- 1 Du fait du caractère relativement nouveau des sujets évoqués, nous sommes conduits à nous appuyer e (...)
1Les projets muséaux en développement à Abou Dhabi et au Qatar se situent à l’intersection de deux des mutations du monde contemporain. D’une part, l’internationalisation des grands musées selon différentes configurations, dont la création d’« antennes », qui fera l’objet d’une première partie ; et, d’autre part, l’émergence économique, stratégique et culturelle des puissances pétrolières et gazières du Moyen‑Orient, que nous aborderons dans une seconde partie. On peut à cet égard s’interroger sur la possible instrumentalisation des institutions culturelles au profit d’objectifs touristiques, d’aménagement urbain et de communication, voire d’impératifs commerciaux ou diplomatiques. Cela soulève par ailleurs des questions inédites concernant la nature non lucrative des musées, la circulation des œuvres et – enfin – l’émergence ex nihilo de destinations culturelles et touristiques à vocation mondiale selon un processus volontariste et par la mobilisation de moyens financiers considérables1.
2L’internationalisation des musées ne constitue pas un phénomène nouveau dans le sens où la circulation des œuvres à travers la présentation d’expositions temporaires et la part croissante des touristes étrangers dans la fréquentation des grandes institutions marquent le paysage muséal depuis de nombreuses années. Toutefois, la création d’« antennes » à l’étranger, à l’instar du musée Guggenheim de New York, puis du musée de l’Ermitage de Saint‑Pétersbourg et – plus récemment – du musée du Louvre marque un tournant pour le secteur des musées. Vu comme ancré dans un territoire – qui est lui-même l’expression d’une histoire et d’une identité singulière – le musée est regardé aujourd’hui comme pouvant potentiellement s’extraire de son implantation géographique première. À l’intérieur du territoire national, rappelons que la Tate Gallery de Londres a créé un établissement à Liverpool et que le centre Georges Pompidou a participé à la création du Centre Pompidou à Metz, tandis que le musée du Louvre a contribué à l’installation du Louvre-Lens. Quant aux implantations à l’étranger, trois exemples sont emblématiques.
3La fondation Guggenheim – qui dispose historiquement d’une institution « sœur » à Venise, la fondation Peggy Guggenheim – a cherché successivement à créer des antennes en Asie, en Australie, en Europe et en Amérique du Sud, avant de connaître un succès inattendu à Bilbao, qui fait depuis rêver bien des municipalités, désireuses de rééditer un phénomène toutefois inégalé à ce jour. La fondation Guggenheim avait également créé deux « succursales » à Las Vegas, dont l’une en partenariat avec le musée de l’Ermitage, qui ont toutes deux fermé aujourd’hui. Le lieu d’exposition conçu en partenariat avec la Deutsche Bank à Berlin est aujourd’hui à l’arrêt. Quant aux projets annoncés plus récemment à Vilnius et à Helsinki, ils semblent également abandonnés.
4Reste, pour conforter l’image internationale du Guggenheim et son souhait de devenir une « marque mondiale », un projet en cours de construction à Abou Dhabi sur lequel nous reviendrons ci-après. L’origine de ce souhait d’expansion est probablement multiple : une implantation transatlantique (New York et Venise), une stratégie de développement originale dans le monde des institutions culturelles sans but lucratif et un individu, l’ancien directeur Thomas Krens, un historien de l’art formé au management, porteur d’une vision internationale – concomitante avec l’essor de la mondialisation dans le monde économique et financier – ainsi que d’une approche entrepreneuriale en termes de marketing et de branding. Cela avait conduit à la création de deux musées à Las Vegas, dont l’un en partenariat avec le musée de l’Ermitage, qui ont aujourd’hui fermé, le succès économique n’étant pas au rendez‑vous.
5L’Ermitage a pour sa part connu une histoire mouvementée depuis la chute de l’Union soviétique, qui a mis à mal ses finances et ses possibilités de développement. Il a néanmoins pu compter à cette époque sur les relations de son directeur auprès de l’UNESCO et de nombreuses associations d’amis étrangères (Canada, Angleterre, Pays‑Bas, etc.), conduisant dans un premier temps à l’ouverture d’un lieu d’exposition à Somerset House (Londres), fermé à présent, puis, dans un second temps, à Amsterdam (nous avons évoqué précédemment le site de Las Vegas). Pour autant, l’Ermitage semble moins guidé actuellement par des considérations économiques que par l’aspiration au rayonnement culturel de l’un des musées les plus importants au monde. Ainsi pour son directeur, M. Piotrovsky, « notre politique d’ouverture de branches à l’étranger aidera à notre intégration plus complète dans l’espace culturel global ». La création de lieux d’exposition à l’étranger permet ainsi à l’Ermitage de puiser dans ses immenses collections pour accroître son rayonnement international.
6Quant au cas du Louvre-Abou Dhabi, il s’agit d’un projet controversé porté non pas par le musée – réticent à l’origine – mais par l’État, dans le cadre d’un ensemble de liens commerciaux, stratégiques, diplomatiques et militaires tissés de longue date par la France avec les Émirats arabes Unis. Contrairement à ce que pourrait laisser à penser l’appellation Louvre‑Abou Dhabi, ce projet en construction (qui doit ouvrir ses portes en 2016 après un certain nombre de péripéties) est le résultat d’un partenariat avec les principales institutions culturelles françaises (Bibliothèque nationale de France, Réunion des musées nationaux, Cité de la musique, Centre Georges Pompidou, domaine national de Versailles châteaux de Chambord et de Fontainebleau, musée d’Orsay, musée Picasso, musée du quai Branly, École du Louvre, etc.) regroupées dans l’agence France‑Muséums. Présenté comme devant favoriser le dialogue entre le monde arabo-musulman et le monde occidental, il est indubitable que ce projet n’aurait pas vu le jour sans la considérable contrepartie financière qui l’accompagne (cf. infra). Le contrat signé par la France prévoit en particulier les éléments suivants.
« Les Parties décident de la création d’un musée universel faisant appel aux techniques les plus innovantes en matière de muséographie, présentant des objets majeurs dans les domaines de l’archéologie, des Beaux‑Arts et des arts décoratifs, ouvert à toutes les périodes y compris à l’art contemporain, bien que mettant l’accent sur la période classique, à toutes les aires géographiques et tous les domaines de l’histoire de l’art, répondant à tout moment aux critères de qualité et à l’ambition scientifique et muséographique du Musée du Louvre et destiné à œuvrer au dialogue entre l’Orient et l’Occident, chaque Partie respectant les valeurs culturelles de l’autre.
Aucune opération identique ou analogue comportant le droit d’utilisation du nom du Louvre ne peut être réalisée dans les pays suivants : autres Émirats des Émirats Arabes Unis, Arabie Saoudite, Koweït, Oman, Bahreïn, Qatar, Égypte, Jordanie, Syrie, Liban, Iran et Irak.
Le nom du Musée du Louvre bénéficie d’une renommée internationale et fait immédiatement et exclusivement référence, dans l’esprit du public et dans le monde entier, au Musée du Louvre à Paris. [Il] est étroitement associé, dans l’esprit du public, au patrimoine muséal et culturel français dont le Musée du Louvre est l’un des représentants et des garants.
Pour une durée de 15 ans, la partie française organisera annuellement le programme d’expositions temporaires suivant : une grande exposition de 1 200 m2 ; une exposition intermédiaire de 600 m2 ; deux expositions dossiers de 300 m2. La durée des expositions temporaires sera conforme aux pratiques en vigueur pour les expositions internationales organisées dans les grands musées (entre deux et quatre mois)
La Partie française s’engage à présenter, sous la forme de prêts issus des collections publiques françaises, des œuvres d’une qualité comparable à celle des œuvres présentées au musée du Louvre et dans les grands musées français ; une proportion raisonnable des œuvres présentées est en permanence issue des collections du Louvre ».
7Pour la partie française, cet accord intergouvernemental s’inscrit assurément dans la lignée du rapport Lévy‑Jouyet sur l’économie de l’immatériel, qui indiquait : « La France est incontestablement riche d’un portefeuille de marques culturelles très développé (Le Louvre, Orsay, le centre Georges Pompidou…). Mais (…) la balance entre, d’un côté, la richesse du patrimoine culturel français et de sa trentaine de musées nationaux et, de l’autre, les avantages que l’État et l’économie en retirent demeure déséquilibrée. Il ne s’agit naturellement pas de céder à une marchandisation de la culture (…) Mais simplement de reconnaître deux choses. D’une part, qu’à l’heure où le budget du ministère de la Culture est, comme les autres postes, confronté à des contraintes budgétaires, le développement des ressources propres doit être un objectif prioritaire. D’autre part, que les marques culturelles sont un élément du rayonnement de la France et de son attractivité touristique ».
8S’agissant plus précisément du Louvre-Abou Dhabi, qualifié de « premier test » de la valeur de la marque « Louvre », le contrat n’étant pas encore signé à cette époque, le rapport écrit : « La France n’a, pour l’heure, pas encore franchi le pas de la cession temporaire de marque, alors même que l’expérience américaine démontre pourtant qu’il est possible de concilier une politique de licence et la préservation de la réputation de la marque. Le projet actuel du musée du Louvre à Abou Dhabi pourrait à cet égard le confirmer dans les prochains mois (…) Les Émirats arabes unis ont annoncé la création d’un musée et souhaité s’appuyer non seulement sur l’expérience française dans l’ingénierie culturelle, mais également sur des grandes marques culturelles, dont celles du Louvre et du Guggenheim. Les négociations actuelles portent sur le droit d’utilisation à titre onéreux de la marque française et la durée de ce droit. Le musée, associé à d’autres musées nationaux français (Pompidou, musée des Arts Premiers, musée Guimet…), assurerait en outre une prestation d’expertise pour créer ce musée universel et développer sa politique d’acquisition ».
9On peut toutefois se demander si la valorisation des marques publiques doit passer par une approche économique des œuvres appartenant aux collections publiques, au risque de porter atteinte à l’idée que les biens culturels échappent aux lois du marché ; sans compter que l’intégrité physique des œuvres d’art peut être mise en cause par une intensification de leur circulation. Par ailleurs, ne faut-il pas opérer une distinction entre des prêts d’œuvres – en principe gratuits – s’effectuant dans le cadre d’expositions temporaires reposant sur des recherches scientifiques préalables, d’une part ; et, d’autre part, la location d’œuvres au profit d’institutions disposant d’immenses ressources financières ? Premier accroc au principe de non-rémunération du prêt d’œuvres, le partenariat triennal entre le musée du Louvre et le High Museum d’Atlanta (Géorgie) avait déjà il est vrai donné lieu à une rémunération de 6,5 millions de dollars, suscitant les protestations de nombreux professionnels du monde muséal.
10L’ambition d’Abou Dhabi est singulière. Assis sur des réserves pétrolières considérables, ce petit État membre des Émirats arabes unis (dont sont également membres les émirats de Sharjah et de Dubaï notamment) met en œuvre une impressionnante stratégie dans le domaine culturel, sur l’île de Saadiyat, soit un programme de plus de vingt‑cinq milliards de dollars au total. Le projet prévoit la construction d’une salle de spectacle, d’un musée d’histoire, d’un musée maritime, d’une antenne du musée Guggenheim et d’un musée portant le nom du Louvre.
11Pour la constitution de sa collection, qui se fait à l’initiative des conservateurs de l’agence France-Muséum, la partie émirienne dispose d’un budget annuel de 40 millions d’euros ; mais en dépit d’importants moyens financiers, l’ambition de constituer un musée « universel » peut paraître démesurée, nombre d’œuvres significatives des différentes civilisations mondiales appartenant d’ores et déjà à des collections publiques. Quant à la partie française, elle bénéficie au total d’un montant d’environ un milliard d’euros sur trente ans, qui se décompose de la façon suivante : 165 millions d’euros pour le fonctionnement de l’agence France‑Muséums (élaboration du programme architectural, rédaction du projet scientifique et culturel, stratégie de développement du musée, assistance et formation de l’équipe du Louvre‑Abou Dhabi) ; 195 millions d’euros pour la présentation d’expositions temporaires (pendant une durée de quinze ans) ; 190 millions d’euros pour la mise à disposition d’œuvres françaises (pour une période de dix ans uniquement) ; 400 millions d’euros pour l’utilisation du nom « Louvre ». La création d’un fonds de dotation permet au musée du Louvre de placer les sommes reçues à ce titre au rythme de leur versement, l’institution n’utilisant que les revenus du capital placé auprès d’établissements financiers dans l’objectif de disposer d’une nouvelle source de revenus, aux côtés des subventions, du mécénat et des ressources propres (entrées, location d’espace, revenus des concessions, etc.).
12S’agissant de la partie émirienne, on peut observer de quelle façon la notoriété d’architectes réputés est mise au service de la promotion des projets culturels de l’île de Saadiyat. En effet – et ce n’est sans doute pas un hasard – ceux qui sont impliqués dans les projets énoncés précédemment sont tous détenteurs du prix Pritzker, qui est considéré comme la plus haute distinction dans le domaine de l’architecture : Jean Nouvel pour l’antenne du Louvre, Frank Gehry pour celle du Guggenheim, Zaha Hadid pour la salle de spectacle, Tadao Ando pour le musée maritime et Norman Foster pour le Zayed National Museum. Autrement dit, au-delà de ce qu’elles seront amenées à présenter à l’avenir, ces institutions bénéficient dès à présent d’une visibilité médiatique internationale maximale par la diffusion d’images d’architecture flatteuses, et cela avant même leur ouverture au public.
13La forme de participation choisie par la France dans le cadre du Louvre‑Abou Dhabi, différente de celle de la Grande-Bretagne par exemple (le rôle de conseil et d’accompagnement du Zayed national Museum par le British Museum ne s’accompagnant pas de l’utilisation du nom de ce dernier) peut soulever diverses interrogations. Le contexte économique, commercial, diplomatique et stratégique (avec la vente d’armements et la création par la France d’une base militaire) dans lequel s’inscrit le Louvre-Abou Dhabi est l’une d’entre elles. Comme le soulignait en effet un magazine économique, « en s’adressant à la France pour créer une base militaire sur leur sol, les Émiriens font une nouvelle fois la preuve de leur francophilie, déjà manifeste à travers des projets culturels comme le Louvre et la Sorbonne à Abou Dhabi (…) Les Émirats arabes unis (EAU) connaissent bien l’armée française. Coopération militaire et échanges de personnels sont courants entre les deux pays (…) les EAU sont également de très bons clients de l’industrie de défense française » [Challenges, n° 169, 20 mai 2009].
14De plus, alors que la venue de France d’œuvres d’art insignes est en jeu, il est possible de remarquer qu’Abou Dhabi se situe dans un espace non dénué de risques géo‑politiques. De fait, « c’est la première fois depuis un demi-siècle que la France ouvre une base militaire permanente hors de son territoire national. Et cela à 200 kilomètres d’un Iran devenu une zone potentielle de conflit (…) Un choix qui place la France en première ligne dans l’une des régions les plus dangereuses de la planète (…) On estime aujourd’hui que près de la moitié du matériel militaire des Émirats est d’origine française (…) Dans un tel contexte on peut relever, au passage, que le Louvre d’Abu Dhabi et la “ Sorbonne des sables ” prennent une coloration aussi stratégique et commerciale que culturelle » [L’Expansion, n° 743, juillet-août 2009].
15Le cas du Qatar présente certaines analogies avec le cas émirati. L’ouverture à Doha d’un superbe musée d’Art islamique, confié au célèbre architecte sino-américain I.M. Pei, s’est certes effectuée il y a plusieurs années dans une certaine discrétion, de même que le musée d’Art moderne. Mais sont en préparation d’autres musées, dont un musée d’Histoire du Qatar et un musée d’Art oriental. Surtout, on retrouve la même appétence pour des maîtres d’œuvre appartenant au monde occidental, parmi lesquels à nouveau Jean Nouvel ou les architectes suisses Herzog et de Meuron. Le Qatar, très actif sur le marché de l’art, est désormais considéré comme un acteur majeur de la scène artistique mondiale du fait des moyens quasiment illimités dont il dispose sur le plan financier ; cela lui permet de faire appel aux professionnels venant du monde occidental les plus expérimentés, gage d’un réel gain de temps dans la montée en puissance des actions entreprises et d’un accès rapide à la reconnaissance internationale.
16À la différence d’Abou Dhabi, il semble toutefois que le Qatar cherche davantage à valoriser l’histoire, l’identité et le patrimoine de son territoire. Plus globalement, les projets muséaux s’inscrivent dans un vaste dessein stratégique comprenant des investissements massifs dans le domaine universitaire, du sport, de l’événementiel, des industries culturelles et des médias (avec la chaîne Al Jazeera) ; signe que c’est moins d’une stratégie « culturelle » qu’il faut parler que de la recherche d’une conquête de positions éminentes dans tous les domaines). L’investissement culturel devient alors l’un des symboles de la puissance et de l’influence, qu’il s’agisse du Qatar ou d’Abou Dhabi.
17D’un point de vue politique, on peut considérer la voie choisie par le Qatar dans le domaine muséal, caractérisée par un ancrage davantage local, comme moins « risquée » que l’utilisation à marche forcée par Abou Dhabi des symboles du monde occidental (Louvre, Guggenheim, Ferrari, etc.). Et cela d’autant plus à la lumière des Printemps arabes qui mettent en cause certains des États de la région (Bahreïn, Jordanie, Oman…). Or, « comment croire que le Golfe demeure à l’abri des bouleversements profonds qui secouent le monde arabe depuis deux ans » [Hugo Micherono, Le Monde, 2 avril 2013] ? Dans la course de vitesse à la modernisation et au développement urbain dans des territoires qui étaient naguère la proie du désert – une démarche teintée de plus ou moins d’occidentalisation – la prise de risque à l’égard des opinions publiques du monde arabo-musulman peut donc être évoquée. (Un scénario à l’iranienne voyant en 1979 le renversement du Shah par une révolution populaire est-il d’ailleurs totalement exclu ?)
18Plusieurs interprétations ont cours s’agissant de la place des projets culturels dans les stratégies de développement observées à Abou Dhabi, et accessoirement au Qatar. L’hypothèse principalement éducative, de même que l’approche culturelle, emportent difficilement la conviction, compte tenu des autres dimensions de ces projets. La visée touristique est plus crédible au regard des investissements importants réalisés dans le domaine de l’hôtellerie et des commerces de luxe, du transport aérien, de la création de golfs, de marinas, de resorts et de parcs de loisir. On peut toutefois privilégier une autre hypothèse, qui s’ajoute aux précédentes et les englobe tout à la fois, qui est de considérer que ces projets culturels sont désormais l’une des composantes de la fabrique de métropoles de rang mondial, avec une utilisation subséquente mais non dominante de la vocation touristique de ces mêmes équipements culturels. Ces derniers sont ainsi constitutifs de la matrice des villes mondiales, s’adressant tout aussi bien aux habitants, aux résidents temporaires, aux city breakers, aux voyageurs en transit amenés à faire une étape vers leur destination finale et aux touristes en séjour dans la région.
19On pourrait alors analyser les stratégies respectives d’Abou Dhabi et du Qatar dans le domaine culturel comme se situant à la convergence de deux préoccupations : dresser les contours d’États animés par une volonté de développement et de modernisation dans l’après 11 septembre 2001, d’une part ; l’organisation de concerts, de festivals et d’expositions, les installations d’artistes vivants, la présence de foires d’art contemporain, tout cela manifesterait un souci d’intégration du monde islamique dans le concert des nations ; sans oublier que la culture représente aussi un symbole de prestige, de pouvoir et de rayonnement, en plus de son attractivité auprès des investisseurs. Et, d’autre part, construire une forme idiosyncratique d’urbanité – entre l’Europe et l’Asie – capable de nourrir la croissance future de ces territoires à travers les activités tertiaires dont les grandes métropoles internationales sont le support ; qu’il s’agisse de l’enseignement, de la recherche, de l’ingénierie financière, du commerce, de la gestion d’actifs, des industries culturelles et créatives ou encore du tourisme. Notons du reste que d’autres territoires sont concernés dans la région par la création de nombreux musées, comme l’Émirat de Sharjah, qui fait partie des Émirats arabes unis, mais aussi l’Arabie Saoudite.
20Cela signifie-t-il que les projets culturels sont voués à une forme d’instrumentalisation à des fins qui les éloignent de leur mission originelle, qu’elle soit artistique, scientifique, éducative ou sociale ? Pas nécessairement, dans la mesure où la culture a assurément un rôle à jouer dans les échanges internationaux, sur la base des valeurs d’ouverture, de partage, de dialogue et de coopération ; cela n’excluant nullement que puisse s’y greffer le cas échéant la prise en compte raisonnée d’objectifs politiques, économiques ou diplomatiques. Mais, pour un pays comme la France, la prise en compte prioritaire d’objectifs financiers ou commerciaux ne risque-t-elle pas de limiter le champ d’une stratégie réaliste de rayonnement, d’influence et de défense des intérêts nationaux, qui peut conduire si nécessaire à intervenir dans des territoires moins favorisés, voire non « solvables » ? Autrement dit, la mise en œuvre d’une diplomatie culturelle soucieuse de la défense des intérêts économiques nationaux doit-elle pour autant conduire à donner le sentiment d’une contradiction intrinsèque entre stratégie d’influence bien comprise et marchandisation de la culture ? À défaut, cela laisserait moins de place aux actions fondées sur le partenariat, l’échange et la coopération, qui peuvent pourtant se révéler cruciales pour une puissance moyenne comme la France.
21Observons en définitive que la création d’antennes à l’étranger demeure un phénomène marginal, qui ne concerne pas la quasi-totalité des musées dans le monde, y compris les plus grands, malgré leur possible impact médiatique. Difficile par conséquent d’y voir un instrument pérenne de financement des institutions muséales, s’agissant de surcroît d’organisations non marchandes. Les raisons en sont probablement multiples. Primo, pour être recherchée, une « marque » muséale doit représenter tout à la fois un potentiel de prestige, de qualité et de notoriété, ce qui en limite par construction le nombre. Secundo, s’agissant d’institutions sans but lucratif, le recours à une approche financière de l’utilisation de leur nom soulève des interrogations sur sa légitimité d’un point de vue éthique. Tertio, considérer la circulation des collections sous un angle économique paraît peu compatible avec les principes déontologiques qui régissent l’action des professionnels des musées et avec l’idée que les biens culturels devraient échapper aux lois du commerce. Si l’on peut être impressionné par la maestria stratégique d’Abou Dhabi et du Qatar, et être admiratif de leurs réalisations culturelles présentes et à venir, suffit‑il, pour lever toutes les préventions, d’invoquer les principes du dialogue entre les cultures et la constitution d’un musée à vocation « universelle », comme dans le cas du Louvre‑Abou Dhabi ?