1Le tourisme en milieu forestier date de l’époque romantique car préalablement la forêt était considérée comme inhospitalière, angoissante, voire dangereuse. Elle connait un regain d’intérêt au xixe siècle suite à la montée du mouvement romantique incitant à un retour vers la Nature et après la Seconde Guerre Mondiale. Mais la fréquentation de ces sylves bellifontaines est bien différente selon les époques. Au xixe siècle, les peintres la fréquentent pour la beauté des paysages, la nature sauvage, les arbres tortueux ou encore pour des raisons hygiénistes tandis qu’après la Seconde Guerre Mondiale, c’est le tourisme de masse qui se développe. Selon les visiteurs les regards posés sur la forêt changent : les premiers y voient une nature à conserver en l’état, les seconds un espace de loisirs qui doit correspondre aux besoins de consommer de l’espace forestier ou d’y effectuer des activités sportives, des découvertes naturalistes, par exemple. Pour répondre à ces divers besoins, fortement influencées par les idées de l’époque, des décisions de gestions vont être prises et qui vont avoir des effets sur le milieu et la dynamique des couverts végétaux dont les marques sont visibles dans les paysages d’aujourd’hui. Quelles sont ces actions ? Quels sont les effets sur le milieu ? Et comment les gestionnaires prennent-ils en compte les actions du passé pour aménager les espaces d’aujourd’hui ?
2Si la forêt de Fontainebleau a été tant prisée, cela est dû pour une bonne part à sa proximité avec la capitale mais aussi à la diversité des paysages offerts aux usagers (Fig. 1) depuis le plateau situé entre 132 et 138 mètres d’altitude et constitué au sommet d’une table calcaire recouvert de sables siliceux dont l’épaisseur varie de 30 cm à 2 mètres et occupé par des futaies de feuillus intégrant les anciens espaces des « Séries Artistiques » devenue, pour certaines parcelles Réserve Biologique Intégrale (RBI) comme au Gros Fouteau et à la Tillaie, en passant par la dalle de grès tapissée de landes et les versants développés dans les sables parsemés de plages de fougères et de bruyères piquetées de bouleaux et de pins jusqu’à la dépression tapissée, ici et là, de pelouses rases. Si cette diversité paysagère est un des éléments attractifs, bien d’autres paramètres entrent en jeu pour comprendre la venue des touristes, sous l’impulsion des peintres, à Barbizon au xixe siècle.
Figure 1 – Principaux paysages de la forêt de Fontainebleau à travers une coupe géologique
Source : Atlas des forêts de France, De Monza, 1991
3Un certain nombre d’avancées technologiques contribuent à faciliter les déplacements et d’autres à contraindre les peintres à changer de sujets. Le développement du chemin de fer et en particulier l’arrivée de celui-ci, en 1849 à Avon, situé tout près de la ville de Fontainebleau et de son château, met la forêt à une heure trente minutes de la capitale alors que préalablement il fallait une journée avec la célèbre « Patache de Barbizon » pour y parvenir. Il faut aussi ajouter les progrès de la chimie et les inventions technologiques qui ont permis d’emporter dans la musette les couleurs grâce à la création des tubes de peinture qui remplacent le mortier et le pilon utilisés, en atelier, pour broyer les plaques de pigments. Cela n’a été possible que grâce à l’invention, en 1841, du tube en métal souple par l’américain John Gofferand et en 1850, à l’amélioration de sa fermeture par un bouchon mise au point par la maison française « Lefranc ». Enfin, l’invention de la photographie entre 1824 et 1829 et la vulgarisation de l’appareil photographique au milieu du siècle jouent un rôle important vers ce retour à la « Nature » et le changement des thèmes picturaux. Ils vont se tourner vers des scènes de la vie quotidienne, des activités paysannes, des paysages pour remplacer le portrait des grands de ce monde qui préfèrent la photographie. Les paysages forestiers de Fontainebleau sont plus appréciés que les autres espaces sylvestres situés à la périphérie de Paris. Ces paysages originaux font rêver les peintres qui considèrent « les landes dénudées [comme] les déserts américains, les rochers de grès, hérités du déluge ou les arbres dépérissant –qualifiés de druidiques- […] monuments de la nature qu’il faut admirer, sinon vénérer. L’intervention de l’homme est exclue dans cette forêt naturelle qu’il s’agisse des coupes de bois ou de la plantation d’arbres étrangers comme tous les conifères » [Poltron, 2012].
4La montée d’une bourgeoisie industrielle au xixe siècle, le développement du chemin de fer et la revalorisation de la nature facilitent le développement du tourisme. Les paysages forestiers et bucoliques sont admirés pour leur beauté et appréciés pour la qualité de l’air respiré. Désormais « Chaos de rochers, chênes, dunes de sables, lumières de la forêt font les délices des peintres de Barbizon, dont l’état d’esprit semble bien éloigné de celui des époques antérieures, où l’on ne voyait de la forêt que rochers affreux et grottes effroyables » [Kalaora, 1993]. Les paysages diversifiés comme ceux très ouverts de la platière d’Apremont ou encore ceux des futaies cathédrales aux arbres majestueux séduisent autant les peintres que les promeneurs. Et, pour répondre à la demande sociale et satisfaire la curiosité de tous, des guides « touristiques » sont élaborés. Dès 1820, Remard rédige « un recueil sur la forêt de Fontainebleau », puis Jamin en 1837 publie « une notice historique et descriptive de la forêt avec quatre promenades en forêt », mais le plus célèbre est « l’indicateur de Fontainebleau » de Denecourt paru en 1842 qui décrit le château de Fontainebleau et incite à découvrir la forêt à travers une trentaine de parcours commentés. Parallèlement à cette arrivée importante de touristes, se développent aux lisières de la forêt des auberges qui deviennent des lieux d’accueil notamment pour les artistes qui plantent leur chevalet en forêt. Ainsi, l’Auberge Ganne, à Barbizon, devient un lieu d’hébergement et de réjouissances des peintres sous l’œil bien veillant de « la mère Ganne ». Mais d’autres auberges s’implantent dans les villages situés aux lisières de la forêt comme à Chailly‑en‑Bière ou à Bouron‑Marlotte.
5Les peintres de Barbizon observent et immortalisent sur leurs toiles la forêt ce qui coïncide avec le goût pour la nature du mouvement romantique. Cette recherche des paysages désolés, dits « sauvages », des arbres tortueux, de la solitude, coïncide avec leurs états d’âme angoissés, voire leurs déboires amoureux. Ainsi, George Sand écrit que les paysages forestiers « correspondent plus à l’idée que l’on s’en fait qu’aux réalités du milieu physique et humain. On privilégie l’idée d’une forêt naturellement sauvage, on ne parle jamais des aménagements, pas plus que des forestiers ou des promeneurs, pour la bonne raison qu’on les fuit » [Polton, 1995]. La forêt de Fontainebleau toute proche de la capitale et d’accès facile devient, alors, le lieu idéal pour poser les chevalets en pleine nature pour peindre les paysages « sur le motif ». Ce mouvement « pleinairiste » est conforté par la création du prix de Rome du paysage historique en 1817 qui comprend une épreuve de l’arbre et nécessite une connaissance morphologique du sujet. Aussi de nombreuses esquisses au crayon, à l’aquarelle ou à la sanguine sont élaborées directement sur le terrain, puis archivées dans des cartons à dessins avant d’être intégrées dans une composition picturale parfois exécutée en atelier. Enfin, la couleur est remise à l’honneur car considérée antérieurement comme « un simple accident de la lumière ».
6Cet enthousiasme pour la nature allié à la période bouillonnante de la révolution de 1830 qui intervient en pleine bataille littéraire avec la première d’Hernani de Victor Hugo, mais aussi en pleine bataille scientifique avec le duel qui oppose Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire à propos de l’évolution des espèces et au développement du chemin de fer, favorisent l’envie de s’éloigner de la capitale et engendrent la montée du tourisme. Avec l’arrivée du chemin de fer à Avon en 1849, la forêt de Fontainebleau devient facilement accessible aux parisiens qui rêvent d’un monde sauvage. En 1842 le nombre de visiteurs est évalué à 70 000 par an, il atteint 140 000 en 1844 et le nombre de billets vendus pour Avon atteint 160 000 dans la décennie 1860, même si tous les voyageurs n’étaient pas des touristes, beaucoup l’étaient et en 1871, 175 000 billets sont vendus à destination de la forêt [Polton, 1995]. Cette arrivée importante de visiteurs va engendrer des aménagements destinés à les accueillir et à sécuriser certains lieux. Les allées forestières, tracées antérieurement pour la chasse, vont être empruntées par les voitures tirées par des chevaux et l’administration forestière va installer des panneaux indicateurs afin d’empêcher les égarements. Mais la découverte à pied est privilégiée et pour la faciliter car elle est encore bien étrangère aux parisiens, le « sylvain » Denecourt installe environ 150 km de sentiers pédestres qui sont souvent réalisés par des carriers rémunérés avec le produit de la vente des indicateurs et des cartes. Dès 1847, Denecourt, matérialise les parcours à l’aide de flèches bleues, sans doute les premiers balisages en milieu forestier français.
7Outre ces aspirations à un retour vers la nature, il ne faut pas oublier que deux vagues d’épidémie de choléra-morbus s’étendent sur Paris en 1832 et en 1854. L’ensemble des paramètres évoqués ci-dessus concourt à inciter les peintres à s’éloigner de la capitale et à se rendre en pleine forêt pour y exercer leur art, mais aussi les touristes pour quitter l’atmosphère bouillonnante et empestée de Paris. La forêt est passée d’une vision horrible tout juste bonne pour les chasses royales à un espace sublime transcendé par les artistes et les écrivains au début du xixe siècle et apprécié des promeneurs.
8Les sujets de prédilection des peintres deviennent la forêt et les arbres. Une multitude de tableaux signés des peintres aussi célèbres que Camile Corot, Théodore Rousseau, Diaz De La Peňa, Alfred Sisley, Charles François Daubigny, Charles Jacque et bien d’autres encore ont fixé sur leurs toiles cette forêt pour laquelle ils ont exprimé à travers leurs pinceaux leurs émotions et leurs sensations recueillies sur le vif. Quelques peintres s’installent même à Barbizon dans des maisons louées pour une bouchée de pain et le village compte jusqu’à une centaine d’artistes pour quelque 350 habitants…
9La passion des arbres et le désir de conserver ces « monuments de la nature » conduisent les peintres à un engagement militant et à entamer des démarches pour obtenir des mesures de protection pour ce patrimoine naturel. Les peintres réussissent à convaincre des écrivains célèbres qui vantent la forêt comme Charles Baudelaire, Alphonse de Lamartine, Alfred de Musset, George Sand ou encore Victor Hugo qui écrit « un arbre est un édifice, une forêt une cité, entre toutes, la Forêt de Fontainebleau est un monument ». Peintres et écrivains accusent les forestiers de dénaturer la forêt en effectuant des coupes sur les chênes parvenus à maturité et les carriers d’éliminer de vastes espaces forestiers pour l’exploitation du grès. À force de pétitions et de manifestations, ils obtiennent, en 1853, que 624 hectares soient laissés en dehors de tout aménagement et à force de pression, un décret impérial 13 août 1861 classe plus de mille hectares en « Séries Artistiques ». C’est une des premières mesures mondiales de protection d’un patrimoine naturel puisque Yellowstone ne sera créé qu’en 1872. Mais pourquoi la présence d’arbres aussi magnifiques et pourquoi cet héritage merveilleux pour la société du xixe siècle ?
10Lorsque Colbert se fait attribuer la direction des Eaux et Forêts en 1661, la forêt est fortement dégradée. Les délits, pillages mais aussi les besoins croissants en bois pour les diverses activités industrielles comme les verreries, les briqueteries, les salines auxquels s’ajoutent les usages domestiques et les exigences en gros bois des constructions navales ont fortement épuisé les forêts et amoindri la ressource.
11Devant l’état déplorable de la forêt et la nécessité de développer les flottes de guerre et de commerce, il devient indispensable d’améliorer la qualité et la quantité de bois des forêts du royaume. Les forestiers à partir de la Grande Ordonnance de Colbert de 1669 rétablissent les règles de gestion plus strictes et favorisent les boisements de chênes qui seront implantés jusqu’au xviiie siècle. Ce travail de reconstitution des forêts de chênes à Fontainebleau commence par le repérage des chênes préexistants, l’élimination de nombreux hêtres jugés de moindre qualité et concurrentiels, se poursuit par l’augmentation du nombre de pieds à l’hectare pour obtenir des fûts droits et hauts branchus. Les premières mesures prises dès la promulgation de la Grande Ordonnance voient leurs effets sur la forêt de Fontainebleau avec le développement des futaies de chênes qui atteignent pour certaines parcelles au xixe siècle l’âge d’exploitation, ce contre quoi les peintres s’élèvent. Lorsqu’ils obtiennent la création des « Séries Artistiques » ils font arrêter toute activité de gestion forestière dans cet espace imparti, ce qui signifie laisser les arbres croître en l’état et des futaies denses et sombres se développent puisque les travaux d’éclaircies et de régénération ne sont pas effectués. Depuis 1861, ces parcelles protégées n’ont subi aucune intervention humaine, en dépit de réductions surfaciques et des aléas climatiques, elles font l’objet de protections successives jusqu’à devenir une Réserve Biologique Intégrale (RBI) en 1953, puis la forêt est classée en Réserve de Biosphère en 1998. Cet arrêt des activités de gestion depuis le milieu du xixe siècle a engendré une évolution très spécifique de ces parcelles protégées. Qu’en est-il aujourd’hui de ces forêts de chênes d’antan tant appréciées et protégées ?
12Dans les années 1970, participant sous la direction du professeur Lemée, avec l’équipe des chercheurs et des étudiants du laboratoire d’écologie végétale de l’Université de Paris XI (Orsay), cette équipe étudiait les structures des parcelles du Gros Fouteau et de la Tillaie de la RBI et leur dynamique. L’étude consiste à effectuer des relevés sous forme de placettes réparties selon un carroyage systématique afin d’analyser les structures forestières et les capacités de régénération du chêne. Une transcription de ces données en pyramide (Fig. 2) permet d’apprécier l’organisation verticale et horizontale des ligneux. La stratification verticale traduit la distribution des espèces dominantes strate par strate et la structure horizontale apprécie l’importance du taux de recouvrement de chaque strate toute espèce confondue dans la strate considérée ce qui permet d’appréhender la plus ou moins grande pénétration de la lumière au sol. Quant au profil pédologique, il visualise l’organisation horizon par horizon du sol et souligne la distribution du système racinaire. Ce profil est celui d’un sol podzolisé dont l’horizon gris cendré est parfaitement visible. Les sols constituent une réelle mosaïque en fonction de l’épaisseur de la couche de sables qui va du sol brun aux podzols. Cette vision structurale d’une placette est complétée par une étude du couvert végétal environnant de la RBI et des sols car les liaisons entre les parcelles juxtaposées offrent des structures différentes qui interfèrent dans la dynamique de l’ensemble de la RBI. Cet instantané traduit aussi une partie du passé perceptible à travers le mode d’occupation des ligneux dans les différentes strates et devient un reflet des gestions antérieures qui s’insèrent dans « un flot incessant de développements dynamiques » [Otto, 1998].
Figure 2 – Pyramide structurale d’une parcelle du Gros Fouteau de la Réserve Biologique Intégrale
Source : M. Hotyat, 1990 et 2012
13Cette pyramide structurale démontre la prédominance du hêtre dans toutes les strates alors que le chêne n’est important que dans la strate haute et faiblement présent dans toutes les autres strates, voire absent comme dans la cinquième. Cette analyse de la distribution verticale de la végétation permet de poser au moins deux questions : pourquoi cette absence de chêne ou faible présence dans les strates de 1 à 5 ? Pourquoi cette domination du hêtre ? Pour répondre à ces questions il faut prendre en compte la durée et les modes de gestion qui se sont succédé antérieurement sur ces espaces. Ainsi, cette pyramide traduit le rôle des forestiers qui ont géré les parcelles de cette réserve selon les recommandations de la Grande Ordonnance de Colbert de 1669. En favorisant le chêne, cette forêt était susceptible de produire au bout d’un siècle et demi ou deux des fûts de qualité pour alimenter les chantiers navals. À l’arrivée des peintres, des travaux sylvicoles auraient dû être effectués afin d’ouvrir le couvert forestier pour faciliter le grossissement des fûts des chênes et favoriser la régénération de la forêt en facilitant l’éclairement des houppiers, ce qui aurait produit alors une abondante floraison et par conséquent une production généreuse de glands. Mais, avec la création des « Séries Artistiques » ces parcelles intouchées jusqu’à nos jours ont donc repris, dès le milieu du xixe siècle, une dynamique spontanée mais à partir d’une structure obtenue selon les règles de gestion imposées par Colbert. Sous un couvert devenu fort dense et sombre, seules les espèces sciaphiles, comme le hêtre, se sont développées. Toutefois, une question demeure : les glands de ces vieux chênes sont-ils toujours viables ? Toujours dans le cadre des travaux du laboratoire du professeur Lemée une étude fine de la production de glands et de leur capacité à germer est effectuée. À travers des placettes d’1m2, à l’automne, les glands sont comptés ainsi que les plantules lorsque les glands ont germé. Le suivi systématique des glandées et des germinations pendant plusieurs années de suite démontre, in situ, que la production de glands existent normalement comparativement aux parcelles gérées, et que leur pouvoir de germination est bon dans la mesure où, mis en pot en laboratoire, ils germent parfaitement et se développent normalement, contrairement aux jeunes plants sous forêt sombre qui meurent au bout de cinq ans, faute de lumière au sol. Il est donc possible de mesurer l’impact d’une gestion sylvicole datant du xviie siècle, puis d’une décision de protéger à vie ces parcelles suite à la demande d’une communauté d’artistes éprise de beaux arbres. Cette protection a entrainé le développement du hêtre dans ce milieu assombri alors que des mesures plus anciennes visaient à favoriser le chêne. Aujourd’hui cet espace est un véritable laboratoire qui permet de comprendre le sens des dynamiques en milieu forestier en prenant en compte le temps pluriséculaire et toutes les actions anthropiques qui ont sévi au cours des siècles. Seule une approche systémique combinant les conditions du milieu, les actions des sociétés et le temps peut permettre de comprendre le paysage d’aujourd’hui et la substitution du chêne par le hêtre.
14La forêt de Fontainebleau est toujours un des lieux forestiers adorés des parisiens. Sa fréquentation ne fait qu’augmenter au fil du temps et si l’on comptait dans les années 1980 environ 9 millions de visites par an aujourd’hui on atteint entre 17 et 20 millions. Certains dimanches de mai 50 000 véhicules et 250 000 visiteurs déferlent en forêt. Cet engouement n’est pas sans conséquence sur le milieu, même si l’on peut se réjouir du désir d’aller en forêt. Une telle fréquentation a interpellé les gestionnaires de l’ONF dans la mesure où le passage répété de milliers de personnes en un même lieu le modifie. La multiplication des activités touristiques comme la randonnée, l’escalade, le VTT, l’équitation ne sont pas sans conséquences. Comme l’écrit Sylvain Jouty, en 1982 « Chacun vient chercher ce qui lui plait, la forêt muette ne se plaindra jamais ». Il est possible d’appréhender cet impact en travaillant sur plusieurs missions de photographies aériennes échelonnées tous les 10 ans environ depuis la Seconde Guerre Mondiale. Le constat est possible car la première mission aérienne accessible date de 1947 et permet de voir la platière d’Apremont comme un désert minéral car cet espace a fait l’objet d’un incendie gigantesque à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Cet incendie a été déclenché par les allemands afin de chasser les résistants qui se cachaient dans la forêt. À la suite de cet événement, la végétation a recolonisé progressivement l’espace, mais ce sont d’abord des mousses et des lichens, puis des plages de fougères aigle qui réapparaissent, celles‑ci ayant résisté au feu grâce à leurs rhizomes, puis quelques touffes de callune viennent compléter le couvert végétal. Quelques décennies plus tard, des arbres se sont implantés, tels les bouleaux et les pins. Le couvert se reconstitue progressivement et la couverture de callune devient conséquente ainsi que les arbres d’âges différents. Cette couverture végétale où s’imbriquent dans le sol le réseau racinaire des callunes et celui des arbres plus pivotants des bouleaux et plus traçants des pins constitue une protection efficace des sols. Mais, simultanément à cette reconstitution de la couverture végétale, la fréquentation touristique augmente ce qui va engendrer un début d’érosion mesurable sur les photographies aériennes des décennies suivantes. L’action répétée du piétinement affecte d’abord les mousses et les lichens qui, écrasés, disparaissent rapidement faisant place à de petites plages de sol nu. Le passage répété des promeneurs couche les rameaux de callune au sol, les érafle et les brise. Une sente apparaît. Puis, l’écrasement de la callune se poursuit, les sentes s’élargissent et deviennent des sentiers à l’horizon de surface bien tassé. Etant dans les sables, des rigoles de quelques centimètres à une dizaine de centimètres se développent ce qui facilite la concentration des eaux de ruissellement. À mesure que le système des rigoles se développe, les racines latérales des arbres sont mises à nu, un creusement à l’aval se produit, puis un soutirage a lieu sous la racine qui se trouve totalement dégagée et perd son rôle de fixateur des sables et est lui-même déstabilisé. Il arrive que des arbres basculent entraînant avec eux des paquets de sol et de sable. Le ruissellement engendre aussi un soutirage du sable autour des blocs de grès, qui sont peu à peu déchaussés et ont tendance à basculer ou à glisser sur le versant. Les sables sont emportés vers les bas‑fonds lors des pluies d’orage estivales. Progressivement les ravines se transforment en ravins à tel point que le milieu devient dangereux pour la fréquentation des touristes, citadins et sportifs. La dynamique érosive est la résultante des conditions du milieu et des activités anthropiques : présence de pentes développées dans les sables, de chaos de grès qui les tapissent, mais aussi du fait de la canalisation des visiteurs sur des espaces restreints. Les matériaux au fil du temps migrent vers l’aval recouvrant pelouses rases et jeunes callunaies et tapissant les bas-fonds qu’ils exhaussent. Ici les phénomènes d’accumulation et de recouvrement dominent.
15Plus encore que le nombre de visites, c’est la concentration lors des week-ends car 70 % de visites y sont concentrés ainsi que durant les mois de mai à octobre. Seuls quelques irréductibles fréquentent la forêt hors de ces périodes. De plus, la forêt est explorée de manière inégale ; certains sites sont la cible des touristes pour des raisons d’accessibilité, de qualité de paysages, de circuits faciles à repérer et à parcourir en famille. La Platière d’Apremont fait partie de ces lieux de prédilection car le panorama est magnifique, la descente vers le Bas‑Bréau est agréable et accessible aux familles mais l’espace est fragile car inscrit dans les sables avec des pentes fortes encombrées de chaos de grès. Et l’érosion s’est terriblement aggravée comme en témoignent les photo-interprétations effectuées sur les missions aériennes depuis 1947 jusqu’aux années 1995 [Hotyat, 1990]. L’ONF surveille attentivement les sites présentant des risques pour le public et essaie de lutter contre l’érosion intensive et les risques d’accidents. Dès cette date, l’ONF et les associations se sont constitués en commission de lutte contre l’érosion pour essayer de remédier à ce phénomène et simultanément avertir le public des dangers encourus.
16En ce qui concerne, la platière d’Apremont, les ravins de plusieurs mètres de profondeur étaient devenus un réel danger, aussi le « Comité d’érosion » décide d’aménager un circuit d’érosion. Dans un premier temps les blocs instables sont déchaussés, les ravines remblayées, puis des fascines sont installées perpendiculairement à la pente afin de créer des ruptures de pentes échelonnées sur le versant pour ralentir le processus d’érosion, ensuite un escalier suspendu est construit dont les planches sont recouvertes de grillage afin d’éviter aux visiteurs de glisser lorsque les marches sont humides, recouvertes de neige ou de verglas. Entre les fascines et les planches, l’eau est freinée dans sa progression et son pouvoir érosif nettement diminué. Si le sable est malgré tout emporté lors de grosses pluies d’orages, les fascines sous-jacentes à l’escalier stoppent le sable qui s’accumule derrière chacune d’elles. Cet aménagement demande une réelle surveillance car les marches peuvent se dégrader, voire se casser, le sable accumulé derrière les fascines peut passer par-dessus et migrer vers l’aval. Il est donc nécessaire d’opérer une surveillance constante de ces aménagements, de manière à éviter une reprise intensive de l’érosion. Cet aménagement est constitué de 158 marches qui commencent dès la platière et descendent jusqu’au « désert d’Apremont ». Pour avoir observé cette zone depuis les années 1970, je puis confirmer que le paysage a changé : au début des années 1980, de grandes ravines rayaient les versants et les dynamiques géomorphologiques et biogéographiques s’affrontaient. Aujourd’hui, grâce à l’aménagement, il n’y a plus ces grandes griffures et la végétation a recolonisé les versants avec une telle vigueur que les forestiers élaguent certains arbres afin de préserver la vision panoramique du sommet de la platière. Cette lutte contre le développement vertical du couvert végétal a deux objectifs, celui de sauvegarder la vision panoramique et de reconstituer quelque peu le paysage des peintres de Barbizon tels qu’ils l’observaient en venant peindre d’après le motif.
17Si les forestiers et les associations n’avaient pas participé à cette lutte contre une érosion intensive, la platière d’Apremont et ses versants orientés vers la dépression du Bas Bréau seraient aujourd’hui complètement démantelés par les ravines d’érosion qui peu à peu se seraient rejointes et auraient éliminé progressivement la végétation, même si celle-ci était conquérante sur les interfluves. Mais tout est une question de vitesse. Or la dynamique érosive est souvent plus rapide que la reconquête végétale, même si cette dernière est offensive. La gestion forestière a donc évité que les versants de la platière d’Apremont ne se dénudent et que l’érosion engendre une transformation paysagère importante. Les forestiers de l’ONF gèrent cet espace très fréquenté pour le plaisir visuel des promeneurs et afin d’assurer leur sécurité.
18Comment concilier préservation du milieu et fréquentation du public ? Les gestionnaires ont mis plusieurs moyens en œuvre, pour la platière d’Apremont, c’est la constitution d’un sentier d’érosion, qui résiste mieux au piétinement, ailleurs c’est l’offre d’une multitude de circuits qui disperse les usagers, c’est le déplacement, voire la multiplication de parkings en dehors des zones sensibles afin qu’elles soient moins accessibles, c’est l’installation de panneaux expliquant ce que les gestionnaires effectuent en forêt. Les divers aménagements, le tracé, et le balisage des sentiers, y compris ceux de Denecourt, ont pour objectif d’ouvrir la forêt au plus grand nombre et de la rendre la familière, voire de vaincre la peur vis-à-vis de cette nature. La forêt de Fontainebleau permet aujourd’hui de réunir gestionnaires, associations, artistes et touristes après bien des vicissitudes…
19Les deux terrains présentés sont devenus au fil du temps des zones expérimentales et surtout un véritable laboratoire in situ qui permet de tirer quelques conclusions, sinon des leçons. Pour la RBI, la conclusion qui s’impose est que tout espace mis « sous cloche » sans préparation préalable a tendance à dévier de l’objectif fixé au départ, dans notre exemple, la protection absolue des chênes des « Séries artistiques » sans prise en compte des travaux sylvicoles antérieurs a abouti à la domination du hêtre. Une forêt multifonctionnelle comme la forêt de Fontainebleau doit faire l’objet de soins attentifs car la sur‑fréquentation peut entraîner une vaste dégradation du couvert végétal et une érosion intensive. Les aménagements réalisés ont stoppé cette dégradation mais il faut une surveillance constante de la part des gestionnaires ce qui engendre un coût non négligeable tant dans l’entretien du matériel que dans les coupes répétées pour dégager le paysage. Cela signifie aussi que le paysage est figé pour satisfaire les visiteurs et les amoureux des peintres de Barbizon.
20Quels que soit les aménagements effectués, toute action anthropique sur le couvert végétal impacte son évolution et les aménagements sont définis avant tout en fonction de la demande sociale, des représentations, voire des modes d’une époque. Mais pour mener à bien un plan d’aménagement de ce type, une approche globale est nécessaire prenant en compte autant les données du milieu, les demandes sociétales tant présentes que passées pour aboutir à une forêt sécurisée…
21N’est-ce pas aussi refuser les dynamiques spontanées du milieu ? La responsabilité de l’ONF oblige de plus en plus à une sorte de jardinage de la forêt pour que le moindre danger soit évité. Mais ne sommes‑nous pas en train d’aseptiser la forêt ? Ne faudrait-il pas éduquer le visiteur afin de lui apprendre les dangers de la nature ? Nous sommes devant un paradoxe : le citadin réclame de la nature, oui, mais une nature domestiquée et sans risque !