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L’Afrique, du Sahel et du Sahara à la Méditerranée : intégrations, circulations et fragmentations

Africa, from the Sahel and the Sahara to the Mediterranean Sea. Integrations, circulations and fragmentations
Catherine Fournet-Guérin et Géraud Magrin
p. 165-174

Résumés

Ce texte d’introduction au dossier commente d’abord le découpage territorial retenu pour la question de géographie proposée aux concours de recrutement de l’enseignement secondaire : l’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée. Les auteurs soulignent l’intérêt d’étudier les circulations multiples qui relient le Sahel à l’Afrique du Nord et à l’Europe à travers le Sahara, tout en regrettant que le cadre d’analyse n’ait pas embrassé plus largement l’ensemble du système de relations du Golfe de Guinée à la Méditerranée. Ils présentent ensuite le numéro en insistant sur ce qui fait l’unité des textes proposés : les tensions multiformes entre circulations et cloisonnements, les logiques d’intégration et de fragmentation, au-delà de la diversité des thèmes et des échelles d’étude.

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Texte intégral

1. L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée : intérêt et limites d’un cadre géographique d’analyse

1Le cadre géographique de la question sur l’Afrique proposée aux concours de l’enseignement secondaire (2017-2018 et 2018-2019) mérite d’être considéré à la lumière, d’une part, de l’organisation des champs scientifiques qui étudient les espaces en question, et d’autre part de leur fonctionnement. Il reflète une avancée et un impensé.

2L’avancée tient au dépassement des frontières des mondes scientifiques qui séparent d’une manière artificielle l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Si l’on sait depuis longtemps que le Sahara n’est pas une barrière, la recherche continue assez largement de refléter l’organisation ancienne de mondes cloisonnés. Depuis une dizaine d’années, les travaux de géographes sur les circulations transsahariennes se sont multipliés [par exemple Brachet 2009, Choplin & Pliez 2018], mais ils demeurent peu nombreux au regard de sphères scientifiques établies de longue date et qui ne dialoguent guère. De manière révélatrice, les textes réunis dans ce numéro sont le reflet de cette césure : seuls deux textes portent sur l’Afrique du Nord, tandis que la majorité d’entre eux (au moins cinq) a pour cadre l’Afrique sahélienne, plus précisément encore l’Afrique de l’Ouest. Cette dissymétrie illustre le poids ancien dans les études géographiques francophones de cet espace, héritage direct des liens coloniaux, tandis que les études portant sur le Maghreb ont fortement décliné à la suite des indépendances dans les années 1950 et surtout 1960 pour l’Algérie. Ces champs géographiques et scientifiques (Afrique du Nord / Afrique sahélienne et au-delà) se sont structurés au fil des décennies de manière relativement séparée, donnant lieu à des réseaux d’universitaires et de chercheurs différents, à des sphères bibliographiques parfois éloignées, à une vie scientifique fragmentée. Dans ces conditions, l’invitation du programme des concours à s’intéresser aux logiques de mobilités et de circulations de différents ordres (humaines, économiques, de modèles, etc.) à plusieurs échelles, et à ne pas restreindre les raisonnements aux frontières étatiques, est en phase avec les dynamiques scientifiques contemporaines. En témoignent les textes portant sur les échanges transsahariens.

3L’impensé tient aux limites méridionales et orientales de la zone au programme.

4À l’est, les textes de présentation du programme demeurent vagues : les pays de la Corne de l’Afrique sont-ils inclus dans l’espace d’étude ? L’Éthiopie constitue un monde en soi et ne relève guère que par un lointain effet de voisinage des enjeux sahélo-sahariens. Les Éthiopisants en sont d’ailleurs bien convaincus. Que l’Érythrée et surtout le monde somali partagent certains enjeux de l’Afrique sèche sahélo-saharienne – dynamiques environnementales, stress climatique, crises de sociétés pastorales travaillées par la radicalité islamiste – ne suffit pas à convaincre d’une unité fonctionnelle. Le flou relève de ces indéterminations soumises à l’habileté des candidats, à qui il appartient, en fonction du sujet, de proposer ou non des incursions timides sur ces terres est-africaines périphériques à la question.

5Le problème est autrement sérieux s’agissant des franges méridionales de l’aire au programme. Le Sahel et le Sahara ont été victimes d’un retournement de territoire [Côte 1988 , Retaillé 1995] à partir des premières phases de la mondialisation, mouvement qui s’est amplifié durant le XXe siècle. En effet, les flux économiques de l’extraversion qui connectaient les empires sahéliens au monde méditerranéen à travers le Sahara ont été progressivement détournés vers le littoral du Golfe de Guinée, qui a polarisé le peuplement, l’urbanisation et l’économie moderne, laissant la charnière sahélienne en déshérence sur son versant nord [Retaillé 2014]. En outre, le découpage étatique colonial qui forme encore aujourd’hui l’ossature politique de l’Afrique a fait en sorte d’associer des portions d’espaces relevant de plusieurs domaines climatiques (deux, trois, voire davantage). Le Sahel appartient à des territoires d’État qui ont une composante saharienne (Mauritanie, Soudan), mais aussi une composante soudanienne (Tchad, Mali, Sénégal, Burkina Faso), voire guinéenne (Nigeria, Cameroun), et celle-ci pèse souvent très lourd : l’organisation des infrastructures et des axes de transport, les économies de rente, les mobilités de travail, les échanges agricoles régionaux (produits de l’agriculture et de l’élevage), les transhumances, obéissent bien davantage à un tropisme méridional que nord sahélien et saharien. La découverte récente de l’importance des flux commerciaux informels à travers le Sahara, l’émergence de la fonction de transit migratoire des pays de l’Afrique du Nord pour les Sub-sahariens, ou encore les progrès de l’intégration régionale… ne doivent pas occulter un fonctionnement de l’espace géographique dépendant avant tout de structures économiques et démographiques construites à travers les dernières étapes de la mondialisation, elles-mêmes trouvant leurs origines dans les colonisations européennes.

6Comment interpréter alors la césure sahélo-guinéenne proposée par le programme ? Ne procède-t-elle pas, d’une manière plus ou moins consciente, d’un resserrement de la focale sur deux des obsessions européennes contemporaines : les flux migratoires et le terrorisme ? Aurait-on choisi pareil découpage il y a dix ans ? La réponse est d’ailleurs non, puisqu’en 2003 c’était l’ensemble du continent africain qui avait été mis au programme.

7Le numéro ici établi comporte, outre des déséquilibres géographiques précédemment évoqués, des déséquilibres thématiques. Plusieurs des aspects importants de l’étude de la région ne sont pas représentés – ce qui est normal car un numéro de revue ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Il s’agit notamment des questions, majeures, des différences de niveau de développement économique et surtout humain entre les territoires ; de celles des politiques de développement, qui renvoient à l’importance de l’échelon national, qu’il serait maladroit de sous-estimer, voire d’escamoter, comme le souligne fort justement Alice Franck dans son étude sur la partition soudanaise ; ou bien encore des enjeux démographiques. D’un point de vue plus général en géographie des territoires, des thématiques telles que la diversité de l’espace régional, l’étude des espaces urbains et ruraux, ainsi que leurs relations, les dimensions liées au cadre physique stricto sensu (avec pour corollaire des thématiques comme celles de l’eau) sont bien sûr à prendre en considération. On pourra se référer au Bulletin de l’association de géographes français (BAGF) paru en 2010 [Pourtier 2010] portant sur les cinquante ans des indépendances africaines, qui fournit des synthèses utiles, par exemple sur les villes, la santé, les transports ou les dynamiques migratoires.

2. Intégrations par le haut…

2.1. Des progrès tangibles de formes d’intégration régionale et de nombreux projets

8Les États d’Afrique étudiés dans ce numéro appartiennent à diverses organisations régionales. Depuis 2017, l’Union africaine (UA), qui rassemblait l’ensemble des États africains à l’exception du Maroc, a été rejointe par celui-ci. Il a effectué cette démarche de réintégration après des décennies d’absence volontaire due à un différend sur la question du Sahara occidental, considéré par le Maroc comme faisant partie de son territoire, fait contesté par l’UA. Les interprétations sont diverses pour expliquer ce choix politique, mais parmi les explications les plus importantes figure sans doute la volonté du roi du Maroc de mieux tourner son économie vers le reste du continent, dans lequel les entreprises marocaines sont déjà très présentes depuis les années 2000, tandis que des sub-sahariens sont de plus en plus nombreux à étudier dans l’enseignement supérieur marocain par exemple. Le Maroc a également souhaité adhérer à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) : en 2018, les négociations sont en cours. En dépit des obstacles et des tensions politiques, réelles, qui subsistent (notamment entre Algérie et Maroc), la fin des années 2010 constitue à cet égard un tournant dans les relations entre l’Afrique du Nord et l’Afrique sub-saharienne.

9Le texte de Nora Mareï et d’Olivier Ninot, consacré aux échanges économiques et aux liens terrestres, maritimes et aériens entre pays de l’Afrique du Nord et du Sahel, l’illustre bien, plus particulièrement pour les relations entre le Maroc et l’Afrique de l’Ouest. La région d’étude souffre d’une mauvaise connexité des transports (cf. infra), mais les progrès en la matière sont à souligner. Ainsi, depuis le milieu des années 2000, il est possible de rallier de manière terrestre le Maroc au Sénégal par route goudronnée, tandis que des lignes maritimes de porte-conteneurs se développent, même si le trafic demeure modeste à l’échelle mondiale, rappelant que la région d’étude constitue une périphérie de la mondialisation économique. De tels progrès des infrastructures de communication sont également observables entre l’Algérie et le Niger, ou entre l’Égypte et le Soudan. Plus largement, l’essor de ces relations est à interpréter dans une logique à l’œuvre dans le monde entier, celle de l’intensification des échanges Sud-Sud. À l’échelle continentale, début 2018, 44 États africains ont signé le principe de la mise en place d’une vaste zone de libre-échange, la ZLEC (Zone de libre-échange continentale), processus allant dans le même sens.

10Dans la région du lac Tchad étudiée dans le texte de Géraud Magrin et de Christine Raimond, la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) promeut un gigantesque projet de transfert des eaux depuis le bassin du Congo vers celui du lac Tchad. Ce projet ambitionne de répondre à ce qui est présenté un peu rapidement comme un assèchement du lac Tchad, mais surtout aux enjeux représentés par la forte croissance démographique attendue (de 50 à 130 millions d’habitants dans le bassin du lac Tchad de 2017 à 2050) sur fond de changement climatique. Ce transfert inter-bassins est censé catalyser le processus d’intégration régionale par la gestion partagée de l’eau, favoriser la production agricole au Sahel (notamment dans la cuvette nord du lac Tchad dont l’alimentation serait garantie), les échanges de marchandises et d’électricité. Réaffirmé comme une priorité au sommet d’Abuja de février 2018, le projet demeure entouré de nombreuses incertitudes qui tiennent à ses impacts environnementaux et à sa viabilité financière et géopolitique. Rien ne dit qu’il ne restera pas une utopie.

11De manière plus pragmatique, les modèles de régulation de l’orpaillage, abordés dans l’article de Raphaëlle Chevrillon-Guibert et Géraud Magrin, circulent entre États sahéliens à partir du Soudan. Ceci vaut pour l’organisation interne de l’orpaillage, activité informelle très organisée dont les normes se diffusent entre les pôles constitués par les foyers anciens d’Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Mali, Guinée) et le nouveau grand producteur qu’est le Soudan. Ceci concerne aussi la régulation publique : en réponse à la réduction attendue de sa rente pétrolière, l’État soudanais a progressivement renforcé sa maîtrise de la production artisanale de l’or, en organisant notamment la transformation sur des sites contrôlés. Ce système a permis au Soudan de devenir le premier producteur d’or du Sahel, sans exploitation industrielle. Le Tchad, la Mauritanie ou le Niger, qui ont connu des ruées vers l’or très récentes, ont envoyé des délégations observer le modèle soudanais, et s’en inspirent dans les politiques qu’ils sont en train de mettre en place.

2.2. Mais aussi des limites nombreuses et des difficultés conséquentes

12Cependant, les progrès incontestables de ces dernières années ne sauraient occulter les limites qui perdurent au regard de l’intégration géographique de la région d’étude. En effet, les espaces demeurent souvent séparés, segmentés, les connexions médiocres voire franchement mauvaises. Pour rallier Tanger à Dakar, Nora Mareï et Olivier Ninot évoquent la rupture de charge que représente toujours le franchissement du bac à Rosso, entre le Sénégal et la Mauritanie, où la durée d’attente peut s’avérer très longue. Nombre de frontières sont ainsi fort difficiles à franchir de manière terrestre, que ce soit en termes de qualité des infrastructures ou de sécurité des voyageurs. Ces difficultés de circulation entre États font d’ailleurs l’objet du film burkinabé de 2017, Frontières, d’Apolline Traoré : il narre l’expérience de trois femmes voyageant en bus de Dakar à Lagos, par l’intérieur (via Bamako, Ouagadougou, Cotonou), exposées à la violence et à la corruption lors du passage des frontières, et ce alors que ce voyage se déroule à l’intérieur de la CEDEAO qui garantit pourtant théoriquement la libre circulation des personnes.

13Au-delà de la stricte dimension locale des franchissements frontaliers entravés, plusieurs textes évoquent la difficile articulation entre les échelons institutionnels suprarégional, national et local : à propos du projet transafricain de Grande Muraille Verte (idée d’un corridor de reboisement sahélien qui irait du Sénégal à Djibouti), Ronan Mugelé montre à quel point il est difficile aux États de collaborer et de transcrire en actions concrètes des discours et projets pourtant porteurs au niveau mondial et s’inscrivant dans les dynamiques internationales contemporaines liées au développement durable. En Afrique comme ailleurs, les États ont bien intégré que nombre de financements étaient désormais conditionnés à la mise en avant de ces thématiques environnementales. Les discours sont ainsi construits afin de capter une attention des bailleurs de fonds très orientée vers celles-ci, davantage que sur celles plus fondamentalement sociales ou sanitaires. En témoigne la nouvelle dénomination des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) mise en place en 2000 par l’ONU, devenus en 2015 les Objectifs de développement durable (ODD).

14Enfin, l’échelle nationale est interrogée à travers la fragmentation politique des deux Soudan. Le Soudan du Sud, dernier État né en 2011, est secoué par de très violents troubles politiques qui affectent considérablement sa population, tandis que des millions de personnes sont déplacées ou réfugiées. Ce cas, étudié par Alice Franck, permet de réfléchir sur les constructions politiques issues de la colonisation et de la décolonisation et sur les rapports entre ethnicité, territoire et pouvoir. D’autres territoires sont confrontés dans la région d’étude à des processus sécessionnistes ou indépendantistes, comme le Sahara occidental ou le nord du Mali en 2012-2014. La Libye pourrait ne pas conserver son intégrité territoriale après la chute du pouvoir de Mouammar Khadafi en 2011 à la suite d’une intervention militaire de puissances occidentales, notamment européennes. Plus anciennement, le Tchad a également été menacé de partition sous l’effet de tensions identitaires anciennes [Magrin 2002], et l’avenir du nord du Nigeria peut apparaître incertain.

3. Circulations informelles et « intégrations par le bas »

3.1. Des liens régionaux plus ou moins anciens en recomposition

15L’un des intérêts de l’espace d’étude est d’insister sur les relations transsahariennes, lesquelles ont tendance à être sous-estimées dans le cadre d’études à l’échelle de l’ensemble du continent africain, avec une dichotomie fréquemment mise en avant entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne (cf. supra). De fait, la région est une zone d’échanges et de circulations diverses depuis des siècles, et cela s’observe à différentes échelles.

16La charnière sahélienne ouvre sur deux directions dont l’importance respective a varié avec la colonisation. Avant la colonisation, son versant nord a été prépondérant, le contrôle du commerce à longue distance avec la Méditerranée via le Sahara fournissant les ressources vitales des royaumes centralisés (et esclavagistes) sahéliens. Mais une économie active d’échanges entre zones écologiques complémentaires liait aussi le Sahel (exportant ses peaux, poisson fumé ou séché) aux régions du littoral du golfe de Guinée (fournissant notamment la cola et les cauris) [Couty 1968].

17Au cours du XXe siècle, parallèlement à la mise en place d’une économie connectée à la mondialisation plus dynamique dans les zones méridionales humides et bénéficiant de la proximité des ports, l’ancienne économie d’échanges régionaux a été vivifiée par l’urbanisation, moteur du vivrier marchand [Chaléard 1996], ainsi que par les différentiels associés aux frontières. La région du lac Tchad étudiée par Géraud Magrin et Christine Raimond en fournit un exemple. Bétail sur pied, poisson fumé, oignon, niébé (haricot), produits maraîchers alimentent les marchés des villes régionales (N’Djaména, Maiduguri, Maroua) et ceux des grandes villes du golfe de Guinée, notamment nigérianes. Le Sahel est ainsi maillé par des « périphéries nationales » [Igué 1995], des aires transfrontalières en périphérie des centres nationaux organisées (à travers notamment des doublets urbains frontaliers) et dynamisées par les échanges informels de produits divers, agricoles ou importés, à l’image du lac Tchad ou de la vallée du fleuve Sénégal.

18De même, les circulations pastorales étudiées par Alexis Gonin articulent des déplacements visant à nourrir le bétail à des mobilités commerciales. Tous ont une orientation méridienne dominante. Depuis les sécheresses des décennies 1970-1980, ils relient principalement des pâturages du centre du Sahel à des pâturages de saison sèche situés dans les zones humides (vallées alluviales, lacs) ou dans les zones soudaniennes méridionales. Les métropoles du golfe de Guinée constituent les principaux débouchés des troupeaux sur pied du Sahel. La densification de la pression agricole et la tendance à la privatisation de l’accès à l’eau posent des défis majeurs aux sociétés pastorales.

3.2. Nouvelles circulations et intégration à des échanges mondialisés

19Plusieurs textes portent sur les échanges à forte teneur mondialisée, qu’ils soient formels ou informels. Or ces phénomènes sont souvent occultés dans les représentations communes. Ces échanges s’apprécient tout d’abord dans le cadre des activités touristiques dans le désert saharien. Laurent Gagnol montre les évolutions de celles-ci depuis les années 1990, au gré des aléas géopolitiques. Les circulations touristiques demeurent circonscrites au sein d’un seul pays, sans franchissement de frontière possible, et souvent se déploient à partir d’un pôle urbain rallié par voie aérienne exclusivement. Mais à l’échelle très locale, de multiples activités et aménagements se mettent en place, transformant les espaces et les sociétés, contribuant à la circulation des personnes, venues des pays riches mais aussi des pays eux-mêmes avec l’essor du tourisme domestique. Ainsi, les pratiques et les mobilités touristiques dans les différents espaces du Sahara, pour avoir été fortement limitées ces dernières années, n’en subsistent pas moins, comme par exemple au Maroc ou en Algérie.

20Dans toute la région d’étude circulent également des marchandises et des véhicules, comme le montrent Nora Mareï et Olivier Ninot. Le lecteur ne trouvera pas dans ce numéro de texte spécialement consacré aux mouvements de personnes qui traversent le désert (lesquels sont toutefois évoqués dans le texte précédemment cité), mais il s’agit de circulations importantes et qui contribuent à unifier les espaces de la région, notamment par le biais de la présence de Sub-sahariens dans les villes du Sahara et d’Afrique du Nord [Brachet 2009, Ben Saâd 2009]. C’est ainsi la dimension transfrontalière des circulations de tout ordre qui est évoquée en creux : entre les territoires nationaux, les franchissements sont aisés en raison de l’absence de contrôles aux frontières dans le désert et même de marquage. Contrairement aux idées reçues anciennes d’un désert uniquement traversé d’éleveurs ou de négociants en produits rares et précieux, les circulations « par le bas » sont intenses : migrants et commerçants convoient des produits de base ou manufacturés qui circulent d’une rive à l’autre du Sahara. Les villes relais de ces circulations dans le Sahara sont au cœur de ces échanges.

21À l’échelle urbaine enfin, la recomposition des espaces du commerce de détail montre à quel point les sociétés citadines sont insérées dans des flux et des imaginaires mondialisés. En effet, à propos de centralités commerçantes à Oran et au Caire, Anne Bouhali montre comment les citadins consomment des produits importés de Chine, quels imaginaires nouveaux ils déploient et quels lieux sont créés ou transformés par ces nouvelles pratiques commerciales, comme des centres commerciaux. Ces quartiers commerciaux centraux et populaires sont en lien avec des territoires situés hors d’Afrique, comme Dubaï ou Yiwu en Chine. De telles spatialités sont d’ailleurs observables dans toute l’Afrique urbaine [Fournet-Guérin 2017].

22Enfin, des circulations plus informelles, voire illicites, sont observables dans la région d’étude. Le Sahara est connu pour être un espace de transit de la cocaïne en provenance d’Amérique du Sud [Magrin 2013], tout comme d’armes de provenances diverses. Un texte, celui de Pierre-Arnaud Chouvy, examine cette thématique à l’échelle d’une région du Maroc, le Rif, à travers la question du recul des superficies cultivées en cannabis. Dans cette étude de cas, le lecteur pourra apprécier l’importance de la prise en compte du temps long pour analyser une situation contemporaine et mesurer à quel point la relation avec un État central est importante pour que se développent – ou non – des zones d’insoumission à celui-ci et des activités illicites. La logique est en partie similaire dans le cas de l’orpaillage clandestin étudié par Raphaëlle Chevrillon-Guibert et Géraud Magrin. Les ruées vers l’or contemporaines reflètent à la fois des dynamiques régionales (pauvreté, sous-emploi, poussée démographique, marginalité sociale et spatiale – crise de l’économie sahélo-saharienne en lien avec l’insécurité) et mondiales. Elles ont été rendues possibles par la hausse du prix de l’or et la diffusion de matériels de la « mondialisation discrète » (détecteurs de métaux, concasseurs, groupes électrogènes, motos, véhicules, etc.) fabriqués en Asie.

Conclusion

23L’une des contributions de ce numéro thématique à l’étude de la portion d’Afrique comprise entre le Sahel et la Méditerranée réside probablement dans l’importance de dénoncer deux poncifs opposés, comme certains travaux s’y sont déjà employés [Magrin 2013, Fournet-Guérin 2017, Choplin & Pliez 2018] : l’un voit l’Afrique à l’écart de la mondialisation ; l’autre présente l’économie du continent comme relevant principalement d’enclaves extraverties. Plusieurs textes ici présentés montrent l’inverse : les dynamiques d’intégration et d’interactions avec les formes les plus contemporaines de la mondialisation s’articulent à la progression des échanges internes, aussi bien entre villes et campagnes qu’au sein de sphères grand-régionales, où l’ensemble Sahel-Sahara-Maghreb apparaît de retour, en reconstitution progressive. Ceci concerne aussi bien les pratiques de consommation que les circulations de tout ordre (hommes, marchandises, mais aussi normes, imaginaires…), qui reflètent le potentiel d’hybridation – entre pratiques locales et mondialisées – et d’autonomie relative des acteurs.

24La diversité des processus en cours et celle de leurs implications doit cependant éviter de considérer l’intégration comme remède à tous les malheurs du temps : l’intégration à la mondialisation continue de s’opérer dans un contexte d’asymétrie, de pauvreté, de renforcement des inégalités socio-spatiales et de tensions socio-politiques. À toutes les échelles, ces dynamiques s’accompagnent parfois de fragmentation territoriale, qui résulte aussi de la synchronisation démo-économique et environnementale entre des régions parmi les plus pauvres d’Afrique (au Sahel) en très forte croissance démographique, un Maghreb qui cherche sa voie sur les plans politique, économique et culturel, une Europe riche mais vieillissante et les nouveaux horizons (notamment asiatiques) de la mondialisation.

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence papier

Catherine Fournet-Guérin et Géraud Magrin, « L’Afrique, du Sahel et du Sahara à la Méditerranée : intégrations, circulations et fragmentations »Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018, 165-174.

Référence électronique

Catherine Fournet-Guérin et Géraud Magrin, « L’Afrique, du Sahel et du Sahara à la Méditerranée : intégrations, circulations et fragmentations »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 95-2 | 2018, mis en ligne le 27 juillet 2019, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/2976 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.2976

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Auteurs

Catherine Fournet-Guérin

Professeur de Géographie, Sorbonne Université, laboratoire Espaces, Nature et Culture. 191 rue Saint-Jacques, 75 005 Paris – Courriel : catherine.fournet-guerin[at]sorbonne-universite.fr

Géraud Magrin

Professeur de géographie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Unité mixte de recherche (UMR) PRODIG, 2 rue Valette, 75 005 Paris. Courriel : geraud.magrin[at]univ-paris1.fr

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