1Depuis la fin du xxe siècle, la production architecturale, entre signe et fonction, constitue une ressource privilégiée pour les acteurs locaux, tant publics que privés, en quête d’image pour la promotion des territoires. Le constat d’une instrumentation de l’architecture « signée » et légitimée à l’échelle internationale marque l’entrée de l’architecture dans l’économie compétitive et le système global. À la croisée des milieux technico‑financiers et culturels, l’architecture ne peut qu’instruire sur un état du monde contemporain.
- 1 Cet article est issu de la thèse de doctorat « Architecture, globalisation, métropolisation. Le pro (...)
2Cet article1 propose de dépasser les constats largement partagés des implications de la globalisation sur la création d’espaces, d’architectures et de formes urbaines. Une méthodologie originale, fondée sur l’identification d’un certain nombre d’indicateurs, est mise en place afin d’appréhender les relations entre architecture, globalisation et métropolisation. Les trois terrains Barcelone, Berlin et Rome permettent d’alimenter le corpus, en formant un système de villes européennes considérées comme des « villes moyennes du système global ».
3Dans un premier temps, nous aborderons les constats initiaux des effets de la globalisation sur la production territoriale qui sont les générateurs de la problématisation de la recherche. Nous exposerons les deux hypothèses et la méthode utilisée. Dans un deuxième temps, nous interrogerons les enjeux spécifiques de la métropolisation, comme traduction spatiale de la globalisation, en particulier dans le cadre européen. Il s’agit de questionner le rôle de l’architecture dans le processus de métropolisation. Enfin, nous nous attacherons à montrer dans un troisième temps, les limites auxquelles une telle analyse peut se heurter.
- 2 L’idée de réponses « systématiques » est abordée par Greg Richards à propos du tourisme culturel, o (...)
4Ce travail se fonde sur le constat de l’uniformisation des modes d’actions sur la ville et de la propagation de modèles urbains globalisés. En effet, la concurrence interurbaine croissante fait apparaître des enjeux territoriaux communs à de nombreuses villes dans le contexte de globalisation. A ces enjeux, des réponses « systématiques »2 semblent avoir pris place comme une modalité de production de l’urbain contemporain.
5La normalisation de « solutions urbaines » apparaît alors clairement et l’on remarque des modes d’action sur l’urbain de trois ordres.
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Le premier mode d’affirmation d’un modèle concerne l’uniformisation des actions entreprises par les acteurs en matière de projet de ville. Il se fonde sur l’idée d’intégrer plus généralement toutes formes de captation des richesses par la ville [Davezies 2004]. Ce modèle urbanistique favorise les espaces et les modalités de consommation urbaine et « transforme les territoires et les paysages en les homogénéisant par types, à défaut de les uniformiser » [Paquot 1999, p. 26].
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- 3 Renard, C. (2007) – « Escale fluviale, escale urbaine. NewcastleGateshead, une maritimité retrouvée (...)
Le deuxième mode d’affirmation concerne l’uniformisation d’une esthétique urbaine. Si Georges Cazes avait déjà montré que la montée du tourisme urbain à partir des années 1980 était étroitement liée à la réhabilitation et à l’esthétisation du paysage urbain [Cazes & Potier 1996], Cynthia Ghorra‑Gobin affirme, dix années plus tard, une esthétique de la ville globale [Ghorra-Gobin 2006, p. 142]. Dans le cadre de ce travail, des projets d’aménagement systématiques sont mis en évidence. Ceux-ci concernent, d’une part, une revitalisation des fronts d’eaux urbains3, d’autre part, des passerelles piétonnes (paradigme du développement des circulations douces et de la piétonisation des espaces hyper centraux) et enfin, la reconversion de bâtiments industriels et militaires en lieux culturels. Bien entendu, ces « expertises nomades » sont soumises à des processus d’hybridation et à des interprétations par les acteurs locaux [Verdeil 2005].
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- 4 C’est ce qu’avance l’architecte américain Richard Meier: « Architecture is communicated, and is par (...)
Enfin, le troisième mode d’affirmation d’un modèle concerne l’idée d’une reproductibilité de bâtiments et la coexistence d’architectures qui « se ressemblent ». En effet, si l’un des premiers impacts de la globalisation dans le champ de l’architecture réside dans la communication4, ses images et ses références voyagent. Parfois mal maîtrisées par les acteurs locaux, elles agissent comme des modèles explicites ou non, dans le processus de formulation de la commande.
- 5 Le thème de l’imitation, de la copie puis de la reproductibilité ne sont pas récents en architectur (...)
6Si la problématique de la reproduction per se n’est pas nouvelle dans le champ de l’architecture5, celle qui envisage la dérive vers une commande de « copies » est à envisager.
7Comme nous venons de le voir, l’analyse de la normalisation opérée par le contexte global autorise une entrée par la ville (enjeux/solutions), mais elle émerge, également d’une lecture des paysages et des architectures de la globalisation (production).
8Si de nombreux archétypes urbains et architecturaux sont issus de la globalisation, deux paradigmes d’architectures et de paysages peuvent être mis en évidence : ils relèvent soit du « banal », soit du « singulier ». Ainsi, du ressort du banal, se développe un paysage vernaculaire métropolitain [Jackson 2003], des non lieux [Augé, 1992], des entrées de villes torturées, ou s’affrontent des enseignes publicitaires agressives [Mangin 2004] ou encore, un type d’habitat standardisé incarné par le pavillonnaire de l’Europe aux États-Unis et qui anime le débat sur le sprawl ou l’étalement urbain [Callen 2011]. Il est ici question de productions issues de la globalisation qui en étant du ressort du banal ne peuvent, par conséquent que banaliser les territoires sur lesquels elles sont implantées.
9A l’opposé, la concurrence interurbaine croissante favorise une valeur de singularité permettant de démarquer les territoires les uns des autres. Dans ce cadre, depuis une quinzaine d’années, des projets architecturaux et urbains emblématiques ont fait leur apparition. Ceux-ci ont clairement pour vocation de propulser les territoires sur la scène internationale.
10Alors que les projets du ressort du banal font appel à une architecture anonyme, ceux du ressort de la singularisation s’appuient en grande partie sur la renommée des architectes. On remarque ainsi la prolifération de projets d’architecture parfois très « iconisants » et la domination d’une poignée d’architectes internationaux pour leur conception. « Jean Nouvel, Rem Koolhaas, Franck Gehry, Norman Foster, Santiago Calatrava, Zaha Hadid, Renzo Piano, Richard Meier et quelques autres » ont « pour mission de renouveler l’image des villes du capitalisme tardif » [Sudjic 1993, p. 502].
- 6 In Le Moniteur, n° 5350 du 9 juin 2006, pp. 16-20.
11Comme l’a montré Aspa Gospodini, la relation entre ville et architecture s’est inversée. Si la ville autrefois démontrait sa vitalité économique à travers des réalisations architecturales, aujourd’hui c’est l’architecture qui est instrumentalisée en tant que condition du développement de la ville [Gospodini 2002]. Ainsi, l’architecture en tant que production sociétale (« pétrification de moment de culture » pour reprendre la formule de Jean Nouvel6) apparaît comme un indicateur pour comprendre la ville contemporaine. Se saisir de cette architecture globale éponyme, issue de la globalisation est particulièrement pertinent pour analyser la manière dont les différents territoires urbains s’insèrent et évoluent dans le système-monde.
12Si ce travail émerge en premier lieu du constat d’une prolifération de projets signés par des architectes de renom, il démontre, au-delà de ce constat, un véritable bouleversement de la profession. On ne peut nier la constitution d’une « élite architecturale » internationale [Biau 1998] qui s’est véritablement constituée depuis une quinzaine d’années. En outre, on observe une combinaison de facteurs qui sont à l’origine de la constitution d’un système architectural endogamique.
13Au premier rang de ces facteurs, se trouve la légitimation internationale incarnée par les grands prix d’architecture, avec au tout premier plan le Pritzker Price. Le prix créé en 1979 agit, à l’instar d’un grand label, tel que celui de l’UNESCO, comme une forme de légitimation internationale et globalisante.
14Un deuxième facteur est un affaiblissement de la critique qui autorise une dérive des revues d’architecture en tant que relai promotionnel des grands projets internationaux. À ceci s’ajoute un troisième facteur, le développement d’un vedettariat généralisé qui touche la plupart des secteurs économiques et qui concourt à la constitution d’un petit groupe d’acteurs dominants à l’échelle mondiale.
15Ces trois facteurs contribuent à orienter notre définition de l’architecture globale sur laquelle se fonde cette recherche. Il s’agit d’une production se caractérisant à la fois par la renommée du concepteur architecte porteuse per se d’une valeur culturelle et par l’inscription de cette production dans le système économique global.
16De cette définition, nous établissons les deux hypothèses au cœur de la démonstration dont fait l’objet cet article. Celles-ci sont assez proches puisqu’elles considèrent toutes les deux la production architecturale contemporaine à la fois comme un préalable et comme un produit de la globalisation. Elles diffèrent cependant dans l’expression de cette globalisation. La première hypothèse se fonde sur une lecture dynamique : elle appréhende l’architecture comme un moyen de propulser les territoires dans le système global. Ainsi, l’architecture est envisagée en tant que vecteur de globalisation. À contrario, la seconde hypothèse se fonde sur une lecture résultative et considère l’architecture comme un indicateur presque « quantitatif » de globalisation des territoires.
- 7 La modélisation a été réalisée suivant les données collectées pour les cas de Jean Nouvel, Franck G (...)
17Afin de vérifier ces hypothèses, la méthodologie se fonde donc sur une définition de l’architecture globale éponyme qui aboutit à l’élaboration d’une grille d’analyse. Celle-ci a été élaborée en tenant compte des différents éléments précédemment mentionnés. Ceci amène à proposer une modélisation théorique permettant de qualifier un architecte global suivant trois indices : l’indice de reconnaissance professionnelle, la reconnaissance par le grand public soit l’indice de popularité et enfin l’indice de globalité, soit l’inscription géo -économique de la firme ou de l’agence dans le système global7.
18Cette modélisation théorique se présente comme une grille d’analyse à partir de laquelle, nous avons procédé à l’établissement d’une base de données qui liste l’ensemble des architectes légitimés à l’échelle internationale, soit techniquement, ayant reçu des prix d’architecture internationaux (le Pritzker Price, l’Alvar Aalto Medal, le AIA Gold Medal, la Royal Gold Medal for architecture du Royal Institute of British Architects (RIBA), la UIA Gold Medal, le Praemium Imperiale, le Prix Mies van der Rohe, le Lion d’Or et le Lion d’Argent). Cette base de données rassemble 110 noms d’architectes de différentes nationalités.
19Enfin, une liste abrégée de 12 noms d’architectes est extraite de la base de données, elle permet un traitement spécifique de leur production architecturale à travers le monde. Ces architectes sont : Ieoh Ming Pei, Richard Meier, Kenzo Tange, Oscar Niemeyer, Franck O. Gehry, Álvaro Siza, Tadao Ando, Renzo Piano, Norman Foster, Rem Koolhaas, Richard Rogers et Jean Nouvel. Si cette liste est susceptible de varier en fonction des nouvelles attributions de grands prix d’architecture, elle correspond à notre analyse qui se présente comme l’instantané du rapport entre l’architecture et la globalisation dans les années 2010.
20Cette méthodologie permet d’en organiser la représentation spatiale avec une production cartographique, à la fois à la macro échelle des trois villes-terrains, mais aussi à l’échelle mondiale afin de mettre en évidence la relation hiérarchique entre les territoires.
21Depuis les années 1980, alors que s’accroît l’urbanisation des territoires de la planète et dans le contexte de la globalisation, le terme de « métropolisation » a fait son apparition, pour s’imposer aujourd’hui comme une notion fondamentale de la géographie contemporaine.
- 8 L’expression est initialement utilisée par de Claude Lacour : « la métropolisation est presque auxi (...)
22Malgré une distance encore perceptible chez certains auteurs avec la notion de métropolisation, Paul Claval remarque que « c’est par l’accent qu’ils ont mis sur la métropolisation que les géographes ont sans doute le plus largement contribué au discours sur la mondialisation » [Claval 2003, p. 5]. En effet, la définition de la métropolisation comme « traduction urbaine de la mondialisation »8 est devenue aujourd’hui une expression largement répandue pour évoquer rapidement le processus.
23À ceci s’ajoute l’observation du tertiaire et des services supérieurs comme activité spécifique des métropoles, ce qui finit par rendre plus ou moins consensuelle la définition de la métropolisation. Si la notion n’a pas encore imprégné réellement l’ensemble de la discipline ni le grand public, les auteurs « spécialisés » semblent s’accorder sur son importance pour la compréhension de l’urbain contemporain.
24Il ne s’agit pas ici de contribuer à une nouvelle définition de la métropolisation mais d’insister sur son évolution et sur la progressive implication qualitative et culturelle. En effet, la métropolisation doit être comprise au regard de l’un des apports récents les plus marquants, et dans le prolongement duquel notre travail trouve sa justification, qui montre le passage de l’âge des capitales culturelles [Charle & Roche 2002 ; Charle (dir.) 2009] à celui des métropoles culturelles [Grésillon 2002].
25Assises sur des représentations symboliques parfois héritées de longue date et ayant une relation très respectueuse du patrimoine bâti et, les métropoles européennes se situent à la croisée de dialogues : en premier lieu, de manière générale entre le local et le global, puis entre temps court et temps long et enfin, plus spécifiquement, entre espaces centraux modelés par l’histoire et nécessité de métropolisation.
26Ainsi, les terrains de la démonstration situent la réflexion dans une approche européenne. Le choix de l’Europe permet en premier lieu, de mieux saisir les dialogues entre patrimoine et projet. Ceci est particulièrement à l’œuvre dans une ville très fortement patrimonialisée comme Rome et dans une moindre mesure Barcelone ou en prise avec une forme complexe de patrimonialisation comme à Berlin. En second lieu, la multiplicité des situations des villes européennes fait de l’Europe un poste d’observation privilégié.
27Faces à des territoires urbains hyper concurrentiels, certaines villes de la « vieille Europe » ne sont pas exclues du système et se présentent-même comme des leaders de l’économie globale (Londres et Paris). Cependant, des territoires plus modestes que l’on pourrait qualifier de villes « moyennes du système global » entrent également dans la course à l’attractivité. Dans ce contexte, les positionnements analogues de Barcelone, Berlin et Rome sont une des justifications du choix de ces terrains [Taylor & Hoyler 2000].
28L’objectif n’est pas de proposer une comparaison de ces trois villes mais, par des lectures thématiques croisées, de saisir la manière dont l’architecture globale est mise en œuvre et la manière dont elle conditionne une émergence des territoires dans le système-monde. La comparaison n’est d’ailleurs aucunement possible dans la mesure où les territoires impliqués sont de natures diverses : Barcelone, Berlin et Rome divergent par leur taille, par leurs structures de gouvernance mais aussi par leur appréhension de la question métropolitaine. S’il est entendu que la métropolisation se présente comme la traduction spatiale de la globalisation, il est clair que la prise en compte par les acteurs locaux de cette problématique est révélatrice du positionnement souhaité des territoires.
- 9 De nombreux entretiens auprès d’acteurs locaux et d’architectes ont été sollicités et l’éclairage d (...)
29De manière concise, les enseignements des trois villes9 permettent d’insister sur des éléments récurrents qui sont générateurs de projets et qui, au-delà, génèrent un recours à l’architecture globale.
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En premier lieu, le contexte économique, national et local. Le projet est motivé par la nécessité non seulement de refonder une économie (en particulier pour Barcelone et Berlin) mais aussi de montrer cette « refondation ». À Rome, il s’agit de tempérer cette vision en parlant d’un « renouvellement ».
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- 10 Entretien avec Dominique Perrault, décembre 2011.
Le contexte politique : pour reprendre les termes de Dominique Perrault10, il y a très clairement des projets « libératoires ». Dans les cas extrêmes : ceux-ci interviennent après des périodes d’oppression : la période franquiste à Barcelone et la période de la division Est-Ouest à Berlin. Rome nous offre en la matière un contrepoint pertinent dans la mesure où cette « période extrême » n’a pas eu lieu et où le tournant contemporain de la ville a fait défaut.
30Néanmoins, les trois cas confirment cette dimension libératoire des grands projets en prouvant qu’ils agissent politiquement comme la démonstration d’une autonomie politique retrouvée.
31Selon les différents termes locaux, ce sont des formes de « décentralisation » qui sont moteurs et l’affichage d’une indépendance de la ville par rapport au cadre national qui est recherché.
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Le troisième facteur, le cadre patrimonial est également un élément important qui se combine aux autres. Il s’agit en particulier de la capacité des acteurs locaux à transcender ce cadre patrimonial pour produire, par le dialogue patrimoine-contemporain, une nouvelle valeur monopolistique [Harvey op.cit.].
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Enfin le quatrième facteur est la culture du projet des acteurs de la ville. Selon la capacité des élus à « s’entourer d’experts » c’est la culture urbaine de la population qui est favorisée, notamment par la mise en œuvre des dispositifs de médiation de l’architecture
32La trajectoire que les acteurs ambitionnent pour leur territoire se retrouve au cœur des commandes architecturales. Pour cela, ces derniers s’appuient sur des formes de légitimations établies, en mettant en œuvre une sorte de « caution culturelle » (choix de l’architecte, notamment), qui contribue à boucler le système de l’architecture globale.
33Comme nous l’avions avancé, au début de la démonstration, la notion de singularité, liée aux rentes de monopoles des territoires [Harvey op.cit.] est particulièrement valorisée dans le contexte global. À cette singularisation s’ajoute la valorisation de la culture qui agit parfois comme un « alibi » pour se positionner dans le circuit touristique global.
34Dans ce cadre, les équipements culturels deviennent ces nouveaux symboles de domination. Le musée contemporain en est le paradigme et se caractérise par un écho de différentes réalisations similaires de part et d’autres du globe [Renard 2013]. Les musées apparaissent ainsi au cœur de l’exercice de l’architecture globale et en relation avec une redéfinition de la notion de monument. En tant qu’équipements fortement symboliques, souvent dessinés comme « monuments forme » [Debray 1999] et dont l’aspect architectonique et « créatif » semble parfois exacerbé, le musée contemporain se révèle ainsi comme un équipement essentiel pour transformer en « avantage comparatif » [Pecqueur 2006] la dimension culturelle des métropoles dans l’archipel mondial. Ainsi, Barcelone avec le MACBA de Richard Meier, Berlin à travers une structure muséale comme le musée Juif de Daniel Libeskind ou Rome avec les récents MACRO de Zaha Hadid et MACRO d’Odile Decq sont des illustrations des musées comme nouveaux monuments de la globalisation.
35D’une manière générale la question du positionnement des territoires souhaité par les acteurs locaux se formalise par la mise en œuvre de dispositifs associés à une trajectoire globale dont l’architecture se trouve au premier plan. Ce processus est appelé « worlding », un terme issu d’un article d’Alan Cochrane et Adrian Passmore où le cas de Berlin et le rapport dialogique contenu dans sa constitution comme capitale et sa place parmi les villes du monde qui nous paraît particulièrement éclairant. Le concept de worlding que les auteurs ont créé nous semble pertinent à mobiliser puisqu’il met en évidence les actions par lesquelles les territoires sont portés vers des ambitions globales [Cochrane & Passmore, 1999].
36Ainsi, tandis que la globalisation apparaît comme un objectif à atteindre, le worlding est le processus pour y arriver. C’est donc bien un modèle archipélagique du système global qui nous permet de penser l’architecture d’un point de vue réticulaire.
37Il est tentant d’emprunter la formule « form follows finance » à Carol Willis [Willis 1995] pour exprimer de manière efficace la relation entre une typologie architectonique et un dynamisme économique et d’y ajouter la réciproque, c’est-à-dire que « les signes s’exposent dans une matière, une forme et plastique qui ont une double fonction d’usage et de représentation » [Frémont 1976, cité par Didelon op. cit., p. 1].
38L’association de la construction en hauteur à la dynamique apparaît comme indissociable du renouveau économique sans que l’on sache si les édifices sont les vitrines des projets ou s’ils en sont les conséquences (Fig. 1).
Figure 1 – Architectures étendards de la finance internationale : publicité pour le Financial Times
Source : Agence ABD (2007)
39La tour, typologie globale par excellence, se retrouve appropriée par des villes fortement patrimonialisées qui adaptent le gabarit aux exigences de leur contexte urbain. C’est le cas à Barcelone, Berlin et Rome où le skyline se présente comme une interprétation de la tour européenne, dont la hauteur n’excède que de peu les 150 mètres de haut. Dans ce cas, la hauteur n’est plus un critère déterminant pour se positionner et des critères formels et représentationnels peuvent être pris en compte.
40C’est donc par une appropriation qualitative de l’architecture, au-delà de la stricte typologie de la tour, que peut s’exprimer une domination culturelle métropolitaine. On assiste ainsi au renouvellement des étendards métropolitains.
41Comme nous l’avons montré, l’architecture en tant que production sociétale semble un indicateur privilégié pour saisir les positionnements des territoires dans le contexte global. Si cette analyse montre une corrélation entre le statut économique ou politique des villes et leur nécessité de se positionner de manière symbolique par des signes construits, on remarque une surreprésentation de certains territoires.
42Ainsi, les villes néerlandaises et des villes européennes telles que Bilbao, Séville, Bergame, Essen ou Cologne qui ne sont ni des capitales, ni définies comme dominantes [Taylor & Hoyler op. cit.] apparaissent-elles cependant comme des territoires de la domination architecturale mondiale (Fig. 2). Ceci donne sens au propos de cette recherche : en effet, si ces villes ne sont pas des villes globales « abouties », leur appropriation de codes culturels de la globalisation, leur permet de prendre place au sein des territoires inclus dans le système-monde. Au final, ceci confirme que c’est bien en termes de worlding, (ce qui insiste sur cette lecture dynamique) qu’il nous paraît pertinent de comprendre cette analyse.
Figure 2 – Globalisation, ville et architecture : une approche hiérarchique à modérer
Source : d’après Beaverstock, Smith & Taylor (1999) et élaboration personnelle
43Si l’on arrive ici aux limites de l’approche, il semble cependant que les outils qu’il nous a été possible de mettre en place pour ce travail soient en partie à l’origine de ce résultat. Ainsi, la possibilité de constituer une base de données plus large et multifactorielle aurait sans doute permis une analyse plus fine et de mieux saisir cette « domination architecturale » des territoires.
44L’architecture en tant que production sociétale semble un indicateur privilégié pour saisir les positionnements des territoires dans le contexte global. Le travail nous a amené à observer : a) un tournant architectural, b) un changement de paradigme dans la commande puisque l’architecture est devenue un outil permettant de positionner un territoire sur la voie globale et ainsi c) que l’architecture peut être un indicateur pertinent de globalisation des villes dans une lecture dynamique que nous nommons worlding.
45Cependant, la deuxième hypothèse selon laquelle l’architecture est un indicateur privilégié de globalisation qui permettrait une lecture hiérarchique des territoires urbains, sur laquelle se fonde ce chapitre, ne semble pouvoir être validée.
46Cette analyse a pour objectif de montrer que la correspondance entre les territoires des villes globales abouties et la production architecturale n’est pas systématique. Bien entendu, cette approche trouve ses limites d’un point de vue pratique puisque la manipulation d’une base de données plus étendues aurait permis une lecture plus fine. Si l’appréhension de l’architecture comme un critère plus qualitatif de la ville globale inclus à la fois une extension qualitative et géographique de sa définition, sa prise en compte en tant qu’élément de définition de celle-ci doit être relativisée. L’architecture reste cependant un excellent élément d’appréhension du phénomène dynamique de globalisation des territoires (wolrding) et nécessite le développement d’outils d’analyse.
47La traduction spatiale de la globalisation soulève des questionnements sur les modalités de production des espaces urbains contemporains. À des espaces liés à une forme de banalisation, s’ajoutent des aménagements fondés sur l’idée de singularisation. Cependant, banal et singulier se rapprochent, au final, par des modes opératoires systématiques qui tendent vers une uniformisation des actions sur les territoires.
48Nous avons pris le parti d’analyser le rapport entre l’architecture et la globalisation en nous fondant sur la valeur de singularité. Pour cela, nous avons identifié le système d’une « élite » architecturale comme la cristallisation des enjeux de l’architecture contemporaine à l’échelle internationale. Recourir à l’architecture éponyme globale implique en effet, pour les acteurs d’un territoire, l’ambition de propulser celui-ci sur l’archipel mondial.
49L’instrumentation de cette architecture, porteuse d’une forte valeur symbolique et d’une forme de caution culturelle internationalement légitimée, est au cœur de ce système. Suivant l’historiographie des territoires et la personnalité des acteurs, cette instrumentation varie. À Rome, Barcelone ou Berlin, nous avons pu identifier des similarités mais aussi des disparités liées : au contexte de gouvernance (plus ou moins forte décentralisation), à la personnalité des acteurs et notamment du maire, au contexte économique et intellectuel général (après-Franquisme à Barcelone ou après chute du Mur à Berlin) et encore liées au contexte patrimonial des villes et à leur relation avec l’innovation architecturale.
50De ces premières analyses, il en ressort une articulation entre l’analyse d’une relation entre architecture et la globalisation fondée sur une approche dynamique (worlding). Le recours à l’architecture globale est lié à la volonté de positionner les territoires sur une trajectoire globale. Plus spécifiquement, dans le cas de villes européennes fortement patrimonialisées telles que Barcelone, Berlin et Rome, nous observons le rapport dialogique entre patrimoine et création contemporaine produisant de la valeur et renforçant leur « capital symbolique ». Cependant, si cette approche est pertinente lorsque que l’on envisage le processus, elle semble trouver ses limites dans une lecture résultative. En effet, l’exercice montre ses limites dans l’analyse d’une relation entre l’architecture et les territoires aboutis de la globalisation. Malgré cette limite, l’architecture se révèle un élément très pertinent d’analyse des territoires dans la globalisation. La thèse dont est issue cet article se montre à l’avant-garde des recherches sur le sujet qui tendent à se développer progressivement. Le caractère très contemporain de l’analyse rend le recul difficile à acquérir mais encourage le développement de nombreux travaux dans ce sens.