1La marginalité sociale est définie dans le dictionnaire Larousse1, à l’entrée « marginal », comme l’incapacité ou le refus de certains individus ou groupes de s’intégrer ou de se soumettre aux normes sociales dominantes. Cet écart subi ou choisi par rapport à la norme peut produire des lieux spécifiques : des « lieux des marginaux », qui sont plus ou moins visibles selon qu’il s’agit de « lieux de repaire » ou de « lieux de montre » [Rochefort 1986].
2Les marchés informels fréquentés par les biffins à Paris, souvent désignés dans les médias par l’expression de « marchés de la misère », constituent de tels « lieux des marginaux ». Ils réunissent des personnes en situation de précarité qui font illégalement commerce d’articles de récupération et, dans une moindre mesure, d’articles neufs. Le terme de biffins, synonyme ancien de chiffonniers, désigne spécifiquement les vendeurs informels d’articles de récupération présents sur ces marchés. Il a été remis à l’honneur dans le cadre d’une mobilisation défendant le droit des biffins à occuper l’espace public.
3Mais les lieux de la marginalité sociale ne peuvent être considérés comme le fait seulement des « marginaux » : ils sont le résultat de « processus qui font que certains groupes progressivement écartés des relations dominantes développent des pratiques spatiales spécifiques » [Bailly 1986] – ces lieux sont, autrement dit, le résultat de processus de marginalisation. En effet, la marginalité est une notion fondamentalement relationnelle, qui n’a pas fait l’objet d’une uniformisation statistique, comme cela a pu être le cas de la pauvreté avec la définition d’un seuil de pauvreté fixé en France par l’Insee, de façon relative, à 60 % du revenu médian2.
4L’intérêt croissant que la question de la marginalité a suscité en géographie à partir des années 1980 (dont a notamment témoigné le colloque « Marginalité sociale, marginalité spatiale » organisé à Lyon en 1984 [Vant 1986]) est lui-même allé de pair avec l’apparition d’une « nouvelle pauvreté » dans les pays supposés développés et avec la montée en puissance de la thématique de l’exclusion [Séchet 1996]. Si la pauvreté était considérée jusqu’aux années 1970 comme un phénomène résiduel, elle donne lieu, dans les années 1980, à de nouvelles politiques publiques. Celles-ci passent notamment par les dispositifs d’insertion, dont le plus important est le Revenu Minimum d’Insertion (RMI), instauré en 1988, et par la territorialisation de l’action sociale. Le phénomène des « marchés de la misère » apparaît comme une manifestation frappante de cette pauvreté qui a ressurgi à partir des années 1980 ; et les dispositifs gestionnaires visant à encadrer les activités des biffins sont des dispositifs spatialisés, mis en place au niveau municipal et reposant pour partie sur le motif de l’insertion.
5La notion de marginalité sociale peut donc être envisagée comme une notion relationnelle et indissociable de nouvelles représentations et de nouveaux modes de gestion des difficultés sociales, appréhendées en termes d’insertion et/ou de façon spatialisée. C’est en ce sens qu’elle sera appliquée ici au cas des biffins : en quoi les représentations construites autour des biffins renvoient-elles à la problématique relationnelle de la marginalité et quelle incidence cela a-t-il sur la gestion de leurs activités ? Il s’agira de montrer que ce phénomène de marginalité socio-spatiale fait l’objet d’une appréhension elle-même spatialisée, ce qui n’est pas neutre quant à l’action publique mise en place pour répondre au mouvement de défense des biffins.
6Pour ce faire, cet article s’appuie sur un travail de terrain mené en 2011-2012, qui a comporté quatre volets :
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- 3 Ce collectif, créé en mars 2011 dans le quartier de Belleville, se délitera en mai 2012. Durant cet (...)
un travail d’observation participante, et même de « participation observante » [Soulé 2007], mené pendant un an (entre 2011 et 2012) au sein d’un collectif militant de soutien aux biffins3 ;
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- 4 J’ai effectué en 2011 des tournées de comptages sur les différents sites des « marchés de la misère (...)
une reconstitution quantitative de l’évolution des « marchés de la misère » dans le Nord-Est parisien entre 2007 et 2012, à partir de comptages et de sources secondaires4 ;
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- 5 J’ai assisté, en 2011-2012, aux débats publics sur les « marchés de la misère » organisés par les c (...)
un suivi et une reconstitution des débats publics locaux et parisiens sur la question des biffins et des « marchés de la misère » durant la même période5 ;
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- 6 Seize entretiens semi-directifs, d’une durée allant de 30 min à 4 h, ont été réalisés auprès de mem (...)
la réalisation d’entretiens complémentaires auprès d’un petit nombre d’acteurs impliqués, plus ou moins directement, dans la controverse6.
Figure 1 – « Marchés de la misère » et encadrement des biffins à Paris (2007-2012)
Source : Balan 2017
7Les « marchés de la misère » représentent à la fois une situation de marginalité sociale, combinant écart à la loi et précarité sociale, et une situation de marginalité spatiale, par leur position péri-centrale dans l’espace parisien.
8Ces marchés informels sont dus à la présence de vendeurs qui s’installent dans l’espace public et déballent leur marchandise à même le sol, sur des carrés de tissu. Ils se répartissent en rangées, laissant aux chalands des allées pour circuler sur le marché ainsi improvisé.
9Avant 2008, ces zones de vente informelle sont situées en marge des marchés aux Puces installés à certaines Portes de Paris (fig. 1). Elles sont liées aux Puces à la fois par leur histoire et par des échanges marchands entre les brocanteurs, inscrits au registre du commerce et détenteurs d’une patente, qui vendent divers objets et meubles de seconde main, et les biffins, qui vendent « à la sauvette » de petits articles pouvant être promptement remballés en cas de descente de police [Sciardet 2003, Milliot 2010]. Cette situation est le résultat d’un processus de marginalisation mis en œuvre au XIXe siècle, combinant l’éviction des petites activités de rue depuis le centre de la ville et le déclin des chiffonniers. En effet, au cours du XIXe siècle, l’espace public, jusqu’alors espace d’activités, est devenu un espace du « vide » [Charpy 2011]. L’haussmannisation parachèvera l’éviction des échoppes qui étaient encore omniprésentes au centre de Paris au début du XIXe siècle : elles apparaissent désormais comme un obstacle à la circulation et donc au bon fonctionnement de la ville capitaliste [Charpy 2011]. Parallèlement, le déclin de l’économie du chiffonnage, fondée sur la récupération de toutes sortes de déchets (chiffons et os pour l’industrie, boues urbaines pour l’agriculture), est dû à la dévalorisation des matières de récupération, remplacées par des produits industriels, et à la réorganisation de la gestion des déchets, en 1870, par les arrêtés du préfet Poubelle [Barles 2005]. A partir de la fin du XIXe siècle, les chiffonniers, marginalisés économiquement et spatialement, investissent la « zone », alors inconstructible, qui s’étendait entre l’enceinte fortifiée érigée entre 1841 et 1844 par Thiers pour protéger Paris et les limites de Paris. Le rejet des activités informelles des chiffonniers depuis le centre de la ville est à l’origine de la formation des marchés aux Puces en périphérie, au niveau de plusieurs Portes de Paris – les Portes de Clignancourt au Nord, de Montreuil à l’Est et de Vanves au Sud – entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle.
10Toutefois, si les Puces occupent une position périphérique à l’échelle de Paris, elles se trouvent aujourd’hui, à l’échelle de l’agglomération parisienne, en position centrale. Les marchés aux Puces sont par conséquent pris entre, d’une part, une tendance à l’éviction, au profit de la revalorisation des espaces qu’ils occupent, et, d’autre part, une tendance à la patrimonialisation et à la promotion touristique. Ceci a pour effet de rendre les zones de vente informelle en marge des Puces à la fois plus visibles et moins tolérables eu égard au souci de revalorisation de ces espaces péri-centraux.
11Jusqu’en 2008, ces marchés informels rassemblaient un nombre de vendeurs limité. Or, à partir de 2008, ils s’étendent, à la fois en marge des Puces et au niveau de carrefours péri-centraux du Nord-Est parisien, Belleville et Barbès, donc au-delà du périmètre de l’ancienne « zone » où les chiffonniers avaient été repoussés à la fin du XIXe siècle (fig. 1). Cette extension coïncide avec la conjoncture de crise dans laquelle s’est trouvée la France au tournant des années 2008 et 2009, mais aussi avec des mouvements migratoires internationaux : la présence de vendeurs roms venus de Roumanie et de Bulgarie fait ainsi suite à l’entrée des deux pays dans l’espace Schengen. L’augmentation du nombre de vendeurs peut en outre être mise en lien avec la mobilisation défendant le droit des biffins à occuper l’espace public, qui a pu avoir un effet d’attraction, sans qu’il soit possible d’établir dans quelle mesure ceci a joué.
12Entre 2008 et 2012, la population des vendeurs fréquentant ces marchés informels de façon plus ou moins régulière est estimée à environ 2 000 personnes. Les personnes vendant sur ces marchés ont pour point commun de se trouver dans des situations de précarité. Ils donnent à voir les multiples visages des « nouveaux pauvres » : « immigrés, clandestins et demandeurs d’asile, Asiatiques, Roms, Roumains, chômeurs longue durée, retraités, jeunes précaires, etc. » [Milliot 2010, p. 10]. Au-delà de cette diversité, plusieurs études [ADIE 2008, Milliot 2010, Rullac & al. 2012] font apparaître deux grands traits caractéristiques de cette population : i) la part importante des hommes, qui constituent près de trois quarts de la population des vendeurs [Rullac & al. 2012] ; ii] la part importante des personnes âgées. En outre, deux catégories particulières sont nettement surreprésentées : i) les hommes retraités d’origine étrangère et, en particulier, ceux d’origine maghrébine, surnommés les Chibanis ; ii] les migrants en situation de grande précarité, dont l’origine varie selon les mouvements migratoires internationaux. La fréquentation de ces marchés peut leur apporter un complément de revenu ou être leur source de revenu principale. Elle représente aussi, pour les personnes âgées, une forme de sociabilité, qui leur permet de ne pas sombrer dans l’isolement. Au-delà de ces profils de « retraités sociables » [Rullac & al. 2012, p. 43], des liens peuvent aussi s’établir parmi d’autres vendeurs du marché, permettant notamment à certains migrants de s’insérer dans l’espace social de la ville au gré des rencontres. Enfin, la pratique de la biffe est aussi associée à des valeurs d’indépendance, notamment chez des individus sans-logis ou vivant dans des squats ainsi que parmi des personnes plus aisées [Rullac & al. 2012, p. 43].
- 7 Entretien réalisé auprès de Nicolas, biffin, le 10/01/2012.
13Les clients se répartissent en deux catégories : i) les chineurs, recouvrant toutes sortes de personnes qui viennent parce qu’elles cherchent des objets à bas prix, parce qu’elles promeuvent la récupération ou parce qu’elles trouvent là un espace de sociabilité, parmi lesquelles les « immigrés qui y font le plein de cadeaux à bas prix à chaque fois qu’ils rentrent au pays » [Milliot 2010, p. 36] ; ii) les brocanteurs, qui revendent sur les marchés aux Puces parisiens mais aussi ailleurs, y compris dans le cadre de circulations marchandes transnationales : « beaucoup des gens qui chinent ici remplissent des camionnettes, qu’on appelle des dromadaires, et ils descendent tout ça au bled », explique ainsi un biffin7.
14Le terme de biffin est utilisé pour désigner les vendeurs d’articles de récupération, qui seraient les héritiers directs des chiffonniers. Ils vendent toutes sortes d’objets récupérés de petite taille, pouvant être aisément transportés et remballés en cas de descente de police. Ces biffins, vendeurs d’article de récupération, sont opposés aux vendeurs à la sauvette, sous-entendu d’articles neufs. Mais ces catégories ne sont pas étanches, puisque les biffins pratiquent leur commerce à la sauvette et vendent parfois aussi des articles neufs ou artificiellement usés. Si, dans l’ensemble, les vendeurs d’articles de récupération sont majoritaires sur ces marchés, ceci est fortement sujet à controverse et fait l’objet de représentations fluctuantes d’un quartier à l’autre.
15La marginalité sociale est une notion relationnelle. Par conséquent, elle se définit en situation, en fonction des contextes dans lesquels elle s’inscrit. Elle est donc l’objet de représentations qui varient selon les lieux et selon la visibilité des groupes marginaux ou marginalisés en ces lieux. Les représentations des biffins varient selon les sites concernés par la présence des « marchés de la misère » et font apparaître le poids des contingences locales dans la construction de la défense des biffins. Au niveau local, les réactions sont conditionnées par des effets de lieux ainsi que par les prises de position des maires d’arrondissements. La controverse sur les biffins et les « marchés de la misère » aboutit alors simultanément à des mesures de bannissement et à des compromis partiels.
16Le mouvement de défense des biffins s’est d’abord constitué à la Porte de Montmartre, vers la fin de l’année 2005. Il est fondé sur une réaction de défense non pas face à une situation de pauvreté, mais face à un processus de marginalisation spatiale. En effet, c’est en réaction à la répression policière qu’un élu écologiste local initie le mouvement en s’interposant face à la police lors d’une scène de répression. Il dénonce les pratiques des policiers, qui saisissent une partie de la marchandise des vendeurs informels et détruisent le reste avec brutalité [Milliot 2010, pp. 43-44]. Son intervention amène un petit nombre d’entre eux à créer, en 2006, une association de biffins, l’association Sauve qui peut. Ainsi, le renforcement d’un processus de marginalisation peut susciter en retour « l’apparition (…) de contre-pouvoirs jusque-là inexistants » [Sierra & Tadié 2008].
17À la Porte de Montmartre, l’élu écologiste qui a initié la mobilisation réussit à mener un travail de médiation auprès des habitants, via les instances de la vie publique locale : le conseil de quartier et les associations, dont notamment les amicales de locataires, qui jouent un rôle central dans ce quartier composé essentiellement de logements sociaux. Un comité de soutien aux biffins se forme, qui rassemble des habitants et des habitués du quartier, des militants écologistes, anarchistes et libertaires, et des associatifs. Ils mettent en avant les vertus sociales et écologiques de la biffe à travers les motifs de la débrouille, de la convivialité et du recyclage, qui leur permettent d’opérer une revalorisation de ces pratiques marginales [Milliot 2010].
18En 2009, l’extension du marché informel dans le quartier remet en cause ce travail de médiation : des habitants s’installent avec tables et chaises sur une allée plantée d’arbres, le mail Binet, pour y faire obstacle à la progression des vendeurs informels. Mais le mouvement de défense des biffins aboutit quand même à un compromis partiel avec l’instauration d’un espace de vente autorisée pour les biffins, comptant cent places : le Carré des biffins. Le groupe mobilisé est toutefois déstabilisé par l’augmentation du nombre de vendeurs et par le caractère limité du Carré des biffins, qui rejette dans l’illégalité les vendeurs sans places. Quelques militants tentent alors de relancer le mouvement à Belleville, avec l’appui des élus écologistes et du Parti de Gauche du 20e arrondissement, qui y créeront en 2011 un nouveau collectif de soutien aux biffins.
19Or, dans le même temps, des riverains et commerçants du 20e arrondissement se mobilisent pour réclamer la répression des « marchés sauvages », avec le soutien de la maire. En 2010 et 2011, trois manifestations réclamant une présence policière renforcée sont organisées, auxquelles participent les commerçants des Puces, l’Amicale des Riverains de la Porte de Montreuil, l’association Belleville Couronnes Propre ainsi que des élus. Les opposants à la reconnaissance des biffins soutiennent que des dispositifs analogues au Carré des biffins ne peuvent être reproduits ailleurs car la figure du biffin serait un particularisme propre au quartier de la Porte de Montmartre : ailleurs, les vendeurs présents sur les marchés informels ne seraient pas des biffins, proposant des articles de récupération, mais des vendeurs à la sauvette d’articles neufs.
20En 2012, le collectif de soutien aux biffins de Belleville se délite sans avoir pu mettre en place de médiation locale avec les habitants. Néanmoins, la question des biffins est prise en compte dans le projet de création d’une nouvelle ressourcerie, lieu de retape et revente d’objets récupérés, dans le 20e arrondissement. Parallèlement, 50 places de vente sont réservées à des biffins au sein du marché aux Puces de Vanves, en réponse à la constitution d’une association locale de biffins.
21Ces variations dans les représentations et le traitement public de la question des biffins font entrer en jeu plusieurs facteurs.
- 8 Entretiens réalisés auprès d’habitants s’étant installés dans le quartier depuis les années 1980 et (...)
- 9 Entretien réalisé auprès de Nicolas, biffin, le 10/01/2012. Les questions que je lui ai posées sur (...)
22Il s’agit d’abord de facteurs de situation. Les « marchés de la misère » s’inscrivent dans des quartiers encore populaires de Paris, mais touchés, quoique inégalement, par le processus de gentrification. Or, la gentrification s’accompagne de l’affirmation de nouvelles normes régissant les usages de l’espace public [Charmes 2005] ainsi que de l’effacement des mémoires concernant la présence passée de vendeurs de rue. A la Porte de Montmartre, la figure du biffin a permis de réactiver la mémoire des chiffonniers, dont bon nombre de résidents sont les descendants [Milliot 2010]. Au contraire, à Belleville, la vente informelle apparaît plutôt comme un phénomène nouveau dans les discours des habitants8, alors qu’un biffin habitant lui aussi le quartier la rattachait à une ancienne présence diffuse de vendeurs de rue sur le terre-plein central du boulevard9.
23Il s’agit ensuite de facteurs de sites : au niveau micro-local, le site précis et l’extension du marché informel jouent aussi un rôle dans les réactions des riverains. A la Porte de Montmartre, la zone de vente informelle est située sous le pont du périphérique, à l’extrémité du marché aux Puces la plus éloignée du point d’arrivée des chalands et un peu à l’écart des immeubles. Au contraire, à la Porte de Montreuil, les vendeurs informels s’installaient sur le trajet des chalands, entre le métro et les Puces. A Belleville, ils étaient présents tous les jours de la semaine en 2011, alors qu’autour des marchés aux Puces ils ne le sont qu’en fin de semaine, suivant les jours d’ouverture officiels.
- 10 Le blog de l’association Belleville Couronnes Propre (aujourd’hui fermé) rendait ainsi compte de ma (...)
- 11 Cette scène avait été rapportée par Renaud, membre d’EE-LV et du collectif de soutien aux biffins, (...)
24Les facteurs de différenciation entre les sites sont enfin politiques, sans que l’appartenance partisane soit toutefois déterminante : en effet, à Paris, tous les arrondissements concernés par la présence des « marchés de la misère » sont gouvernés par des équipes socialistes. Ces différenciations tiennent plutôt au rapport que les habitants ont au politique. À la Porte de Montmartre, le travail de médiation mené auprès des riverains, comme le fait que certains habitants expriment leur mécontentement face à l’extension de la zone de vente informelle en s’installant dans l’espace public avec tables et chaises, témoignent d’un rapport relativement distant aux responsables municipaux, ainsi que d’un certain attachement aux instances locales et d’un investissement concret de l’espace public du quartier. La situation est différente dans le 20e arrondissement. À la Porte de Montreuil et à Belleville, l’extension des « marchés de la misère » suscite la création d’associations de riverains. Leur rapport au politique et à l’espace public est caractérisé par un accès direct aux responsables municipaux ainsi que par un usage de l’espace public comme lieu d’expression de revendications fondées sur le registre du droit commun10. Mais il faut aussi tenir compte de la personnalité politique des maires des arrondissements concernés. Alors que l’ancien maire du 18e arrondissement, Daniel Vaillant, a instauré un compromis local, de façon pragmatique, la maire du 20e arrondissement, Frédérique Calandra, a adopté d’emblée une attitude de rejet catégorique de tout encadrement des activités des biffins dans l’espace public. Le maire du 14e arrondissement, Pascal Cherki, a quant à lui fait montre en cette affaire d’un pragmatisme rusé : il a adopté jusqu’à l’été 2011 une posture de déni, allant jusqu’à affirmer devant le Conseil de Paris qu’il n’y avait aucun débordement de la vente informelle autour des Puces de Vanves11, avant d’instaurer un dispositif allouant 50 places à des biffins au sein des Puces.
25Les représentations de cette situation de marginalité sociale sont ainsi tributaires d’effets de lieux combinant des facteurs structurels et des facteurs conjoncturels, qui limitent la « montée en généralité » [Lolive 1997] de la cause des biffins.
26Cette appréhension relationnelle et contingente de la situation de marginalité socio-spatiale que représente le phénomène des « marchés de la misère » débouche sur la mise en place d’une pluralité de dispositifs d’encadrement des biffins (fig. 1) : un « Carré des biffins », dans le 18e arrondissement ; un « espace dédié aux objets de récupération » au sein des Puces de Vanves, dans le 14e arrondissement ; une nouvelle « ressourcerie » employant des biffins dans le 20e arrondissement ; un marché de biffins organisé périodiquement à Montreuil sur autorisation de la municipalité. Ces dispositifs d’encadrement combinent régulation spatiale et insertion sociale, mais de façon différente d’un site à l’autre. De plus, cet encadrement reste toujours partiel par rapport au nombre de vendeurs présents sur les « marchés de la misère ».
27Le « Carré des biffins » compte 100 places de vente, attribuées sur critères sociaux à environ 250 vendeurs – qui ne sont pas présents tous les jours – habitant les 17e et 18e arrondissements de Paris et la commune limitrophe de Saint-Ouen, titulaires d’une carte d’adhérents à la charte du Carré des biffins, ainsi qu’à des vendeurs non titulaires, à travers un système de tickets journaliers pour les places restées vacantes. Il inclut un point d’accueil pour l’accès aux droits et à l’insertion. Il est géré par l’association d’action sociale et de réinsertion Aurore, une structure qui emploie plus de 1 000 salariés et assure des délégations de service public dans les domaines de l’hébergement, de la santé et de l’insertion. Le Carré des biffins est installé sous le pont que forme le boulevard périphérique au-dessus de l’avenue de la Porte de Montmartre. Le dispositif est venu encadrer, a posteriori, les pratiques informelles préexistantes, en cherchant à en (dé)limiter l’emprise sur l’espace public du quartier.
28L’ « espace dédié aux objets de récupération » au sein des Puces de Vanves, consiste en 50 places de vente réservées à des biffins, au tarif journalier de 2 euros, les samedis et dimanches après-midis. Elles sont gérées par la SEMACO, l’entreprise délégataire de la gestion des Puces. Le dispositif inclut les biffins dans les Puces de Vanves, tout en les maintenant en marge, puisque l’espace qui leur est réservé se situe à la limite du marché, du côté du périphérique. L’encadrement des biffins consiste en un réarrangement interne, dont l’objectif est de limiter le débordement de la vente informelle en marge des Puces. Mais cet espace est peu fréquenté, les vendeurs continuant à s’installer à la sauvette dans des zones plus passantes.
29La « ressourcerie-recyclerie » Emmaüs Coup de main du 20e arrondissement est un équipement composé d’un local d’apport d’articles de récupération, situé sur un terre-plein vacant autour duquel s’installaient auparavant les vendeurs informels et d’une boutique, à plusieurs centaines de mètres de distance. Les ressourceries ou recycleries sont des organismes spécialisés dans la récupération et la remise en état d’objets usagés, qui se sont organisés en réseau en 2000 et qui peuvent être activement soutenus par les Régions, comme c’est le cas en Ile-de-France. La création de la nouvelle ressourcerie dans le 20e arrondissement s’est inscrite dans ce cadre, bien avant qu’il n’ait été question d’intégrer les biffins à son fonctionnement pour répondre à la controverse alimentée par le collectif de soutien aux biffins de Belleville. Le dispositif a permis d’ouvrir 30 emplois en insertion, dont certains ont été attribués à d’anciens vendeurs informels. Un projet de circuit court de collecte et d’apport d’articles de récupération par des biffins avait été envisagé en réponse aux revendications du collectif de soutien aux biffins de Belleville, mais ne sera pas été mis en œuvre. La ressourcerie est gérée par l’association Emmaüs Coup de main, créée en 1995 membre du réseau Emmaüs depuis 2010, comptant 13 salariés en 2011, 25 en 2016, qui s’est constituée pour accompagner des familles Roms en situation de précarité et a ainsi développé des activités de réemploi des objets.
30Enfin, à Montreuil, la municipalité autorise périodiquement la tenue d’un marché de biffins sous la Halle de la Croix de Chavaux. Ce marché compte 150 à 250 vendeurs, adhérents de l’association Amelior, une association créée en 2012, suite au délitement du collectif de Belleville, et qui compte parmi ses adhérents des biffins et des personnes qui jouent auprès d’eux un rôle de représentation, de relais et de gestion des marchés organisés par l’association.
31Les biffins font donc l’objet d’une gestion incrémentale, au cas par cas, oscillant entre la volonté d’éradiquer l’informel et son institutionnalisation partielle, sur le mode du bricolage. En science politique, la notion d’incrémentalisme correspond à « l’idée que les politiques publiques évoluent le plus souvent de façon graduelle et par un mécanisme de petits pas ». Selon la thèse incrémentaliste, « les décideurs politiques réalisent généralement des changements de l’action publique qui ne modifient que marginalement la situation en cours » [Jönsson 2006, p. 216]. Cette gestion incrémentale est mise en œuvre au niveau municipal, mais à distance, par le biais d’intermédiaires, puisque les dispositifs d’encadrement des biffins reposent sur des délégations de service public : à des associations, comme dans le cas du « Carré des biffins » et de la « ressourcerie » du 20e arrondissement, ou à l’entreprise gestionnaire du marché aux Puces dans le cas de l’espace réservé aux biffins au sein des Puces de Vanves. Ceci alimente alors des effets de fragmentation spatiale et actorielle : chaque dispositif est en partie conçu par opposition aux dispositifs préexistants et confié à un nouvel intermédiaire, ce qui favorise la concurrence et met à mal la cohérence de l’action publique.
32Pour conclure, le phénomène des biffins et des « marchés de la misère » constitue une situation de marginalité, par la position sociale très précaire des vendeurs informels et par la position péri-centrale de ces lieux dans l’espace parisien, mais aussi par l’appréhension dont ils font l’objet. La marginalité n’est pas une catégorie fixe, mais une notion fluctuante, et les représentations des biffins et des « marchés de la misère » varient selon les lieux. La possibilité d’instaurer une médiation entre biffins et riverains est tributaire de plusieurs facteurs : i) la situation des « marchés de la misère » dans l’espace parisien, qui conditionne la mémoire des anciennes activités des chiffonniers, encore vive près des Puces ou, au contraire, l’effacement de la mémoire d’une vente de rue plus diffuse dans le quartier de Belleville, plus central et plus touché par le phénomène de gentrification ; ii) le site de chaque marché, installé plus ou moins près des habitations et des commerces, parfois sur le trajet des chalands des Puces (comme dans le cas de la Porte de Montreuil) ; iii) le rapport des riverains au politique, qu’ils préfèrent un investissement de proximité, soit par la médiation, soit par la confrontation sur le terrain, dans l’espace public du quartier (comme dans le cas de la Porte de Montmartre), ou qu’ils choisissent de faire pression sur les responsables municipaux (comme dans le 20e arrondissement) ; iv) la personnalité politique des maires d’arrondissement, qui peuvent opter pour des compromis pragmatiques (comme dans les 18e et 14e arrondissement) ou, à l’inverse, s’opposer catégoriquement à tout encadrement des activités des biffins dans l’espace public (comme dans le 20e arrondissement).
33La « montée en généralité » [Lolive 1997] du mouvement de défense des biffins s’en trouve empêchée, et ce d’autant que la mobilisation repose d’emblée sur une conception locale de la gestion des questions sociales. Ceci entraîne une différenciation spatiale de la gestion, toujours partielle, de la situation des biffins par les pouvoirs publics, qui est mise en place au niveau municipal. Le choix du compromis fait par les maires des 18e et 14e arrondissements débouche sur l’octroi de places de vente à un nombre limité de biffins, soit en marge, soit au sein des Puces : 100 places sur le Carré des biffins créé à la Porte de Montmartre ; 50 places l’après-midi aux Puces de Vanves, dans une zone peu fréquentée du marché. Dans le 20e arrondissement, la question des biffins est malgré tout prise en compte lors de l’instauration d’une nouvelle ressourcerie, mais l’offre d’emplois d’insertion ne concerne qu’un nombre très limité de personnes et les réflexions sur l’intégration des biffins dans une économie sociale et solidaire des déchets plus organisée, plus formalisée, tourneront court avec le délitement du collectif de Belleville. La pluralité des dispositifs d’encadrement créés par les pouvoirs municipaux, comme celle des intermédiaires chargés de les gérer, témoignent alors de la dimension incrémentale de cette gestion de la marginalité sociale, qui ouvre la voie aux compromis, mais aussi à l’arbitraire.