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Patrimonialisation et/ou innovation : quelles stratégies pour le développement durable de la trufficulture face aux transformations bioclimatiques ?

Heritagisation and/or innovation: what strategies to sustainably develop the French culture of truffle in response to bioclimatic changes?
Mathias Faurie
p. 248-260

Résumés

La production de truffes s’effondre inexorablement depuis un siècle en France. À partir des années 1970, les avancées sur les plans agronomiques et l’accompagnement de la filière par un programme de subventions ont suscité des espoirs mais n’ont pas suffi à inverser cette tendance et l’offre reste inférieure à la demande. De produit de luxe, la truffe est devenue patrimoine menacé et incarne dans de nombreuses régions un certain renouveau aux contours tant économiques qu’identitaires, et ainsi participe à la recomposition des territoires ruraux. Cependant, cette mise en patrimoine de la truffe semble aujourd’hui constituer un frein à l’innovation : le marquage du territoire pourrait nuire à l’adaptabilité de la trufficulture devant les transformations climatiques globales actuelles et à venir.

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Texte intégral

1Sur le territoire français, on trouve une quinzaine d’espèces de truffes, dont six seulement sont comestibles et de plus ou moins grande valeur [Chevalier et al. 1990 ; Chevalier & Frochot 2002]. Cet article traite de problématiques relatives aux deux espèces les plus réputées en gastronomie française : Tuber uncinatum, dite truffe de Bourgogne et Tuber melanosporum, dite truffe du Périgord.

2La truffe de Bourgogne peut se trouver dans toutes les formations calcaires du centre et de l’est de la France. On la trouve aussi dans d’autres régions à des altitudes différentes. En Europe, elle serait récoltée du nord au sud depuis la Suède jusqu’au Portugal, et d’ouest en est depuis l’Angleterre jusqu’en Hongrie. La truffe de Bourgogne (Tuber uncinatum) se plait dans des milieux plus sombres et frais alors que la truffe du Périgord (Tuber melanosporum) qui est xéro‑thermophile, se trouve généralement plus au sud. L’aire de répartition de la truffe du Périgord, qui porte assez mal son nom, est située sur le pourtour nord méditerranéen : en France, dans les régions calcaires méridionales, le sud-ouest et surtout dans le sud-est, en Espagne, au Portugal, en Italie et en Ex-Yougoslavie principalement. Cependant, la truffe du Périgord est aussi observée régulièrement dans l’aire de répartition de la truffe de Bourgogne, en France et en Italie, généralement sur les versants les mieux exposés et aux sols les plus alcalins.

3Le pays de la truffe se reconnaît facilement pour qui sait l’observer. La truffe, c’est un paysage, un terroir, devenu parfois si discret, aujourd’hui, qu’il fait partie du domaine de l’invisible pour le profane. Ces paysages sont le résultat d’une relation entre l’homme et son environnement, d’où émerge une culture, culture qui permit à certains de parler de « civilisation de la truffe », à l’instar de la « civilisation du châtaigner », bien que la truffe fasse partie d’un système agropastoral plus large. La truffe évoque des paysages caractéristiques : pays calcaires et rocailleux, de chênes trapus, de noisetiers et de genévriers. Qu’il s’agisse de truffières dites naturelles, le plus souvent liées aux activités anthropiques et à l’élevage ; qu’il s’agisse de milieux en transition, comme une vigne par exemple, évoluant vers la friche, puis le bois ; ou qu’il s’agisse d’alignements centenaires estompés ou de plantations récentes au quadrillage caractéristique, la truffe est inséparable de ces terroirs et sa présence marque les territoires.

4Comme le souligne Jean Marc Olivier, il en va de même pour les femmes et les hommes qui vivent au contact du pays de la truffe, marqués par celui-ci [Olivier et al. 2012]. Ce champignon participe à la construction identitaire, aux parlers, aux savoirs, à la toponymie, à l’économie, mais aussi aux rêves des hommes. Ces patrimoines, naturels et culturels, tangibles et intangibles, participent à façonner et à recomposer les territoires.

5La filière truffe reste fragile malgré une importante campagne de subvention visant à relancer la production et une communication centrée sur des animations ponctuelles vouées à faire redécouvrir ce produit au public. Malgré les tentatives de renaissance du produit et de la filière, la truffe reste une production confidentielle. En particulier en Bourgogne, cette nourriture tantôt paysanne, tantôt aristocratique, est bien souvent tombée dans l’oubli, si bien qu’on ne sait même plus qu’il y a des truffes et qu’on les récoltait il y a peu.

6D’autre part, les transformations climatiques globales semblent avoir une influence importante sur la production de truffes en France : tandis que dans les régions méditerranéennes les récoltes seraient limitées par une aridification progressive, l’aire de culture de la truffe du Périgord semblerait se décaler vers le nord et en altitude, ouvrant de nouvelles opportunités à des régions traditionnellement productrices de truffes de Bourgogne, ou exemptes de toute tradition trufficole. Au sud de la Loire, cette agriculture pourtant réputée comme étant « écologique » ou « durable », devient de plus en plus dépendante des possibilités d’irrigation, en particulier dans les mois les plus arides de l’année.

7La culture de la truffe semble aujourd’hui menacée [Ohnona 2009], et ce pour un ensemble de raisons qu’il convient d’identifier : un des objectifs réside dans la conservation de ce patrimoine, et des activités et pratiques qui l’entourent. De plus, la relance de la filière permettrait une revalorisation économique dans des territoires ruraux en déprise, tout en jouant un rôle sur la construction identitaire et l’évolution des territorialités. Par ailleurs, la culture de la truffe est une agriculture potentiellement écologique et constituerait ainsi une diversification ou une reconversion durable [Sourzat 2002, 2004].

8Dans ce contexte, la relance de cette production à travers la dynamique patrimoniale semble être une stratégie innovante, mais cette dynamique de patrimonialisation pourrait à l’inverse s’opposer à l’adaptation au regard des évolutions globales. Dans quelle mesure la patrimonialisation de la truffe, et de la trufficulture, peut-elle jouer un rôle structurant sur les territoires ? En quoi cette dynamique patrimoniale peut-elle paradoxalement constituer un frein à l’innovation devant les transformations bioclimatiques actuelles ?

1. Mise en patrimoine et innovation scientifique en vue de la sauvegarde de la trufficulture

9Au cours du xxe siècle, les transformations du monde rural conduisirent à abandonner les truffières naturelles et plantées. Les deux guerres mondiales, l’urbanisation et l’exode rural, ont vidé les campagnes et il s’est opéré une mutation profonde de l’agriculture et des paysages. La régression du pastoralisme et la fermeture des milieux, la suppression des bosquets liée à l’intensification agricole et au remembrement, ou encore les programmes d’enrésinement, sont les facteurs principaux qui expliquent la diminution de la production naturelle et semi contrôlée de truffes en France.

  • 1 Cela est encore le cas aujourd’hui : en Bourgogne par exemple, les parcelles d’anciennes vignes, ai (...)

10Si la production de truffe a diminué du fait de la transformation du monde paysan, l’âge d’or de cette activité fut pour beaucoup liée aux conséquences des grands déboisements et reboisements des xviiie et xixe siècles [Pitte 1983]. L’ouverture du milieu puis la reconquête progressive ont créé un biotope favorable au développement des truffières et ont ainsi favorisé la production de truffes au xixe siècle. Par la suite, ce phénomène a été amplifié dans les régions viticoles calcaires où la crise du phylloxéra a conduit à l’abandon de nombreuses vignes : ces parcelles se sont bien souvent naturellement converties en truffières.1

11En effet, la truffe du Périgord et la truffe de Bourgogne prospèrent naturellement dans des formations calcicoles ouvertes à semi-ouvertes, dégradées ou entretenues le plus souvent par une mise en pâture [Ricard 2003]. La virulence de la truffe est directement en lien avec les activités anthropiques car elle se plaît dans des formations de transition ou de reconquêtes forestières volontairement provoquées ou liées à l’agro-pastoralisme et aux défrichements.

1.1. Une relance de la filière permise par l’innovation et l’aide à la plantation

  • 2 La commercialisation des plants à grande échelle ne devient effective qu’en 1974.

12Au début des années 1970, le brevetage d’un procédé de mycorhization artificielle contribua à relancer les espoirs quant à la renaissance de la filière, allant faire de la production de truffe une agriculture à part entière. La mycorhization contrôlée du genre Tuber se porte dans un premier temps sur les variétés maculatum (1967), melanosporum (1970)2, uncinatum et aestivum et, plus récemment, sur magnatum (2000), la fameuse truffe blanche d’Italie.

13Si l’on rapporte que des truffières artificielles étaient plantées en France dès le début du xixe siècle, voire auparavant, cela se faisait avec des arbres dont les taux de mycorhization et de contamination par des champignons indésirables étaient inconnus. L’amélioration des connaissances sur le fonctionnement du champignon permet donc un taux de réussite plus élevé et une relative maîtrise d’une culture ouvrant de nouvelles perspectives commerciales. Tout ceci contribue à relancer les espoirs quant à la renaissance de ce patrimoine, alors disparu des marchés et des bonnes tables. Celle-ci pourrait faire de la truffe, à nouveau et dans des conditions maîtrisées, une véritable ressource pour les régions calcaires françaises. La création de nouvelles truffières et/ou l’entretien de truffières naturelles correspondent donc à une redécouverte et à une valorisation d’un produit du terroir, potentiellement porteur de développement, et dont la production reste inférieure à la demande.

14De nombreuses plantations de truffes du Périgord et de Bourgogne ont depuis été réalisées en Europe, mais aussi aux États‑Unis, au Chili, au Maroc, en Australie ou en Nouvelle‑Zélande, dans un premier temps à titre expérimental. Malheureusement, la mycorhization d’un jeune plant, que ce soit de chêne, de noisetier, de pin ou d’une autre essence, n’est pas suffisante pour garantir la fructification du mycélium et la récolte de carpophores, dix ans plus tard en moyenne, sur la parcelle.

  • 3 3500 ha ont été subventionnés entre 1970 et 1985 [Escafre & Roussel 2006].
  • 4 Par exemple à travers le programme européen « Leader+ » destiné aux zones rurales qui permet en Fra (...)

15La diminution générale au niveau européen de la production a suscité la mise en place d’une politique de sauvegarde d’un produit et de sa culture. L’intervention politique sur le secteur trufficole n’est pas une nouveauté car il s’inscrit dans un ensemble de mesures incitatives visant à favoriser son développement depuis le début du xixe siècle. Les trufficulteurs ont d’ailleurs très tôt su faire porter leurs revendications à Paris. Dans les années 1970‑1980, un programme incitatif de plantation3 est mené en France par le FORMA (Fonds d’orientation et de régulation des marchés agricoles). Des subventions directes à la plantation étendues aux non-agriculteurs sont mises en place à partir de 1992 dans la plupart des régions traditionnellement productrices. La profession se fédère progressivement, des syndicats locaux aux syndicats régionaux jusqu’à l’échelon national et européen. La F.F.T. (Fédération française des trufficulteurs, regroupant plus de 15 000 producteurs) intervient dans le cadre d’un protocole conclu avec l’État en vue de relancer la trufficulture, et un partenariat est mis en place à l’échelle européenne avec les fédérations italienne, espagnole et hongroise dans le cadre du G.E.T.T. (Groupement européen truffe et trufficulture). Les subventions proviennent de la région ou du département selon l’importance du projet agricole, tandis que l’Union Européenne intervient essentiellement dans le secteur de la recherche, mais aussi du développement par l’intermédiaire de programmes d’aides régionaux et de coopération4 intégrant la dimension trufficole. L’aide à l’achat des plants mycorhizés s’élève de 40 % pour les particuliers à 70 % pour les agriculteurs, tandis que les syndicats et fédérations locales assurent une mission d’expertise technique et de conseil à la plantation et à l’entretien. La trufficulture est par ailleurs encouragée par des mesures fiscales, en particulier l’exonération des impôts fonciers sur les surfaces non bâties plantées en arbres truffiers après 2005 pour une durée de 50 ans (article 43 de la loi du 23 février 2005 pour le développement des territoires ruraux).

16La trufficulture est par conséquent l’une des rares filières agricoles françaises en plein développement avec près de 900 hectares de plantations nouvelles réalisées chaque année (15 000 hectares de truffières artificielles environ seraient actuellement en production, ce chiffre étant à relativiser du fait d’une déclaration aux impôts fonciers ou au cadastre non systématique).

17Plus de mille emplois (équivalents temps plein), dans des zones souvent marginalisées, relèvent directement de la trufficulture [Escafre & Roussel 2006]. Les apports de cette activité à la vie économique locale en hiver sont déterminants au moment où l’activité touristique est quasi inexistante.

18Sans les aides à la plantation, on peut en conclure que le marché de la truffe aurait certainement disparu en France : les truffières artificielles sont à l’origine de la majorité de la production commercialisée tandis que les truffières naturelles représentent moins de 5 % du tonnage annuel national.

19L’ensemble du dispositif d’incitation et de subvention, tout comme la fédération des producteurs et les progrès scientifiques et techniques, n’ont pourtant pas permis d’inverser la tendance à la régression de la production globale, que ce soit à l’échelon français ou européen. En réalité, cette politique a pour objectif la sauvegarde d’une production, mais aussi et surtout de paysages, de pratiques rurales, de patrimoines, d’une « culture » de la truffe devenue d’intérêt général.

1.2. Politiques patrimoniales et recomposition des territoires

20La patrimonialisation de la truffe n’a pas pour unique objectif d’augmenter les ventes de truffes, mais aussi de structurer le territoire autour de cette activité emblématique qui peut impliquer des revenus annexes. La mise en patrimoine participe à la diversification des activités agricoles mais surtout à l’évolution des fonctions de l’agriculture et à la tertiarisation progressive des territoires ruraux. De nombreux producteurs se lancent dans l’agrotourisme au titre de la diversification. La truffe peut participer à l’essor d’un tourisme de loisirs, à la fois paysager, culturel et gastronomique : l’activité est mise en spectacle au travers de musées, de maisons de la truffe, de randonnées truffes, etc. Ceci a pour effet l’intégration du secteur dans une logique globale de développement territorial et notamment touristique, où la productivité n’est qu’un objectif parallèle, parfois rendu accessoire. La dimension de sauvegarde patrimoniale et de réactivation identitaire semble prédominer. La dynamique de patrimonialisation concernant les pays de la truffe combine une dimension de sauvegarde des patrimoines naturels et culturels, et une valorisation économique potentiellement durable pour les territoires. Les acteurs institutionnels et non institutionnels concernés par la truffe se démultiplient. De nombreuses associations pour le soutien et la promotion de la trufficulture ont vu le jour ces dernières années. Les « confréries de la truffe » se créent dans chaque région de production et participent à la folklorisation de cette production emblématique. La filière truffe apparaît dans son ensemble, au biais des activités indirectes, comme un débouché non négligeable pour de nombreuses zones rurales : à la vente de truffes s’ajoute un tourisme de loisirs, qu’il soit gastronomique ou simplement paysager (les filières gastronomiques s’intégrant dans les filières touristiques préexistantes ou émergeant spontanément selon les régions). La truffe semble avoir une portée culturelle et iconique dont l’intérêt dépasse la commercialisation du produit en incarnant un terroir emblématique et authentique. Les territoires trufficoles se structurent donc autour d’activités, de pratiques et de représentations connexes et autour de cette production emblématique se construit un système territorialisé [Bessière 2001].

21Concernant la production de truffes de Bourgogne en France, la filière reste anecdotique malgré l’importante campagne de subvention visant à relancer la production et une communication centrée sur des animations ponctuelles vouées à faire redécouvrir ce produit au public. Malgré les tentatives de renaissance du produit et de la filière, cette truffe se vend deux à trois fois moins cher que sa rivale du sud, bien plus prestigieuse, et sans commune mesure avec sa cousine automnale d’Italie, la truffe blanche du Piémont (Tuber magnatum), on ne peut plus couteuse. L’image d’un produit de luxe semble nuire à la truffe de Bourgogne qui, pourtant meilleur marché que la truffe du Périgord, semble être reléguée à sa simple fonction patrimoniale, voire folklorique. La mise en patrimoine de la filière truffe révèle par conséquent des disparités régionales : si dans le sud-est, réalisant plus des trois-quarts de la production nationale, la mise en tourisme est une réalité, elle apparaît moins déterminante pour la viabilité économique du système que dans le sud-ouest, le centre-ouest et le nord-est. Ces disparités existent à l’évidence à l’échelle des itinéraires personnels des producteurs et selon l’importance de leurs exploitations.

22Plus généralement, la patrimonialisation de la filière influe sur les identités et participe à la recomposition des territorialités : elle provoque et accompagne les évolutions et les mutations de la ruralité ainsi que des fonctions de l’agriculture dans la société. Véritable ressource pour les espaces ruraux, la patrimonialisation de la gastronomie participe largement au renouveau territorial et au développement [Bessière 2001].

23La portée culturelle et iconique de la truffe s’en trouve renforcée ; il s’agit donc d’un véritable renouveau dans l’histoire de cette production et de son ancrage social.

2. Les paradoxes entre patrimonialisation et innovation face aux transformations bioclimatiques

24La filière truffe se trouve finalement dans un schéma plutôt classique de dynamique patrimoniale innovante, partant d’une nécessité de conservation, suivie d’une volonté de mise en valeur où l’unique risque apparent serait de tomber dans la folklorisation. Cependant, un autre facteur bouleverse aujourd’hui cette conception, fait apparaître de nouvelles problématiques et pousse à reformuler les paradigmes des filières trufficoles. La patrimonialisation de la truffe structure les territoires et participe à la recomposition des territorialités autour de cette production emblématique en tant que marqueur social et spatial. Cette structuration des territoires autour de patrimoines locaux est, ou sera, confrontée à un ensemble de risques : dans le cadre des transformations climatiques globales actuelles, cette innovation représentera-t-elle un frein aux résiliences face aux changements ? Dans quelle mesure les dynamiques de patrimonialisation peuvent aller à l’encontre de l’innovation et de l’adaptation face aux transformations globales ?

2.1. Trufficulture et transformations bioclimatiques

25La truffe apparaît comme un témoin des évolutions du climat. L’ensemble des complexes mycorhiziens, donc des formations forestières et des écosystèmes associés, sont susceptibles de connaître des évolutions liées aux transformations du climat [Simard & Austin 2010]. Le réchauffement climatique semblerait renforcer la chute des rendements observée durant les dernières décennies. Pour Jean-Charles Savignac, président de la FFT, « la raréfaction des productions est certainement impactée par ce phénomène » [AFP/ L’EXPRESS.fr, publié le 07/12/2011 à 12 :45].

26En effet, on observe une corrélation entre les conditions climatiques et la production de truffes : les températures et surtout la pluviométrie à certains moments cruciaux de l’année déterminent la réussite du cycle mycélien. Dans son ensemble, la récolte européenne 2003‑2004 n’aura représenté qu’environ 20 % d’une récolte moyenne. En cette année de canicule, déclare Pierre Sourzat, spécialiste de la truffe et responsable technique de la station trufficole expérimentale du Montat, « les trois quarts des truffières naturelles semblent avoir disparu. Dans certaines plantations, deux tiers à trois quarts des arbres ont cessé de produire les années suivantes » [AFP/ L’EXPRESS.fr, publié le 07/12/2011 à 12 :45]. En 2009‑2010, la sécheresse estivale et automnale dans le sud mais aussi dans l’ensemble de la France a conduit à une production de moins de 25 tonnes toutes espèces confondues, soit 50 % d’une année moyenne.

27Le réchauffement et l’aridification semblent donc aujourd’hui s’ajouter à la déprise rurale responsable de la baisse de productivité [Rousset-Rouard 2008]. La production de truffes de Bourgogne, qui était annuellement équivalente à 70 tonnes au xixe siècle, est aujourd’hui réduite à moins de 5 tonnes.

Figure 1 – L’effondrement de la production de truffes

Figure 1 – L’effondrement de la production de truffes

Source : Callot, G. (1999)

28Pour la truffe du Périgord, pour la même période, on est passé d’environ 1200 tonnes à 45 tonnes. Dans les années 1960, la France produisait encore 200 à 300 tonnes de truffes. Ce chiffre est divisé par six aujourd’hui, et ce malgré le programme d’incitation à la plantation, initié dès 1972, qui devrait donc normalement aujourd’hui porter ses fruits. La diminution de la production est d’ailleurs proportionnellement plus importante dans le sud que dans le nord de la France : la production d’uncinatum a été divisée par 15 et la production de melanosporum par 25 depuis le début du siècle : comment expliquer cette différence ? L’aura de la truffe noire melanosporum et sa demande importante aurait dû la favoriser dans ce rapport mais il n’en est rien. Cet écart de diminution, pourrait être en partie expliqué par le fait que la production d’uncinatum partait de totaux bien moins importants. Mais peut-on y voir également les effets du réchauffement climatique, dont les effets seraient plus impactant sur les récoltes dans la région méditerranéenne ?

29En effet, la trufficulture pourrait à terme être menacée dans l’ensemble de la région méditerranéenne : « Spatial and seasonal alterations in future precipitation regimes and associated summer aridity will be important for the adaptation and evolution of T. melanosporum across its native distribution range » [Büntgen et al. 2012]. Si les printemps et les étés méditerranéens deviennent de plus en plus chauds et secs, l’impact sera non seulement négatif sur la production hivernale de champignons mais aussi de manière générale sur la croissance des arbres truffiers.

30L’aire de répartition naturelle de la truffe noire serait en phase de se décaler plus au nord, c’est-à-dire au beau milieu des territoires où règne la truffe de Bourgogne, ou dans des milieux encore peu colonisés par le genre tuber. La moitié nord de la France, et de manière générale l’Europe subméditerranéenne deviendrait très propice : en effet, des étés plus pluvieux et des hivers moins rudes, selon les prévisions actuelles du GIEC, favoriseraient la culture de la truffe du Périgord plus au nord. La truffe de Bourgogne suivrait ce même schéma de progression vers des régions septentrionales et continentales (en particulier en Allemagne et en Autriche) [Büntgen et al. 2011]. Le réchauffement climatique a aussi pour conséquence la diminution du nombre de jours de gel et une entrée dans les périodes gélives moins précoce, autant de facteurs déterminant pour la culture des truffes en général et encore aujourd’hui facteur limitant pour la récolte hivernale de melanosporum au nord de l’Europe.

31Le réchauffement climatique provoque donc une remontée des écosystèmes vers le nord et vers l’altitude, une évolution dont la répartition des truffes constitue ainsi un marqueur.

Figure 2 – La remontée des écosystèmes truffiers dans les milieux subméditerranéens

Figure 2 – La remontée des écosystèmes truffiers dans les milieux subméditerranéens

Source : Olivier, J.-M. (2002), ajout d’informations Faurie, M. (2013)

32Si la truffe du Périgord devenait virulente plus au nord, qu’en serait-il de la concurrence ou de la cohabitation entre les deux espèces, pour l’instant observée ponctuellement ? Dans une perspective de réchauffement climatique et de printemps et d’étés de plus en plus secs sur le pourtour méditerranéen, la culture de la truffe melanosporum sera-t-elle toujours possible, du moins sans avoir recours à l’irrigation, qui plus est dans les périodes où cette ressource fait le plus défaut et où, bien souvent, l’irrigation des truffières est simplement interdite ?

2.2. Entre patrimonialisation et innovation agricole : quelles solutions durables ?

33Dans quelle mesure la patrimonialisation de la truffe peut-elle nuire à l’adaptabilité productive et à la recherche de rentabilité agricole dans le cadre du réchauffement climatique ? Depuis peu, la politique incitative de développement par les subventions se heurte à une dynamique innovante et hors du champ des patrimonialisations institutionnelles : le réchauffement climatique favorise progressivement la culture de la truffe noire du Périgord en Bourgogne et de manière générale dans l’ensemble des formations calcaires du nord de la France. L’audace de nouveaux investisseurs va à l’encontre des politiques régionales de valorisation des terroirs : la rentabilité économique et l’innovation s’opposent-elles ici aux volontés publiques de structuration des territoires par la patrimonialisation ? L’inertie patrimoniale conduit-elle ici à un contre-sens économique, à plus ou moins long terme ?

  • 5 Les subventions concernent uncinatum en Bourgogne et melanosporum au sud de la Loire.

34Le processus de mise en valeur patrimoniale se confronte donc à un paradoxe : l’innovation ou l’audace économique serait de planter la truffe du Périgord plus au nord, mais les mesures d’incitation et de subvention, lié à l’identification patrimoniale, concernent les truffes de tradition régionales5, dans une logique de conservation et de concordance entre géographie et identité. L’audace économique provoquerait ici la fin de « l’incarnation » d’une production emblématique. On pourrait faire ici un parallèle avec la viticulture : les appellations d’origine constituent une mise en patrimoine qui fige les productions. Dans certaines régions il devient de plus en plus difficile de tendre vers les standards « locaux » : un changement de climat conduit à une évolution du terroir, influe notamment sur la date des vendanges, sur les taux de sucres, et sur la palette aromatique… ce qui impliquerait une évolution des critères d’appellation.

  • 6 La trufficulture est la plupart du temps présentée comme une culture écologique (peu d’impacts sur (...)

35La patrimonialisation, recomposant et redynamisant les territoires, peut paradoxalement limiter l’innovation et créer de nouvelles inerties sociospatiales. Par ailleurs, il semble que les possibilités d’irrigation soient déterminantes en vue de conserver une production artificielle de melanosporum dans le sud de la France, mais dans ce cas, la trufficulture serait une activité moins durable et moins rentable en impactant davantage sur la ressource en eau6. Dans le centre-ouest et dans le nord-est, l’irrigation n’est pas nécessaire, sauf années exceptionnelles, quelle que soit l’espèce de truffe cultivée. L’avenir ou la sauvegarde de la truffe se jouent-ils dans le nord de l’Europe plus que dans les régions traditionnelles de production ?

Conclusion

36La mise en patrimoine et le retour de la filière truffe constituent une innovation relancée par les avancées scientifiques en matière de culture artificielle. Mais le système d’incitation, et d’une manière générale la politique patrimoniale de la truffe, comportent une dimension identitaire, voire « traditionaliste » qui nuit à l’adaptabilité productive au regard des transformations extérieures. Si l’innovation patrimoniale alimentaire peut inverser le rapport des sociétés locales à la tradition [Bessière 2012], la structuration du territoire autour de patrimoines locaux est confrontée à un ensemble de risques, car la patrimonialisation peut être porteuse d’inerties sociospatiales en limitant l’innovation et les adaptations aux changements.

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Bibliographie

Bessière, J. (dir.) (2012) – Innovation et patrimoine alimentaire en espace rural, Montpellier, Editions QUAE, 155 p.

Bessière, J. (2001) – Valorisation du patrimoine gastronomique et dynamiques de développement territorial, Paris, L’Harmattan, 365 p.

Büntgen, U. et al. (2011) – « Truffles and climate change », The Ecological Society of America, pp. 150-151.

Büntgen, U. et al. (2012) – « Drought-induced decline in Mediterranean truffle harvest », Nature Climate Change, vol 2, décembre 2012, pp. 827-829.

Callot, G. (1999) – La truffe, la terre, la vie. Du labo au terrain, INRA, Paris, 210 p.

Chevalier, G., Frochot, H. (2002) – La truffe de Bourgogne, Pétrarque, France, 258 p.

Chevalier, G., Riousset, L., Riousset, G., Dupré, C. (1990) – « Taxonomie des truffes européennes », in Comptes rendus du 2e Congrès international sur la truffe, Spoleto, 24-28 nov. 1988 / B. Granetti, M. Bencivenga Eds, pp. 37-44.

Escafre, A., Roussel, F. (2006) – « Rapport relatif au développement de la trufficulture française », Conseil général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux, CGAAER n° 1132, 55 p.

Ohnona, L. (2009) – « Il faut sauver le diamant noir », documentaire 55 mn, Production Scientifilms.

Olivier, J.-M., Savignac, J.-C, Sourzat, P. (1996, 2002, 2012) – Truffe et trufficulture, Fanlac, Périgueux, 398 p.

Pitte, J.-R. (1983) – Histoire du paysage français, Paris, Tallandier, 555 p.

Ricard, J.-M. (dir.) (2003) – La truffe. Guide technique de trufficulture, CTIFL, France, 268 p.

Rousset-Rouard, Y. (dir.) (2008) – L’avenir de la truffe face au réchauffement climatique, Actes des deuxièmes rencontres internationales de la truffe, Ménerbes, Carpentras, Avignon, Richerenches, Albin Michel, 206 p.

Simard, S. et Austin, M. (2010) – « The role of mycorrhizas in forest soil stability with climate change », in Climate change and variability, Simard S. (dir.), Intech, pp. 275-302.

Sourzat, P. (dir.) (2004) – Questions d’écologie appliquées à la trufficulture, Station d’expérimentation de la truffe, Le Montat, 62 p.

Sourzat, P. (2002) – Guide pratique de trufficulture, Station d’expérimentation de la truffe, Le Montat, 119 p.

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Notes

1 Cela est encore le cas aujourd’hui : en Bourgogne par exemple, les parcelles d’anciennes vignes, aisément identifiables sur le cadastre, comptent parmi les truffières dites « naturelles » régulièrement productives.

2 La commercialisation des plants à grande échelle ne devient effective qu’en 1974.

3 3500 ha ont été subventionnés entre 1970 et 1985 [Escafre & Roussel 2006].

4 Par exemple à travers le programme européen « Leader+ » destiné aux zones rurales qui permet en France de soutenir 140 territoires porteurs d’une stratégie de développement organisée autour d’un thème fédérateur comme la trufficulture.

5 Les subventions concernent uncinatum en Bourgogne et melanosporum au sud de la Loire.

6 La trufficulture est la plupart du temps présentée comme une culture écologique (peu d’impacts sur l’environnement et une biodiversité remarquable) mais cela n’est vrai que pour certains modèles de conduite naturomorphes conservant la pelouse calcaire et limitant l’irrigation.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – L’effondrement de la production de truffes
Crédits Source : Callot, G. (1999)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/2339/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 116k
Titre Figure 2 – La remontée des écosystèmes truffiers dans les milieux subméditerranéens
Crédits Source : Olivier, J.-M. (2002), ajout d’informations Faurie, M. (2013)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/2339/img-2.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Mathias Faurie, « Patrimonialisation et/ou innovation : quelles stratégies pour le développement durable de la trufficulture face aux transformations bioclimatiques ? »Bulletin de l’association de géographes français, 90-2 | 2013, 248-260.

Référence électronique

Mathias Faurie, « Patrimonialisation et/ou innovation : quelles stratégies pour le développement durable de la trufficulture face aux transformations bioclimatiques ? »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 90-2 | 2013, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/2339 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.2339

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Auteur

Mathias Faurie

ATER à l’Université Paris Sorbonne-Paris IV (IUFM), UMR 8586 Prodig – Courriel : mathiasfaurie[at]gmail.com

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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