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Varia

Culture et dépendances. In memoriam Georges Cazes

Culture and dependency in memory of Georges Cazes
Édith Fagnoni
p. 261-266

Texte intégral

1Le tourisme associé aux loisirs est devenu en peu de temps un puissant marqueur des espaces, des sociétés et des imaginaires. Paradoxalement, ce champ de connaissance a été tardivement exploré. Les recherches (tout comme les formations) en tourisme ont longtemps souffert d’une image non valorisante : l’objet « tourisme » renvoyant aux imaginaires des vacances ne pouvait pas sérieusement prétendre être un objet de recherche ! Georges Cazes, géographe, a été l’un des premiers militants d’une recherche dédiée au tourisme et aux loisirs. Il a œuvré pour que le tourisme-loisirs soit reconnu et pris en compte - selon une approche multidisciplinaire - comme domaine de recherche et d’enseignement. L’investissement du tourisme par la géographie doit beaucoup aux travaux de Georges Cazes. Alors que l’objet tourisme était méprisé, il a su mobiliser méthodes, concepts, postures d’analyse, outils, terrains pratiqués, pour justifier sa reconnaissance et sa légitimité au sein de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée [Cazes 1996].

2Les travaux de géographie du tourisme ont eu tendance à concevoir le rapport à l’espace et au territoire comme une entrée fondamentale dans toute problématique touristique, s’inscrivant ainsi dans le sillon du déterminisme vidalien. Sans développer le poids encore très fort dans les années 1960 de la géographie classique, basée sur le déterminisme naturel, puis de la tourmente épistémologique, la bataille qu’a menée Georges Cazes n’a pas toujours été aisée, mais il a su construire et montrer la richesse de ce domaine d’étude. Le tourisme a trouvé progressivement sa place à côté des champs plus traditionnels et conventionnels de la fabrique du savoir géographique à l’exemple de l’urbain ou du rural.

3Les travaux des géographes portent en priorité sur la relation entre le tourisme-loisirs et la construction des lieux. Lorsqu’il s’agit d’analyser cette relation entre le tourisme et la construction des lieux, l’approche géographique du tourisme est certes liée à ses débuts au déterminisme spatial. La touristification résulte de facteurs géographiques dits « classiques » qui ont conduit à la « vocation » des lieux touristiques et s’est traduite, en termes d’analyse, en atouts et handicaps de développement, mettant en évidence une inégale touristicité des espaces. Progressivement, l’évolution des mentalités et des représentations sociales apporte d’autres points de vue. Les nouveaux regards portés sur la mer et/ou la montagne nourrissent des clés de compréhension à la mise en tourisme [Debarbieux 1995, 2001]. Cette évolution est à rapprocher des travaux menés par des chercheurs d’autres disciplines, à l’exemple des travaux des historiens [Corbin 1988, 1995, Boyer 1996, Bertho-Lavenir 1999, Chesneaux 1999, Roche 2003], des économistes [Guibilato 1983], des sociologues [Lanfant 1972, 1978, Viard 1984] et anthropologues [Urbain 1993, 1996].

4Le changement du rapport au temps institué par la modernité et la révolution des transports ont modifié radicalement et rapidement les mobilités de tourisme : évolution sociale, changement d’échelles et de lieux. Des mobilités élitistes on est passé à la généralisation et à la massification des pratiques touristiques. Ce tourisme moderne n’a cessé de s’intensifier. Fait sociétal, l’accroissement du temps libre entraîne une nouvelle organisation de vie, une rupture dans le temps de travail. Le temps libre a été/est un préalable au loisir, il a pu devenir lui-même tourisme, se superposer au tourisme ou se confondre avec lui. Dès 1992, Georges Cazes a proposé un schéma simplifié des temps et des catégories principales d’activités de loisir-tourisme [Cazes 1992].

5La pratique des vacances et plus particulièrement des « grandes vacances », à l’origine du modèle touristique du mois d’août, rend compte à la fois des rythmes touristiques saisonniers, des phénomènes de mode (il faut revenir bronzé de ses vacances !) et de son expansion spatiale et a conduit à revisiter les « bassins » du tourisme international. Georges Cazes interroge alors le phénomène : « mirage ou stratégie d’avenir ? » [Cazes 1989]. En suggérant d’approcher le tourisme comme un système d’acteurs et un système d’images, Georges Cazes développe une approche de la diversité et de la complexité de l’objet tourisme. L’expansion spatiale du tourisme à destination du Tiers-Monde l’a conduit à introduire, au regard du « système touristique multinational », la notion de « colonie de vacances » reposant sur le double éclairage fonctionnel et mythique des lieux et destinations touristiques [Cazes 1989‑1992]. Cette approche rejoint celle de Stephen Williams préconisant de prendre en compte tous les éléments du pré au post-voyage. La multiplication des mobilités - des mobilités de vacances aux mobilités de week‑end et courts séjour en passant par les mobilités excursionnistes ‑ est venue complexifier l’estimation des déplacements. Le tourisme souffre encore trop souvent d’une méconnaissance liée aux confusions terminologiques. Cette approche a été dénoncée par de nombreux chercheurs, en particulier dans les travaux du Groupement De Recherche en tourisme dirigé par Georges Cazes (1997‑2000, GDR‑CNRS Lieux et Réseaux). La réalisation en 2000 d’un dictionnaire des concepts et méthodes de l’observation touristique en fait état [Cazes 2000].

6Convaincu de la nécessité d’aborder de manière interdisciplinaire l’objet tourisme, les chercheurs du GDR-CNRS, dans un texte rédigé par Georges Cazes (2001), défendent cette posture en s’opposant à la volonté de certains chercheurs d’ériger l’objet tourisme en sciences ou tourismologie [Hoerner 2000, 2003]. Ils refusent cet état de fait perçu comme une « autoproclamation ». Reconnaissant la crise du tourisme sur les plans scientifique et professionnel (manque de reconnaissance du champ d’études et des professions), ils estiment toutefois que le tourisme est un champ d’études en construction et qu’il serait trop tôt pour l’ériger en science. Pour le GDR-CNRS, il n’est pas opportun de parler d’autonomie scientifique du tourisme ; il convient plutôt de s’affirmer au sein des sciences sociales les plus reconnues : « prendre sa juste place, autant que les moyens humains le permettent, au sein des « disciplines mères » en y insérant et en développant une ligne thématique clairement affichée, susceptible de s’y faire reconnaître en exploitant des méthodes et des concepts reconnus » [Cazes 2001]. La création en 2008 de l’EIREST (Équipe Interdisciplinaire de REcherche Sur le Tourisme) affiche le même objectif. La constitution de cette équipe de recherche ouvre la voie à une appréhension interdisciplinaire du fait touristique, ne niant pas les apports et méthodologies disciplinaires. L’interdisciplinarité repose sur le principe des échanges, de l’approfondissement disciplinaire comme feed-back et enfin de l’amélioration du sens des savoirs et des actions. Concevoir le tourisme comme objet de recherche interdisciplinaire est un moyen d’explorer pleinement les contours de cette notion. Défendant l’approche interdisciplinaire, Georges Cazes a investi en géographe les questions du tourisme. Dans ses travaux portant notamment sur les liens entre tourisme et développement, c’est de manière multiscalaire qu’il s’est saisi de l’objet tourisme. L’industrie du tourisme et des loisirs consommant un espace considérable, il est incontestable que le tourisme conditionne de manière significative, la fabrication, la conception, la pratique et le vécu des territoires [Fagnoni 2010]. L’argument du développement local par le tourisme est devenu de plus en plus explicite. Loisirs et tourisme ‑ véhiculant une image de modernisme et de dynamisme - sont devenus rapidement une composante majeure de l’aménagement du territoire et du développement local. Les travaux de Georges Cazes sur l’aménagement touristique et le développement local datent du début des années 1980 [Cazes & al. 1980]. Les questions de durabilité et d’équité ont été ensuite discutées au regard de l’objet tourisme et sont venues enrichir ses premiers travaux sur le développement local [Cazes 2006].

7Les mobilités de tourisme et de loisirs se trouvent au cœur de l’hypermobilité contemporaine. Pourquoi partons-nous ? Les réponses varient en fonction des époques et permettent de rappeler que la pratique du voyage est antérieure au siècle du tourisme. Loin des grandes migrations saisonnières induites par la massification récente du tourisme, la mobilité touristique trouve ses racines dans sa capacité de « relationner » avec l’autre, dans cette reconnaissance des différences de l’autre. Le titre de l’ouvrage offert à Georges Cazes en 2005, Tourisme et souci de l’Autre [Amirou & al. 2005], illustre précisément sa pensée, son action et sa passion jusqu’à inspirer progressivement une « géographie du désir » à partir des considérations du tourisme [Cazes 2005].

8On connaissait le long combat de Georges, mais la communauté scientifique est aujourd’hui très attristée d’avoir perdu celui qui a su faire naitre et reconnaître les fondamentaux de la géographie du tourisme. C’est cette géographie du tourisme en général et le tourisme urbain en particulier qui nous ont réunis. Georges Cazes a largement contribué à nourrir mes propres recherches. Ses travaux sur le tourisme urbain [Cazes & Potier 1996, 1998] ont été à l’origine de nombreux échanges et la réflexion sur l’autosuffisance touristique de la politique monumentale à Paris alimentant les clichés bien connus d’une ville-musée, a été à l’origine d’une collaboration parallèle dans Téoros pour un numéro consacré aux « Capitales touristiques » [Fagnoni & Aymard 2002, Cazes & Woroniecki 2002]. Paris continue de « faire école », mais dans un contexte de concurrence accrue - Paris qui évoque à la fois l’héritage d’une France autocentrée et une métropole de plus en plus ouverte sur l’Europe et le monde -, l’évidence de la destination touristique de Paris ne suffit plus. Le projet d’écriture sur le rôle de ville-destination à travers l’exemple de Paris était alors engagé. Le tourisme urbain s’arrime surtout à des arguments culturels lato sensu, intégrant des pratiques multiples (visites, gastronomie, shopping, spectacles, festivals, sports, etc.) et s’adressant à des clientèles aux motivations diverses. Il importe donc, d’en conserver l’acception la plus large possible pour couvrir un très vaste domaine effectif. La dépendance de la culture n’était certes pas à prouver, mais elle devait - par une démonstration construite - alimenter une bonne partie de l’ouvrage. Ce travail est malheureusement resté à l’état de projet et c’est en hommage à Georges Cazes que je dévoile un titre inédit « Culture et dépendances ».

9Les échanges ont toujours été très constructifs et chaleureux. Au-delà du mutisme lié à la maladie, ils ont continué à impulser mes recherches. La mort de Georges Cazes s’est passée dans des circonstances très troublantes : je remettais mon Habilitation à Diriger des Recherches [Fagnoni 2011] dédiée à Georges Cazes le 30 septembre 2011 et Georges est parti le 2 octobre 2011.

10Merci Georges pour m’avoir communiqué cette passion de la géographie du tourisme.

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Bibliographie

Amirou, R., Bachimon, P., Dewailly, J.-M. & Malezieux, J. (dir.) (2005) – Tourisme et souci de l’Autre. En hommage à Georges Cazes, Paris, L’Harmattan, coll. Tourismes et Sociétés, 368 p.

Bertho-Lavenir C. (1999) – La plume et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, coll. Champ médiologique, 438 p.

Boyer M. (1996) – L’invention du tourisme, Paris, Gallimard, coll. Découvertes, 160 p.

Cazes G., Lanquar R., Raynouard Y. (1980) – L’aménagement touristique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1882, 128 p. ; nouvelle édition CAZES G., LANQUAR R. (2000), L’aménagement touristique et le développement durable, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1882, 127 p.

Cazes G. (1989) – Le tourisme international. Mirage ou stratégie d’avenir ?, Paris, Hatier, coll. J. Brémont, 196 p.

Cazes G. (1989) – Les nouvelles colonies de vacances ?, Tome 1 : Le tourisme international à la conquête du Tiers Monde, 336 p. et (1992) – Tome 2 : Tourisme et Tiers Monde : un bilan controversé, 208 p., Paris, L’Harmattan, coll. Tourismes et Sociétés.

Cazes G. (1992) – Fondements pour une géographie du tourisme et des loisirs, Paris, Bréal, coll. Amphi géographie, 199 p.

Cazes G. (1996) – « Entreprises et chercheurs, une rencontre nécessaire », Revue Espaces, n° 141, septembre-octobre, pp. 22- 24.

Groupement De Recherche en tourisme, CAZES G. (dir) (2000) – Dictionnaire des concepts et méthodes de l’observation touristique, Observatoire National du Tourisme, 131 p.

Cazes G., Groupement de recherche tourisme : Lieux et réseaux (GDR-CNRS) (2001) – « À propos de tourismologie. La science par autoproclamation », Revue Espaces, n° 178, juillet-août, pp. 16-19. Données et débat repris par BOUALEM K. et BÉDARD F. (2005) – « Vers une science du tourisme ? », Téoros, 24-2, pp. 77-80, mis en ligne le 01 février 2012, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/teoros/1547.

Cazes G. (2005) – « Le désir, dimension trop occultée dans la recherche géographique », Géographie et Cultures, n° 53, pp. 123-130.

Cazes G. (2006) – « Le tourisme équitable. Un concept à interroger », Revue Espaces, n° 235, pp. 13- 16.

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Cazes G., Woroniecki M. (2002) – « Un « marqueur » original mais significatif de la « métropolisation » : l’hôtellerie. Réflexions sur Paris et l’Ile-de-France », Téoros, UQAM, n° 1, vol. 21, pp. 36-47.

Chesneaux J. (1999) – L’art du voyage, Paris, Bayard, 290 p.

Corbin A. (1988) – Le territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage 1750-1840, Paris, Aubier, 409 p.

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Debarbieux B. (1995, 2001) – « Les montagnes : représentations et constructions culturelles. La montagne : un objet géographique ? », pp. 11-34, in Y. Veyret (dir), Les montagnes : discours et enjeux géographiques, Paris, Sedes, coll. DIEM, 140 p.

Fagnoni E. (2010) – « Les mobilités de tourisme et de loisirs au cœur de l’hypermobilité contemporaine », in V. Moriniaux (dir), Les mobilités spatiales, Paris, Armand Colin, pp. 191-211.

Fagnoni E. (2011) – Culture et Tourisme, un jeu de construction de territoires entre Patrimoine et Création, Habilitation à Diriger des Recherches, Université de Paris 1- Panthéon-Sorbonne, Tome 1, 263 p.

Fagnoni E., Aymard C. (2002) – « Entre inertie et dynamisme touristique : le cas parisien », Téoros, UQAM, n° 1, vol. 21, pp. 4-11.

Guibilato G. (1983) – Economie touristique, PARIS, Delta&Spes, 162 p.

Hoerner J.-M. (2000) – « Pour la reconnaissance d’une science touristique », Revue Espaces, n° 173, pp. 18-20.

Hoerner J.-M. (2003) – Traité de tourismologie. Pour une nouvelle science touristique, Perpignan, Presses de l’Université de Perpignan, coll. Études, 191 p.

Lanfant M.-F. (1972) – Les théories du loisir. Sociologie du loisir et idéologies, Paris, PUF, coll. SUP Le sociologue, 254 p. et (1978) – Sociologie du tourisme : Positions et perspectives dans la recherche internationale, Paris, Centre d’études sociologiques, 101 p.

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Viard J. (1984) – Penser les vacances, Arles, Actes Sud, 204 p.

Williams S. (2004) – « Tourism: Critical Concepts in the social Sciences: Tourism », Routledge, London, New York, 416 p.

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Pour citer cet article

Référence papier

Édith Fagnoni, « Culture et dépendances. In memoriam Georges Cazes »Bulletin de l’association de géographes français, 90-2 | 2013, 261-266.

Référence électronique

Édith Fagnoni, « Culture et dépendances. In memoriam Georges Cazes »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 90-2 | 2013, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/2347 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.2347

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Auteur

Édith Fagnoni

Maître de Conférences Habilitée à Diriger des Recherches – Université Paris Sorbonne – Paris IV (IUFM). Laboratoire E.I.R.E.S.T. (Equipe Interdisciplinaire de REcherche Sur le Tourisme) – Université Paris1 - Panthéon-Sorbonne – Courriel : e.fagnoni@wanadoo.fr

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