle a aujourd’hui beaucoup diminué, de l’aveu même des pasteurs les plus anciens. Dans les pâturages soudaniens, les graminées annuelles et vivaces donnent un fourrage abondant. Elles sont productives plus tôt dans l’année, mais lignifient plus rapidement : elles sont alors moins nutritives et moins digestes pour les bovins. De manière générale, les premières repousses après les pluies sont les plus nutritives.

4Les pasteurs sahéliens mettent en valeur la complémentarité des pâturages entre zones saharienne et sahélienne, le nord et le sud de la zone sahélienne, entre les zones sahéliennes et soudaniennes et entre zones sèches et zones humides (delta intérieur du Niger, lac Tchad…) par des mouvements de transhumance principalement orientés nord-sud (est-ouest pour la mise en valeur des zones humides). Ceux-ci sont un phénomène spatial bien connu et abondamment décrit dans la littérature [Boutrais 1994, Welte 1997, Marty, Eberschweiler & Dangbet 2009, Turner 2011, Boureima & Boutrais 2012, Gonin & Tallet 2012, Brottem & al. 2014]. Ils sont la clé de la résilience des pasteurs dans un environnement semi-aride difficile [Bonnet & Guibert 2014]. Stenning définit la transhumance comme un « mouvement saisonnier régulier de bovins, en direction du sud pendant la saison sèche pour répondre aux manques de pâture et d’eau, […], c’est un modèle constant […] parmi les bergers peuls de la zone de la savane » [Stenning 1957, p. 60]. De manière schématique, les troupeaux quittent les pâturages septentrionaux au début de la saison sèche, lorsque les résidus de culture dans les champs sont épuisés ou ne sont plus accessibles. Ils descendent plus ou moins rapidement vers le sud pour passer le reste de la saison sèche dans les pâturages du sud. Le fourrage et l’eau y sont plus importants. Les premières pluies arrivent plus tôt dans l’année, faisant reverdir la végétation. Les troupeaux remontent alors progressivement vers le nord au début de la saison des pluies, au rythme des premières repousses. Ils passent la saison des pluies dans les pâturages du nord.

5Ce schéma général connaît des mises en pratique très différentes selon les groupes pastoraux. Les transhumances vont de quelques dizaines à plusieurs centaines de kilomètres, durent de un à dix mois. Les pasteurs touaregs, toubous ou bellas plus au nord nomadisent tout au long de l’année. Les mobilités telles qu’elles sont pratiquées en Afrique de l’Ouest sont donc une adaptation à la répartition spatiale et temporelle des pluies qui déterminent la disponibilité des ressources en fourrage et en eau. Si on analyse les mouvements pastoraux régionaux à l’échelle locale, on se rend compte qu’au-delà des grandes logiques d’adaptation au gradient pluviométrique, les pasteurs s’adaptent de manière très fine aux irrégularités pluviométriques locales. Les parcours nomades ou de transhumance changent chaque année en fonction du lieu et de la date de reverdissement des pâturages. Les pasteurs s’informent des pluies, de la disponibilité en eau, de l’affluence et de l’accueil des populations locales. Ces informations passent historiquement par les marchés. Au fur-et-à-mesure que la couverture du réseau de téléphonie mobile s’étend, elles s’échangent encore plus rapidement. A l’échelle régionale comme à l’échelle locale, les mobilités permettent donc de tirer le meilleur parti des ressources au moment où elles sont disponibles et de surmonter les contraintes du climat sahélien. Les troupeaux profitent de la très bonne qualité des pâturages juste après les premières pluies (premières repousses non lignifiées) [Niamir-Fuller 1999]. Ils pâturent le fourrage sahélien très nutritif de la saison des pluies. Ils profitent le plus longtemps possible de l’eau de surface de qualité et facilement accessible. L’abreuvement des troupeaux au forage ou au puits, qui nécessite beaucoup de temps pour les grands effectifs, n’est nécessaire que pendant une petite partie de l’année. La saison sèche et chaude quand le fourrage et l’eau sont les plus rares ou les plus difficilement accessibles, est réduite au minimum. Les mobilités rendent les animaux plus productifs que des troupeaux sédentaires dans les mêmes conditions [Western 1982, de Ridder & Wagenaar 1986, Upton 1986, Livingstone 1991, Colin de Verdière 1995].

6Il faut finalement distinguer les stratégies mises en place par ces éleveurs pour s’adapter aux variabilités saisonnières de la disponibilité et de la qualité des ressources pastorales, des stratégies mises en place dans les situations d’urgence. La mobilité est une stratégie maîtrisée dans le premier cas, précipitée voire subie dans le second, comme le montrent les nombreux déguerpissements à la suite de la mise en place de grands projets agricoles parfois associés à des investissements directs étrangers.

1.2. Des logiques pastorales longtemps méconnues

7De la période coloniale jusqu’au début des années 1990, les scientifiques européens (agrostologues, agronomes, anthropologues, géographes…) ont porté un regard globalement négatif sur le pastoralisme des régions sahéliennes, mis à part les travaux fondateurs de Stenning [1957] et Dupire [1970]. Le pastoralisme était considéré comme une pratique archaïque [Bernus 1990, Turner 2011]. Tout d’abord, les scientifiques européens pensaient que les pasteurs africains accumulaient du bétail de façon complètement irrationnelle [Baroin & Boutrais 2009]. Ils les croyaient complètement dépourvus de rationalité économique. Les pasteurs auraient accumulé le bétail pour des questions de prestige, sélectionnant les animaux en fonction de critères esthétiques plutôt que productif : ils auraient été des éleveurs « contemplatifs » [Faye 2006]. Ils étaient accusés d’être déconnectés des marchés au moment où l’administration coloniale essayait d’organiser l’approvisionnement des villes du littoral en produits animaux. Veyret [1952] évoquait une « idolâtrie de la vache » et un « élevage romantique » ; Richard-Mollard qualifiait les pasteurs de « pseudo-éleveurs » [Hommage à Jacques Richard-Mollard 1953] ; Gourou [1970] décrivait une « manie pastorale ». Pourtant, cet élevage prétendument contemplatif n’était pas dénué de rationalité économique [Baroin & Boutrais 2009]. La taille et la beauté d’un troupeau renforce le capital social d’un éleveur, qu’il peut ensuite convertir au besoin en capital économique. Un troupeau de grande taille autorise les prêts de vaches entre éleveurs (par exemple la pratique de « la vache d’attache » décrite par Bonfiglioli [1988] par exemple au Niger) qui renforce les liens entre familles (qui permet d’aider un éleveur pauvre et ceux qui ont subi de grosses pertes en cheptels), sécurise le capital (si plusieurs vaches sont réparties dans plusieurs troupeaux et s’il arrive un accident, une maladie à un troupeau, toutes les vaches ne seront pas touchées) et améliore la génétique du cheptel familial (les veaux mis au monde par une vache prêtée sont offerts à celui qui l’a accueillie dans son troupeau). Le fait de garder de vieilles vaches, habituées aux bergers de la famille, aide ceux-ci à conduire l’ensemble du troupeau au pâturage. Cette pratique permet en outre, en cas de maladies, de posséder des animaux mieux immunisés qui permettront ensuite de reconstituer le cheptel. Un animal n’est jamais choisi pour sa beauté au détriment de ses capacités productives. De plus, l’économie pastorale repose essentiellement sur la production de lait. Pour avoir une production suffisante pour toute une famille, un grand troupeau est nécessaire. Enfin, un grand troupeau est une assurance en cas de sécheresses ou de maladies, alors que les crises et les cycles de décapitalisation/ reconstitution des troupeaux sont constitutifs des systèmes pastoraux. Si une large part du troupeau est décimée, plus celui-ci était important au départ, plus il restera d’animaux après la crise.

8Ensuite, les scientifiques occidentaux reprochaient aux pasteurs la dégradation des écosystèmes sahéliens et de savane. Le modèle de Clément [1916] de la succession écologique et de la stabilité des écosystèmes a été rapidement adapté à la gestion des pâturages [Sampson 1917]. On pensait alors que chaque pâturage pouvait recevoir une quantité donnée d’animaux sur le temps long (la capacité de charge), et on accusait les pasteurs de suraccumulation d’animaux conduisant au surpâturage. La mobilité pastorale n’était pas comprise ; elle était vue comme une divagation irrationnelle contribuant à la surcharge des parcours : « Cette conduite de l’élevage sans but économique par les populations pastorales amène vite la surcharge des pâturages, problème complexe et qui se pose sur le mode aigu dans la plupart des régions qui constituent les « réserves indigènes ». Les résultats de cette surcharge, directe ou indirecte, sont l’affaiblissement progressif des ressources, la plus grande vulnérabilité aux maladies pour des animaux mal nourris, fragilisés par les longs déplacements, la diminution des pluies et des ressources en eau et, comme conséquence, l’aggravation du ruissellement et de l’érosion » [Curasson 1953]

9C’est sur cette représentation du pastoralisme que Hardin [1968] s’appuiera pour dénoncer une soi-disant « tragédie des communs ». Selon lui, lorsqu’un bien est commun, chaque individu a intérêt à maximiser son profit personnel en exploitant, même à outrance, les ressources communes. Les externalités négatives de son action individuelle retombent sur l’ensemble de la communauté, il n’a pas à en supporter personnellement le coût. Ce raisonnement a été appliqué en particulier aux pâturages sahéliens. Ouverts à tous, chaque pasteur peut y faire paître ses animaux ; la ressource étant libre d’accès, il a intérêt à augmenter le nombre de ses animaux car cela ne lui coûte rien à nourrir et lui rapporte. Si chaque pasteur augmente son cheptel, les pâturages sont sur-exploités et se dégradent au détriment de la communauté dans son ensemble, mais pas d’un pasteur en particulier. Dans les années 1970 et 1980, la « tragédie des communs » a un écho très large dans la communauté scientifique, dans les sphères politiques et chez les bailleurs de fonds [Homewood 2008]. Les pasteurs ont été rendus responsables de la supposée désertification et des programmes de sédentarisation, comme la construction de ranch pour l’engraissement des animaux à partir d’apports alimentaires extérieurs [Boutrais 1990], ont été lancés sur ces bases. Les agrostologues se sont attachés à calculer la capacité de charge des pâturages afin de fixer des quotas d’animaux pouvant y avoir accès.

10Ce n’est qu’à partir du début des années 1990 qu’un changement de paradigme a eu lieu dans la communauté scientifique [Warren 1995]. Il a été démontré que les pâturages sahéliens et sahélo-soudaniens n’atteignaient jamais un équilibre écologique. La variabilité des pluies est telle dans ces milieux que la production végétale varie énormément [Behnke & al. 1993, Scoones 1998]. Le renouvellement des ressources dépend avant tout du climat, et secondairement des prélèvements. Dans ces conditions, la mobilité est la pratique la plus rationnelle pour s’adapter à cette variabilité [Niamir-Fuller 1999]. C’est plus généralement la capacité d’adaptation des sociétés pastorales à des incertitudes multiples (environnementales, économiques, sociales, politiques) qui a commencé à faire consensus. Au-delà, ce changement de paradigme scientifique s’est accompagné d’un changement de référentiel de l’action publique, les déclarations de Nouakchott et N’Djamena de 2013 des États sahéliens sur le pastoralisme en étant la manifestation la plus aboutie. D’une pratique archaïque vouée à disparaître, les mobilités pastorales sont devenues emblématiques de la résilience au Sahel. Dans les pays sahéliens, le changement de regard s’est concrétisé par la multiplication des projets de sécurisation de la mobilité et par la promulgation de lois/codes pastoraux. Certes les mythes technicistes et « modernisateurs » demeurent, mais, dans les pays sahéliens, l’évolution du référentiel est notoire.

2. Des régimes fonciers pastoraux fondés sur les communs et adaptés aux mobilités

11La mobilité pastorale est la meilleure réponse à la variabilité pluviométrique ; le foncier pastoral dans les régions arides et semi-arides doit donc être assez flexible pour être adapté à la mobilité des troupeaux, tout en garantissant l’accès à des ressources incertaines [Fernández-Giménez 2002]. Dans le cas des régions arides et semi-arides, l’appropriation sur une base territoriale des ressources par les éleveurs ne répond pas à ces exigences : « il y a très peu d’avantage à maîtriser parfaitement des territoires étendus et à la productivité aléatoire » [Thébaud 2002, p. 229]. Les pasteurs possèdent bien un terroir d’attache mais ils n’y cantonnent pas les mobilités de leur troupeau. Le terroir d’attache correspond à l’espace où ils sont installés depuis le plus longtemps, où ils reviennent le plus régulièrement et où ils ont le réseau social le mieux structuré [Marty 1993, Thébaud 2002]. Dans cet espace, ils ont un accès privilégié, mais non exclusif, aux ressources. Ainsi l’accès au puits est géré par celui qui l’a creusé ; il y possède un accès prioritaire. Mais en aucun cas l’accès à l’eau n’est exclusif [Kintz 1982]. Tout troupeau, même étranger au terroir d’attache, peut demander à avoir accès au puits. L’aîné du lignage qui gère le puits lui accorde, sauf s’il estime que le troupeau étranger présente un risque de maladie infectieuse ou si son séjour a trop duré au regard de l’état des pâturages environnants. L’accès au pâturage en zone aride découle de la disponibilité en eau et est donc en grande partie régulé via l’accès au puits. S’il y a un paiement, il est symbolique et l’étranger paye par exemple du thé et du sucre à celui qui lui a accordé l’accès au puits [Thébaud 1995]. Surtout, ce système repose sur la réciprocité au sein d’un réseau très large de pasteurs et permet ainsi la mobilité à grande distance, gage de succès du pastoralisme dans des régions où l’incertitude pluviométrique est grande. Quand une autorité ne vient pas perturber le jeu des mobilités, il n’y a généralement pas de surpâturage [Scoones 1994]. On peut assimiler ce mode d’accès aux ressources à une gestion en commun [Gonin 2018] : une ressource est gérée par un groupe d’usagers selon des règles. Contrairement à la théorie de « la tragédie des communs » [Hardin 1968], la gestion en commun n’entraîne pas la dégradation des ressources. En effet, il existe des formes de régulation par la concertation des éleveurs au sein du groupe familial puis entre familles d’une même communauté sur le choix des destinations lors des transhumances [Welte 1997, Marty & al. 2009]. Quand un pâturage devient très fréquenté à une certaine période, les éleveurs préféreront partir plus loin, vers un autre pâturage. Le système foncier pastoral s’appuie donc fondamentalement sur une forme d’auto-régulation. Par ailleurs, d’autres systèmes fonciers existent pour des ressources plus stratégiques à plus haute valeur fourragère et/ou plus rares, telles que les pâturages humides de bas-fond (bourgoutière) ou les résidus de récolte. Leur accès est étroitement contrôlé par des groupes locaux, qu’ils soient éleveurs ou agriculteurs [Thébaut 2002]. Dans les zones humides, l’accès est historiquement géré par des institutions puissantes, comme les chefs peuls (diaro) qui régulent l’accès aux pâturages de décrue du delta intérieur du Niger [Gallais 1984].

3. Des mobilités fragilisées

12Depuis une cinquantaine d’années, la gestion commune des parcours est progressivement fragilisée en Afrique de l’Ouest. De façon plus générale, les logiques pastorales sont fragilisées par la déstabilisation des régimes fonciers historiques de gestion des pâturages et par le recul des espaces de parcours.

3.1. La grande hydraulique et la fragilisation du régime foncier pastoral sahélien

13Les grands programmes étatiques d’hydraulique pastorale, débutés au Tchad, au Niger et au Sénégal sous la colonisation et poursuivis après les indépendances, ont bouleversé les équilibres sociaux et économiques que garantissaient les communs. A partir d’une volonté politique de rendre accessibles des pâturages sahéliens inexploités pour cause de manque d’eau, les ingénieurs ont dessiné des trames rationnelles de couverture des parcours par des puits et forages à grand débit. La distance entre chaque puits était calculée selon son débit et la capacité de charge des pâturages environnants, qui étaient alors toujours considérés comme des écosystèmes tendant vers un équilibre. Chaque puits ou forage devait ainsi accueillir un certain nombre d’animaux, qui devait s’équilibrer avec la disponibilité en eau et en fourrage. Mais les administrations locales qui devaient réguler l’affluence autour de chaque point d’abreuvement n’ont jamais eu les moyens de le faire de manière effective. Pire, cette soudaine disponibilité de l’eau en libre accès a déstructuré la gestion des puits traditionnels, dont beaucoup n’ont plus été entretenus. L’absence d’autorité régulatrice légitime sur les ressources pastorales a entraîné des conflits autour des points d’abreuvement, parfois très violents, comme au Niger oriental (où la violence des conflits s’explique aussi largement par le contexte politique, les enjeux de représentation politique et de citoyenneté nationale). Ceux-ci se sont soldés par l’enclosure des puits et des forages, et donc des pâturages attenants, au profit exclusif de quelques groupes de pasteurs [Thébaud & Batterbury 2001, Bonnet & al. 2005].

3.2. Concurrence avec l’agriculture et déplacement du centre de gravité du pastoralisme sahélien vers le sud

14À l’échelle du Sahel, la deuxième source de fragilisation des communs à vocation pastorale est liée au déplacement du centre de gravité du monde pastoral du nord sahélien vers le sud soudanien. Dès les années 1950, des migrations de pasteurs, en majorité Peuls, ont eu lieu de manière très progressive le long de plusieurs couloirs méridionaux, du Sénégal au Tchad [Boutrais 1994, Bassett & Turner 2007]. Les départs se sont accélérés après les grandes sécheresses sahéliennes de 1974 et 1984. Les pasteurs sont désormais installés en grand nombre dans toute la bande soudanienne. Ils effectuent des transhumances de plus en plus au sud, jusqu’à atteindre la zone guinéenne, où les fortes précipitations et les maladies, notamment la trypanosomiase, imposent une limite méridionale de leurs migrations. À l’issue de leur migration historique les pasteurs n’ont pas reconstitué leur modèle de gestion en commun des ressources pastorales [Gonin 2016]. Ils se sont installés dans des espaces où la mise en valeur agricole était depuis longtemps dominante, si ce n’est en termes de superficies, au moins culturellement. Cette grande migration s’explique par une série de facteurs : les grandes sécheresses sahéliennes de 1973 et 1984 ont chassé beaucoup de pasteurs de leurs parcours historiques ; l’éradication partielle de la trypanosomiase (maladie mortelle pour les bovins véhiculée par la mouche tsétsé) dans les zones soudaniennes ; des politiques d’accueil un temps accommodantes pour les pasteurs sahéliens de la part des grands pays côtiers (Côte d’Ivoire, Ghana…) qui voulaient développer la production nationale de viande pour alimenter leurs centres urbains en croissance rapide ; enfin des stratégies d’évitement de la pression fiscale des pays francophones pendant la colonisation… En conséquence, les pasteurs peuls sont sortis de la zone sahélienne, où ils étaient majoritaires d’un point de vue ethnique et dominants dans les rapports politiques locaux, pour s’installer dans les zones soudaniennes, régions historiquement agricoles, où ils sont devenus minoritaires. En s’installant dans la zone soudanienne, les pasteurs sont de plus en plus devenus des agro-pasteurs : à leur tour, ils pratiquent l’agriculture sur des superficies qui restent modestes, mais qui leur permettent de sécuriser leur approvisionnement alimentaire. Cette sédentarisation s’accompagne pour beaucoup d’entre eux d’une réduction des transhumances [Bonfiglioli 1990, d’Aquino 2000].

15Au Sahel comme en zone soudanienne, les parcours diminuent devant l’avancée des espaces cultivés. Au-delà des grands cycles pluviométriques qui font qu’autour de l’isohyète 300 mm (limite de l’agriculture pluviale) les espaces agricoles s’étendent sur les espaces de parcours lorsque les précipitations sont excédentaires plusieurs années de suite, et que l’inverse se produit lorsqu’elles sont déficitaires [Retaillé 2003], la tendance structurelle est à l’extension des champs. Cette tendance est facilitée par le droit coutumier, dans lequel le pastoralisme n’a pas de véritable statut foncier, il n’est que toléré. Les espaces pastoraux sont souvent définis par défaut : est considéré comme pastoral ce qui n’est pas cultivé, d’où les réductions successives des parcours.

16Le Sahel est l’une des seules régions au monde où la population rurale continue d’augmenter en valeur absolue, et ce jusqu’en 2050 au moins. En l’absence d’intensification en travail, la croissance démographique participe à l’extension des superficies emblavées poussée par trois tendances : la forte demande urbaine en produits vivriers, la demande extérieure en productions commerciales, et la diffusion de la culture attelée (remplaçant progressivement la culture manuelle). En conséquence, les champs de mil, maïs, coton, sésame… s’étendent au détriment des espaces de parcours pastoraux. Dans le même temps, sous l’effet de l’investissement dans l’élevage des agriculteurs (agro-élevage) et de la croissance naturelle des troupeaux, le cheptel augmente, accentuant ainsi la pression sur les pâturages restant. Il en résulte une concurrence spatiale non régulée entre agriculture et élevage, qui se traduit par des dégâts d’animaux dans les champs cultivés et des conflits entre communauté qui peuvent parfois être sanglants [Brottem 2016].

Conclusion

17Sous le coup de la pression croissante sur les pâturages et de la grande hydraulique, les régimes fonciers pastoraux historiques sont déstructurés. Il en résulte dans bien des cas une insécurité foncière croissante des éleveurs. Les mobilités, pilier de la résilience du pastoralisme aux incertitudes climatiques, sont menacées. Cela s’ajoute à l’insécurité liée aux conflits qui touchent certaines zones sahéliennes, comme le nord du Mali, le lac Tchad, le Darfour, et qui a un impact majeur sur les mobilités pastorales. Un nouveau mode de gestion des ressources pastorales doit être aujourd’hui renégocié. Il doit continuer à sécuriser les mobilités, qui assurent l’efficience économique et écologique du pastoralisme par rapport à l’élevage sédentaire, et qui sont la meilleure stratégie d’adaptation à la variabilité croissante des précipitations dans les prochaines années, conséquence du réchauffement climatique en Afrique de l’Ouest.

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence papier

Alexis Gonin, « Le foncier pastoral au Sahel, des mobilités fragilisées »Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018, 175-186.

Référence électronique

Alexis Gonin, « Le foncier pastoral au Sahel, des mobilités fragilisées »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 95-2 | 2018, mis en ligne le 27 juillet 2019, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/3049 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.3049

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Auteur

Alexis Gonin

Maître de conférences, Université Paris Ouest-Nanterre, UMR LAVUE. – Courriel : agonin[at]parisnanterre.fr

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