1Le Marais apparaît comme un quartier parisien hautement représentatif de la tension plus fructueuse que contradictoire entre une « culture de la conservation », incarnée par les mouvements de patrimonialisation, et une, plus contemporaine, « culture de la création ».
2Le Marais constitue en effet un des quartiers les plus précocement et les plus intensément patrimonialisés, notamment suite à la promulgation du secteur sauvegardé en 1964, qui a constitué le véritable point de départ de l’affirmation d’une esthétique patrimoniale d’un bâti majoritairement hérité des xvie, xviie et xviiie siècles. Les hôtels particuliers ont aujourd’hui retrouvé leur lustre ancien et accueillent souvent désormais des institutions prestigieuses, comme le musée Carnavalet (hôtel Carnavalet), les Archives Nationales (hôtel de Soubise) ou la Maison de l’Europe (hôtel de Coulanges) pour ne citer que ceux jalonnant la rue des Francs‑Bourgeois. Mais ce quartier est aussi depuis quelques années de plus en plus associé à une image créative. On ne compte pas les annonces régulières dans la presse de mode d’ouvertures de boutiques de « petits créateurs » nationaux ou, plus souvent, internationaux, notamment dans le secteur auto-labellisé du « Haut‑Marais » (la partie du Marais située dans le 3e arrondissement). Isabel Marant, Vanessa Bruno, Corinne Cobson, Stéphane Verdino : autant de grands noms de la création de mode qui ont pignon sur rue dans ce secteur. Certaines sociétés proposent même des « parcours créateurs » dans le Marais, proches du « personnal shopping », consacrés à la visite de petites boutiques ou d’ateliers de créateurs du quartier, et organisés pour des petits groupes.
3Cet article envisage de se pencher sur cette identité créative de plus en plus associée au quartier du Marais, afin d’en comprendre les ressorts, les mécanismes mais aussi les limites. Cette identité marketing pose en effet un certain nombre de questions qui intéressent le géographe. À propos de l’émergence de cette « spécialisation » commerciale du quartier, on peut se demander quelles sont les racines de cette identité créative. Cette identité pose également la question de sa légitimité et de sa définition par les acteurs qui revendiquent ce qui est presque devenu une appellation. In fine, peut-on véritablement parler de « quartier créatif » à propos du Marais ? Voit-on l’émergence d’une véritable « territorialité créative », à l’image de ce qu’on peut observer pour les clusters plus classiques ?
4L’ensemble de ces questionnements sera approfondi à partir d’une enquête de terrain, réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat, mêlant observation fine du quartier, exploitation de base de données sur l’évolution commerciale du quartier et entretiens avec une grande diversité d’acteurs, des commerçants aux acteurs institutionnels et municipaux.
5Pourquoi le Marais est-il devenu un lieu associé à l’idée de création ? On propose de répondre à cette question dans une perspective historique, en reprenant rapidement l’histoire commerciale et économique du quartier, très fortement marquée par les activités industrielles et artisanales, que l’on peut considérer comme précurseurs de la créativité du Marais.
6Si aujourd’hui, pour un badaud qui se promène dans le Marais, les références architecturales les plus évidentes sont celles liées au passé aristocratique des lieux (hôtels particuliers, place des Vosges, etc.), il ne faut pas oublier que le Marais fut à partir de la fin du xviiie siècle, et plus encore à partir des années 1850, un quartier particulièrement industrieux et très densément peuplé (120 000 habitants en 1860 contre environ 50 000 aujourd’hui). Le quartier est en effet progressivement passé à partir du début du xixe siècle d’un quartier d’apparat à un quartier hautement productif, dont l’économie reposait sur de nombreuses entreprises industrielles ou artisanales assez variées.
7L’analyse d’inventaires commerciaux datant des années 1960, soit avant la réhabilitation du quartier consécutive à la promulgation du secteur sauvegardé, ainsi que celle d’un corpus de photographies datant de cette même période et représentant les rez-de-chaussée commerciaux des rues du Marais, montre bien que la majorité des rez-de-chaussée des bâtiments du Marais étaient occupés par des activités économiques : commerce de proximité très spécialisé (boucherie, triperie…) très classiquement, mais aussi très forte présence d’établissements artisanaux (dont la frontière avec le commerce stricto sensu est particulièrement floue) voire industriels. La structure commerciale du quartier était en effet caractérisée par la présence d’un dense tissu d’artisans très variés, avec quelques grands domaines de spécialisation.
Figure 1 – Quelques reliques de l’activité artisanale dans les cours intérieures du Haut-Marais
Source : A.-C. Mermet (mai 2012)
8Le Marais est tout d’abord réputé pour ses nombreux ateliers d’orfèvrerie, de dorure et de bijouterie, notamment dans le secteur de la rue du Temple. En aval, on observe la présence d’usine de traitement des déchets précieux issus de cette intense activité, avec notamment la Société des Cendres, située rue des Francs‑Bourgeois, qui n’a quitté le Marais pour Vitry-sur-Seine qu’au début des années 2000, après s’être réorientée vers le traitement des déchets des prothésistes dentaires [Mourot, 2011]. Le textile apparaît comme un second domaine de spécialisation, avec des établissements à la fois artisanaux et commerciaux, mais toujours très spécialisés : fabriquant d’imperméables, de chapeaux pour fillettes, de couvre-pieds… On observe également de nombreux ateliers de gravure et d’estampage ainsi que de nombreuses activités autour du travail du verre (optique, plusieurs entreprises de « bombage de verre » dont certaines n’ont quitté le quartier que très récemment…). Il existe donc dans ce quartier une très forte tradition artisanale de transformation d’une matière première en un produit fini (ou en pièces détachées), voire de création (notamment pour les secteurs textile et bijoutier) c’est-à-dire de conception d’un nouveau produit fini.
9Sur le plan fonctionnel, il n’existe plus que des reliques de ce passé artisanal : il reste quelques ateliers d’orfèvrerie, comme l’Orfèvrerie du Marais, quelques ateliers représentant différentes étapes du travail de la bijouterie (fabrication d’apprêts, polissage, sertissage…). Le site du service de Garantie des métaux précieux se trouve ainsi toujours dans le 3e arrondissement, au 14 rue Perrée. Cela reste néanmoins très discret, la grande majorité des ateliers ayant progressivement quitté le quartier, à partir des années 1980-1990.
10Sur le plan paysager, cet héritage, certes bien moins monumental que les hôtels particuliers de la période aristocratique du quartier, reste très discret. En effet, ces ateliers avaient soit investi l’intérieur des hôtels particuliers (y compris place des Vosges), soit occupé leurs cours intérieures, avec l’édification de petits ateliers en dur, avec des verrières etc. Or la première étape du marquage patrimonial, lancée à partir du milieu des années 1960 avec le secteur sauvegardé, ne reconnaissait pas cette strate du bâti comme patrimoniale, et, dans son objectif de retrouver l’esthétique urbaine du xviiie siècle, et prévoyait même la suppression de ces traces architecturales considérées comme des verrues dans le paysage du Marais. Le premier PSMV approuvé dans le quartier reposait en effet sur le principe du curetage des cours intérieures, destiné à rendre à ces espaces leur fonction d’apparat en faisant disparaître les apports architecturaux des xixe et xxe siècles.
11Cet héritage reste néanmoins visible : si on regarde bien, on peut observer de nombreuses plaques de ce type dans les rues du quartier (Fig. 1). Aujourd’hui, cette étape du passé du quartier est clairement reconnue comme patrimoniale, et l’un des enjeux de la révision – en cours – du PSMV, est précisément de protéger cette strate du paysage urbain du Marais.
12Si aujourd’hui, ces activités artisanales « traditionnelles » ont presque disparu, elles ont été dans une certaine mesure remplacées par des activités dites « créatives ».
- 1 Voir par exemple le journal gratuit À nous Paris du 15 novembre 2010, ou le numéro spécial Paris du (...)
13Le quartier est en effet aujourd’hui considéré comme un lieu créatif1. Plusieurs arguments motivent ce constat. Le premier, et peut-être le moins évident, est organiquement lié à la gentrification résidentielle du quartier. Les caractéristiques socio-professionnelles des gentrifieurs du Marais correspondent en effet à celles de la « classe créative » telle que définies par Richard Florida au début des années 2000 [Florida 2002] : publicitaires, agents de presse, éditeurs, designers etc. Mais c’est surtout par la présence de commerces dit « de créateurs » et fortement liés à une activité artistique et/ou créative que repose cette identité créative du Marais. L’article intitulé « Les 3e et 4e ont-ils vendu leur âme » du Point donne ainsi une importance majeure aux galeristes, mais aussi aux designers et aux stylistes qui ont ouvert un atelier ou, plus souvent, une boutique dans le quartier.
14Plusieurs grands noms de la création contemporaine, dans tous les domaines possibles (stylisme, publicité, design, peinture…) ont en effet pignon sur rue dans le Marais, et entretiennent un lien identitaire très particulier avec ce quartier. Dans le domaine cinématographique, on peut citer l’exemple du collectif Etna, atelier de cinéma expérimental, installé rue de la Corderie dans le nord du 3e arrondissement (près du marché des Enfants rouges) depuis 1997 et qui s’affiche toujours aujourd’hui comme un véritable lieu de création cinématographique. Cette image créative a également attiré des acteurs créatifs très renommés, connus internationalement, à l’image de l’urbaniste-designer Jean-Michel Wilmotte qui a installé une agence/atelier en 2009 rue du roi Doré dans une ancienne usine du Marais, du designer Ora‑Ito ou encore du collectif Surface to Air.
15Surface to Air est une société fondée en 2000 par des artistes créateurs (photographe, éditeur, stylistes), en se définissant avant tout comme un collectif artistique particulièrement polyvalent. Il s’agit au départ d’une société de conseil en direction artistique. Leur premier client est le groupe Virgin. Ils seront par la suite sélectionnés pour créer les campagnes de publicité de Lanvin, Louis Vuitton, Diesel ou encore Dom Pérignon. La marque signe aussi le graphisme d’albums d’artistes connus à l’instar de Leslie Feist. Petit à petit le studio de création artistique devient une agence de création pluridisciplinaire : développement d’une ligne de vêtements d’abord pour homme (première collection pour homme en 2004) puis pour femme (2007). Sur le plan spatial, la marque s’installe d’abord au début des années 2000 dans le 1er arrondissement, 46 rue de l’Arbre Sec, dans un ancien entrepôt réhabilité qu’elle quitte en 2007 pour s’installer dans la confidentielle rue Charlot où commencent à apparaître d’autres créateurs renommés comme Corinne Cobson. Dans un deuxième temps, l’activité de création à proprement parler est dissociée de l’activité de vente, notamment du prêt-à-porter. Le studio de création est installé 129 rue de Turenne tandis que la boutique déménage en 2010 dans le secteur en pleine mutation du Nord de la rue Vieille‑du‑Temple, dans un local de 150 m2. La marque se développe aujourd’hui à l’international, où l’on compte plus de 300 points de vente dont deux autres boutiques en propre à Sao Paulo et New York.
16Dès lors, quel lien entre le passé artisanal des lieux, qui, bien que non estampillé « créatif » par le marketing de l’époque, ne l’était pas moins, et cette nouvelle identité créative ? Si l’installation de Surface to Air n’est pas du tout directement lié au passé artisanal des lieux, l’installation de certains créateurs est fortement liée au passé productif de ces lieux, à plusieurs niveaux.
17On observe tout d’abord une forme de continuité directe entre ce passé artisanal et l’identité créative contemporaine du quartier. Les « créateurs » correspondant aux anciennes spécialisations artisanales du quartier (bijouterie, textile, maroquinerie) sont en effet particulièrement bien représentés en termes quantitatifs. Le 3e arrondissement, notamment dans sa partie nord, abrite ainsi plusieurs ateliers de créations de bijouterie, à l’image de l’atelier‑boutique Paule et Louise, située près de la place du Temple précisément du fait de cette spécialisation artisanale héritée. Sans aller jusqu’à un tel effet de continuité, les entretiens ont permis d’évoquer une continuité plus indirecte. Plusieurs « créateurs » interrogés lors de la campagne d’entretien ont ainsi affirmé s’approvisionner, pour certaines pièces spécifiques (fermoirs pour bijoux, chaînes pour maroquinerie…) chez des artisans du Marais, reliques du passé artisanal du quartier.
18Enfin, le lien avec ce passé artisanal est également évoqué sur le plan uniquement symbolique pour justifier une localisation dans le Marais. Florian Denicourt, créateur de maroquinerie qui a récemment installé une boutique rue Charlot, a ainsi choisi le Marais d’une part pour l’effet de « buzz » que connaît le quartier autour de l’image de création, mais aussi pour le passé artisanal des lieux, qui, selon lui, donne une certaine légitimité à son positionnement marketing de créateur, comme l’illustre cet extrait d’entretien avec le responsable de la boutique :
« Après de toute façon, par rapport à l’environnement, c’est le quartier qui s’est le plus développé ces derniers temps pour les créateurs de ce type et dans notre gamme de prix en fait. C’est-à-dire que comme il y avait… il y a encore beaucoup d’ateliers… Enfin, il y en avait, il y en a de moins en moins, mais il reste encore ceux qui font des bijoux, des chaînes, des dorures, des choses comme ça, ils sont tous dans le quartier. Il y a à peu près 10 ans, il y a des créateurs qui avaient pas trop de moyens qui avaient leur atelier et qui en profitaient en fait pour mettre leur boutique dans le quartier, atelier-boutique, et ça a donné une forte image créateur au quartier et donc maintenant il y a pas mal de créateurs français qui quand ils s’installent, s’installent dans le Marais, plutôt le Haut-Marais justement, parce que c’est là où il y avait les ateliers, pour asseoir l’image et que l’image soit à peu près claire. »
19On peut donc établir un lien – direct ou davantage symbolique – entre le passé artisanal du Marais et l’identité créative dont est désormais investi ce quartier.
20Cependant, cette catégorie d’acteurs « créatifs » pose question, notamment dans son lien avec l’activité commerciale. De nombreux acteurs revendiquant cette appellation n’ont en réalité qu’un point de vente, une boutique, dans le Marais, et pas du tout d’atelier, à l’image de Florian Denicourt que l’on vient de citer.
21Qu’est-ce qu’un créateur ? Qu’est-ce qui le distingue de l’artisan des années 1950 ou de la chaîne des années 2000 ? Il convient de questionner la perméabilité des catégories mises en avant dans ce modèle. À partir de quand un artisan devient un créateur ? Et un créateur une chaîne ?
22Le débat autour de la thèse de Richard Florida autour de la notion de « classe créative », dont il propose une définition particulièrement extensive (30 % de la population active américaine selon lui-même [Florida 2004, p. 35] est en soi symptomatique de la grande difficulté à délimiter les contours de cette catégorie d’acteurs créatifs.
23L’utilisation du terme par le marketing, qui nous intéresse davantage ici, est tout aussi problématique. Le terme est de plus en plus utilisé comme un argument marketing, y compris par des acteurs pour lesquels la création à proprement parler n’occupe qu’une part minime de leur activité. Certaines marques valorisent explicitement la notion dans la dénomination même de leur enseigne, à l’instar d’APC, sigle pour « Atelier de production et de création ». Cette stratégie commence à être utilisée même pour les marques de moyenne gamme, comme l’illustre la campagne de publicité de la chaîne de prêt-à-porter pour homme moyenne gamme Célio, qui compte plusieurs centaines de points de vente dans lesquels sont diffusés les mêmes produits, mettant en avant la notion de créativité.
Figure 2 – La campagne Célio de l’hiver 2011 ou l’entretien de la confusion autour de la notion de créateur
Source : A.-C. Mermet (décembre 2011)
24Dans le domaine de la mode, F. Sackrider explique ainsi que, récemment, les chaînes ont de plus en plus tendance à faire appel à des stylistes renommés, issus de grandes maisons, afin d’associer à leur image de marque cette notion de créateur [Sackrider et al. 2008, p. 32‑33]. La marque de prêt-à-porter Chattawak, plutôt moyen haut de gamme, s’est ainsi attachée les services et l’image de la créatrice pointue Valentine Gauthier (qui a ouvert sa première boutique en 2009 dans le Marais rue Charlot) pour la conception de dix robes destinées à célébrer les dix ans de la marque en 2011. Le nom de la créatrice était alors omniprésent dans les campagnes de publicité de l’enseigne.
25On s’aperçoit dès lors du caractère particulièrement flou de cette notion de créateur revendiquée aussi bien par des acteurs indépendants que par des chaînes mass market comme Célio.
26Dans cette recherche d’une définition opérante de l’acteur créatif dans le Marais, on aurait pu essayer de définir a priori le terme en assimilant le créateur au concepteur d’une nouveauté à l’avant-garde de la mode et des tendances. Cependant, cette définition ne recouvre pas la réalité de la diversité des acteurs se qualifiant de créatifs. En gardant en tête l’idée d’un créateur comme concepteur, on a tenté de classer sur une matrice les différents acteurs enquêtés revendiquant cette appellation en fonction de la proximité existant entre le créateur, c’est-à-dire le concepteur et fabriquant de l’objet, et la distribution du produit fini. Cette matrice a permis de classer les acteurs enquêtés en trois catégories.
Figure 3 – Le continuum créateur-chaîne dans l’échantillon de commerçants enquêtés revendiquant l’appellation « créateur »
Source : A.-C. Mermet (2012)
27On distingue tout d’abord le « pur créateur » pour qui l’étape de la conception, de la production et de la distribution est concentrée entre les mains d’un seul acteur. Le créateur est généralement installé dans un atelier-boutique où les créations sont produites mais aussi exposées. C’est par exemple le cas de Véronique Boujeat, qui a développé la marque de bijouterie Paule et Louise. Il s’agit donc très généralement de très petites structures indépendantes, fabriquant souvent des pièces uniques. Le « créateur assisté » constitue une deuxième catégorie. Dans ce cas, le créateur conçoit le prototype, externalise la production dans des ateliers de fabrication aux localisations variées, et assure la distribution en boutique. Les quantités produites sont plus importantes et peuvent être également distribuées en corner de grand magasin à l’international (souvent au Japon). La géographie de la créatrice de maroquinerie Pauline Pin, marque fondée en 2005, est illustrative de ce cas. L’activité de conception du prototype a lieu dans son atelier boutique du Marais, rue Charlot (elle a également une boutique à Versailles). L’approvisionnement en matières premières est local : les chaînes et emporte-pièce proviennent d’une entreprise de la rue des Archives tandis que le cuir est acheté chez un grossiste situé dans le secteur de République. L’activité de production est externalisée dans un atelier du 20e arrondissement. Enfin, la distribution se fait dans les deux boutiques du Marais et de Versailles, ainsi que dans des multimarques à l’international (Japon, Espagne). Le dernier type se rapproche du fonctionnement de la chaîne dans la mesure où les trois étapes (conception du prototype/production/distribution) sont confiées à trois acteurs différents. Le consommateur n’a pas un accès direct au créateur lorsqu’il achète les « créations ». Le nom du créateur garantit l’identité « créateur » de l’objet qui est cependant reproduit en une quantité importante d’exemplaires par des ateliers généralement situés bien loin des bureaux du créateur. Le réseau de distribution se consolide progressivement avec l’ouverture de succursales. C’est par exemple le cas des marques Thomas Sabo ou Sessùn. On peut donc déceler une forme de continuité entre ces trois niveaux de créateurs. Le « pur créateur » qui connaît un certain succès et qui se développe peut devenir un créateur assisté puis, si le succès se confirme, un embryon de chaîne.
28Ce continuum permet non seulement de proposer une nouvelle forme de typologie commerciale, peut-être mieux à même d’appréhender certaines mutations de la structure commerciale des centres historiques ou, plus globalement, des « quartiers branchés », mais aussi de remettre en cause l’opposition tranchée entre créateur et grande chaîne conformément aux propos de F. Sackrider (supra).
29Sur le plan quantitatif, les créateurs assistés et les créateurs fonctionnant comme des chaînes sont largement majoritaires dans le Marais, tendance qui ne fait que s’accentuer avec la flambée des prix du foncier commercial, observée dans le quartier depuis environ 2005.
30Il reste dès lors à comprendre s’il est exact de parler de « quartier créatif » pour le Marais. Cette expression rappelle les travaux des économistes territoriaux et des géographes sur la notion de cluster, développés notamment par Michael Porter. Ce dernier définit le cluster comme une concentration géographique d’entreprises interconnectées, de fournisseurs spécialisés, de services aux entreprises adaptés, d’institutions associées (centres de formations…) dans un secteur particulier caractérisées par leur complémentarité verticale comme horizontale, générateur d’externalité positive (économies d’agglomération, effets d’innovation etc.) [Porter 2000].
31Si ces théories du cluster ont d’abord été mobilisées pour comprendre certaines spécificités du secteur industriel, de récents travaux tendent à parler de « clusters culturels » [Pilati & Tremblay 2007, Ambrosino 2008] pour désigner et comprendre des concentrations d’entreprises créatives, proches du champ de la culture.
32Dès lors, vu la forte concentration d’acteurs se revendiquant « créatifs » dans le Marais, peut-on parler de quartier créatif, ou plutôt de cluster créatif dans le Marais ? Cela revient à interroger l’existence de liens organiques entre ces différents acteurs, potentiellement générateurs d’externalités positives.
33Quelques éléments de réseau entre ces différents acteurs ont pu apparaître lors de l’enquête de terrain.
34On a déjà évoqué les quelques cas de créateurs s’approvisionnant auprès des reliques du passé artisanal du quartier. Il convient également de souligner la synergie entre la présence des galeries (milieu artistique) et celle des créateurs de mode (milieu créateur), le premier attirant le second, qui apparaît dans plusieurs entretiens. L’intérêt symbolique de cette proximité spatiale est notamment évoqué par David Foessel, co-fondateur de la boutique de bijoux de créateurs L’ostentatoire, d’abord localisée rue Elzévir, entre le « Marais shopping » de la rue des Francs‑Bourgeois et le « Marais des galeries » du secteur de la rue de Thorigny. Il explique que cette localisation a permis à la boutique de se faire une place et une légitimité rapidement dans une forme de synergie entre l’identité artistique des lieux d’exposition et l’identité créative portée par cette marque.
35Au‑delà de cette proximité qui reste théorique, on peut observer une esquisse de liens entre artistes et créateurs. Isabelle Bois, co-fondatrice de la marque Ragazze Ornamentali, évoque la volonté de créer un « collectif artistique » dans l’événementiel de la marque. Ainsi, lors de l’installation de l’atelier-boutique de la marque (lieu de création et de vente des produits – la production ayant lieu dans des ateliers artisanaux italiens) a choisi d’investir une galerie d’art du Marais, la galerie Déborah Zafman, afin de présenter les premiers objets de la collection.
36Il faut cependant nuancer ce type d’actions finalement très ponctuelles. Si l’on retrouve ici la confirmation du caractère valorisant de l’activité artistique pour les créateurs de mode, l’idée de ce collectif artistique n’est cependant pas ici nécessairement liée à la proximité spatiale et à une implantation commune dans le Marais. C’est en effet une forme de hasard qui a conduit la marque à choisir la galerie Déborah Zafman du Marais (la marque a par ailleurs organisé des événements du même type dans d’autres galeries parisiennes). La marque met plus en avant le réseau personnel des créateurs que le réseau de proximité lié au quartier, qui n’est pas négligé mais qui arrive après le recours au réseau d’interconnaissance d’envergure parfois internationale.
37Dans le même ordre d’idée, quelques événements sont (ou ont été) mis en place par des acteurs collectifs pour faire connaître l’identité créative du Marais et créer du lien entre eux. La mairie du 3e arrondissement cherche ainsi à asseoir l’image de « quartier créatif » du Haut-Marais et, consécutivement, à solidifier ces quelques fragiles éléments de réseau entre les créateurs, par la mise en place d’un événement annuel depuis 2009, les journées Nomades qui sont dédiées à la création dans l’arrondissement. En 2011, l’événement intitulé « Aux sources de la création » a ainsi rassemblé pas moins de 236 acteurs considérés comme créatifs (répartis en trois catégories : galeristes, « artisans-créateurs », « lieux de culture et de connaissances »). L’événement est l’occasion pour le public de découvrir l’envers du décor de la création à travers l’organisation de visites, de démonstrations (pour les quelques artisans ayant conservé leur lieu de production dans le quartier) et de soirées comme « la nuit des galeries » qui a inauguré la session de 2011. Si l’objectif est avant tout de faire connaître aux habitants et aux Parisiens le bourdonnement créatif du quartier, l’événement permet de créer les prémices de liens entre créateurs (avec des expositions de création communes : ainsi, Véronique Bougeat, fondatrice de Paule et Louise exposait dans la boutique Axes et soirs tenue par une créatrice de chapeaux).
38Les acteurs commerçants ont également tenté de créer ce type d’événements avec grosso modo, les mêmes objectifs : faire connaître l’activité créative du quartier et créer du lien entre créateurs.
39Ainsi, à partir des années 2000, la créatrice-éditrice de tissus Dominique Picquier, une des pionnières de la redécouverte de la rue Charlot par les créateurs, et quelques-uns de ses amis créateurs de la rue, a tenté de faire connaître la rue « au monde entier » à travers l’organisation d’un événement annuel et la fondation d’une association ad hoc :
— Parce qu’en fait, ce qui s’est passé, c’est que vers 2000, j’avais des copains qui ont ouvert une boutique, ils sont partis, de design, une sorte de galerie design, et puis un autre type qui était graphiste qui était dans l’hôtel particulier au 55 là-haut, le plus beau de la rue. On a décidé de faire une sorte de fête entre nous, et donc on a organisé donc une petite fête, ça a bien marché, mais on n’était pas beaucoup, on devait être 5 ou 6, donc on avait ouvert ça à d’autres rues du quartier. Et puis finalement, on a fait une association, et puis finalement, bon, il y en a qui sont partis, il y en a qui sont revenus, et puis la dernière fois qu’on a fait une fête, ça a super bien marché, et donc il y avait justement Pauline Pin, Anders Hus etc., ça devait être en 2005. Et en fait, tous ces gens qui ont des boutiques là, c’est l’enfer, parce que… La cotisation, c’était 400 €, autant dire rien, il y avait deux personnes qui étaient connues dans la rue, c’était mon copain qui est graphiste qui était au 55 et moi, donc on avait pris un attaché de presse, et on a eu une presse incroyable. Nous, notre idée, c’était de faire connaître la rue, justement, dans le monde. À l’échelle le plus possible branchée mode, etc. On voulait faire un peu ce qui est arrivé à Notting Hill en fait. En faire un endroit connu du monde entier. Donc on a fait ça pendant plusieurs années. Au début, on l’a fait entre nous, et puis les boutiques sont arrivées, genre Pauline Pin, Anders Hus qui est encore venu après, et vers 2005, on en a fait un qui a vachement marché, et là tout le monde a été content. Après… ils avaient des problèmes parce qu’en fait, ils comptaient vendre… mais c’est pas des fêtes où on vend, c’est des fêtes pour se faire connaître. Et pour eux, c’était trop, ils voulaient pas payer parce qu’il y avait pas assez de retour. Et là on a compris… Parce qu’on avait fait ces fêtes rien que pour la rue, notre idée c’était « rue Charlot ». C’était le nom de l’événement. Après ça, il y en a eu une autre qui a moins marché, moi ça m’a rendue furieuse, parce qu’en fait ils avaient une sorte de… je sais pas… donc moi ça m’a plus intéressé de devoir m’occuper des petits problèmes des commerçants […]. L’idée c’était, on aurait pu inviter des gens de Notting Hill, aller chez eux, pareil pour Varsovie, Berlin, créer du lien avec des endroits qui nous ressemblent, c’était ça notre idée.
40On voit donc que l’initiative n’a pas fait long feu et s’est heurtée aux difficultés économiques des participants et au manque de solidité du lien qui les unit. L’association n’a pas été dissoute mais est depuis 2006 en sommeil. Ainsi, dans l’immense majorité des entretiens, les interlocuteurs ont affirmé n’entretenir que très peu de relations avec les autres créateurs du quartier(s) (en dehors de quelques relations de voisinage peu approfondies), alors qu’il s’agit d’une condition sine qua non pour pouvoir parler de quartier ou de cluster créatif. Il existe donc peu de réseaux intra-quartier.
41En outre, parler de cluster implique également de retrouver sur un même territoire les différentes étapes propres à un type de production. Or, malgré la présence de quelques « boutiques-ateliers » de créateurs, le Marais apparaît avant tout – qu’il s’agisse des galeries comme des créateurs de mode – comme un lieu d’exposition, rarement comme un lieu de création et encore moins comme un lieu de production des objets de créateurs. Les ateliers des créateurs sont souvent en dehors du périmètre du quartier, et ceux dédiés à la production se situent, pour notre échantillon, entre le 18e arrondissement de Paris et l’Europe de l’Est. Le rôle du Marais est donc avant tout d’être un lieu d’exposition, une vitrine valorisante et permettant de donner à la marque représentée une forte identité créateur.
42Plusieurs tendances récentes attestent de cette vocation de lieu-vitrine plus que de lieu de création à proprement parler. Tout d’abord, les boutiques dites « de créateurs » qui viennent s’y installer sont généralement non pas des boutiques-ateliers, mais des boutiques en propre de créateurs dont les ateliers ne sont pas du tout dans le quartier, voire des succursales de créateurs déjà largement reconnus et dont l’entreprise ressemble dans son organisation plus à une chaîne qu’à un réel commerce de créateur (cf. supra). Les fashion weeks, qui transforment profondément le quartier pendant quelques semaines par an, constituent un deuxième argument venant nuancer la qualification du Marais comme quartier créatif. Ces « semaines de la mode » ne se limitent en effet pas aux défilés dont les media se font l’écho lors des présentations des nouvelles collections des grands créateurs de mode, mais ont également un impact très fort sur certains quartiers parisiens très concernés par l’univers de la mode, à l’instar du Marais. Cet événement bi‑annuel a ainsi d’importants effets sur l’organisation commerciale du quartier qui devient, pendant une dizaine de jours deux fois par an, une forme de gigantesque boutique éphémère. En effet, à l’occasion de cet événement, la majorité des galeries du Haut‑Marais se transforme en showrooms de marques internationales, souvent associées à une image de créateur. L’objectif est de représenter la marque de façon éphémère là où les acheteurs internationaux susceptibles d’avoir de l’influence (stars, journalistes etc.).
43L’ensemble de cette réflexion invite à dresser une conclusion très nuancée par rapport à la qualification du Marais comme quartier créatif.
44Sans vouloir tomber dans un discours déterministe, on a tout d’abord pu établir l’existence d’un lien entre le passé artisanal qui a caractérisé le quartier du xixe siècle au courant du xxe siècle et l’affirmation croissante d’une identité créative dans le Marais, et plus particulièrement dans son secteur nord. Le passé artisanal des lieux, dont il reste des traces fonctionnelles et paysagères encore aujourd’hui, est ainsi fortement mobilisé dans la construction sociale de cette identité territoriale créative, que ce soit par le recours direct aux quelques établissements artisanaux hérités de cette époque encore en activité, ou par la référence plus symbolique à ce patrimoine.
45Malgré ces quelques éléments de continuité, il semble que le passage du Marais artisanal au Marais créatif relève davantage de l’effet de rupture, en traduisant la conversion d’un quartier de production à un quartier de consommation. Le Marais apparaît aujourd’hui clairement plus comme une vitrine de créateur que comme un quartier créatif strico sensu. Les lieux associés à la création ne sont d’une part en général que des boutiques destinées à vendre des créations conçues et produites dans d’autres espaces, et les liens intra-territoriaux entre créateurs sont d’autre part trop ténus pour valider l’appellation « quartier créatif », qui relève davantage de la construction d’une image de marque née de la concentration de points de vente de « créateurs ».